7 Le « sauveur de l’Europe »



Après 1815, la Russie eut, de toute évidence, un rôle royal en Europe.

Nikolaï DANILEVSKI.


Alexandre triomphe au congrès de Vienne. Il est le seul monarque à prendre directement part aux travaux de ce « Congrès des Vainqueurs » qui se partagent le butin – les biens du vaincu. Il a derrière lui toute la puissance russe et l’armée stationnée à Paris. Mais c’est lui-même qu’il représente avant tout. Pierre III, nous l’avons vu, regrettait de n’être qu’empereur de Russie et rêvait d’un uniforme de lieutenant prussien. Alexandre, lui, se sent à l’étroit sur le trône de Russie, il rêve des lauriers du sauveur de l’Europe.

Les contemporains soulignent à gros traits le dédain qu’il affiche pour les troupes russes à l’étranger, le peu d’enthousiasme qu’il met à célébrer l’anniversaire des victoires remportées sur les Français, en particulier celui de la bataille de Borodino. L’attitude d’Alexandre envers son empire apparaît le plus nettement, peut-être, dans le choix des responsables de sa politique étrangère. À compter de février 1814, le Collège des Affaires étrangères est dirigé par un diplomate d’origine allemande, Ivan (Johann) Andreïevitch Wedemeyer, qui ne s’est en rien distingué. À ses côtés, toutefois, œuvrent deux secrétaires d’État, les comtes Karl (Karl-Robert) Vassilievitch Nesselrode et Ivan Antonovitch (Jean Antoine) Capo d’Istria (ou Kapodistrias). Le comte Nesselrode (1780-1862), fils d’un diplomate allemand catholique au service de la Russie et d’une mère protestante, juive convertie, occupera le poste de ministre des Affaires étrangères russes pendant quarante ans (1816-1856), plus qu’aucun autre dans l’histoire du pays. Le comte Capo d’Istria (né en 1766 à Corfou, il sera assassiné à Nauplie, en Grèce, en 1831) s’est fait remarquer de la Cour pétersbourgeoise au poste de secrétaire d’État des îles Ioniennes, République créée en 1800 et premier État grec indépendant dans l’histoire moderne, protégé de la Russie. Lorsque, en 1807, aux termes de l’accord de Tilsitt, les îles Ioniennes reviennent à la France, Capo d’Istria, qui continue de croire que seule la Russie est à même d’aider les Grecs à obtenir leur indépendance, est convié à passer au service de la Russie.

Bismarck tenait pour une grande qualité de l’homme d’État la capacité à avoir « deux fers au feu ». Les « deux fers » d’Alexandre Ier sont ses deux secrétaires d’État. L’un – Nesselrode – est un conservateur convaincu ; admirateur de Metternich, il prône une politique pro-autrichienne. L’autre – Capo d’Istria – est opposé au « système autrichien » et partisan d’une monarchie constitutionnelle. Karamzine qualifie Capo d’Istria d’« homme le plus intelligent, aujourd’hui, à la Cour ». L’empereur, quant à lui, met en avant, tantôt l’un, tantôt l’autre de ses secrétaires d’État, changeant de politique à son gré.

Napoléon défait, les vainqueurs décident d’instaurer un nouveau système politique en Europe. Le 14 septembre 1815, à Paris, Alexandre, François Ier d’Autriche et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume signent « l’Acte de la Sainte-Alliance ». L’Angleterre refuse officiellement de s’y joindre, mais accepte d’en respecter les principes. En novembre, Louis XVIII rallie l’Alliance. Dans les années 1815-1817, presque tous les États d’Europe en deviennent membres, à l’exception de la Turquie et du Vatican.

Le texte de la Sainte-Alliance est inhabituel pour les documents diplomatiques du temps. « Au nom de la Très Sainte et Indivisible Trinité », deux empereurs et un roi s’engagent à défendre les « préceptes de la justice, de la charité chrétienne et de la paix » ; ils déclarent qu’« unis par les liens d’une authentique et indéfectible fraternité » et s’estimant compatriotes, ils se prêteront mutuellement aide, appui et assistance. En prenant connaissance de l’acte, François Ier déclare : « Si c’est un document religieux, l’affaire est du ressort de mon confesseur, et s’il est politique, il concerne Metternich. » Ce dernier, à son tour, qualifie le texte de « mélange d’idées libérales, religieuses et politiques ».

Le chancelier autrichien a raison : le pacte de la Sainte-Alliance combine les rêves et fantaisies d’Alexandre Ier à des projets politiques dont la réalisation est soumise à ces rêves et fantaisies. La campagne déployée par le gouvernement russe, qui veut expliciter les idées et les objectifs de la Sainte-Alliance, y attirer de nouveaux membres, souligne l’essentiel : la diplomatie russe se fixe pour but de défendre la paix en Europe. Acteur enthousiaste de la campagne, Capo d’Istria déclare que les accords signés en 1815, surtout le pacte du 14 septembre, représentent « l’unique système capable de sauver l’humanité ».

La garantie de la paix en Europe, le salut de l’humanité sont le grand souci de l’empereur de Russie, dans les années 1814-1820. Une fois par an voire plus, se tiennent des congrès de la Sainte-Alliance, « rencontres au sommet ». Alexandre n’en manque pas un : Aix-la-Chapelle, Troppau, Laibach, Vérone – partout Alexandre défend les principes suprêmes, partout il prône une politique fondée sur les préceptes de l’Évangile. En 1818, à Aix-la-Chapelle, l’empereur de Russie apparaît en ardent partisan de l’interdiction de la traite des esclaves noirs. Dans la Russie de cette époque, on vend et on achète des hommes en toute liberté et légalité, parfois même sans terre. En théorie, Alexandre est contre l’esclavage, pour les libertés, la Constitution et la fraternité entre les peuples. En outre, il commence à se sentir à l’étroit dans le cadre de l’Église orthodoxe.

Le Haut-Procureur du Très-Saint Synode, le prince Alexandre Golitsyne, un temps bouillant admirateur des Encyclopédistes, découvre une nouvelle foi. Lisant le Nouveau Testament pour la première fois de sa vie, Alexandre Golitsyne se sent inspiré par la vie et l’enseignement du Christ et persuade son ami l’empereur de lire les Évangiles. Alexandre lit donc, lui aussi pour la première fois de sa vie, et se rallie aux vues du Haut-Procureur. La guerre contre « l’Antéchrist » Napoléon, « ennemi du genre humain », se transforme en mission spirituelle : il faut sauver l’humanité.

La progression de l’empereur de Russie et de son armée en Europe, une fois Napoléon chassé de Moscou, prend des airs de pèlerinage mystique. En Livonie, Alexandre fait une visite aux Frères moraves, puis à leur grand monastère de Saxe. En 1814, à Londres, des quakers viennent trouver le tsar russe. Quatre ans plus tard, séjournant à Pétersbourg, ils seront reçus par Alexandre qui leur proposera de prier mentalement avec lui et de s’adonner à la méditation. En 1815, le mystique bavarois Franz von Baader remet personnellement à l’empereur un traité écrit un an plus tôt et intitulé : De la nécessité, engendrée par la Révolution française, d’un nouveau lien intérieur entre la politique et la religion. Le traité est dédié au prince Golitsyne et évoque la nécessité de fonder l’instruction et la politique sur les principes chrétiens, d’élargir le christianisme en empruntant des éléments à d’autres religions et mythologies.

Une baronne balte, Barbara Juliana Krudner (1764-1824), acquiert une grande influence sur l’empereur. Divorcée, écrivain, admiratrice exaltée des mystiques allemands, la baronne Krudner prédit la proche venue du Christ sur le mont Ararat, donc sur les terres du Caucase conquises par les Russes, et le rôle prédominant d’Alexandre dans l’instauration du royaume de Dieu sur terre. Au même moment, à Pétersbourg, Catherine Tatarinova (née Buxhewden), veuve d’un colonel mort au champ d’honneur, prend un fort ascendant sur les cercles de la Cour, en particulier sur le prince Golitsyne. Elle crée un cercle où les idées des Flagellants et des Castrats se combinent aux principes de l’orthodoxie. L’historien américain James Billington compare l’influence de ce groupe de « femmes charmantes » (s’y rattachent également Zinaïda Volkonskaïa et la comtesse Orlova-Tchesmenskaïa) sur les « réactionnaires » de l’entourage d’Alexandre, à celle exercée par les femmes sur les boïars conservateurs, au temps du tsar Alexis Mikhaïlovitch.

Le lexique du pacte de la Sainte-Alliance témoigne de l’ascendant des mystiques sur Alexandre, convaincu par eux que l’Alliance est la réponse à la Révolution française et qu’il est, lui l’empereur de Russie, l’instrument de la main de Dieu. L’influence catholique du début du règne, que la Cour avait héritée de Paul, cède la place à l’influence protestante. Pour Alexandre, l’une et l’autre religions complètent et élargissent, en quelque sorte, l’orthodoxie, ouvrant la voie à la grande fraternité spirituelle des hommes dont il se veut la meilleure incarnation.

Le système de pacification de l’Europe instauré par le congrès de Vienne sur un fondement idéologico-religieux, ne tarde pas à se fissurer. En 1819, à Manheim, un étudiant de la faculté de théologie de l’université de Iéna, Karl Zand, poignarde August von Kotzebu, médiocre dramaturge allemand, longtemps au service de la Russie et qui, depuis 1814, édite une Feuille populaire russo-allemande, promouvant en allemand les principes de la Sainte-Alliance. Zand le tue en tant que « traître à la Patrie » et son « coup de poignard » devient le symbole du combat pour la liberté, le signe du nationalisme moderne naissant.

L’assassinat de Kotzebu, puis l’exécution de Zand font une terrible impression en Russie et ont un puissant retentissement sur les esprits de la jeunesse éclairée. En février 1820, un ouvrier parisien, Louis-Pierre Louvel poignarde le duc de Berry, héritier du trône de France. Pouchkine montre au théâtre un portrait de Louvel, avec cette légende : « Une leçon pour les tsars » et est, pour cela, exilé de Pétersbourg.

L’année 1820 s’ouvre sur la révolution en Espagne. Conduit par Rafael del Riego, un soulèvement militaire contraint Ferdinand VII à rendre au pays la Constitution de 1812, qu’il avait abolie après la victoire sur Napoléon. Trois mois plus tard, la société secrète des Carbonari déclenche une révolution dans le royaume des Deux-Siciles et, en juillet, la garnison de Naples oblige Ferdinand Ier à accorder une Constitution au pays. De nouveaux noms – tel Riego –, de nouvelles notions – les Carbonari – entrent dans le lexique politique du temps, en particulier dans le lexique russe.

Les révolutions du sud de l’Europe visent à instaurer des régimes constitutionnels et à faire l’unité nationale. Les Constitutions doivent brider le gouvernement tyrannique des rois ; quant à l’unité nationale, elle semble nécessaire, l’Allemagne et l’Italie n’existant que comme entités géographiques. Le congrès de Vienne instaure la Confédération germanique, groupant trente-neuf États. C’est un progrès considérable, car ils étaient trois cent soixante en 1789 et quatre-vingt-deux en 1803. Mais les nationalistes ne veulent qu’une Allemagne. Dans les Appenins, le nombre d’États passe de dix à huit.

Le congrès de Troppau (automne 1820) formule le principe de l’intervention : tout État dans lequel triomphe la révolution, est exclu de la Sainte-Alliance ; dans le cas où la révolution menacerait la tranquillité d’autres pays, les puissances alliées auraient le devoir d’intervenir, recourant d’abord aux « exhortations amicales », puis à la « force répressive », afin de rétablir l’ordre. Les révolutions espagnole et italienne, le mouvement national allemand menacent directement les intérêts de l’Autriche. Metternich a besoin d’Alexandre et il tente de persuader l’empereur de Russie que son pays vit dans un calme apparent mais que la révolution le menace à son tour. Venant confirmer les dires du chancelier autrichien, une émeute éclate parmi les soldats du régiment Semionovski, contre l’inhumaine cruauté de leur commandant, le colonel Schwarz. C’est à Troppau que la nouvelle de la mutinerie parvient à Alexandre.

Au printemps 1822, le congrès de Laibach « précise » les fondements du principe d’intervention : la Sainte-Alliance ne rejette pas l’idée de « changements utiles ou nécessaires ». Mais elle ne les admet que lorsqu’ils découlent du « libre vouloir, de la décision mûrie et pesée de ceux à qui Dieu a confié le pouvoir ». L’Alliance autorise la « révolution d’en haut », effectuée par un souverain légitime.

La grande mise à l’épreuve de la Sainte-Alliance sera le soulèvement grec contre la domination turque, pour l’indépendance. Alexandre vit un conflit très dur entre les idéaux et la réalité. Les Grecs se soulèvent contre un monarque légitime, le sultan turc. D’un autre côté, le signal de la révolte a été donné par Alexandre Ypsilanti, fils du hospodar de Moldavie et Valachie, officier de l’armée russe et aide-de-camp de l’empereur. En février 1821, à la tête d’un détachement de cavalerie, il quitte les limites du territoire russe pour engager, à Jassy, la lutte de libération de la Grèce.

La Russie refuse de soutenir les Grecs orthodoxes. « J’abandonne les affaires grecques, déclare Alexandre au congrès de Vérone, car j’ai perçu dans cette guerre les signes révolutionnaires du temps. » Alexandre choisit l’idéologie – la lutte contre la révolution – au détriment des possibilités politiques réelles : un sérieux affaiblissement de la Turquie et la libération de la Serbie, de la Valachie, de la Moldavie et de la Grèce. Les contemporains et de nombreux historiens y voient la main de Metternich, qui ne veut pas affaiblir l’Empire ottoman parce que cela signifierait renforcer la Russie. « Au lieu d’être les porte-drapeaux de la Croix et de la liberté de peuples effectivement opprimés, écrit Nikolaï Danilevski, évaluant la politique d’Alexandre, nous nous sommes faits les paladins du conservatisme… » L’idéologue des slavophiles en conclut : « Plus sincères et désintéressés nous étions en faisant nôtre un point de vue européen, plus profonde était à notre égard la haine de l’Europe qui se refusait à croire en notre sincérité et décelait des plans ambitieux, ténébreux, là où il n’y avait qu’authentique fidélité au légitimisme et au conservatisme européens1. »

La victoire sur Napoléon, qui assure à la Russie un « rôle royal » en Europe, ruine le pays. Au poids de la guerre victorieuse, s’ajoute celui de la politique étrangère. En temps de paix, Alexandre entretient une armée de près d’un million d’hommes (en 1825, elle comptera neuf cent vingt-quatre mille hommes, soit trois fois plus qu’au moment de son avènement), afin de soutenir le système de la Sainte-Alliance.

Les colonies militaires semblent à Alexandre une réponse radicale aux problèmes économiques engendrés par la nécessité de subvenir aux besoins d’une gigantesque armée. Leur existence pendant plus de quarante ans – les dix dernières années du règne d’Alexandre et tout le règne de Nicolas Ier – est le plus bel exemple de réalisation d’une idée utopique que connaîtra la Russie avant 1917. Comme toutes les utopies, elle vient de l’ouest. Mais sa mise en pratique est russe.

La première expérience remonte avant la guerre de 1812. Contournant les conditions de la paix de Tilsitt qui réduisent considérablement les effectifs de l’armée de Prusse, le ministre prussien de la Guerre, Scharnhorst, crée un système de Landweher. Les soldats sont formés au métier des armes, sans quitter leur lieu de résidence. En 1809, la méthode de Scharnhorst est expérimentée en Russie. On installe un régiment de soldats dans le gouvernement de Moghilev. Les paysans des villages cédés à la colonie militaire sont déportés en Nouvelle-Russie ; la plupart meurent en route. Durant la guerre contre Napoléon, Alexandre prend connaissance d’un article du général Servan, ministre de la Guerre en 1793, qui a conçu un projet de colonies agro-militaires. L’article est traduit en russe, car le général Araktcheïev, auquel l’empereur confie la réalisation du projet, possède mal le français.

Dans l’esprit des contemporains et des générations suivantes, les colonies militaires sont indissolublement liées au nom d’Araktcheïev. Le comte Araktcheïev qui, à dater de 1810, préside aux destinées du Département des Affaires militaires au sein du Conseil d’État (auparavant, depuis 1808, il a été ministre de la Guerre), est nommé grand responsable des colonies militaires. Avec un zèle inouï qui n’a d’égal que sa cruauté, il s’attaque à leur organisation. Alexis Araktcheïev est, nous l’avons dit, l’une des figures les plus haïes de l’histoire russe. Il est cependant un organisateur de talent et a beaucoup fait pour préparer l’armée, et avant tout l’artillerie, à la guerre de 1812. Sur sa cassette, Araktcheïev fonde un Corps de Cadets à Novgorod, il crée quelque cent cinquante écoles primaires et établissements professionnels, ainsi que la première École normale de Russie. En même temps, c’est un homme dur, sans cœur, grossier.

L’historien militaire A. Kersnovski, qui veut détruire les légendes courant sur le compte d’Araktcheïev, écrit qu’il n’eut dans sa vie que trois amours : le service, fondement et but de son existence ; l’artillerie ; le souverain qu’il servait2. Longtemps, les historiens font d’Araktcheïev le « mauvais génie » d’Alexandre, le tenant pour l’inspirateur de la « décade réactionnaire ». Les documents attestent toutefois que les textes les plus importants signés par Araktcheïev, sont rédigés d’après des esquisses de l’empereur. Araktcheïev, que l’on surnommera le « père des colonies militaires », n’en est pas moins absolument opposé à leur création. Avec d’autres responsables de l’armée, Barclay de Tolly en tête, il tente de convaincre Alexandre de renoncer au projet. Il va jusqu’à le supplier à genoux : « Sire, vous allez former des streltsy. » Alexandre Ier se montre inflexible et déclare : « Les colonies seront créées, quand bien même il faudrait pour cela joncher de cadavres la route de Pétersbourg à Tchoudovo. »

Araktcheïev est le dernier favori de l’histoire russe. Il clôt cette lignée magnifiquement représentée par le prince Kourbski, ou le prince sérénissime Potemkine. Après Araktcheïev, les empereurs russes auront des conseillers proches, mais plus d’hommes auxquels ils céderont une partie (tangible) de leur pouvoir, en se situant eux-mêmes à l’écart, ou au-dessus. Le grand mérite d’Araktcheïev aux yeux de Paul Ier, qui avait trouvé en lui un serviteur dévoué, et d’Alexandre Ier, est sa fidélité à l’empereur. Cette loyauté fait du responsable des colonies militaires un serviteur idéal et, comme il est excellent administrateur, un modèle de bureaucrate. En fin de compte, Araktcheïev se moque bien de ce qu’on lui demande ; l’important est l’ordre donné par le souverain. Quand Alexandre lui réclame un projet de libération des paysans, il prépare un texte libéral, alors qu’il est conservateur. Quand on lui commande de créer des colonies, il les crée, même si l’idée lui paraît dangereuse.

Le général Servan suggérait d’installer des colonies militaires aux frontières de l’empire, à l’instar de ce qu’avaient fait les Romains. Scharnhorst réussit à créer une nouvelle armée prussienne, mais le Landweherman n’est soldat que deux mois par an, et paysan le reste du temps. Le système russe, fondé sur un service militaire de vingt-cinq ans, reprend à son compte l’idée occidentale du soldat-laboureur. Araktcheïev, qui redoute la résurrection des streltsy liquidés avec tant de peine et de sang par Pierre le Grand, pare au danger en instaurant un système de contrôle absolu.

L’oukaze relatif aux colonies militaires est promulgué le 9 juillet 1817. Mais le mouvement des régiments vers leur lieu d’affectation a commencé dès 1815. Compte tenu de l’expérience des colonies de Mohilev, on décide de ne plus expulser les populations locales, de les laisser sur place, de les fondre dans l’armée. Tous les domaines privés (les propriétés nobles) se trouvant dans la zone des colonies, sont expropriés. Tout est soumis à une réglementation détaillée, depuis la forme des vêtements, l’aspect extérieur et intérieur des maisons, les exercices militaires, jusqu’aux règles obligatoires de nutrition pour les enfants et la préparation, aux mêmes moments, des mêmes plats. À sept ans, les garçons sont enrôlés dans des bataillons de cantonniers, où ils restent jusqu’à douze ans. Ils réintègrent ensuite leurs familles afin d’aider leurs parents à l’exploitation. À dix-huit ans, ils retrouvent les rangs de l’armée, pour vingt-cinq ans de service.

Le grand écrivain Saltykov-Chtchedrine présente, dans Histoire d’une ville, ces colonies militaires comme la réalisation du « sinistre délire » d’un des gouverneurs les plus fous de la ville, Ougrioum-Bourtcheïev. L’écrivain – et c’est le plus stupéfiant – n’a rien à inventer. La réalité des colonies militaires dépasse l’imagination de l’auteur satirique le plus impitoyable. La grande caractéristique des colonies est leur complète inutilité. Arrachés aux travaux des champs par la discipline militaire, les paysans laissent leurs terres à l’abandon ; quant aux soldats, arrachés à l’instruction militaire par les travaux des champs, ils ne connaissent que le « marche ou crève » et sont même incapables de tirer correctement.

Les « villages de Potemkine » sont devenus, nous l’avons dit, synonymes – et pas seulement en russe – de décor de carton-pâte substitué à la réalité. Les colonies militaires, elles, sont le règne de l’apparence, de l’illusion. Les maisons sont idéalement tenues, mais il est interdit d’y chauffer les poêles pour ne pas les abîmer ; les routes sont magnifiques, mais il est interdit d’y circuler ; des ponts irréprochables sont jetés sur les fleuves, mais les colons sont censés franchir ces derniers à gué.

Le modèle dont s’inspirent les colonies militaires est la caserne prussienne, mais une caserne qui n’existe que pour la vitrine, un décor de caserne. Un historien militaire fait remarquer que la technique de la « poudre aux yeux » avait été utilisée, auparavant déjà, par l’armée russe (comme, d’ailleurs, par toutes les armées). Toutefois, à dater de la création des colonies militaires, cette technique est érigée en système, et cela « devait laisser une empreinte particulière, fort regrettable, sur toute notre vie militaire, jusqu’à Sébastopol3 ». Autrement dit, jusqu’à la défaite de l’armée russe dans la guerre de Crimée.

On continuera, certes, de « jeter de la poudre aux yeux », même après 1856. L’illusion perdra en intensité, chaque fois que les défaites mettront en évidence la nécessité de revenir au réel ; elle ira croissant, au contraire, après les victoires, prenant parfois des formes monstrueuses. L’apparence, l’illusion comblent la faille entre le rêve utopique, transformé en « sinistre délire » et la réalité, allant même, çà et là, aux périodes de forte intensité, à se substituer à elle. L’apparence, le décor, le mensonge absolu donnent le sentiment d’abolir le temps, ils permettent de croire en la transformation immédiate de la réalité, sans efforts réels pour y parvenir.

L’idée des colonies militaires n’est pas – les exemples historiques sont là pour en témoigner – un « délire insensé ». Dans certaines conditions, il est tout à fait possible de concilier travaux des champs et entraînement militaire. La Russie elle-même en connaît un brillant exemple : les stanitsas cosaques. Mais les villages cosaques n’assurent pas à Alexandre ce dont il a besoin : un contrôle sur ses sujets qu’il veut conduire au bonheur.

L’instauration des colonies militaires reflète le désir du père de la Sainte-Alliance de rétablir en Russie un contrôle qui lui paraît affaibli à la suite des guerres napoléoniennes et, surtout, des séjours effectués par l’armée russe hors des limites de la Patrie. La comparaison avec la vie en Europe de l’Ouest n’est pas en faveur de la Russie.

Les dix dernières années du règne d’Alexandre Ier sont qualifiées de « décade réactionnaire » par les historiens qui notent un accroissement des tendances à la réaction dans la politique de l’empereur. En fait, comme toujours, Alexandre veut courir deux lièvres à la fois. Les colonies militaires sont la marque de la réaction. Mais, simultanément, en 1816, 1817 et 1819, des ordres sont édictés, libérant les paysans des provinces baltes et, en 1818, l’empereur russe, qui prend le titre de tsar de Pologne, inaugure une Diète à Varsovie. L’empereur, autocrate en Russie, est monarque constitutionnel en Pologne.

La politique russe suit également deux voies, en ce qui concerne la culture et l’instruction. On crée des établissements scolaires, l’enseignement mutuel, selon la méthode de Lancaster et Bell, se répand. L’essor de la littérature – qui connaîtra alors son « Âge d’Or » – est dû, dans une large mesure, à la bouillonnante activité déployée par les revues. En 1802, paraît Le Messager de l’Europe, en 1813, Le Fils de la Patrie, en 1818 les Annales de la Patrie, dans les années 1818-1825, Le Messager sibérien. Nikolaï Karamzine publie son Histoire de l’État russe ; des chroniques et d’autres sources historiques sont également éditées. Parallèlement, en 1818, Mikhaïl Magnitski entreprend sa « révolution culturelle » et déclare la guerre aux « idées occidentales » qu’il juge hostiles à l’orthodoxie. La personnalité de Magnitski, et certaines de ses idées, méritent l’attention, car elles sont typiques : il en a existé de semblables auparavant dans l’histoire russe, et il en existera d’autres par la suite.

Issu d’une famille noble sans grands moyens financiers, Mikhaïl Magnitski suit l’évolution de l’époque d’Alexandre. Il sert au régiment Preobrajenski, dans les ambassades de Paris et de Vienne, est membre de loges maçonniques. Proche collaborateur de Speranski, il est victime de la chute du législateur libéral et est envoyé en relégation, en 1812. Sa carrière, toutefois, ne tarde pas à reprendre (comme celle de Speranski). Mikhaïl Magnitski s’attaque au système d’enseignement russe, alors qu’il occupe le poste de gouverneur de Simbirsk. Ses lettres « anonymes » ou ouvertes, où il propose d’instaurer en Russie l’Inquisition, une censure extrêmement stricte des textes imprimés et l’interdiction des francs-maçons, attirent sur lui l’attention du prince Alexandre Golitsyne, ministre de l’Instruction et l’un des hommes de confiance de l’empereur. On confie à Mikhaïl Magnitski la tâche d’inspecter l’université de Kazan. Les conséquences sont catastrophiques pour l’établissement.

Après six jours passés à Kazan, Magnitski gagne Pétersbourg et, dans son rapport, insiste non seulement pour que l’université soit fermée, mais pour qu’elle soit réduite à néant, bâtiments compris. Alexandre Ier note, avec bon sens, en marge du rapport : « Pourquoi la détruire ? Mieux vaut la corriger. » La « correction » est confiée à l’auteur du rapport, muni de ces instructions : conférer à l’enseignement de l’université de Kazan une orientation conforme aux principes de la Sainte-Alliance.

On supprime alors du programme la géologie, comme hostile à l’histoire biblique ; des directives similaires sont données aux enseignements de mathématiques ; mais Magnitski se déchaîne particulièrement contre la philosophie. Il la juge en effet principale fautive du « libéralisme » et, dans un de ses mémorandums, suggère d’isoler complètement la Russie de l’Europe, afin que « la rumeur des effroyables événements qui s’y déroulent, ne l’atteigne point ».

Logique dans son opposition à l’Europe contaminatrice, Mikhaïl Magnitski conteste les affirmations de Karamzine, concernant le fléau du joug tatar, responsable de l’arriération de la Russie. Magnitski – l’un des premiers « eurasiens » – estime au contraire que les Tatars ont sauvé la Russie de l’Europe et contribué à préserver la foi orthodoxe. Appuyées par le « curateur » de l’université de Saint-Pétersbourg, Rounitch, et surtout par le moine et ascète Photius qui, lors de sa rencontre avec l’empereur, devait produire sur lui une forte impression, les idées de Magnitski obtiennent l’assentiment d’Alexandre Ier. Recevant, en mai 1824, une note de Photius sur les mesures à prendre afin d’« extirper la sédition spirituelle », Alexandre démet de ses fonctions de ministre de l’Instruction et responsable du ministère des Affaires spirituelles son vieil ami Alexandre Golitsyne, et lui substitue l’amiral Chichkov, écrivain d’orientation conservatrice.

La première note présentée par Photius s’intitule : « Plan de révolution secrètement répandu, ou le Secret de l’illégalité commise par une société secrète en Russie et partout. » Une note complémentaire porte le titre de : « Des menées des sociétés secrètes en Russie à travers la Société biblique. » Photius fait ici allusion aux loges maçonniques et à la section russe de la Société biblique. Mais d’autres sociétés secrètes apparaissent dans le pays. Leur nombre, ainsi que l’activité déployée par Mikhaïl Magnitski et ses compagnons d’idées, poussent Alexandre, en 1823, à exiger de tous les fonctionnaires d’État l’engagement écrit qu’ils n’appartiennent pas à des sociétés secrètes. En réalité, on leur demande surtout de jurer qu’ils ne sont pas « maçons ».

Jusqu’au 14 décembre 1825, le qualificatif « secret » semble encore bien innocent. Il signifie : secret pour les non-initiés, mais pas pour les autorités. Dans son Précis d’histoire russe, somme des conférences qu’il prononce à l’Université dans les années 1880, Vassili Klioutchevski fait remarquer : « Les sociétés secrètes se constituaient alors aussi facilement que, de nos jours, les sociétés par actions4. »

Une fois l’armée russe rentrée de sa campagne de libération en Europe, les sociétés secrètes sont créées essentiellement par des officiers de la garde, fine fleur de la société cultivée. Évoquant son ami et aîné Piotr Tchaadaïev, Alexandre Pouchkine écrit : « À Rome, il eût été Brutus, et à Athènes, Périclès. Chez nous, c’était un officier hussard. » Le colonel Paul Pestel, l’un des dirigeants du mouvement « décembriste », répond, après son arrestation, au juge d’instruction qui lui demande « depuis quand et de qui il tient ses premières idées libérales et frondeuses », qu’il y a été poussé par « l’esclavage et la misère du peuple, les insuffisances du gouvernement de Russie, les révolutions libératrices des autres pays ». Pestel juge donc nécessaire de changer la situation matérielle du peuple russe et le système de gouvernement, puisqu’il admet que les révolutions occidentales ont donné l’exemple.

En 1821, Alexandre est informé de l’existence d’une société secrète – l’Union de Bienfaisance. Il parcourt la liste de ses membres les plus importants et la jette au feu, en faisant observer qu’il ne peut châtier les conspirateurs, car « je partageais leurs vues, au temps de ma jeunesse ». Fiodor Tiouttchev, tout en condamnant sévèrement les « Décembristes » qu’il déclare victimes « d’une pensée déraisonnable », n’en commence pas moins son poème intitulé 14 décembre 1825, par ces mots : « Vous êtes corrompus par le Despotisme5… »

Des informations sur les sociétés secrètes, leurs plans et leur composition parviennent à Alexandre, sans susciter pourtant en lui le désir de prendre des mesures à leur encontre. En juin 1824, un certain Sherwood, Anglais servant dans l’armée russe, sous-officier au troisième Régiment d’Ukraine, rapporte à Alexandre les détails d’un complot fomenté par Paul Pestel qui dirige l’Union du Sud, une société dont la base est formée par des officiers de la Deuxième Armée. Les dénonciations arrivent, de plus en plus nombreuses. Pourtant, l’empereur se contente d’ordonner : « Poursuivre l’enquête. »

Alexandre Ier voyage beaucoup, tout au long de sa vie. Dans les dernières années, ses déplacements sont si fréquents qu’il semble passer le plus clair de son temps en voiture. S’il préférait, naguère, les voyages en Occident, sur le tard, il parcourt principalement la Russie. Le 16 août 1823, Alexandre quitte Tsarskoïé Selo pour n’y revenir que deux mois et demi plus tard, le 3 novembre. Entre-temps, il a visité les usines Ijorski, Kolpino, Schlusselburg, Ladoga, Tikhvine, Mologa, Rybinsk, Iaroslavl, Rostov, Pereïaslavl, Moscou, Serpoukhov, Toula, Mtsensk, Orel, Karatchev, Briansk, Roslavl, Tchernigov, Stary Bykhov, Bobrouïsk, Slonim, Kobrine, Brest-Litovsk, Kovel, Loutsk, Doubno, Ostrog, Bratslav, Krapivna, Toultchine, Ouman, Zamostié, Souraj, Velikié Louki, et retour à Tsarskoïé Selo. Sur une carte, l’itinéraire d’Alexandre forme un gigantesque cercle, au sein duquel le tsar ne cesse de faire des tours et des détours. À l’automne 1824, Alexandre gagne l’est de son empire : de Tsarskoïé Selo, il se rend à Moscou, Tambov, Tchembar, Penza, Simbirsk, Stavropol, Samara, Orenbourg, Iletskaïa-Zachtchita, Oufa, Zlatooust, Miass, Iekaterinburg, Perm, Viatka, avant de revenir à Tsarskoïé Selo.

Ses biographes retiennent qu’en chemin, il rencontre quelques difficultés : les voyages n’ont pas été particulièrement préparés, l’approvisionnement n’est pas toujours suffisant et il lui faut souvent longuement marcher. « En revanche, note l’auteur du portrait psychologique d’Alexandre, il put se faire sa propre idée de la façon dont vivait la Russie. » Et cela dissipa en lui, ajoute l’historien, « les derniers restes d’illusions concernant ses efforts pour le bien de la Patrie6 ».

Le 13 septembre 1825, le tsar arrive à Taganrog où il est rejoint, dix jours plus tard, par l’impératrice, souffrante. Ils s’installent dans une petite maison de plain-pied. Au début de novembre, Alexandre est victime d’un refroidissement et il meurt le 19 du même mois. Il a alors quarante-huit ans. Pouchkine, qui éprouve à son endroit une forte animosité, lui dédie cette épigramme : « Le voyage fut toute sa vie, Mais Taganrog l’a occis. »

La mort d’Alexandre Ier donne naissance à une foule de légendes. L’empereur est mort jeune, loin de la capitale. Le bruit, dès lors, court obstinément qu’il est vivant, que, fuyant la vanité du monde, il s’est fait mendiant-pèlerin et erre à travers la Russie. La légende d’un mystérieux starets répondant au nom de Fiodor Kouzmitch, qui suscitera, parmi tant d’autres, l’intérêt de Léon Tolstoï, reste vivace à la fin du XXe siècle. Certains historiens estiment que l’exhumation du corps d’Alexandre Ier, qui repose en principe à la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Pétersbourg, pourrait donner définitivement la réponse.

Un quart de siècle durant, Alexandre Ier gouverne l’empire de Russie, déchiré entre ses rêves romantiques et la réalité cruelle. À trois semaines de sa mort, à Sébastopol, lors d’un entretien avec le chef de l’état-major général, I. Dibitch, Alexandre fait observer : « Et pourtant, quoi qu’on dise de moi, j’ai vécu et je mourrai républicain7. » Le futur feld-maréchal Dibitch qui, en 1831, prendra la tête de l’armée russe pour écraser la révolte polonaise, est ennemi du libéralisme et de la République. L’empereur n’en éprouve pas moins le besoin de lui faire part de ses sentiments, pour le moins étranges dans le cas d’un souverain autocrate.

Auteur d’une histoire de Russie écrite pour le Dictionnaire encyclopédique à la fin du XIXe siècle, Alexandre Kizevetter relève inlassablement l’élargissement des limites de l’empire, après la mort de chaque souverain. Il tient son compte en milles carrés. Durant le règne d’Alexandre Ier, l’espace russe a augmenté de trente-quatre mille soixante-dix-sept milles carrés8.

Apprenant le décès d’Alexandre, un sénateur consigne dans son journal, tirant ainsi le bilan de vingt-cinq ans : « Si nous passons en revue tous les événements de ce règne, que voyons-nous ? Une complète détérioration du gouvernement intérieur et la perte de l’influence de la Russie dans le domaine des relations internationales… L’église Saint-Isaac dans son actuel état de ruine9 est l’exact reflet du gouvernement : on l’a démolie, dans l’intention d’édifier un nouveau temple sur les anciennes fondations, à partir d’un matériau neuf… Cela a occasionné d’énormes dépenses, mais il a fallu interrompre le chantier, lorsqu’on s’est aperçu qu’il était dangereux de construire un édifice, sans avoir de plan achevé. Les affaires de l’État marchent de la même façon, tout s’effectue à titre expérimental, pour tester, tous marchent à l’aveuglette10. »

La comparaison du gouvernement de la Russie avec la construction d’un bâtiment neuf sur un site ancien peut s’appliquer, en effet, à la situation qui caractérise l’époque d’Alexandre, mais aussi bien plus tard. Cependant, la formule « marcher à l’aveuglette » traduit fidèlement l’état des choses en Russie, à la mort d’Alexandre Ier. Des complications se font jour pour la succession. L’empereur défunt, n’ayant pas d’héritier, laisse par testament la Russie à son plus jeune frère, Nicolas Ier, écartant son cadet Constantin, à la demande de ce dernier. Mais le testament est secret.

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