13 La première guerre



Nous avons besoin d’une petite guerre victorieuse.

Viatcheslav VON PLEHWE.


L’idée n’est pas neuve. Déjà, Catherine II, sous une forme plus élégante que celle employée par le ministre de Nicolas II, conseillait à Louis XVI, aux prises avec des problèmes intérieurs, de « relâcher les cordes trop tendues à l’extérieur du pays ». Le désir d’organiser une « petite » guerre, bien évidemment « victorieuse », surgit inévitablement, face aux problèmes intérieurs trop difficiles à résoudre. Plehwe exprime un souhait qui s’impose de plus en plus nettement à l’entourage de Nicolas II.

La mort inopinée d’Alexandre III met le monde en émoi. Les journaux écrivent qu’il s’agit de l’événement le plus grave survenu en Europe depuis 1870, que l’empereur russe était le grand pilier de la paix sur le continent. La presse internationale exprime l’espoir que le jeune monarque, en succédant à son père, poursuivra sa politique pacifique. Le premier acte de politique étrangère de Nicolas II confirme sa volonté de suivre les traces paternelles. En août 1898, il propose aux puissances étrangères de participer à une conférence de désarmement. En mai 1899, la première conférence internationale se tient à La Haye et évoque les bienfaits d’un désarmement ne fût-ce que partiel.

Cette notion est une véritable nouveauté. Toutefois, elle n’occupe, dans la politique extérieure de la Russie – comme de toutes les autres puissances – qu’une place de troisième ordre. Le premier projet concret soumis à Nicolas II reste dans le cadre traditionnel de la politique étrangère russe. À la fin de 1896, l’ambassadeur de Russie à Constantinople, Nelidov, adresse une note sur les catastrophes qui menacent, dans un avenir très proche, l’Empire ottoman et recommande, en conséquence, de prendre sans délai le Bosphore. Le ministre de la Guerre, Vannovski, et le chef de l’état-major général, Obroutchev, sont prêts à mener l’opération. Le général Obroutchev va même jusqu’à mettre au point un plan d’attaque, prévoyant un débarquement de troupes dans le Bosphore, sur des radeaux. Les minutes officielles du conseil au cours duquel la question est examinée, rapportent « l’opinion du secrétaire d’État Witte » qui fait cette mise en garde : « La prise du Bosphore, sans l’accord des grandes puissances est, aujourd’hui et dans les circonstances actuelles, extrêmement risquée et peut avoir les conséquences les plus funestes1. » On renonce à progresser vers le sud. En 1897, N. Leontiev, officier russe en retraite et conseiller militaire du négus Ménélik II, rentre d’Abyssinie à Pétersbourg. Un projet se fait jour, celui de prendre l’Abyssinie sous la protection de la Russie. Une première mission diplomatique russe officielle est envoyée en Éthiopie.

L’engouement pour des projets souvent irréalistes est un trait de caractère de Nicolas II. Il s’intéresse ainsi à l’idée de construire un pont sur le détroit de Behring, ou à celle d’installer une sorte de barrière électrique aux frontières de l’empire. L’orientation générale de sa politique étrangère met quelque temps à se cristalliser. La ronde des ministres des Affaires étrangères, inhabituelle pour la Russie, est la preuve même de ces hésitations. Entre 1816 et 1895, trois ministres ont dirigé (sous le contrôle méticuleux des différents empereurs) les affaires extérieures de l’empire. Ils seront également trois entre 1895 et 1900.

Quand Plehwe parle d’une « petite guerre victorieuse », il connaît déjà parfaitement l’ennemi : c’est le Japon. Ce choix ne s’explique pas seulement par l’aisance de la victoire, qui ne fait pas le moindre doute. Nommé ministre de la Guerre, le général Kouropatkine n’est en désaccord avec son prédécesseur, le général Vannovski, que sur un point. Kouropatkine estime que la proportion, au front, doit être d’un soldat russe pour un soldat japonais et demi. Vannovski, lui, est partisan d’un Russe pour deux Japonais.

L’Extrême-Orient reste la seule frontière ouverte de l’empire, depuis que la frontière méridionale a atteint l’Afghanistan. En outre, la question des Détroits est un nœud trop embrouillé, liant toutes les puissances occidentales, pour qu’on puisse le rompre d’un coup. En Extrême-Orient, les perspectives d’expansion sont immenses.

En 1891, Alexandre III envoyait l’héritier en voyage au Japon. Un séjour qui fallit se terminer tragiquement : un policier japonais fou blesse Nicolas d’un coup de sabre. Le futur empereur ne l’oublie pas. Dans son journal, il ne nomme pas les Japonais autrement que « les macaques ». On peut toutefois penser qu’en envoyant le grand-duc héritier au pays du Soleil Levant, Alexandre III ne se souciait pas seulement d’élargir les connaissances géographiques de son fils. À partir de 1891, la construction du chemin de fer de Sibérie est fortement accélérée. En 1894, il atteint Omsk, et l’année suivante, Krasnoïarsk.

« Sur le tranchant de sa voie ferrée », dira un historien russe, la Russie pénètre dans « la zone de concurrence économique et politique internationale, dans le Pacifique2 ». En 1894, le Japon entre en guerre contre la Chine – un conflit qu’il termine l’année suivante, par une fracassante victoire. Par le traité de Shimonosaki, il obtient la presqu’île de Liao-tung, avec Port-Arthur. En d’autres termes, le Japon a désormais un accès sur le continent et il devient un voisin terrestre de la Russie. Le traité enregistre également la reconnaissance, par la Chine, de l’indépendance de la Corée et les intérêts particuliers du Japon en Manchourie.

Le traité de Shimonosaki, écrit ouvertement Witte, « me paraissait au plus haut point défavorable à la Russie… Le Japon arrivait sur le continent où nous avions des intérêts considérables, aussi la question se posait-elle de l’attitude que nous devions adopter ». Deux solutions sont possibles : partager la Chine avec le Japon, ou forcer ce dernier à quitter le continent. Sergueï Witte est partisan de la seconde solution. Pour lui, « la Russie a plus intérêt à avoir comme voisine une Chine forte, mais immobile ». En conséquence, « il importe de défendre par tous les moyens le principe d’intégrité et d’inviolabilité de l’empire chinois3 ». Comme tous les auteurs de Mémoires, Witte a tendance à embellir quelque peu ses points de vue. Il ne veut pas que le Japon ait sa part de Chine, considérant que la Russie est en mesure d’infiltrer pacifiquement l’Empire céleste.

Avec le soutien de la France et de l’Allemagne, la Russie contraint le Japon à renoncer à la presqu’île de Liao-tung. En décembre 1903, Nicolas II évoque ces événements vieux de huit ans : « La Russie, alors, dit fermement au Japon : “Arrière”, et il obtempéra4. » En 1896, la politique de Witte porte ses fruits : en mai, un accord secret est passé entre la Russie et la Chine ; les deux parties s’engagent à se porter assistance, « par toutes leurs forces maritimes et terrestres », en cas d’agression du Japon. En août, un contrat est signé pour la construction et l’exploitation d’une ligne de chemin de fer d’Orient et de Chine, passant par la Manchourie et raccourcissant considérablement la distance jusqu’à Vladivostok. Ce gain en kilomètres permet notamment d’accélérer la construction de la voie ferrée. Mais, plus importante encore est l’intégration pacifique de la Manchourie dans la zone d’influence russe, ce qui ouvre des perspectives de développement économique du territoire. Pour financer la construction du chemin de fer, une banque russo-chinoise est créée : les cinq huitièmes du capital sont fournis par un groupement de banques françaises, et le reste par la Banque internationale de Pétersbourg. Toutefois, les Français n’ont que trois sièges au conseil d’administration, alors que les Russes en détiennent cinq. Les membres russes du conseil sont nommés par le ministre des Finances qui, de fait, dirige toute l’activité de la banque.

Pour le contre-amiral Abaza, chargé des affaires du Comité d’Extrême-Orient, « le chemin de fer russe de Manchourie est une sorte de drapeau national solennellement déployé, précédant la progression triomphale de la Russie à travers un territoire étranger en passe d’être conquis ».

Outre la Manchourie, la Corée est l’objet d’un intérêt aigu de la Russie. En 1896, des représentants russes et japonais signent le Mémorandum de Séoul, qui reconnaît la position dominante des Russes en Corée. Le roi de Corée, surveillé de près par les Japonais, se place sous la protection de la mission russe. La Russie refuse de partager la péninsule coréenne en zones d’influence. En effet, argue le ministre des Affaires étrangères Lobanov-Rostovski, « en cédant au Japon, par traité, l’extrémité sud de la péninsule coréenne, la Russie renonçait formellement, une fois pour toutes, à la partie de la Corée la plus importante sur le plan de la stratégie et de la flotte militaire, liant par là même volontairement, dans l’avenir, sa liberté de mouvement5 ».

L’abandon de la « ligne Witte » de progression pacifique en Chine, par le biais du chemin de fer, est impulsé par la prise de la baie de Chiao-chou, dans la province du Shan-Tung, par les Allemands. Au lieu de protester contre cette agression dirigée contre la Chine avec laquelle elle a un traité d’alliance, la Russie décide de mettre à profit ce précédent.

Un spécialiste contemporain des causes de la guerre russo-japonaise note : « Le tsar était mû par une sorte de désir incontrôlé de progresser vers l’Extrême-Orient et de s’emparer des pays qui s’y trouvaient, afin que la Russie dominât le Pacifique6. » La formule « désir incontrôlé » retient l’attention. On peut dire que Nicolas II est en quelque sorte possédé par l’Extrême-Orient. Aux conseils, dans les entretiens avec ses ministres et ses hommes de confiance, l’empereur ne cesse de répéter : « La Russie a incontestablement besoin, tout au long de l’année, d’un port libre et ouvert. » Il en fait mention pour la première fois en marge d’une note de Lobanov-Rostovski, à propos du traité de Shimonosaki. Nicolas II est favorable au partage de la Chine et de la Corée. Ayant contraint le Japon à renoncer à la presqu’île de Liao-tung, il n’en réaffirme pas moins sa résolution : « Faire en sorte, autant que possible, d’acquérir un port qui ne soit pas pris par les glaces, dans la mer de Chine ou du Japon7 ». Kouropatkine rapporte à Witte ses entretiens avec l’empereur : « Notre souverain a des projets grandioses en tête : offrir à la Russie la Manchourie, aller vers un rattachement de la Corée à la Russie. Il rêve également de prendre le Tibet sous son autorité. » Le général Kouropatkine évoque d’autres « projets grandioses » de Nicolas II : « Il veut prendre la Perse, s’emparer, non seulement du Bosphore, mais également des Dardanelles. »

L’histoire russe a suffisamment démontré l’utilité des rêves pour les bâtisseurs de grands empires. Le rêve, le projet fantastique qui s’insinue dans l’esprit d’un souverain, demeure en héritage à ses successeurs, même si lui n’arrive pas à le réaliser. Les rêves de Nicolas II concernant le Pacifique ne s’éteindront pas avec lui ni avec l’Empire de Russie. On notera que le partage de la Corée, au milieu du XXe siècle, au niveau du trente-huitième parallèle, sera la concrétisation des plans débattus par la Russie et le Japon à l’extrême fin du XIXe siècle.

Compagnon de voyage du futur empereur Nicolas II, lors de son séjour au Japon, le prince Oukhtomski se montre d’une éloquence pleine de hauteur dans le second volume de ses carnets de route : « Les ailes de l’aigle russe se sont déployées trop loin au-dessus de l’Asie pour qu’on nourrisse le moindre doute à cet égard : c’est dans notre lien organique avec tous ces pays qu’est le gage de l’avenir, et la Russie d’Asie y sera la simple dénomination de l’Asie8 tout entière. »

L’ouvrage paraît en octobre 1900. On le lit non sans angoisse en Angleterre, y percevant en particulier une invite pour les Anglais à quitter l’Inde. Mais la cible du livre est le Japon.

L’obtention, par l’Allemagne, d’un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans sur le port de Ch’ing-tao et certains territoires environnants de la baie de Chiao-chou, ainsi que de concessions pour construire des chemins de fer dans le Shan-tung, persuade Nicolas II de la nécessité de se hâter. Witte, opposé à une intrusion directe en territoire chinois, rappelle le traité signé. Mais, ministre docile, il parvient (en distribuant tous les pots-de-vin qu’il faut aux fonctionnaires chinois) à la conclusion d’un accord cédant à bail à la Russie, pour vingt-cinq ans, la presqu’île de Liao-tung (que le Japon a perdue) et élargissant la concession accordée à la société du chemin de fer d’Orient et de Chine, en vue de construire une ligne vers les ports libres de Danlanvan et Port-Arthur.

Après l’Allemagne et la Russie, l’Angleterre et la France se précipitent vers la Chine, obtenant des baux pour « leurs » ports et concessions ferroviaires. Les acquisitions russes engendrent de vives tensions avec le Japon. Les diplomates du tsar font des concessions sur la Corée, renonçant à de précédents avantages russes. En 1899, la Russie et l’Angleterre s’entendent sur une répartition des constructions ferroviaires en Chine : au nord de la Grande Muraille, les concessions sont russes, et dans le bassin du Yang-Tsê, anglaises.

Au cours de l’été 1900, un soulèvement anti-impérialiste éclate en Chine, gagnant rapidement tout le nord du pays et la Manchourie. L’armée rallie les insurgés qui assiègent le quartier étranger de Pékin : les bâtiments des ambassades et des missions se transforment en forteresse, en prévision de l’assaut et dans l’attente de secours. À l’origine de cette révolte, la secte de Lotus Blanc des « Poings de justice ». Le poing qui orne son drapeau conduit les étrangers à parler de « Révolte des Boxers ». Les « Boxers » poussent instantanément les puissances concernées par le partage de la Chine déjà entamé, à faire front commun. Les troupes envoyées par les pays européens, l’Amérique et le Japon, comptent, dans la première moitié de juin, trente-cinq mille hommes et cent six pièces d’artillerie. Le noyau de cette armée internationale est constitué par les troupes russes ; elle est placée sous le commandement du général russe Linevitch. Elle a tôt fait de battre les unités chinoises et les insurgés mal entraînés, et s’empare de Pékin, libérant les Européens et pillant impitoyablement la capitale chinoise.

En Manchourie, les « Boxers », alliés aux soldats, prennent des postes russes et des colonies le long de la voie ferrée en construction, mais ils sont vite défaits par l’armée russe qui reste en Manchourie. La Russie reçoit sa part des énormes contributions que la Chine se voit contrainte de verser aux vainqueurs, aux termes du traité de 1901. Occupant la Manchourie, elle ne se hâte pas de la quitter. Le ministre des Affaires étrangères, Lamsdorf, met en garde contre les intentions belliqueuses du Japon et suggère d’évacuer la Manchourie, ce qui, de son point de vue, apaiserait Tokyo. À l’inverse, le ministre de la Guerre, Kouropatkine, prône une occupation à long terme, puis le rattachement de la partie nord à la Russie, ou sa vassalisation, à l’instar de Boukhara.

Sachant parfaitement ce qu’il veut et préparant avec soin la concrétisation de ses plans, le Japon signe, en janvier 1902, un traité avec l’Angleterre. La diplomatie russe répond en acceptant un retrait de Manchourie, en trois temps. L’accord est signé en mars 1902. À l’automne, la première étape de l’évacuation est réalisée. La résistance obstinée du ministre de la Guerre stoppe le départ des troupes russes. La tension se renforce avec le Japon. Mais, à Pétersbourg, on se refuse à le voir. « Il n’y aura pas de guerre », explique Nicolas II à l’empereur germanique, « parce que je ne le veux pas ».

L’isolement diplomatique de la Russie s’accroît. Guillaume II ne ménage pas ses efforts pour encourager les projets de l’empereur russe en Extrême-Orient. Dans ses lettres, il s’adresse à Nicolas II en l’appelant « l’amiral de l’océan Pacifique », et signe : Guillaume II, « amiral de l’océan Atlantique ». Mais en 1902, après la signature du traité anglo-japonais, Berlin informe le Japon que la situation de 1895 ne se reproduira pas. En d’autres termes, l’Allemagne n’empêchera pas le Japon d’acquérir des territoires sur le continent. La France, au contraire, désapprouve formellement la politique de conquêtes menée par la Russie en Extrême-Orient, car elle détourne Pétersbourg de l’essentiel – du point de vue de Paris –, les frontières allemandes, et permet à Guillaume II d’imposer son hégémonie en Europe.

Parmi les facteurs poussant la Russie à une guerre contre le Japon, il y a l’action des « Biezobrazoviens », membres d’un groupe fondé par un officier de cavalerie en retraite, Alexandre Biezobrazov. Présenté à Nicolas II par le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, Alexandre Biezobrazov réussit à passionner le tsar pour un projet absolument fantastique qui permettrait à la Russie de se rendre maîtresse de la Manchourie et de la Corée, « sans verser une goutte de sang ». Le général Kouropatkine note dans son journal que Biezobrazov a littéralement « hypnotisé » le tsar9.

À la fin du XXe siècle, en Russie postsoviétique, le mot « mafia » connaît une vogue inouïe. Sans doute la mafia existe-t-elle. Mais le terme est employé pour expliquer tous les problèmes, répondre à toutes les questions. La « mafia » est synonyme de conspiration (sa composition change selon les opinions de ceux qui en parlent), visant à anéantir la Russie. Au début du siècle, l’explication la plus populaire est, non la « mafia », mais la « camarilla ». À l’origine, on désigne ainsi un groupe de conseillers secrets du roi d’Espagne Ferdinand VII (1784-1833), exerçant une influence sur lui par leurs dénonciations et leurs intrigues. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’historien libéral Constantin Kaveline (1818-1859) écrit à propos de la Cour de Russie. « La franchise est allée jusqu’à ce qu’on prononce le mot de “camarilla”, celle-ci faisant obstacle à tout et écartant du trône les gens honnêtes et raisonnables10. » À cette époque, le mot s’écrit encore en caractère latins. Sous le règne de Nicolas II, on commence à l’écrire en cyrillique, et chacun sait parfaitement de quoi il retourne. La composition de la « camarilla » à la Cour de Nicolas II est mouvante, mais l’essentiel reste intangible : une forte et secrète influence exercée sur la politique par des gens dont la valeur tient au seul fait que l’empereur les a rapprochés de lui.

En principe, la Russie renonce à ses prétentions sur la Corée, lorsqu’elle signe son traité avec le Japon. Alexandre Biezobrazov, toutefois, met au point un plan de pénétration « non officielle ». En 1897, il acquiert, auprès du gouvernement coréen, des concessions forestières, sur les rives du fleuve Yalu. En janvier 1903, sur l’ordre de Nicolas II, un crédit de deux millions de roubles est accordé à Biezobrazov, pour créer une compagnie d’exploitation du bois. Une brigade de « bûcherons », composée de six cents sous-officiers en retraite, est envoyée sur le Yalu. Le bruit court que Maria Fiodorovna, la mère de Nicolas II, et le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch comptent parmi les actionnaires.

En mai 1903, l’empereur démontre que la concession forestière n’est qu’un détail et qu’il s’agit bien, en réalité, du choix d’une ligne politique. Alexandre Biezobrazov est en effet nommé secrétaire d’État. Lors d’un conseil extraordinaire – Nicolas II en convoque, parfois, pour les décisions les plus graves –, malgré les protestations de Lamsdorf et de Witte, on décide d’inclure la Manchourie dans la zone d’influence politique et économique russe, et d’intensifier la capacité de combat de la Russie en Extrême-Orient. Lamsdorf et Witte refusent de signer le registre officiel où sont consignés les résultats du conseil. La politique extrême-orientale est désormais du ressort de Biezobrazov. Sa position se renforce dès lors que le ministre de l’Intérieur, Plehwe, prend le parti de la « camarilla ». En juin 1903, l’amiral Alexeïev est nommé gouverneur général d’Extrême-Orient, commandant de toutes les forces armées (maritimes et terrestres).

En août 1903, Sergueï Witte perd le ministère des Finances ; on lui confie le poste honorifique de président du Comité des Ministres. Lamsdorf se plaint, dans une lettre au tsar : « Si Biezobrazov déplace et nomme désormais les ministres, il devient tout bonnement infamant d’être ministre en Russie. » Et il exprime le vœu de se retirer des affaires. L’empereur lui répond : « Nous vivons en Russie, et non à l’étranger… Je ne tolère donc pas la simple idée d’une démission, d’où qu’elle vienne11. » Lamsdorf reste, mais les affaires d’Extrême-Orient ne sont dorénavant plus de la compétence du ministère des Affaires étrangères.

Nicolas II va vers une guerre contre le Japon, persuadé qu’elle n’aura pas lieu, puisqu’il ne le veut pas. Tout comme ses généraux, l’empereur est fermement convaincu que l’armée japonaise « n’est malgré tout pas une véritable armée et si nous devions en découdre avec elle, alors, pardonnez l’expression, nous la réduirions en bouillie12 ». Ainsi le tsar rassure-t-il son ministre des Affaires étrangères. Le prince Oukhtomski, qui se pique d’être un connaisseur de l’Extrême-Orient, explique à l’écrivain allemand Paul Rorbach : « On a surévalué le Japon en Europe, du point de vue de sa capacité militaire, depuis sa victoire sur la Chine. Les Japonais n’ont pas encore eu une seule fois affaire aux armées européennes13. »

Les événements s’accélèrent, sans que Pétersbourg en ait le moins du monde conscience. Le 31 décembre 1903, le Japon exige, dans une note impérieuse, le retrait des troupes russes de Manchourie. Pétersbourg ne répond pas. Le 24 janvier, Tokyo rompt ses relations diplomatiques avec la Russie. L’amiral Alexeïev télégraphie à Pétersbourg, demandant l’autorisation de commencer la mobilisation et d’instaurer l’état de guerre. On lui enjoint de poursuivre les « échanges de vues » avec le gouvernement japonais. Le lendemain, le comte Lamsdorf adresse un télégramme au gouverneur-général, lui expliquant que « la rupture des relations diplomatiques n’implique absolument pas le début d’une guerre… ».

Le Japon voit la situation autrement. Dans la nuit du 26 au 27 janvier, des torpilleurs japonais attaquent l’escadre russe de Port-Arthur. Le 26 janvier, Nicolas II note dans son journal : « À huit heures, sommes allés au théâtre ; on donnait la Roussalka ; excellent. Une fois rentré, reçu un télégramme d’Alexeïev, m’informant que, cette nuit, des torpilleurs japonais sont passés à l’attaque… Et cela, sans déclaration de guerre. Le Seigneur nous vienne en aide ! » Le lendemain, l’empereur écrit : « À quatre heures, allé à la cathédrale pour le Te Deum, en traversant les salles combles. Sur le chemin du retour, des hourras assourdissants ! Partout, d’ailleurs, des manifestations touchantes d’un enthousiasme et d’une indignation unanimes contre l’insolence des Japonais14. »

Comme toujours dans son journal, Nicolas II se montre efficace et d’une extrême retenue. Il pourrait, en effet, évoquer l’authentique enthousiasme suscité par son apparition à la fenêtre ouverte du Palais d’Hiver. L’explosion de patriotisme déclenchée par l’attaque des « perfides Japonais », par l’insolence des « macaques » agressant la Russie, dépasse – au dire des journaux de l’époque – tout ce que le pays a connu jusqu’alors : jamais on n’avait vu une telle exaltation de toutes les couches de la population, ni au commencement de la guerre de Crimée, ni pour les guerres contre les Turcs.

Puis, vient l’annonce des défaites. Défaites sur terre et sur mer. Le général Kouropatkine commande l’armée. Avant de partir pour le front, il rend visite à Witte qui lui donne ce conseil : en arrivant à Moukden où se trouve le commandant en chef, l’amiral Alexeïev, le faire aussitôt arrêter et l’envoyer à Pétersbourg. « L’assurance de tous nos revers militaires se trouve dans le double pouvoir qui se fera jour dès votre arrivée15. »

Witte a raison et Kouropatkine ne tarde pas à se convaincre du caractère néfaste d’un « double pouvoir » à la guerre. Cependant, la situation ne change pas, même après la nomination du général Kouropatkine au poste de commandant en chef. La guerre contre le Japon est d’emblée vouée à l’échec. La dédaigneuse sous-estimation de l’ennemi, le flou des visées, l’absence de conception stratégique pour les opérations militaires (remplacée par l’idée de réitérer la « débâcle de Napoléon », en attirant les armées japonaises en Manchourie), la faible préparation des officiers, un armement inférieur à celui des Japonais – autant de conditions qui assombrissent la joie des premiers jours. Durant l’automne 1904, l’armée de Kouropatkine perd les batailles de Liao-lang et de Shakhe. La Russie entonne des chants emplis de mélancolie à propos des collines de Manchourie, où l’on verse le sang russe. À la bataille décisive de Moukden, en février 1905, Kouropatkine subit à nouveau une défaite retentissante. Il est remplacé à son poste de commandant en chef par le général Linevitch qui entraîne l’armée russe vers des positions fortifiées et attend la suite des événements. En mai 1905, la Russie et le monde apprennent que l’escadre de l’amiral Rojdestvenski, partie de Libava et ayant coutourné l’Europe, l’Afrique et l’Asie pour venir au secours de Port-Arthur, a été anéantie par les Japonais dans le détroit de Tsou-shima. Port-Arthur se rend en décembre 1904, après deux cent trente-neuf jours de siège. Reste, en mémoire de cette défaite, la chanson du Fier Varègue qui préfère ouvrir les soupapes de fond et périr, plutôt que de se rendre à l’ennemi.

Les batailles perdues – en territoire étranger – ne signifient pas que la guerre l’est aussi. Des convois de soldats et d’armements partent par le transsibérien. Le puissant empire a des moyens de battre son adversaire. Mais l’empire est malade de l’intérieur. Le combustible accumulé dans la première décennie du règne de Nicolas II, s’enflamme en troubles révolutionnaires, en diverses régions du pays. Les défaites jouent le rôle de détonateur.

Faut-il continuer la guerre, puisque les moyens matériels existent ? Ou faut-il conclure la paix, en reconnaissant la victoire des « Asiates », de ces « macaques » qui n’avaient jamais combattu contre des Européens ? Nicolas II choisit la deuxième solution. Il ne voulait pas de guerre, il voulait une victoire et un agrandissement de l’empire. « Nous n’avions pas assez des Polonais, des Finlandais, des Allemands, des Lettons, des Géorgiens, des Arméniens, des Tatars, etc., etc. », se plaint Sergueï Witte, « nous avons voulu nous adjoindre encore un territoire peuplé de Mongols, de Chinois, de Coréens. À cause de cela, nous avons connu une guerre qui a ébranlé l’Empire de Russie…16 ».

Mettant à profit la proposition du président des États-Unis, Theodore Roosevelt, de jouer les « honnêtes courtiers », Nicolas II accepte d’engager des pourparlers de paix. Le choix de son émissaire témoigne de son désir de conclure la paix : le soin de mener les discussions est confié à Sergueï Witte, adversaire d’une guerre contre le Japon. Les instructions qu’il reçoit comportent « quatre non », quatre conditions inacceptables, tout le reste pouvant être discuté. La Russie se refuse à : céder de son territoire ; verser des contributions de guerre ; supprimer son chemin de fer jusqu’à Vladivostok ; liquider sa flotte dans le Pacifique.

Au terme d’un marchandage diplomatique acharné, le traité de paix est signé, le 23 août 1905. La Russie perd ses zones d’influence en Chine et en Corée, elle reconnaît la prédominance des intérêts japonais dans ce second pays. Pétersbourg cède au Japon ses droits de bail sur la presqu’île de Liao-tung, avec la puissante base militaire de Port-Arthur et le port commercial de Dalni, de même que ses concessions et ses biens. Le Japon obtient gratuitement la voie ferrée de Manchourie méridionale, branche de la voie de Sibérie menant à Port-Arthur. Enfin, la Russie cède au Japon la partie sud de Sakhaline (la partie nord reste russe).

Le traité de Portsmouth enregistre un affaiblissement considérable des positions de la Russie en Extrême-Orient, ainsi que l’apparition du Japon, en tant que puissant rival sur le continent, en Corée et en Chine. La Russie est dans l’obligation de signer rapidement la paix : sans traité, les puissances financières étrangères refusent de lui consentir un prêt important dont elle a absolument besoin, les dépenses de la guerre ayant épuisé ses réserves. La révolution, en outre, embrase l’empire : la paix est nécessaire pour en venir à bout.

L’émissaire de l’empereur, Sergueï Witte, reçoit, en récompense des talents diplomatiques dont il fait montre (il sauve tout ce qui peut l’être et engage les négociations pour l’obtention du prêt), le titre de comte de Sakhaline. Aussitôt, les esprits forts le surnomment : le comte de Demi-Sakhaline. La partie méridionale de Sakhaline est l’unique territoire russe perdu en raison de la guerre. Cela, on ne l’oubliera pas.

Quarante ans plus tard, presque jour pour jour – le 2 septembre 1945 –, Staline annonce à ses compatriotes la capitulation du Japon et rappelle : « La défaite des troupes russes en 1904, au temps de la guerre russo-japonaise, a laissé de pénibles souvenirs dans la conscience du peuple. Elle a marqué notre pays d’une tache noire. Notre peuple a toujours cru qu’un jour viendrait – et il attendait ce jour – où le Japon serait défait et la tache effacée. Quarante ans, nous avons attendu ce jour, nous, gens de la vieille génération17. »

Staline se garde bien de rappeler que, comme tous les membres du jeune Parti social-démocrate, il était opposé à la guerre et se réjouissait des défaites. L’écrasante majorité des habitants de l’empire éprouve de la honte et de la colère envers les responsables de la guerre. L’amertume des défaites militaires alimente encore le mécontentement à l’égard du gouvernement et conduit à s’interroger : qui est coupable du conflit ? qui est coupable des défaites ?

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