16 À la croisée des chemins



L’heure sonnera, noire pour la Russie,

Où tombera la couronne des tsars.

La populace oubliera l’amour qu’elle leur portait

Et beaucoup n’auront pour pitance que le sang et la mort.

Mikhaïl LERMONTOV.

1830.


Le jeune poète fait sa terrible prédiction à l’époque romantique : pressentiments et sombres prophéties ont alors cours en littérature. Au début du XXe siècle, la « décadence » est en vogue et tous regardent l’avenir d’un œil désabusé. Tout annonce une issue fatale : la révolution de 1905, avec le « Dimanche sanglant », le tremblement de terre qui, en 1908, anéantit Messine, les assassinats terroristes, les exécutions. Alexandre Soljénitsyne est catégorique : l’assassinat de Stolypine est la ligne de démarcation ; dès cet instant, la Russie marche inéluctablement vers la révolution.

Les historiens soviétiques, convaincus que Marx leur a donné la clef permettant de comprendre le passé, le présent et l’avenir, l’affirment : la révolution d’Octobre était inéluctable, ainsi le veulent les lois de l’histoire.

Impossible de démontrer ni de réfuter pareille assertion. Les considérations sur ce qui aurait pu advenir ou non, sont de peu d’intérêt. Les faits, seuls, méritent l’attention. Ils indiquent qu’à compter de 1908, la Russie, sortie de la crise révolutionnaire, connaît une période remarquablement florissante.

Ce temps est aujourd’hui considéré comme l’« Âge d’argent » de la culture russe. Un historien américain constate : « Pour la première fois, le monde occidental suivait la Russie, lui empruntant son style, ses goûts et ses valeurs spirituelles1. »

Dans les beaux-arts, en musique, en littérature, en peinture, au théâtre, on explore de nouvelles voies, on expérimente de nouvelles formes. Témoin des changements en préparation, Vassili Klioutchevski se plaint de la « baisse du niveau de la morale publique » ; il déplore la « soif de spectacles et d’émotions fracassantes qui a saisi les masses, les théâtres de quatre sous, les tripots qui se sont multipliés dans les grandes villes2 ». C’est un signe des temps et la conséquence d’une augmentation du niveau de vie. Le salaire des ouvriers et des employés connaît une hausse considérable ; les salariés ont nettement plus de possibilités de défendre leurs intérêts, à travers les syndicats, la coopération, les caisses d’assurance, etc.

L’instruction fait également de grands progrès. La meilleure preuve en est fournie par les nouvelles recrues de l’armée. En 1875, 21 % des soldats savaient lire et écrire ; en 1913, ils sont 73 %.

L’économie continue de se développer. Certes, la Russie a toujours du retard sur les plus grands États européens. Mais en levant le principal obstacle, la réforme agraire a ouvert de nouvelles perspectives économiques.

La vie russe surprend ses propres adversaires par son dynamisme. L’Autrichien Hugo Ganz publie, en 1904, un livre intitulé La Chute de la Russie. Un dirigeant russe, dont le nom n’est pas prononcé, annonce à son interlocuteur autrichien la faillite inévitable de la Russie, « athlète à la musculature développée, mais atteint d’une maladie de cœur incurable ». En 1906, l’Allemand Rudolf Martin parvient à la conclusion que la « poursuite de la révolution russe exclut pour longtemps la Russie… du rang des grandes puissances influentes… ». Et d’ajouter, avec une satisfaction manifeste, que le destin, favorable à l’Empire germanique, « lui a donné une chance inopinée de renforcer ainsi considérablement, de façon pacifique, sa puissance3 ».

Le Français Edmond Théry évalue tout autrement l’avenir de la Russie. Prenant pour hypothèse de départ que le développement « des grands peuples européens » sera, entre 1912 et 1950, analogue à celui des années 1900-1912, il en déduit que « vers le milieu du présent siècle, la Russie dominera l’Europe, sous le rapport tant politique qu’économique et financier4 ».

À tous les niveaux et dans tous les domaines, les statistiques font état de l’immense dynamisme de la Russie. Contentons-nous de donner un chiffre : en dix ans (1902-1912), la population du pays est passée de cent trente-neuf millions trois cent mille habitants à cent soixante et onze millions cent mille. Occupant la première place en Europe par le nombre d’habitants et la superficie (54,1 % de l’Europe, sans compter les possessions d’Asie), l’Empire russe est, aux yeux du monde, une grande puissance, promise à un grand avenir. L’horizon, toutefois, est assombri par les problèmes politiques.

Il y a, bien sûr, les difficultés naturelles d’un État effectuant des réformes radicales et passant de l’« ancien régime » à une ère nouvelle. Mais la Russie a aussi un problème spécifique, la Cour, qui résiste aux changements et s’appuie sur les cercles les plus conservateurs de la noblesse terrienne, sentant le pouvoir lui échapper.

Karl Popper reprochait aux philosophes – de Platon à Rousseau et Marx – de mal poser la question essentielle. Le penseur anglais estimait en effet qu’il convenait de se demander, non pas « qui doit gouverner ? », mais « comment mettre en place des institutions politiques telles, qu’elles ne donneront guère de possibilité aux hommes politiques les plus incompétents et les plus malhonnêtes de causer trop de tort ? ».

Ces institutions politiques n’existent pas en Russie. Le gouvernement fonctionne, dirigé, après l’assassinat de Stolypine, par Vladimir Kokovtsev qui, auparavant, a occupé pendant dix ans le poste de ministre des Finances. S’il n’a pas l’envergure d’un Witte ou d’un Stolypine, c’est un fonctionnaire expérimenté, qui s’entend magnifiquement à gérer l’appareil bureaucratique. La Douma fonctionne également. On lui reproche, à juste titre, son conservatisme et de compter pléthore de députés de droite. Mais elle ne sert pas seulement à restreindre l’autocratie, elle forme aussi la conscience politique des citoyens.

La place centrale, au sein du système de gouvernement, est occupée par le tsar. Le manifeste qu’il a signé a modifié la nature du pouvoir qui a cessé d’être absolu. Au fond de lui, Nicolas II se refuse à l’admettre. L’impératrice, elle, rejette catégoriquement toute limitation de l’absolutisme. La personnalité du tsar, celle de la tsarine qui se sent constamment étrangère à la Cour, les poussent tous deux à chercher conseil et réconfort hors du monde réel.

Alexandre Ier se passionnait pour les doctrines mystiques et le spiritisme. Nicolas Ier s’intéressait énormément aux prophéties mystiques sur les grandioses perspectives de la Russie, que lui avait exposées, dans une lettre, le mathématicien et illuminé polonais Hoene-Wronski (1778-1853). Alexandre II consacrait beaucoup de temps au spiritisme et à l’astrologie. Son intérêt pour le baron Lamsdorf, médium allemand, fut partagé par Alexandre III et l’impératrice Maria, mère de Nicolas II. Au début du XXe siècle, l’intérêt pour les astres prend un tour passionné, frénétique. On y voit un signe des temps, on rappelle les triomphes de Cagliostro, à la veille de la Révolution française. Tous veulent jeter un coup d’œil du côté de l’avenir, demander conseil aux défunts, percer les secrets que – chacun, alors, en est convaincu – recèle avant tout l’Orient. Isis dénudée et autres écrits de Mme Blavatskaïa (cousine de Witte) connaissent un franc succès, de même que les pouvoirs magiques de Georges Gurdjieff (natif du Caucase), ou les médecines tibétaines tout aussi magiques du Bouriate Piotr Badmaïev.

Nicolas II et Alexandra sont engoués du guérisseur et hypnotiseur français Philippe. Alexis Souvorine évoque leur rencontre : « Anastasie de Monténégro5 s’était passionnée, à Nice, pour les tables tournantes. Elle recommanda Philippe à la souveraine. On le manda, on fit tourner les tables, on entreprit de faire venir le spectre d’Alexandre III qui se mit à conseiller Nicolas II6. » L’ironie du ton reflète l’opinion de Souvorine sur les tables tournantes ; l’allusion aux « conversations » de l’empereur avec l’esprit de son père montre qu’il y a, dans l’entourage proche du tsar, des gens prêts à initier le large public aux secrets de la Cour.

Souvorine rédige cette note le 3 juin 1907, après la dissolution de la Douma, alors qu’il est de bon ton pour tout le monde de dénigrer le monarque. La rencontre de Philippe avec Nicolas II et Alexandra a eu lieu en septembre 1901, à Compiègne, durant le séjour du couple impérial en France. La Cour de Russie a déjà entendu vanter les extraordinaires pouvoirs de Philippe7, guérisseur et sage, par le fameux mage Papus8, auteur d’innombrables traités ésotériques. À Pétersbourg, Papus a un succès fou et il fait l’apologie de son maître, Philippe.

La rencontre avec Philippe, qui dure presque une soirée entière, produit une profonde impression sur le couple impérial. Apprenant les ennuis de Philippe avec la Justice française, parce qu’il exerce illégalement la médecine, Nicolas II prie le ministre français des Affaires étrangères, Delcassé, de délivrer un diplôme au faiseur de miracles. Le ministre, qui veut être en bons termes avec la Russie, s’adresse au président de la République, Loubet. Il apparaît toutefois qu’on ne peut devenir médecin sans passer les examens et concours indispensables, même avec la protection du président de la République.

Qu’à cela ne tienne ! Nicolas II invite Philippe à Tsarskoïé Selo. Le guérisseur français se voit octroyer un titre de médecin militaire, avec le grade de colonel. Le réconfort et l’apaisement qu’il apporte au couple impérial sont sans prix. L’impératrice a une foi illimitée dans le mage. Lorsqu’il lui annonce qu’elle est enceinte, elle ne met pas un instant sa parole en doute et commence même à grossir. Neuf mois plus tard seulement, il apparaît qu’il n’en était rien. Mais cela n’ébranle pas la confiance dans les pouvoirs magiques de Philippe.

Les réactions du pays à l’engouement du tsar et de la tsarine reflètent la situation de Nicolas II en Russie. La police secrète est contre Philippe. Le représentant de l’Okhrana à Paris, Ratchkovski, le dépeint, dans ses rapports, comme un charlatan et un brigand. Le journal révolutionnaire Osvobojdenie (Libération), qui paraît à Stuttgart sous la direction de Piotr Struve, dénonce de son côté l’« hypnotiseur et occultiste ». Tandis que le pays traverse une crise profonde et pénible, « dans les labyrinthes de son palais, le tsar russe attend la révélation d’un occultiste international qu’on lui a fourré entre les pattes ». Le journal révolutionnaire est parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans les salons de l’impératrice. La Cour est également opposée au « charlatan français ».

L’indignation est telle que Philippe ne peut effectuer de nouveaux séjours à Pétersbourg. Cependant, jusqu’à sa mort en 1905, il entretient une correspondance assidue avec l’impératrice qui, dans ses lettres, l’appelle : « Cher ami. » La perte du consolateur français est bientôt compensée ; un consolateur russe fait son apparition, Grigori Raspoutine, qu’Alexandra appelle aussi : « Cher ami. »

Il n’est sans doute pas de nom plus célèbre dans l’histoire russe, que celui de Raspoutine. Seuls, peut-être, Ivan le Terrible et Pierre le Grand sont en mesure de rivaliser avec lui. Tous les éléments de la tragédie sont réunis dans ce personnage : un paysan sibérien qui s’élève jusqu’au trône, le pouvoir, le sexe, les intrigues, la mort violente du héros et, peu après, la chute de la dynastie Romanov. Des centaines de livres, des films ont été consacrés à Raspoutine, à son secret, ses dons, ses orgies. Et, malgré tout, le mystère demeure.

Le biographe le plus récent de Nicolas II écrit à son sujet : « Sorcier du XXe siècle, il use déjà du téléphone et du télégraphe9 » ; et d’ajouter : « Il possédait incontestablement quelque don surhumain10. »

Le 1er novembre 1905, Nicolas II consigne dans son journal : « Avons fait la connaissance d’un homme de Dieu, Grigori, du gouvernement de Tobolsk11. » Les biographes de Raspoutine évoquent son premier séjour à Pétersbourg, en 1903, durant lequel il noue beaucoup de contacts qui lui permettront, à son prochain voyage, de rencontrer la famille impériale. « L’homme de Dieu » produit une impression fracassante sur l’impératrice. La stupéfiante aptitude de Raspoutine à soigner l’héritier atteint d’hémophilie, à faire cesser les hémorragies même à distance – par télégramme – attache définitivement le paysan sibérien à la dynastie.

L’une des explications de la place prise par Raspoutine dans la vie du couple impérial est la satisfaction qu’en tire Nicolas II, qui trouve en lui l’incarnation de son rêve d’un lien direct entre le tsar et son peuple. Le moujik sibérien aux dons magiques est le symbole même du peuple russe, dévoué sans limite au tsar et constituant la grande force du monarque.

Nicolas II explique à son ministre de la Cour, le comte Fredericks, le motif de l’apparition de Raspoutine : « Ce n’est qu’un simple Russe, fort religieux et croyant, il plaît à l’impératrice par sa sincérité, elle croit en la force de ses prières pour notre famille et pour Alexis… » Et l’empereur ajoute : « Cependant, tout cela relève entièrement de nos affaires privées. Il est étonnant de voir à quel point les gens aiment à se mêler de ce qui ne les concerne point12. »

L’empereur fait exactement la même réponse à Stolypine qui présente au tsar une note sur les aventures de Raspoutine : « La souveraine m’a rapporté que c’était… un homme très intéressant ; un pèlerin qui a beaucoup parcouru les lieux saints, qui connaît bien les Saintes Écritures et, en général, mène la vie d’un saint. » L’empereur rejette toutes les accusations formulées contre Raspoutine et déclare à son Premier ministre : « Mais, au fond, en quoi cela vous intéresse-t-il ? Après tout, cela me regarde personnellement, cela n’a rien à voir avec la politique. Mon épouse et moi-même ne pouvons-nous avoir de relations qui nous soient personnelles ? Ne pouvons-nous fréquenter les gens qui nous intéressent13 ? »

Jusqu’au bout, Nicolas II et Alexandra garderont la ferme conviction que Raspoutine est « leur affaire personnelle ». Psychologues et psychiatres, spécialistes en occultisme évoquent les prédispositions mystiques de l’impératrice, la nervosité de son caractère, expliquant ainsi sa mystérieuse attirance pour le mage sibérien. Les lettres qu’Alexandra adresse à Nicolas II durant la guerre de 1914, montrent qu’elle trouve en Raspoutine, comme naguère en Philippe, un conseiller politique dont les avis lui paraissent les seuls justes. Raspoutine est pour elle le sauveur de l’empire. Le 10 juin 1915, elle écrit au tsar : « Ils doivent apprendre à trembler devant toi. Souviens-toi de M. Philippe. Grigori dit la même chose. » Invoquant Philippe et Raspoutine, l’impératrice exige que son mari fasse montre de fermeté. Elle rappelle au tsar que Philippe affirmait, en son temps : il ne faut pas accorder de Constitution, elle serait fatale au tsar et à la Russie. Le 4 décembre 1916, Alexandra revient à la charge : « Montre-leur que tu es le maître. » Elle exige de Nicolas II qu’il soit Pierre le Grand ! Ivan le Terrible ! L’empereur Paul !

Le mage français, puis le sorcier russe donnent à l’impératrice l’assurance que sa conception politique – la monarchie absolue – a l’approbation des puissances mystérieuses qui protègent la Russie. Imposant sa volonté à son époux, elle se réfère à l’autorité des mystiques, ambassadeurs du monde astral : « Grigori t’a toujours dit, Philippe te le disait aussi : je peux te prévenir à temps, si je suis tenu informé de tes affaires. » Et de nouveau : « Souviens-toi des paroles de M. Philippe [lettre datée de décembre 1916], lorsqu’il m’a offert l’icône et la petite clochette : puisque tu es si indulgent et confiant, il m’appartient, à moi, d’être auprès de toi comme un tocsin, afin que les gens de mauvaises intentions ne puissent t’approcher. »

Le biographe de Nicolas II avance une explication originale des célèbres débauches de Raspoutine, de ses scandales d’ivrogne dans les restaurants de la capitale, de ses orgies auxquelles, tous le prétendent, prennent part des dames de la Cour. « Le mystère Raspoutine : ses orgies, son ivrognerie, les rumeurs infamantes sur la famille impériale, tout cela ne fut qu’une fantastique provocation. Raspoutine semblait mettre lui-même des armes entre les mains de ses ennemis. Mais à peine les employaient-ils qu’ils disparaissaient du palais14. » La gouvernante des jeunes grandes-duchesses, Mme Tiouttcheva, petite-fille du grand poète, est remerciée : elle a eu le tort de s’opposer aux visites de Raspoutine dans les chambres des fillettes. L’une des causes du désaccord entre Nicolas II et son Premier ministre Stolypine est la violente animosité de ce dernier à l’égard du « starets ». Le comte Kokovtsev, qui lui succède, tente à son tour de démontrer au tsar toute la nocivité du séjour de Raspoutine à la Cour ; il est contraint, de la même façon, à démissionner. Il suffit d’un mot de Raspoutine pour que tombent des ministres tout-puissants et qu’apparaissent à leur place des hommes de son choix.

Le « mystère Raspoutine » dont parle le biographe de Nicolas II réside dans le fait qu’il est parvenu à persuader l’impératrice qu’il prend sur lui tous les péchés de l’univers et se purifie dans la chute. Cette explication mystique, tirée de l’arsenal de la secte des Klhysty (Flagellants), satisfait la tsarine. Elle lit un ouvrage intitulé Les saints Iourodivyïé (Fols-en-Christ) de l’Église russe et souligne au crayon de couleur les passages où il est dit que la sainteté se manifeste, pour certains, à travers la dépravation sexuelle15.

La Commission d’enquête du Gouvernement provisoire, chargée de faire le point sur les circonstances de la « chute du régime tsariste », étudiera avec le plus grand soin le « dossier Raspoutine ». Quantité de témoins seront interrogés. On examinera à la loupe les rapports des policiers ayant pour mission de veiller, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la sécurité du « saint diable », comme on nomme le « starets ». La Commission finira par conclure que les récits des orgies de Raspoutine étaient exagérés, y compris en ce qui concerne la soi-disant participation des dames de la Cour. La dame de Cour Anna Vyroubova, grande confidente de l’impératrice, protectrice de Raspoutine et que l’on accusait d’être l’amante du moujik sibérien, du tsar et de la tsarine, se révèle, ainsi qu’il est dit dans le protocole de la Commission, une vierge.

Cependant, les liens véritables unissant ces différents personnages intéressent peu. En 1912, toute la Russie entend dire que Raspoutine est l’amant de la tsarine. En 1914, le pays le « sait ».

Le vrai rôle de Grigori Raspoutine demeure mystérieux. Dès le début de la guerre, son influence à la Cour devient immense. Sur un billet de lui ou une recommandation verbale, les ministres sont nommés (et tombent). Le Saint-Synode se scinde en « raspoutiniens » et « antiraspoutiniens ». Mais Raspoutine n’a pas de politique propre. Il méprise indifféremment, élève tout soudain, puis rejette aussi brutalement les innombrables quémandeurs de richesses, ou d’une situation, qui se pressent dans son antichambre. Son choix des ministres se fait à l’intuition, à la suite d’un généreux présent, ou au terme d’une prière. Les gens qu’il recommande ont des caractères, des opinions, des modes de vie et des mœurs différents. Leur seul point commun est qu’à un moment, ils ont attiré l’attention de Raspoutine.

Le monstrueux pouvoir du « starets » a ses racines dans la confiance illimitée que lui voue l’impératrice. « La difficulté de combattre Raspoutine », écrit dans ses Mémoires le dernier aumônier de l’Armée et de la Flotte russes, le père Gueorgui Chavelski, « vient de ce que l’on doit moins lutter contre lui, que contre l’impératrice. »

L’impératrice, elle, a une politique. Son objectif principal est la préservation de l’autocratie et sa transmission à l’héritier. Enfermée dans le palais et dans la foi mystique qu’elle porte au « saint moujik », garantie d’un lien direct avec le peuple et l’avenir, Alexandra écoute les conseils de l’« Ami » et les inspire. C’est elle qui le prie de trouver des hommes loyaux pour aider au gouvernement de l’État, en assumant la lourde tâche de renforcer l’esprit de décision du tsar. La tsarine, elle, est résolue. Ayant connaissance du nombre de personnes arrêtées et exécutées au plus fort de l’écrasement de la révolution de 1905, l’impératrice note dans son journal : « Une goutte de sang royal vaut plus que des millions de cadavres de serfs16. »

Nicolas II, fermement convaincu que ses relations et celles de son épouse avec Raspoutine sont une affaire personnelle, sans lien avec la politique, et, plus encore, Alexandra, avec sa vision de la Cour et du monde, laissent passer l’essentiel. Quand le général Guerassimov présente à Stolypine les premiers rapports de police concernant Raspoutine, le Premier ministre, qui ignore alors l’existence du « saint starets », en est fortement alarmé. « La vie de la famille impériale, déclare-t-il, doit être pure comme le cristal. Si, dans la conscience populaire, une ombre vient à tomber sur la famille du tsar, alors toute l’autorité morale de l’autocrate s’effondrera et le pire pourra advenir17. » Témoins des derniers « hauts faits » de Raspoutine, Gueorgui Chavelski conclut : « Les ennemis les plus vils et les plus acharnés du pouvoir tsariste n’auraient pu trouver plus sûr moyen de discréditer la famille impériale18. »

La Russie a connu des favoris qui, mettant à profit les bonnes dispositions du monarque à leur endroit, dirigeaient la politique du pays. Raspoutine, lui, « fait » parfois les ministres. Mais son vœu principal est d’aider la tsarine et le tsar, perdus dans un monde effrayant. Le mythe d’un Raspoutine tout-puissant, détenant les rênes du pays et poursuivant d’obscures visées, d’un Raspoutine agent des Allemands, ou des juifs, ou de Satan, est solide et irréfutable, comme tous les mythes. On qualifiait, récemment encore, le chef de la garde de Boris Eltsine, le général Korjakov, de nouveau « Raspoutine », faisant par là allusion à sa puissante influence sur les affaires de l’État. Si Korjakov avait une telle influence, Raspoutine, lui, n’en jouissait pas.

L’apparition de Raspoutine à la Cour au moment de la première crise – la première révolution – est le signe de la faiblesse interne du régime et – point essentiel dans le contexte de la Russie autocratique – de la faiblesse psychologique du couple impérial. « Raspoutine », la « clique Raspoutine » (Raspoutchtchina), les « raspoutiniens » sont forts par le poison qu’ils distillent et qui corrompt le pouvoir autocratique. Durant les années où l’on tente de surmonter la crise, où la Russie progresse sur le plan économique, social et culturel, la présence de Raspoutine à la Cour irrite et, lentement, grignote l’auréole indispensable au monarque absolu. Quand la situation commencera à changer, que la guerre se déclarera, le « facteur Raspoutine » deviendra l’une des causes majeures de la chute de la dynastie et de l’Empire.

Nicolas II a hérité de son père la politique extérieure. L’instrument de cette politique est l’entente avec la France. Le rapprochement entre Pétersbourg et Paris correspond à l’aveu d’une réalité : l’ennemi de la Russie est l’Allemagne. D’un point de vue psychologique, Nicolas II a beaucoup de peine à l’admettre. Toutes les traditions de la politique étrangère russe s’y opposent, de même que les liens de famille et la proximité politique des deux monarques, adversaires des régimes démocratiques.

En juillet 1905, aux environs de l’archipel de Björkö, dans les eaux finlandaises, a lieu la rencontre des deux empereurs. Nicolas II se repose sur son yacht, L’Étoile polaire, et Guillaume II lui rend visite sur le Hohenzollern. Hors la présence des ministres des Affaires étrangères, Guillaume convainc aisément Nicolas de signer un accord, aux termes duquel la Russie s’engage à défendre l’Allemagne, en cas de guerre contre la France. Trois mois durant, nul ne sait rien de cet accord. Lorsque le ministre russe des Affaires étrangères, Lamsdorf, et le président du Conseil, Witte, l’apprennent, ils sont épouvantés. Une convention militaire lie déjà la France et la Russie, contraignant la Russie, en cas d’agression allemande, à se porter au secours de la France. Le document signé à Björkö dicte à la Russie une conduite contraire. « Si l’accord de Björkö parvient à la connaissance de Paris, explique Lamsdorf à l’empereur, il est fort vraisemblable que la politique allemande aura atteint une de ses visées de longue date : la rupture définitive de l’alliance russo-française et une telle détérioration de nos relations avec l’Angleterre, que la Russie se retrouvera isolée et liée à la seule Allemagne19. » Witte est, lui aussi, catégoriquement opposé à l’accord de Björkö. Longtemps, Nicolas II refusera de se rendre aux raisons de ses ministres.

Après sa rencontre avec l’empereur d’Allemagne, Nicolas II consigne dans son journal : « Je suis rentré, encore tout plein de l’impression si favorable que m’ont produite les heures passées avec Guillaume20. » En 1916, au plus fort de la guerre, Nicolas expliquera à Sazonov, son ministre des Affaires étrangères du moment : « Je m’efforce de ne m’appesantir sur rien et trouve que c’est la seule façon de gouverner la Russie21. » Pour certains historiens, l’empereur se calomnie : Björkö serait un hasard, une ruse de Guillaume, trompant son naïf cousin. Nicolas II, toutefois, ne se sent pas dupé.

En janvier 1906, le comte Lamsdorf remet à l’empereur un mémorandum secret, avec une description détaillée – effectuée sur la base des informations réunies par les diplomates russes – d’un « complot judéomaçonnique mondial », ayant pour but le « triomphe universel de la juiverie antichrétienne et antimonarchique ». Soulignant que le centre du « complot » se trouve en France, le ministre des Affaires étrangères suggère la création d’une « Triple Alliance » : Russie, Allemagne et Vatican. L’idée d’une nouvelle « Sainte Alliance » est liée au conflit qui oppose, alors, Paris et le Vatican. Sur le mémorandum, Nicolas II note cette résolution : « Engager immédiatement des pourparlers. Je partage entièrement le point de vue que vous formulez ici. » Le rêve d’une alliance avec l’Allemagne reste vivace.

Le mémorandum sera le dernier document élaboré par le comte Lamsdorf. Le poste de ministre des Affaires étrangères, au sein du gouvernement de Piotr Stolypine, est occupé par un diplomate de carrière, Alexandre Izvolski (1856-1919), qui ne partage pas l’opinion de son prédécesseur sur la nécessité d’une alliance avec l’Allemagne. Le mémorandum de Lamsdorf demeurera dans les archives secrètes jusqu’en 1918, date à laquelle les bolcheviks, désireux de démasquer les puissances impérialistes, publieront plusieurs volumes de « documents secrets » trouvés dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Le mémorandum de Lamsdorf paraîtra dans le tome VI et ne retiendra quasiment pas l’attention des historiens22. Il présente pourtant un intérêt, parce qu’il reflète les positions de Nicolas II.

En janvier 1907, l’empereur revient sur la question du « complot mondial » dans un entretien avec le général Guerassimov. « Il a entendu dire » – ainsi le chef de la section pétersbourgeoise de l’Okhrana rapporte-t-il les propos du souverain – « qu’il existait un lien étroit entre les révolutionnaires et les francs-maçons, et il voulait que je le lui confirme. J’ai répondu que j’ignorais quelle était la situation à l’étranger, mais qu’en Russie, me semblait-il, il n’y avait pas de loge maçonnique et que les maçons, en général, ne jouaient pas le moindre rôle. » Et le général de conclure : « Mes informations, toutefois, n’ont manifestement pas convaincu le souverain, puisqu’il m’a donné mission d’avertir Stolypine de la nécessité de présenter un rapport exhaustif sur les francs-maçons de Russie et de l’étranger…23 ».

Au début du XXe siècle, la Russie est, en matière de politique étrangère, dans une situation très enviable. Ne ressentant aucune menace sérieuse à ses frontières, elle apparaît comme l’alliée des blocs antagonistes qui ont commencé à se former en Europe, à la fin du XIXe siècle. En même temps, affaiblie par une guerre manquée et une révolution, elle a perdu une part considérable de son prestige de grande puissance. Après sa nomination, Izvolski se plaint qu’on « s’adresse à lui [lors des rencontres internationales] comme aux émissaires de Turquie et de Perse24 ».

Une fois ministre des Affaires étrangères, Alexandre Izvolski constate l’existence de points de tension dans les relations avec une série de pays. Un traité de paix a été signé avec le Japon, mais les rapports sont loin d’être harmonieux ; après l’abandon de l’accord de Björkö, la situation se détériore avec l’Allemagne qui, en outre, manifeste un vif mécontentement du soutien de la Russie à la France, à Algésiras ; l’Autriche-Hongrie redouble d’activité dans les Balkans, soutenant l’Allemagne et élargissant son influence dans l’Empire ottoman ; enfin, les relations avec l’Angleterre, inquiète de la progression russe en Asie centrale et passant à l’offensive sur les positions russes, principalement en Perse, sont loin d’être au beau fixe.

Une politique consistant à louvoyer entre les deux blocs ne serait possible que si la Russie réglait ses problèmes intérieurs et retrouvait son statut de grande puissance. Le choix d’une ligne de politique étrangère implique donc, dans le contexte du moment, le choix de tel ou tel bloc.

Izvolski propose une ligne s’inscrivant dans le « Grand Projet national » élaboré par Stolypine. Pour le Premier ministre, la Russie a besoin d’un « répit » de vingt ou vingt-cinq ans. Alexandre Izvolski voit une possibilité de préserver la paix pour dix ans. Son programme de politique extérieure propose avant tout d’admettre l’impossibilité, pour la Russie, de mener une politique active, à la fois en Extrême-Orient, en Asie centrale et en Europe. Il est essentiel de choisir. Dans la mesure où, estime le diplomate, la politique extrême-orientale est « en avance d’une cinquantaine d’années25 », il convient à présent de choisir une orientation européenne. La Russie, désormais, doit affronter l’Europe.

Izvolski est nommé aux Affaires étrangères, parce qu’il porte à Nicolas II une lettre de l’impératrice douairière qui passe le plus clair de son temps dans son Danemark natal, où le futur ministre est ambassadeur. Nicolas II a confiance en lui, d’autant plus que sa propre action « diplomatique » – guerre contre le Japon, accord de Björkö – a démontré le caractère néfaste de décisions non professionnelles.

L’une des principales décisions d’Izvolski consiste à tenter de conclure une alliance avec l’Angleterre, ce qui donnerait par ailleurs la clef d’un règlement des problèmes avec le Japon. Dans un entretien avec Alexis Souvorine, le ministre des Affaires étrangères, premier responsable de la politique extérieure russe à avoir compris l’importance de la presse, explique sa politique, en août 1907 : « Le Japon ne nous touchera pas pendant une dizaine d’années. Au demeurant, nous ne pouvons pas nous battre là-bas… Des événements se préparent en Europe. Nous devons être libres de ce côté-là et, pour ce faire, il nous faut garantir nos arrières. » À une question de Souvorine concernant les Détroits, le ministre répond, s’adressant « à Alexis Sergueïevitch, et non au journaliste » : « L’Angleterre nous soutiendra. » Souvorine ajoute dans ses notes : « Ment-il ? Et il reste l’Allemagne26. »

Izvolski ne ment pas. En août 1907, une Convention est signée avec l’Angleterre. Les pourparlers s’étendent sur plus d’une demi-année. La Perse est divisée en trois zones d’influence : le nord (« russe »), le sud (« anglais ») et une zone neutre, avec des possibilités égales pour les deux pays. La Russie admet que l’Afghanistan se trouve hors de sa zone. En échange de cette concession, elle obtient la promesse des Britanniques qu’ils la soutiendront lors du règlement de la question des Détroits.

Izvolski doit vaincre les résistances des innombrables adversaires d’une alliance avec l’Angleterre, à la Cour et dans les cercles gouvernementaux. Il a contre lui les partisans de la ligne allemande et tous ceux qui s’opposent à la moindre concession à l’Angleterre. L’idée même de « concessions », de « zones d’influence » est nouvelle pour la diplomatie russe. Les adversaires de la politique d’Izvolski affirment que la Russie ne doit pas accepter de lignes de démarcation, dans la mesure où « elle peut étendre son influence bien au-delà de toutes les lignes et zones…27 ».

L’accord avec l’Angleterre détermine la place de la Russie dans le bloc anti-allemand, lui rendant son prestige perdu.

Un an après ce succès diplomatique, le ministre russe des Affaires étrangères subit un échec que les journalistes de l’époque qualifient de « Tsou-shima diplomatique ». Rencontrant son homologue autrichien au cours de l’été 1908, Izvolski donne son accord pour une éventuelle annexion de la Bosnie-Herzégovine que l’Autriche administre depuis la guerre russo-turque. Pour Izvolski, il s’agit d’un accord temporaire – jusqu’à la réunion d’une conférence des grandes puissances. L’Autriche-Hongrie, elle, y voit du définitif et annonce l’intégration de la Bosnie-Herzégovine à l’empire.

De fait, la situation de la population de Bosnie-Herzégovine ne change pas. Formellement, pourtant, tout est bouleversé : l’Empire austro-hongrois effectue une percée décisive dans l’élargissement de son territoire. 75 % de la population sont serbes, et quelque 23 % croates. Les divisions religieuses ont aussi leur importance : 44 % environ sont des Serbes orthodoxes, 30 % environ des Serbes musulmans, les Croates, eux, sont catholiques.

L’absorption de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie implique également une intensification des efforts viennois en vue de s’emparer de territoires appartenant à l’Empire ottoman et sur lesquels la Russie a des visées. La Bulgarie, nous l’avons vu, s’est déclarée indépendante de la Turquie, et Ferdinand de Cobourg s’est proclamé roi de Bulgarie, sans chercher à dissimuler son orientation pro-autrichienne.

La Russie se voit contrainte de « digérer » cette défaite diplomatique, car elle n’est pas prête à une confrontation militaire avec l’Autriche-Hongrie, que soutient fermement l’Allemagne. La réponse aux succès de Vienne est une flambée du sentiment national dans les Balkans. Un « mouvement néoslave » se fait jour, qui se traduit dans les congrès slaves de Prague (1908) et de Sofia (1910). Leur principal organisateur est le leader politique tchèque Karel Kramarj. Son mouvement bénéficie du soutien énergique de la Russie, les tendances « néoslaves » suscitent un intérêt dans la société russe.

L’occupation de la Bosnie-Herzégovine, la flambée des sentiments nationaux chez les peuples slaves – qui sont aussi des sentiments anti-allemands – forment le terreau sur lequel, en 1912, naît le bloc des peuples slaves. La diplomatie russe joue un rôle important dans sa création. En mars 1912, une union est conclue entre la Serbie et la Bulgarie, et en mai de la même année, entre la Bulgarie et la Grèce. À la fin de septembre, le Monténégro déclare la guerre à l’Empire ottoman et reçoit aussitôt le soutien du « bloc slave ». La Turquie subit une défaite écrasante. Aux termes du traité conclu en mai 1913, à Londres, l’Empire ottoman perd ses territoires européens (à l’exception de Constantinople et d’un petit bout de la Thrace), partagés entre les peuples des Balkans. Aussitôt, les alliés d’hier se jettent les uns sur les autres, pour arracher une plus grosse part de butin. En juin 1913, le tsar bulgare Ferdinand engage, avec le soutien de l’Autriche, une guerre contre la Serbie et la Grèce. La Roumanie et la Turquie entrent en conflit contre la Bulgarie. À la fin de juillet 1913, la Bulgarie, vaincue, reconnaît la perte des territoires conquis et de quelques anciennes possessions.

Ni les vaincus – ce qui est naturel – ni les vainqueurs ne sont satisfaits. La Bulgarie rêve de revanche, la Serbie d’élargir son territoire, en englobant les Croates, les Slovènes et les Serbes bosniaques, sujets de l’Autriche-Hongrie. La Macédoine redoute les prétentions de la Grèce. Le cliché journalistique le plus populaire de l’époque est celui des Balkans, « poudrière de l’Europe ». Il ne faudra que très peu de temps pour que la « poudrière » explose.

La diplomatie russe recourt volontiers à l’arme « nationale » pour affaiblir ses adversaires – les Empires ottoman et austro-hongrois, abritant une multitude de peuples. L’orthodoxie des Grecs, les origines slaves des Serbes ou des Bulgares, les prétentions nationales des Macédoniens ou des Roumains – on trouve toujours un prétexte pour stimuler le sentiment national, dont le rôle dans la vie des peuples ne cesse de croître tout au long du XIXe siècle, pour se manifester avec une force toute particulière au XXe siècle.

La diplomatie russe met d’autant plus volontiers à profit toutes les occasions de réveiller les sentiments nationaux dans les États ennemis, qu’elle ne voit pas la « question nationale » comme une menace sérieuse à l’intérieur de l’empire. La Russie aborde le XXe siècle avec une conception inchangée de sa vocation, de sa mission historique : être « le rempart de la civilisation occidentale contre les peuples sauvages et les sables de l’Asie…28 ». Prenant la parole devant la Troisième Douma, le 16 novembre 1907, Piotr Stolypine réplique aux députés polonais qui se plaignent de leur état de « citoyens de second ordre », en formulant la politique nationale de la Russie : « Commencez par envisager les choses de notre point de vue, reconnaissez que le bien suprême est d’être un citoyen russe, portez ce titre aussi haut que l’on portait, aux temps anciens, celui de citoyen de Rome, alors vous vous qualifierez vous-mêmes de citoyens de premier ordre et vous obtiendrez tous les droits. »

Les Polonais déplorent qu’il y ait, proportionnellement, moins d’écoles en 1900 dans le royaume de Pologne, qu’il n’y en avait en 1828. Piotr Stolypine ne le nie pas. Il va jusqu’à ajouter : vous n’avez pas même un établissement d’enseignement supérieur. Mais c’est parce que vous ne voulez pas « parler, dans les établissements d’enseignement supérieur, la langue russe, commune à l’État tout entier ».

La décentralisation, déclare le président du Conseil « ne peut partir que d’un trop-plein de forces ». L’Empire de Russie répond par la négative à ceux qui voudraient « couper à la racine », rompre les fils qui lient l’empire, le centre et les marches29.

Piotr Stolypine est fondé à affirmer le caractère intangible de l’unité de l’empire, puisque la « question nationale » ne se pose pas en Russie – hormis les quelques soucis causés par les Polonais et les juifs. Durant le demi-siècle écoulé depuis les réformes, le mouvement social a pris de l’ampleur. Il s’exprime à travers les organisations clandestines et leur action. Grand spécialiste de la lutte contre la révolution, ancien responsable des sections de l’Okhrana de Kichinev, du Don, de Varsovie et de Moscou, Piotr Zavarzine, qui a donc œuvré au sud, à l’ouest et au centre du pays, déclare : « Avant la révolution de 1917, les partis les plus conspirateurs de Russie étaient ceux fondés sur des principes nationaux30. » Mais il ne peut citer, à titre d’exemple, que le « Bund » juif, le parti arménien « Dachnak-Soutioun » et le Parti socialiste polonais (fraction révolutionnaire). Si l’on peut admettre que le policier a raison quant au caractère particulièrement actif des partis nationaux, on est en revanche frappé par leur petit nombre. Le « Bund », en outre, n’exige que l’autonomie, le parti « Dachnak-Soutioun » se fixe pour but la réunion de l’Arménie turque et russe en un seul État rattaché à la Russie, seuls les socialistes polonais, conduits par Jozef Pilsudski, rêvent de restaurer une Pologne souveraine.

Il n’y a pas de mouvement national vraiment sérieux dans les pays Baltes : les sentiments traditionnellement anti-allemands des Lettons et des Estoniens sont, en quelque sorte, une garantie de calme dans la région. En 1900, paraît, à Lvov, une brochure (en ukrainien) de Mikola Michnowski, intitulée L’Ukraine indépendante. On y trouve le programme d’un mouvement en faveur de l’indépendance. Ses grands mots d’ordre sont : l’Ukraine aux Ukrainiens ; l’Ukraine des Carpates au Caucase ; qui n’est pas avec nous est contre nous. Sur la base de ce programme, naît le premier parti politique national : le Parti révolutionnaire ukrainien. Il disparaît deux ans plus tard. La plupart de ses membres rejoignent les organisations social-démocrates, laissant le nationalisme pour des temps plus lointains. Le mouvement national se développe énergiquement, en revanche, dans la Pologne autrichienne où le gouvernement de Vienne soutient les Ukrainiens. En 1911, est créée, en Galicie, une Société des Tirailleurs de la Sietch, organisation nationale paramilitaire.

En 1863, Piotr Valouïev, alors ministre de l’Intérieur, affirmait, se référant à « l’opinion de la majorité des Petits-Russiens », qu’il n’y avait pas de langue petite-russienne autonome et qu’il ne saurait y en avoir. L’interdit sur la langue ukrainienne n’est levé qu’en 1906, mais la langue officielle de l’enseignement reste le russe.

L’acuité de la question juive est liée, dans la période qui suit la promulgation du manifeste de 1905, au fait que les restrictions imposées à la population juive sont perçues comme une injustice. Évoquant dans ses Mémoires l’action de Piotr Stolypine, Vassili Maklakov fait remarquer : « Pour comprendre plus complètement ce que visait Stolypine, il est utile d’avoir également présentes à l’esprit les lois en préparation qui ne virent pas le jour. » Le mémorialiste en cite une, qui eût pu atteindre son but et annoncer une ère nouvelle. Au demeurant, le gouvernement l’adopta et la porta pour signature au souverain ; c’était la loi « sur l’égalité des juifs31 ». Vladimir Kokovtsev, qui participe au débat sur la loi, se souvient que la plupart des ministres étaient favorables à l’abolition des « restrictions, dans l’ensemble superflues, à l’égard des juifs, car elles irritaient particulièrement les populations juives de Russie et n’étaient d’aucun bénéfice réel pour la population russe32. »

La loi préparée par le gouvernement lève une partie des restrictions (mais pas toutes). En présentant le projet à Nicolas II, Piotr Stolypine construit son argumentation sur le fait qu’après le manifeste du 17 octobre, les « juifs sont parfaitement fondés à exiger une complète égalité des droits ». Il avance l’explication habituelle : offensés, brimés, les juifs rallient la révolution. Si l’on compare avec les années 1860, période durant laquelle la « question juive » était devenue un problème de la politique russe, un nouvel aspect est venu s’ajouter : la Russie a besoin de crédits étrangers et en obtient. Le rôle du capital juif dans le monde financier n’est certes pas négligeable. Les banquiers juifs (aux États-Unis, en France) soutiennent les revendications des juifs russes, qui veulent arracher l’égalité.

Nicolas II rejette le projet de loi. Il écrit à Piotr Stolypine : « En dépit des arguments les plus convaincants en faveur d’un règlement positif de cette affaire, une voix intérieure me souffle avec une insistance croissante de ne pas assumer cette décision33. » L’empereur explique au président du Conseil qu’il obéit à la voix de sa conscience, laquelle lui interdit d’accorder l’égalité des droits aux juifs. Le caractère mystique et irrationnel de ce rapport à la « question juive » transparaît dans le débat autour de l’accord de commerce russo-américain. Signé en 1832, il prévoyait en particulier que les Américains puissent se rendre librement en Russie. Les Américains acceptent certaines limitations, durant leur séjour dans l’empire, mais ils refusent que ces dernières soient liées à la confession. Le gouvernement russe, en effet, n’accorde pas de visas aux juifs américains. Après des années de négociations, les États-Unis dénoncent, en 1911, l’accord de commerce avec la Russie.

Un demi-siècle passera et la « question juive » renaîtra dans le contexte des rapports entre l’Union soviétique et les États-Unis. Les Américains conditionneront l’instauration de relations plus favorables à l’autorisation d’émigrer pour les juifs d’URSS. À la séance du Politburo du 20 mars 1973, consacrée à l’examen de ce problème, le président du Conseil des ministres, Alexis Kossyguine, conclura : « Nous nous fabriquons nous-mêmes une question juive. » À quoi le secrétaire général du Comité central, Leonid Brejnev, répondra : « Le sionisme nous abêtit34. » Il voulait parler, sans doute, de l’antisionisme.

Principal publiciste russe conservateur de la seconde moitié du XIXe siècle, Mikhaïl Katkov était partisan de l’égalité des juifs, estimant qu’ils ne représentaient pas un danger pour la Russie, car ils ne pouvaient se séparer de l’empire. La situation est bien différente avec les Polonais. Deux partis se forment en Pologne au début du siècle, représentant deux grands courants de la pensée politique. Ils sont dirigés par les deux plus éminentes figures polonaises du XXe siècle. À la tête du Parti socialiste polonais, se trouve, nous l’avons dit, Jozef Pilsudski (1867-1935), à la tête du Parti des nationaux-démocrates – Roman Dmowski (1864-1939).

On attribue à Jozef Pilsudski l’autobiographie la plus brève qui soit : « J’ai quitté le train du socialisme pour descendre à la station “Indépendance”. » Roman Dmowski, lui, a toujours été nationaliste. Tous deux sont d’ardents patriotes polonais. Leur principale divergence apparaît au moment de la révolution de 1905. Jozef Pilsudski conduit son parti sur les barricades ; suivant l’exemple des socialistes-révolutionnaires, il crée des groupes de combat qui commettent des actes terroristes. En 1908, sous la direction personnelle de Pilsudski, un wagon postal transférant des fonds de Varsovie à Pétersbourg, est attaqué à la gare de Bezdana (près de Wilno).

L’attitude de Roman Dmowski envers la révolution est absolument négative. Il voit dans l’action des socialistes de Pilsudski une terrible menace pour l’« organisme national » polonais qu’il veut créer. Il attribue l’anarchisme révolutionnaire des socialistes à l’influence des juifs sur Pilsudski et ses plus proches compagnons d’armes. L’hostilité de Dmowski envers la révolution est si forte que, se rendant à Pétersbourg avec une délégation, il propose au gouvernement russe de l’aider à réprimer les troubles qui ont éclaté dans les « gouvernements de la Vistule ». Les autorités russes repoussent la proposition. Elles instaurent l’état d’exception dans le royaume de Pologne et écrasent le mouvement révolutionnaire à l’aide de leurs seules forces.

Député des Deuxième et Troisième Doumas (leader de la fraction polonaise « Kolo »), Roman Dmowski formule sa conception géopolitique dans un ouvrage intitulé L’Allemagne, la Russie et la question polonaise, publié en polonais en 1908, puis dans d’autres langues35. L’Allemagne y apparaît comme l’ennemi numéro un du peuple polonais. Telle est, du moins, la conclusion de Dmowski. Car, écrit-il, les Allemands déclarent ouvertement : « Nous combattons l’ensemble du peuple polonais36. » Aussi l’essentiel du territoire ethnographique polonais, peuplé de Polonais de tradition, de langue et de mentalité, se trouve-t-il entre les mains des Allemands, dans les limites de l’Empire allemand37.

Roman Dmowski en déduit qu’il faut s’appuyer sur l’alliance franco-russe, et avant tout se rapprocher de la Russie.

À compter du début du siècle, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, l’Europe, et avec elle l’ensemble du monde, glisse vers le précipice de la guerre. Mais les hommes politiques polonais sont les seuls à le comprendre. Au milieu du XIXe siècle, Adam Mickiewicz prédisait que les aigles des trois empires ayant déchiré la Pologne, tomberaient et que cette dernière ressusciterait. En règle générale, on ne prend pas au sérieux les prédictions apocalyptiques des poètes. Roman Dmowski et Jozef Pilsudski, eux, croient à la réalité d’une guerre prochaine, ils l’attendent et commencent à s’y préparer. Chacun choisit son camp. Roman Dmowski renonce à son mandat de député de la Troisième Douma et se rend à Paris, afin de mener une action contre l’Allemagne, au profit de la Russie et de la France. Jozef Pilsudski entrevoit l’avenir de l’Europe, avec une stupéfiante perspicacité. Prenant la parole à Paris, le 14 janvier 1914, il déclare que la guerre débutera par un conflit entre la Russie et l’Autriche dans les Balkans, que l’Allemagne prendra fait et cause pour l’Autriche, et la France pour la Russie, que la Grande-Bretagne, enfin, ne laissera pas la France livrée aux caprices du destin. Et si leurs forces ne suffisent pas à vaincre l’Allemagne, l’Amérique entrera dans la guerre. À la question : quelle sera l’issue du conflit ?, Pilsudski répond : la Russie sera vaincue par l’Autriche et l’Allemagne, qui, à leur tour, seront vaincues par les Anglais et les Français (ou par les Anglais, les Américains et les Français)38.

Partant de ce scénario, comme on dirait aujourd’hui, Pilsudski entreprend de former des légions de combat sur le territoire de l’Autriche et avec l’accord des Autrichiens eux-mêmes, qui ne dédaignent pas la possibilité d’opérations militaires contre l’armée russe où se trouvent des soldats polonais. Pour Pilsudski, l’essentiel est d’avoir le noyau d’une armée polonaise indépendante qui, calcule-t-il, quand la Russie sera défaite par les troupes austro-allemandes, récupérera la « Pologne russe », puis, après la défaite des puissances centrales, réunira toutes les terres polonaises.

Un émissaire de Pilsudski rencontre à Paris le leader des socialistes-révolutionnaires russes, Viktor Tchernov, et lui propose une alliance pour combattre la Russie. Viktor Tchernov rejette l’idée d’une alliance antirusse et avertit que la participation des Polonais à la guerre du côté allemand, déclenchera chez les Russes une nouvelle explosion de sentiments antipolonais. L’ambassadeur des socialistes polonais réplique que la Pologne ne peut « laisser échapper l’occasion – une de ces occasions qui ne se présentent qu’une fois par siècle – de recouvrer indépendance et liberté39 ».

Iossif Hessen, l’un des deux rédacteurs (le second est Paul Milioukov) du journal Rietch (Le Discours), organe populaire du Parti « cadet », note dans ses Mémoires qu’on fait alors aux journalistes ce reproche : « Ils dissimulent malhonnêtement toutes les couleurs, ne conservent qu’un noir appuyé, ils ferment les yeux sur l’essor économique et financier du pays, qui se produit précisément dans ces années-là. » À quoi les principaux intéressés rétorquent : « Nous répétions sans fin que la puissance de la Russie était grandiose et que plus elle vite elle menaçait d’éclater au grand jour, plus dangereux devenaient les obstacles l’empêchant de se déployer40. »

« On est toujours plus malin après coup », pourrait-on dire aux mémorialistes et aux historiens. La connaissance de l’issue finale colore le souvenir du passé. En 1914, éclate la guerre mondiale, puis, en février 1917, Nicolas II abdique. Il est aisé de trouver les causes de l’effondrement de l’Empire russe au début du XXe siècle. Elles sont très nombreuses et variées, il y en a pour tous les goûts. Beaucoup entendent craquer le gigantesque édifice de l’empire. Mais son éclat, sa puissance, ses immenses possibilités de développement sont tout aussi évidents. Le « Nouveau Cours », ainsi qu’on nomme le vaste programme économique élaboré avec l’efficace participation d’Alexandre Krivocheïne, l’un des réformateurs les plus éminents de l’économie russe, prévoit un « plan quinquennal » de construction de voies ferrées, augmentant de 50 % le réseau existant. Des crédits sont accordés pour l’édification d’un barrage et d’une centrale hydro-électrique sur le Dniepr (le Dnieprostroï deviendra l’un des fleurons du plan stalinien d’industrialisation). On projette également la construction d’une centrale hydro-électrique sur le Volkhov (elle sera réalisée à l’époque soviétique)41.

Les observateurs étrangers voient les transformations en cours en Russie mieux que les intéressés eux-mêmes, ou, à tout le moins, autrement. La chose vaut, bien sûr, pour Edmond Théry, et tout autant pour Roman Dmowski qui recherche une alliance avec la Russie, non parce qu’il aime les Russes, mais parce qu’il juge cette entente profitable aux Polonais. Roman Dmowski va à contre-courant de l’opinion polonaise, très majoritairement hostile à la Russie, car il estime que la Russie a changé. Elle est devenue un État moderne, membre à part entière du concert des nations européennes et alliée de la France. « Aussi l’existence d’une Rzeczpospolita qui défendrait l’“Europe civilisée” contre “la Russie cosaque” n’est-elle plus indispensable. »

Les observateurs étrangers perçoivent aussi les faiblesses. Diplomate, Edmond Théry écrit : « La situation économique et financière de la Russie est excellente à l’instant présent. Il dépend toutefois du gouvernement de la rendre meilleure encore42. » On peut évidemment dire la même chose de n’importe quel gouvernement. Roman Dmowski va beaucoup plus loin dans sa critique : la Russie, « dans les dimensions que lui a données l’histoire des deux cents dernières années », a devant elle une unique voie de salut, une seule possibilité d’assainir sa politique extérieure et de restaurer sa puissance intérieure : transformer radicalement son caractère et son évolution. Elle ne peut être l’État du seul peuple russe, imposant à tous les autres sa culture et ses institutions : elle doit faire appel aux forces des autres peuples, et avant tout des Polonais, à côté de celles des Russes, afin que toutes puissent créer de façon autonome43.

À l’instar de nombreux autres économistes, Théry perçoit la nécessité de réformes administratives. Dmowski, lui, est un des rares à juger indispensable une réforme des relations entre les peuples de l’empire. La possibilité même des réformes, d’une transformation progressive, n’est réfutée que par la minorité révolutionnaire.

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