3 L’impératrice et le favori



Le funeste attachement d’Anna à un favori vil et sans âme, assombrit tant sa vie que sa mémoire dans l’histoire.

Nikolaï KARAMZINE.


La question du rôle de l’individu dans l’histoire a été maintes fois abordée par les historiens, les philosophes, les psychologues. Le rôle du favori (ou de la favorite) n’a pas été envisagé moins souvent, sur la base d’exemples concrets. Dans un ouvrage qui reste à écrire, sorte de traité de « favoritologie », des chapitres entiers devraient être consacrés à l’impact des favoris et favorites sur les souverains.

L’histoire russe avait déjà une certaine expérience du problème, avant l’arrivée d’Anna à Moscou, le 10 février 1730. Les favoris d’Ivan le Terrible, d’Alexis et de Pierre Ier avaient influencé la politique, soutenant le tsar ou lui faisant obstacle. Le rôle des favoris auprès des femmes accédant au trône avait aussi une longue histoire. Elena Glinskaïa, mère d’Ivan IV le Terrible, s’était appuyée sur le prince Ivan Ovtchina-Telepnev-Obolenski, la régente Sophie avait cédé les rênes du gouvernement au prince Vassili Golitsyne et, sous le règne de Catherine Ire, le pouvoir était détenu par Alexandre Menchikov. L’impératrice Anna amène, elle, en Russie, Ernst-Johan Büren (1690-1772), qui modifiera son nom en Biron, se donnant, par cette nuance, un air de parenté avec les Biron français.

La fatale rencontre a lieu à Mitau. La duchesse de Courlande ne dirige sa province que sur le papier : Pierre Bestoujev, représentant de Pierre le Grand, régente tout au nom du souverain russe ; il est aussi l’ami intime d’Anna. Bestoujev prend sous sa protection un jeune et habile bellâtre, Büren, fils de palefrenier, affirme-t-on à Mitau. Revenu quelque temps en Russie, Piotr Bestoujev découvre, à son retour en Courlande, que sa place est prise auprès de la duchesse. Nikolaï Kostomarov écrit, dans les pages qu’il consacre à Anna : « Selon les témoignages des contemporains, Anna Ioannovna montrait pour Biron un attachement hors du commun. Les pensées et les actes d’Anna Ioannovna se conformaient entièrement à l’influence exercée par son favori. Tout, quoi qu’elle fît, venait en fait de Biron. Chacun le comprit en Courlande, lorsqu’elle y fut duchesse, puis en Russie, quand elle devint impératrice1. »

La passion de l’impératrice pour ce fils de palefrenier qu’elle élève au rang de duc et auquel elle confie le pouvoir en Russie serait le sujet idéal d’un roman historique, d’autant que la personnalité du favori a suscité les commentaires, tant des contemporains que des générations suivantes. Fille de Piotr Bestoujev, la princesse Volkonskaïa ne nomme pas autrement Biron, dans sa correspondance, que la « canaille de Courlandais ». Vassili Klioutchevski opte, lui, pour « cette canaille de Biron ». Seuls, trois grands acteurs non couronnés de l’histoire russe auront donné leur nom à une époque : on a ainsi, au XVIIIe siècle, la Bironovchtchina, au XIXe l’Araktcheïevchtchina (du nom d’Araktcheïev, ministre tout-puissant d’Alexandre Ier), au XXe la Iéjovtchina (du nom de Iéjov). Le favori de l’impératrice Anna, le ministre préféré d’Alexandre Ier, le fidèle commissaire du peuple de Staline ont laissé leurs noms aux périodes les plus lugubres de l’histoire russe. Parmi les favoris dont le souvenir est resté, Biron occupe une place à part. Il n’a pas de « projet », ne souhaite pas transformer la société, comme Araktcheïev, ou le monde, comme Iéjov. Cette « canaille de Biron » ne rêve que richesses, gloire et pouvoir.

La Bironovchtchina s’étend de 1730 à 1740, autrement dit du jour où Anna monte sur le trône au jour de sa mort. C’est une époque où les « Allemands » règnent en maîtres sur la Russie. À la différence d’Araktcheïev et de Iejov, Biron est complètement oisif, il n’occupe pas de fonctions gouvernementales. Bien plus, il ne veut se soucier de rien et n’a pas l’intention d’exercer une activité ; son unique souci est d’amonceler des richesses et de veiller à ses intérêts personnels. Sa position de favori (l’impératrice est prête à accéder au moindre de ses désirs) fait de lui le symbole et le synonyme de l’emprise « allemande ». « Les Allemands, écrit Vassili Klioutchevski, se mirent à pleuvoir sur la Russie, comme les ordures d’un sac troué, ils cernèrent le trône, s’immiscèrent à tous les postes les plus rentables du gouvernement2. » L’historien songe avant tout à cette « canaille de Courlandais » qui ne s’intéresse qu’aux chiens de race, et à une « autre canaille », liflandaise cette fois, le comte Loewenwold, « le plus faux des hommes, joueur passionné et grand amateur de pots-de-vin », également favori de l’impératrice.

Contemporain de Klioutchevski mais plus âgé, Nikolaï Kostomarov ne considère pas que le caractère « très dur et cruel » du règne d’Anna puisse être attribué à « Biron et aux Allemands regroupés autour de lui3 ». Kostomarov dit avec force qu’on ne peut parler « des Allemands en bloc, car ceux qui se trouvaient à la tête de l’État ne formaient pas une corporation unie et ne poursuivaient pas les mêmes buts ». Il convient d’ajouter, en outre, que cette appellation ne désigne pas forcément de véritables Allemands. Biron et Loewenwold seraient aujourd’hui tenus pour des Lettons ; Andreï Ostermann qui, de fait, dirige le gouvernement d’Anna, et le feld-maréchal Munich – le plus grand chef d’armée de l’époque – sont, eux, d’origine allemande ; un autre chef d’armée, le feld-maréchal Lascy, est hollandais.

L’emprise « allemande » est en réalité une domination étrangère. Depuis le règne d’Ivan III qui, marié à Sophie Paléologue, ouvre les portes de la Cour aux étrangers, et principalement aux Grecs, leur présence dans la Russie moscovite, puis dans celle de Pétersbourg (à partir de Pierre Ier le Grand), sévèrement contrôlée, est tolérée, malgré le mécontentement qu’elle suscite, parce que jugée nécessaire. Les étrangers sont avant tout des techniciens (militaires, ingénieurs, architectes) ; ils apportent des acquis et des savoirs qui font défaut à la Russie. Sous le règne de Pierre Ier, ils commencent à occuper des fonctions gouvernementales, mais sous l’œil vigilant du souverain. La Bironovchtchina est un temps où les étrangers prennent en main les rênes du pays, sans plus de contrôle. « Tout s’effectuait à l’initiative de l’impératrice, écrit Nikolaï Kostomarov, mais exactement comme si, à sa place, un nourrisson se trouvait sur le trône. »

Cette évolution de la situation des étrangers en Russie n’est pas entièrement liée à la personnalité de l’impératrice. Elle vient aussi de ce que les victoires de Pierre le Grand dans la région de la Baltique, le rattachement à la Russie des anciennes provinces suédoises ont ouvert la voie de la capitale à tout un groupe d’étrangers, puissant, organisé, doté du savoir et des acquis européens. Par suite de l’élargissement des frontières de l’empire, ces étrangers sont devenus des Russes. C’est à cette époque que Théophane Prokopovitch invente le terme de rossiïanine (désignant un homme établi en Russie, sans être pour autant un Russe ethnique) qui connaîtra une grande vogue à la fin du XXe siècle, après l’effondrement de l’empire soviétique.

L’autorité exercée par les « Allemands » (Danois, Prussiens, Westphaliens, Holsteinois, Livoniens, Courlandais) suscite une hostilité croissante. Redoutant les effets du mécontentement et se rappelant que l’absolutisme de son pouvoir lui fut assuré par l’intervention des officiers de la garde, Anna offre à cette dernière, dès son avènement, un troisième régiment, baptisé « Izmaïlovski » (du nom de sa résidence d’Izmaïlovo). Il doit faire contrepoids aux régiments Preobrajenski et Semionovski. Le commandement en est confié au comte Loewenwold, qui choisit ses officiers parmi les étrangers (en particulier parmi ces nouveaux « Russes » que sont les Allemands de la Baltique) ; son lieutenant est l’Allemand Iakov Keit, passé peu de temps auparavant au service de la Russie. On le tient pour l’un des premiers organisateurs des loges maçonniques dans le pays (il était en contact avec celles de Hambourg). Les simples soldats du régiment Izmaïlovski sont recrutés en Petite-Russie, « dans ces couches de la société, souligne un historien soviétique, où les sentiments antirusses persistaient4 ».

Le grand point d’appui de l’impératrice est cependant constitué, non par le régiment Izmaïlovski, mais par le chliakhetstvo qui a tant fait pour garder à la souveraine son pouvoir absolu. Au soir du jour où Anna déchire les « conditions » qui lui ont été imposées, en déclarant : « Et si je viens à manquer à ma promesse, à ne pas tenir quelqu’une de mes paroles, alors, que me soit retirée la couronne de Russie » – une aurore boréale apparaît dans le ciel de Moscou, phénomène rarissime à cette latitude. On y voit un mauvais présage. Le même soir, le prince Dmitri Golitsyne a ces paroles prophétiques : « Le festin était prêt. Mais les hôtes n’en étaient pas dignes. Je n’ignore pas que je serai la victime de l’échec de toute cette affaire. Tant pis ! Je souffrirai pour la Patrie… Quant à ceux qui seront cause de mes larmes, ils en verseront eux aussi, et plus longtemps que moi. »

La Bironovchtchina est une période de terreur. Les premiers touchés sont les hauts-conseillers et leurs partisans. Théophane Prokopovitch, l’un des hommes les plus instruits de ce temps, nous l’avons vu, est également l’un des premiers propagandistes russes. Le « Régiment savant » auquel il appartient avec A. Cantemir et V. Tatichtchev, a beaucoup fait pour glorifier l’action de Pierre le Grand. Par la suite, les « oisillons du nid de Pierre » ont activement soutenu Catherine Ire et participé tout aussi intensément à la lutte contre les hauts-conseillers (même si V. Tatichtchev avait, en l’occurrence, comme nous l’avons montré, une position un peu particulière).

L’archevêque Théophane chante les louanges d’Anna en des vers qui montrent que si la poésie russe se prépare seulement à prendre son envol, elle a d’ores et déjà compris la nécessité de se montrer dévouée au monarque : « Tu es notre claire lumière, Tu es une belle fleur, Tu es la bonté, Tu es la gaieté, la grandeur. » On peut dire bien des choses d’Anna, mais de là à parler de sa bonté, il y a une marge. L’impératrice est méchante, au contraire, et rancunière.

À peine sur le trône, Anna instaure (en mars 1730) une Chancellerie secrète, en remplacement du Prikaze Preobrajenski supprimé sous le règne de Pierre II. À la tête de cette police politique, elle place le général Andreï Ouchakov qui a servi, naguère, au même Prikaze Preobrajenski sous la direction de Fiodor Romodanovski et qui, sur le chapitre de la cruauté, ne le cède en rien au favori de Pierre le Grand. Les contemporains notent, au demeurant, que le chef de la Chancellerie secrète allie cruauté naturelle et vernis mondain. Andreï Ouchakov rapporte directement à l’impératrice dont il reçoit les instructions. Transférée à Saint-Pétersbourg qui, à partir de 1732, devient définitivement la capitale de l’empire, la Chancellerie secrète compte, outre le général Ouchakov, deux secrétaires et vingt et un fonctionnaires. Bien que peu nombreuse, elle effectue un gigantesque travail : plus de vingt mille personnes sont déportées en Sibérie et les exécutions vont bon train. « L’espionnage, commente V. Klioutchevski, fut désormais le service d’État le plus encouragé. » Un oukaze spécial punit de mort la non-dénonciation de propos irrespectueux entendus sur la tsarine.

La « terreur Biron », comme l’appellent traditionnellement les historiens bien qu’elle fût essentiellement l’œuvre des Russes, frappe l’imagination des contemporains d’Anna et des générations suivantes, avant tout parce qu’elle s’abat sur les plus anciennes familles : les Dolgorouki sont exilés, puis exécutés ; le prince Dmitri Golitsyne meurt à la forteresse de Schlusselburg. L’affaire politique la plus retentissante du règne d’Anna est le procès du « Cabinet-ministre » Artemi Volynski.

Distingué par le trône, Volynski, qui prend bientôt un ascendant considérable sur l’impératrice, entre en conflit avec Biron et Ostermann, et perd la partie. « On a raison de dire, confie-t-il à ses amis, que le sexe féminin est perfide, et quand une femme vous fait joyeuse mine, c’est le moment d’avoir peur ! Prenez notre souveraine : le courroux la saisit, parfois, sans que je sache pourquoi ; impossible d’obtenir d’elle la moindre résolution et le duc n’en fait qu’à sa tête. » Envoyé devant les tribunaux, reconnu coupable – il avoue, sous la torture, avoir parlé insolemment de l’impératrice –, Volynski est condamné à avoir la langue coupée, avant de finir sur le pal. Au dernier moment, Anna épargne son ancien ministre, elle adoucit son châtiment : Artemi Volynski aura la tête tranchée, après qu’on lui aura arraché la langue.

La répression frappe ceux qui ont voulu limiter l’absolutisme ; mais elle va de pair avec la satisfaction de quelques revendications de la noblesse, formulées dans les « projets » de 1730. Dès son avènement, Anna abolit la loi de Pierre le Grand sur l’héritage, qui donnait au père de famille le droit de léguer ses biens à la personne de son choix. La nouvelle loi exige que l’immobilier soit partagé « également entre tous », mais surtout, elle supprime toute différence entre la votchina (domaine héréditaire) et le pomiestié (terre concédée en échange du service et pour le temps de ce service). Le pomiestié devient ainsi propriété privée héréditaire du chliakhetstvo.

En 1731, un « corps des cadets de l’armée de terre » est créé, institution d’enseignement privilégié pour les enfants de la noblesse. Le programme de 1733 donne une idée des matières qu’on peut y étudier et de ce qui intéresse les élèves. Le corps des cadets compte, cette année-là, deux cent quarante-trois inscrits. Deux cent trente-sept apprennent l’allemand, cent dix les danses, cinquante et un le français, quarante-sept l’escrime, trente-neuf la musique, trente-six la géométrie, trente-quatre le dessin, vingt-huit l’histoire, vingt l’équitation, dix-huit le russe, dix-sept la géographie, quinze le latin, onze la jurisprudence5. À la fin de leurs études, ils deviennent officiers ou entrent dans le service civil.

En 1736, un oukaze de l’impératrice répond favorablement à l’une des principales demandes de la noblesse : elle limite la durée du service militaire obligatoire à vingt-cinq ans (il était, jusqu’alors, illimité). En outre, un père a désormais le droit de garder un de ses fils à la maison pour s’occuper de ses biens, à condition qu’il apprenne au moins à lire et à écrire. L’importance de cette décision est considérable : le service de l’État – militaire ou civil – n’est plus la seule carrière possible pour un noble. Une nouvelle couche de propriétaires terriens se forme, indépendante du service de l’État. Un quart de siècle plus tard, l’ensemble de la noblesse sera ainsi libérée du service obligatoire. Mais le premier pas dans ce sens est effectué grâce au décret de 1736. La possibilité de quitter le service au bout de vingt-cinq ans permet aux nobles, qui commencent à servir à l’âge de vingt ans, de regagner leurs domaines à la fleur de l’âge.

Un autre acte symbolique témoigne de l’intérêt que l’impératrice porte au chliakhetstvo : les Russes touchent désormais une solde égale à celle des étrangers, nettement mieux payés jusqu’alors. Précisions toutefois, pour souligner le caractère symbolique de la chose, que cette solde sera très rarement versée sous le règne d’Anna. Les finances, en effet, sont au plus bas : la Cour dépense à tour de bras, le Trésor est littéralement pillé par les favoris et la politique extérieure coûte cher.

La transformation du chliakhetstvo en couche privilégiée s’accompagne d’un asservissement de la paysannerie qui ira en se renforçant durant les décennies suivantes ; les paysans deviennent de véritables esclaves. Le processus est irrépressible : l’élargissement des droits des propriétaires nobles s’effectue au détriment de ceux des serfs, qui finissent par ne plus en avoir du tout. Si le XVIIIe siècle est l’ère des impératrices et de la noblesse, il est aussi le temps de l’asservissement complet de la paysannerie. Les hasards de l’Histoire ont manifestement voulu que la législation privant, à la fin du siècle, les paysans de tous les droits humains, soit imposée par des femmes. Lorsque Catherine II, idole des philosophes français, modèle de monarque éclairé, s’éteindra en 1796, la Russie comptera trente-six millions d’habitants : neuf millions sept cent quatre-vingt-dix mille âmes paysannes seront aux mains de propriétaires privés, et sept millions deux cent soixante-seize mille appartiendront à la Couronne. Si l’on ajoute les familles, on peut considérer que 90 % de la population de Russie seront esclaves, asservis aux propriétaires ou à l’État.

L’impératrice Anna contribue grandement à ce processus d’asservissement en imposant aux propriétaires fonciers des tâches fiscales, en les autorisant à prélever sur leurs serfs un impôt de capitation. Le renforcement du servage et, plus encore, deux années successives de récoltes catastrophiques (de 1734 à 1736) jettent sur les routes des nuées de mendiants et de vagabonds. La fuite des serfs prend des proportions gigantesques. Pour y remédier, on applique un décret de 1736, donnant au propriétaire le droit de châtier comme il l’entend les serfs fuyards. Mendiants et vagabonds se constituent en bandes de brigands qui sillonnent le pays. Ils font la loi dans des régions de tout temps dangereuses pour les marchands – les rives de la Volga et de l’Oka –, mais ils se multiplient aussi aux abords de la capitale. Des détachements de soldats déciment alors les forêts bordant la route qui va de Saint-Pétersbourg à Moscou, afin de mieux les repérer. En 1740, peu avant la mort d’Anna, les « hommes errants » attaqueront la forteresse Pierre-et-Paul, ils tueront la sentinelle et emporteront l’argent de l’État.

L’impulsion donnée par Pierre le Grand était si forte que le navire russe continue de voguer dans la direction indiquée, malgré l’absence d’un véritable capitaine. Montée sur le trône à trente-sept ans, Anna s’efforce de rattraper les années d’ennui passées à Mitau. Biographe de l’impératrice, Nikolaï Kostomarov est sans pitié : « Paresseuse, débraillée, lourde d’esprit, mais aussi hautaine, pleine de morgue, ne pardonnant à quiconque le moindre geste qui, pour une raison ou une autre, lui déplût, Anna Ioannovna ne s’attacha à développer ni ses capacités ni des habitudes de travail, en particulier la faculté de penser, ce qui, compte tenu de sa dignité, était pourtant indispensable6. » Anna aime les toilettes (avec, sur les conseils de Biron, un goût marqué pour les couleurs criardes) et les fêtes. En 1736, elle invite l’opéra italien – une « première », en Russie. Elle raffole des bouffons et des grosses farces.

Les dix années de son règne ne forment qu’un petit chapitre de l’histoire russe, dont l’épisode le plus mémorable est sans doute la « maison de glace ». Sur l’ordre de l’impératrice, on construit, dans la dernière année de sa vie, une maison en blocs de glace. Tout – murs, portes, fenêtres, mobilier, vaisselle – est fait de glace. La maison achevée, on y célèbre les noces du prince Mikhaïl Golitsyne, converti au catholicisme et, pour cela, réduit au rôle de bouffon, avec la bouffonne kalmouke Anna Boujeninova, connue pour sa difformité. Exagérant quelque peu, un historien soviétique qualifiera l’histoire du « mariage de glace » de « honte de la Russie, pire encore que Narva, ou Austerlitz7 ». En 1835, l’écrivain Ivan Lajetchnikov, dans un roman historique intitulé La Maison de glace, condamnera sévèrement Anna et prendra pour héros positif Artemi Volynski, défenseur de la Russie contre Biron, le favori étranger.

Le gouvernement d’Anna ne s’embarrasse pas de questions sur l’attitude à adopter envers les réformes de Pierre le Grand. Ne voulant pas les contrer mais ne formant pas non plus le projet de les poursuivre, Anna (ou les responsables de la politique intérieure et extérieure qu’elle a choisis) se laisse guider par les besoins du moment, agit au gré des circonstances ou selon son intérêt personnel. Des mesures sont prises pour « réglementer » l’État : on organise une liaison postale permanente : toutes les vingt-cinq verstes, des relais sont implantés, dotés, en temps de guerre, de vingt-cinq chevaux, et de cinq en temps de paix. Une administration de la police est créée dans vingt-trois grandes villes (elle n’existait jusqu’à présent que dans les capitales). En 1737, on prescrit aux autorités municipales d’entretenir des médecins (choisis parmi les médecins militaires) dans leurs cités et de les payer douze roubles par mois. Parallèlement, des pharmacies sont ouvertes où l’on peut, moyennant finances, se procurer des médicaments.

La tendance dominante dans cette industrie que Pierre le Grand s’était tant attaché à développer, est de confier au privé ce qui relevait jusqu’alors du contrôle d’État. Les mines, possession du Trésor, sont cédées à des particuliers. Les entreprises minières passent aux mains de compagnies formées de Russes et d’étrangers. Une partie des usines et des gisements est affermée, de même que la pêche, entreprise florissante dans la région de la Basse-Volga. Une attention toute particulière est accordée aux haras dont le nombre augmente rapidement. Il faut dire que Biron est un passionné de chevaux. Le gouvernement d’Anna prend également grand soin de la monnaie : le tchervonets, pièce d’or d’une valeur de trois roubles créée par Pierre le Grand, est doté d’une nouvelle valeur permanente : deux roubles vingt kopecks. En 1731, les petites monnaies d’argent sont supprimées, remplacées par de plus grosses : roubles, poltynniks (un demi-rouble) et grivenniks (un dixième de rouble) d’argent au titre de soixante-dix-sept. Parallèlement, la monnaie de cuivre est retirée de la circulation.

La poursuite de la politique de Pierre le Grand envers l’Église est peut-être ce que l’on retiendra de plus cohérent dans le règne d’Anna. Le Synode est chargé de toutes les affaires ecclésiastiques. En d’autres termes, toutes les possessions du clergé (les votchinas des monastères) sont placées sous la dépendance d’un organisme gouvernemental. L’attitude à l’égard des autres religions dépend, comme au temps de Pierre le Grand, des intérêts de l’État. Les vieux-croyants sont persécutés, non parce qu’ils croient à leur façon, mais parce qu’ils provoquent une scission dans l’État, en se détachant de l’Église dominante. Les vieux-croyants paient double capitation, leurs monastères sont pillés, ordre est donné de les envoyer à vie aux galères pour « détournement » d’orthodoxes. Ils fuient les persécutions, quittant les régions centrales pour les confins (Sibérie, contreforts du Caucase), ou l’étranger (Pologne, Moldavie).

Les protestants jouissent d’un statut particulier, reflété non seulement dans la politique de Pierre le Grand, mais aussi dans les inclinations de l’impératrice, entourée de favoris protestants. Un temple luthérien est construit à Saint-Pétersbourg (ainsi qu’une église arménienne) ; d’autres villes sont également autorisées à avoir leur temple, dès lors qu’elles comptent de nombreux ouvriers allemands. Dans son ouvrage intitulé Entretien sur l’utilité des sciences et des établissements d’instruction, Vassili Tatichtchev propose la première défense du « mode de vie profane » dans l’histoire de Russie. Il ne rejette pas, bien sûr, la « vie spirituelle », mais soutient le droit à la coexistence des deux. Développant son programme, l’auteur souligne la nécessité d’une absolue tolérance religieuse du point de vue de la « vie profane » et de l’État. La Russie, écrit-il, « non seulement n’a eu aucun dommage de la diversité des confessions, mais elle y a même trouvé une utilité ». La seule exception pour lui est constituée par les jésuites, « en raison de leur perfidie », et par les juifs, « non pour leur foi, mais plutôt pour leur nature mauvaise8 ».

Justifiée par les intérêts de l’État, la tolérance religieuse n’exclut pas d’effroyables persécutions pour les renégats, ceux qui ont abandonné l’orthodoxie au profit d’une autre foi. En 1738, un officier de la Flotte, Voznitsyne, converti au judaïsme, monte au bûcher. On brûle en même temps que lui Boruch Leibowicz, qui a détourné l’orthodoxe du droit chemin. En 1740, un Cosaque de Sibérie, Issaïev, converti à la foi mahométane est exécuté. De tels cas sont rares. La tentation la plus grave demeure le catholicisme. Y cèdent des Russes qui ont longtemps vécu en Occident.

La propagande catholique vient essentiellement de la Pologne. Publiés pour la première fois en 1992, les carnets de l’abbé Jacques Jubé, arrivé en Russie en décembre 1728 et qui fuiera le pays au mois de mars 1732, sont une parfaite démonstration des difficultés auxquelles se heurte un missionnaire catholique à Saint-Pétersbourg, au temps d’Anna (pas seulement, d’ailleurs). L’abbé Jubé vient en Russie en qualité de confesseur de la princesse Irina Dolgoroukaïa, née Golitsyna, qui, à l’étranger, s’est convertie au catholicisme. Les théologiens parisiens de la Sorbonne ont confié à Jubé la tâche d’enquêter sur les possibilités éventuelles d’une union des Églises, évoquée lors du séjour de Pierre le Grand à Paris.

L’abbé Jubé devra se contenter de distribuer quelques brochures, ce qui attirera sur lui les persécutions. Il se trouve en outre lié à deux familles en disgrâce, les Dolgorouki et les Golitsyne. De plus, la Russie n’a pas le moindre désir de réunir les Églises catholique et orthodoxe. De retour en France en 1735, Jacques Jubé relate ses aventures, mais son manuscrit, intitulé La Religion, les mœurs et les usages des Moskovites9, ne sera découvert que deux cent cinquante ans plus tard, à la bibliothèque municipale de Rouen. La mission de l’abbé Jubé est un échec.

Bien que peu enclin à l’indulgence envers l’impératrice Anna et son action, Nikolaï Kostomarov, en historien consciencieux, constate : « Aussi dur que fût le gouvernement d’Anna Ioannovna à l’égard du Schisme et des errements religieux [l’historien fait ici allusion aux religions autres que l’orthodoxie], il montra toutefois plus de douceur et de mansuétude que ne l’eussent souhaité certains dignitaires zélés de l’Église. » Et de conclure : « Le gouvernement prit conscience, avant le peuple russe, de cette simple vérité que les méthodes policières de terreur ne suffisent pas à contenir un peuple dans la fidélité à l’Église orthodoxe10. » Le résultat de cette prise de conscience est la création de séminaires et d’écoles visant à former des prêtres, « intelligents, savants et d’une haute tenue morale11 ».

Le manque de cohérence dans la politique du gouvernement d’Anna, le recours à quelques éléments isolés des réformes de Pierre et le rejet de certains autres, s’expliquent en partie par le fait que l’impératrice n’a pas d’idée politique et qu’elle a remis le pouvoir réel entre les mains de ses favoris ; mais il est vrai aussi que chacun de ses favoris – or, ils sont nombreux – a sa propre vision des choses et, surtout, défend ses intérêts personnels. L’historien anglais Le Donne écrit à propos de la Russie du XVIIIe siècle (en précisant, d’ailleurs, que cela vaut pour d’autres périodes) : « Le processus de prise de décisions au sein du gouvernement russe reste un mystère12. » Cette remarque s’applique entièrement au règne d’Anna. Vassili Klioutchevski qui, comme l’immense majorité des historiens, use des mots les plus durs et des couleurs les plus sombres pour représenter la Bironovchtchina, évoque le grand homme d’État Anissime Maslov, Haut-Procureur (ober-prokuror) du Sénat, qui dénonce sans relâche « le manque de conscience et la fainéantise des puissants du gouvernement et des sénateurs eux-mêmes », et attire constamment l’attention sur la condition misérable des paysans. « L’impact moral de son impartiale et courageuse persévérance agissait sur des personnalités aussi desséchées moralement que l’impératrice et son favori13 ».

Le vice-chancelier Henrich-Johann (Andreï Ivanovitch) Ostermann et le feld-maréchal Burkhard-Christophe Munich comptent, eux, parmi les « oisillons du nid de Pierre », ils ont fait carrière au temps du premier empereur. Ostermann a commencé très jeune à servir, s’occupant à diverses tâches que lui confiait le tsar, qui recourait fréquemment à ses talents diplomatiques. Après la mort de Pierre, Ostermann joue un rôle important comme « faiseur de tsars » ; sa réputation d’homme le plus intelligent de l’Empire, en tout cas à la Cour, lui permet de prendre une très large part à l’élection de Catherine Ire, de Pierre II et d’Anna. Sous le règne d’Anna, Ostermann est le véritable chef du gouvernement. À la veille de mourir, l’impératrice mandera auprès d’elle Biron et Ostermann, et confiera au vice-chancelier le document concernant son successeur.

Munich, lui, est arrivé en Russie à l’âge de trente-sept ans. Il est né dans une des principautés allemandes, le comté d’Oldenbourg qui, à partir du XVe siècle, appartient au Danemark. À seize ans, Munich part servir en France, dans le génie. À vingt ans, il a combattu, semble-t-il, dans toutes les armées d’Europe, a servi sous les ordres d’Eugène de Savoie, du duc de Marlborough, dans l’armée polonaise d’Auguste II le Fort. Parmi les travaux qu’il réalise en Russie, on trouve la construction du canal du Ladoga, dont il dirige les travaux et qui obtient la haute approbation de Pierre le Grand.

Durant les cinq années troublées qui suivent la mort de l’empereur, Munich se rapproche d’Ostermann et, après l’avènement d’Anna, il prend la direction des affaires militaires au sein du « Cabinet ». L’initiative de réformer l’armée lui revient, avec la création de deux régiments de la garde (le régiment Izmaïlovski et la garde à cheval) et d’une cavalerie lourde, l’affectation du génie à un type particulier de troupes l’instauration d’un corps de cadets de l’armée de terre. Il élève également la solde des officiers russes au niveau de celle des étrangers. Sous son contrôle, un système de fortifications est mis en place, la « Ligne ukrainienne », entre le Don et le Nord-Donets. Vingt régiments d’une « milice du territoire » sont postés dans les places-fortes de la Ligne. C’est aussi, pour une grande part, sous son influence que la Cour est transférée à Saint-Pétersbourg dont il est gouverneur-général, avant de devenir membre du « Cabinet » de l’impératrice.

L’une des raisons qui conduisent les historiens russes à critiquer la politique extérieure d’Anna, ses guerres, est parfaitement formulée par N. Kostomarov : « Chaque État espérait tromper les Russes et faire de leur puissance l’instrument de ses fins… Une union avec la Russie était pour tous un grand appât, afin de disposer ensuite de ses importantes forces militaires et de la prendre, pour ainsi dire, en remorque. » Les deux principales puissances européennes, la France et l’Autriche (le Saint-Empire romain germanique), sont les premières à s’intéresser à la Russie. Leurs représentants à Saint-Pétersbourg ne ménagent pas les espèces sonnantes et trébuchantes pour attirer dans leur camp les responsables de la politique russe.

Dix-huit années durant (de 1723 à 1741), l’homme en charge de la politique étrangère est le comte Andreï Ostermann, bien que le chancelier en titre soit le comte Gabriel Golovkine. L’annuaire diplomatique publié à Moscou en 199214, souligne que tous les responsables de la politique extérieure russe « étaient exclusivement guidés par les intérêts historiques de la Russie, même s’il arrivait que, sans léser pour autant les intérêts de l’État, tel ou tel chancelier en profitât pour régler ses affaires personnelles ». Andreï Ostermann est cité au nombre de ceux qui savent concilier les deux.

Le choix entre l’Autriche et la France devient inévitable à compter du 1er février 1733, après le décès du roi de la Rzeczpospolita, le Saxon Auguste II le Fort. Son seul héritier légitime, Frédéric-Auguste, occupe sans difficulté le trône de Saxe, mais se heurte à des problèmes sérieux avec la couronne polonaise. La France soutient résolument la candidature de Stanislas Ier Leszczynski. Jadis chassé de Pologne par les troupes de Pierre le Grand, partisan d’Auguste le Fort, Leszczynski, candidat malheureux de Charles XII, avait trouvé refuge en France et marié sa fille Marie au jeune Louis XV. Après la mort de son rival plus heureux, il fait valoir ses droits à la couronne de la Rzeczpospolita. La France lui promet, si nécessaire, l’appui d’une force armée. Le 12 septembre 1733, la szlachta polonaise choisit pour roi Stanislas Ier Leszczynski, à l’unanimité.

En décembre 1732, deux mois avant la mort d’Auguste II, on signait à Berlin un traité qui devait entrer dans l’histoire sous l’appellation de « traité de Loewenwold » (du nom d’un diplomate russe, frère d’un des favoris d’Anna), ou encore de « traité des trois aigles noires ». Les signataires en étaient la Russie et l’Autriche, dont les blasons s’ornaient d’aigles bicéphales, et la Prusse qui avait aussi une aigle noire pour emblème, mais à une seule tête. Saint-Pétersbourg, Vienne et Berlin décidaient de ne pas laisser le fils d’Auguste accéder au trône, mais de couronner roi de Pologne le prince de Portugal. L’initiative du traité revenait à l’empereur d’Autriche Charles VI qui, n’ayant pas de fils, était très désireux de voir une de ses trois filles lui succéder. Or, le fils d’Auguste II pouvait prétendre à la couronne d’Autriche, et Charles VI voulait l’empêcher de régner en Pologne, ce qui l’eût considérablement renforcé.

L’arrivée de Stanislas Ier Leszczynski brouille les cartes des « trois aigles ». Les alliés décident alors de soutenir le prétendant de Saxe, qui signe la Pragmatique Sanction – un accord en vue de l’élection sur le trône de Vienne d’une fille de Charles VI, après la mort de ce dernier. Commandées par le feld-maréchal Lascy, les troupes russes entrent en Pologne, suivies par les corps d’armées des généraux Zagriajski, Izmaïlov et du prince Repnine. La résistance populaire polonaise tente sans succès de s’opposer à l’armée régulière russe. Le prétendant de Saxe est également soutenu par une partie de la szlachta, en particulier les magnats lituaniens.

Le 5 octobre 1733, les adversaires du roi Stanislas Ier Leszczynski élisent au trône de Pologne l’électeur de Saxe Frédéric-Auguste, qui prend le nom d’Auguste III. Leszczynski se réfugie à Dantzig, pour y attendre l’aide française promise. L’armée russe assiège la puissante forteresse, qui résiste vaillamment. La situation change, dès lors que le général Munich prend la direction des opérations. Après des tirs d’artillerie intensifs, entrepris en mars 1734, et, pour les assiégés, la fin de l’espoir de voir arriver des secours (une escadre française apparaît aux abords de la ville mais n’ose approcher), Dantzig capitule, le 27 juin. Stanislas Ier Leszczynski s’enfuit en Prusse, puis regagne la France. Les vaincus versent des millions de thalers de contributions de guerre. Placé sur le trône par les États alliés (et avant tout par l’armée russe), le roi Auguste III peut tranquillement gouverner la Pologne.

La Pologne n’intéresse la France que comme moyen de pression sur l’Autriche. Convaincu que la résistance opposée à Leszczynski est sérieuse et peu désireux d’envoyer ses armées affronter les troupes russes, Louis XV accepte de signer un traité de paix avec l’Autriche : Stanislas Ier Leszczynski renonce à ses prétentions au trône polonais ; il reste nominalement roi à vie et devient, à titre viager, maître de la Lorraine, récemment conquise par la France. La nature des relations franco-polonaises est symbolisée par le fait que la France signe avec l’Autriche le traité d’abdication de Leszczynski, cinq ans exactement après avoir passé avec lui un accord d’aide défensive et offensive.

Pour la France, la Pologne est une pièce de troisième ordre dans le jeu diplomatique. Pour l’Empire de Russie, au contraire, elle a une valeur de premier plan. La campagne menée contre le roi Stanislas Ier Leszczynski, pour la défense des « droits » d’Auguste III, coûte cher à l’armée russe. Rien qu’à Dantzig, elle a perdu huit mille hommes. Mais elle a confirmé le droit de la Russie à intervenir à son gré (avec l’accord des autres « aigles noires ») dans les affaires polonaises, et à soutenir son candidat au trône polonais. Après la mort d’Auguste II, alors que commençait la recherche d’un candidat au trône de Varsovie, la Pologne n’avait donné à la Russie aucun motif d’offense, elle n’avait ni violé ses frontières ni formé d’alliance antirusse avec aucun des voisins de l’empire. Mais peu importait. Anna – ou plutôt ses conseillers – poursuivait la politique de Pierre et se hâtait de mettre à profit l’effondrement du système étatique et social polonais – cette anarchie à laquelle les Polonais donnaient le nom de liberté. L’historien polonais Pawel Jasienica relève un fait caractéristique : « Pétersbourg était alors mis sens dessus dessous par les Allemands : la chose donne le ton de l’époque, mais elle n’a pas une importance décisive. Peu importait le nom de ceux qui décidaient de la politique russe, Ostermann, Repnine, ou autre. Tous se comportaient de la même façon, aucun ne voulait lâcher le butin de Pierre le Grand15. »

Les alliés de la Russie – l’Autriche et la Prusse – ont leurs plans, ils espèrent, si possible, élargir leur territoire aux dépens de la Pologne, mais acceptent de laisser la Rzeczpospolita sous la protection attentive de l’Empire de Russie. La victoire dans la Guerre de Nord continue de porter ses fruits.

Ayant assuré une frontière solide au nord-ouest, la Russie se tourne vers le sud-est et l’Empire ottoman. La Sublime Porte, l’Empire ottoman ou, tout simplement, la Turquie – autant de noms qui désignent le vieil ennemi de la Russie. La Turquie a barré à Moscou, puis à Pétersbourg, l’accès à la mer Noire. En outre, détentrice d’une partie de l’Ukraine, elle voue un immense intérêt aux affaires polonaises, en tant que voisine, elle aussi, de la Rzeczpospolita. La légitimité de cet intérêt est d’ailleurs confortée par le traité de 1721, signé par Pierre après sa défaite du Prouth.

L’action menée en Pologne par la Russie et par ce vieil adversaire de l’Empire ottoman qu’est l’Autriche, incite la Turquie à soutenir le khan de Crimée, son vassal, qui effectue une nouvelle incursion en territoire russe. L’humiliation du Prouth, douloureusement perçue en Russie, le désir toujours vif de donner une leçon au khan de Crimée, l’affaiblissement de la Turquie où, en 1730, les janissaires ont à nouveau renversé un sultan pour en mettre un autre sur le trône – autant de causes déclenchantes de la guerre contre la Turquie, entreprise par la Russie en 1735.

Depuis quelques années, la Turquie est en conflit avec la Perse et subit défaite sur défaite. Résolus à engager les hostilités, les diplomates d’Anna instaurent de bonnes relations avec la Perse, rendant, aux termes du traité de Resht (1732), les provinces d’Astrabad et de Mazandéran, enlevées par Pierre le Grand ; Bakou, Derbent et leurs districts lui reviennent également, en 1735, par le traité de Ghiandja. Le projet d’acquérir de nouveaux territoires au bord de la mer Caspienne est lié à l’intérêt que les tsars moscovites portent depuis longtemps au Caucase.

En 1715, déléguant le jeune Artemi Volynski – future victime de Biron et d’Anna – en ambassade vers la Perse, Pierre le Grand lui avait remis des instructions, lui prescrivant d’étudier soigneusement la région, les ports, les villes, les fleuves qui se jetaient dans la Caspienne, de vérifier, en particulier, s’il n’y avait pas un fleuve qui coulât jusqu’en Inde et quelles seraient les possibilités pour la Russie de commercer avec la Perse et le Proche-Orient.

En 1717, Volynski proposait un plan de conquête d’une partie considérable du littoral de la Caspienne, en mettant à profit les guerres intestines qui déchiraient la Perse. Pierre, rappelons-le, était alors en guerre contre les Suédois et il ne disposait pas des forces nécessaires pour un conflit avec ce pays. Il ne rejeta pas le plan d’Artemi Volynski, se contenta d’en différer la mise à exécution ; quant à l’auteur du projet, il fut nommé gouverneur d’Astrakhan d’où il continua à tenter de convaincre l’empereur qu’il était indispensable de profiter de la faiblesse du shah. L’expédition militaire de 1722 devait confirmer la justesse de son diagnostic : les troupes russes remportèrent une victoire facile et s’emparèrent des terres perses situées sur le littoral oriental et méridional de la Caspienne, coupant la Perse de la mer et créant un « Iran russe ».

Que la victoire fût aisée ne signifiait pas qu’il n’y avait pas eu de pertes : soixante et un mille quatre-vingt-dix soldats prirent part à l’expédition de la Caspienne, dont trente-six mille six cent soixante-quatre devaient périr au combat, ou victimes des épidémies et de la chaleur16. Les conquêtes russes en Perse ne laissèrent pas indifférents les Turcs qui firent eux aussi irruption dans les possessions du shah. La Russie et l’Empire ottoman s’entendirent sur une ligne de partage de leur influence en Perse.

Le désir de s’assurer un allié dans la lutte contre la Turquie pousse les diplomates d’Anna à rendre les provinces conquises ; mais le traité de Ghiandja recèle un point qui ouvre des perspectives pour l’avenir : la Perse s’engage à ne céder à quiconque, sous aucun prétexte, Bakou et Derbent. L’accès à la mer Caspienne, désormais russo-persan, se trouve ainsi fermé à la Turquie.

Formellement, la guerre ne commence pas avec la Turquie, mais avec les Tatars de Crimée, qui ne cessent d’organiser des raids et traversent les possessions russes du Caucase pour aller guerroyer contre la Perse. Les intentions réelles sont grandioses. Le feld-maréchal Munich, qui a l’ordre de gagner l’Ukraine depuis la Pologne, puis de marcher sur les Tatars, écrit, le 14 août 1736, à Biron que, l’année suivante, les troupes russes auront soumis la Crimée, le Kouban et la Kabardine. On prévoit, pour 1739, la prise de Constantinople et le couronnement de l’impératrice Anna à Sainte-Sophie. « Quelle gloire ! s’exclame le feld-maréchal en conclusion de son projet. Quelle souveraine17 ! »

Au prix d’énormes pertes humaines, les armées russes remportent des victoires considérables. Au terme d’un siège très dur, le feld-maréchal Lascy prend Azov, déjà conquise par Pierre, puis rendue aux Turcs après la défaite du Prouth, et qui redevient donc russe, le 20 juin 1736. Au même moment, les troupes de Munich franchissent l’isthme de Perekop, réalisant ainsi, pour la première fois, un vieux rêve russe : entrer en Crimée (22 mai 1736). Les Russes s’emparent des villes de Crimée, y compris de la capitale, Bakhtchisaraï, et les livrent aux flammes : le palais du khan est réduit en cendres. Mais les épidémies, la chaleur, le manque de vivres les contraignent à reculer vers Perekop.

Au printemps 1737, Munich mène à nouveau son armée contre les Turcs, visant, cette fois, leurs possessions de Moldavie et de Valachie. Les opérations victorieuses des troupes, les conditions difficiles, l’indécision de l’Autriche, alliée de la Russie contre l’Empire ottoman depuis 1726, les défaites subies par les Autrichiens, incitent toutefois la diplomatie russe à rechercher la paix. En août 1737, les représentants des trois belligérants se réunissent à Nemirov pour entamer des pourparlers. Les ambassadeurs russes tiennent leurs instructions d’Ostermann ; elles comportent un descriptif des projets de conquêtes et le dessin de la frontière que la Russie veut obtenir en résultat de la guerre. Le besoin de cette frontière, précisent les instructions, est dicté par les nécessités de la sécurité de l’empire et de ses habitants. La plus grande exigence est la cession à la Russie de la Crimée et du Kouban. Ostermann admet l’idée, au cas où il serait impossible d’obtenir la frontière souhaitée, d’accepter que soient cédés à la Russie la presqu’île de Taman et le littoral de la mer d’Azov jusqu’à l’embouchure de la Berda (où, par la suite, sera fondée la ville de Berdiansk). Tout le territoire compris entre le Dniepr et le Dniestr doit ainsi revenir à la Russie. Enfin, on exige de la Sublime Porte qu’elle accorde l’indépendance à la Moldavie et à la Valachie (qui demandent à être placées sous protectorat russe) et recule de l’autre côté du Danube.

Le plan de Munich, qui envisageait le couronnement d’Anna à Constantinople, pouvait sembler fantastique. Le plan d’Ostermann, lui, est très réaliste : les victoires obtenues permettent à la Russie de devenir une puissance de la mer Noire. Le congrès de Nemirov, toutefois, n’aboutit pas : les Russes font état de leurs exigences, les Turcs les rejettent. En 1738, les opérations militaires reprennent. Le feld-maréchal Munich continue de remporter victoire sur victoire. La puissante forteresse d’Otchakov tombe. En août 1739, l’armée russe, pour la première fois, anéantit littéralement les troupes turques, à la bataille de Stavoutchany : en l’occurrence, c’est l’élite de l’armée turque qui se voit laminée. Les Russes entrent dans Khotine, franchissent le Prouth, vengeant ainsi Pierre le Grand, puis pénètrent à Jassy. Munich s’apprête à poursuivre l’offensive vers Bendery, puis à passer le Danube et à attaquer Istanbul. Au même moment, le feld-maréchal Lascy, à la tête d’une armée de quarante mille hommes, marche victorieusement sur la Crimée.

Les victoires sont trop importantes. La Russie n’est pas capable de les digérer. En outre, l’Autriche, défaite par les Turcs dans les Balkans, sort brusquement de la guerre et signe une paix séparée avec l’Empire ottoman. Même alliée à l’Autriche, la Russie n’avait pu contraindre la Turquie à accepter les conditions de Nemirov. Seule, elle n’a d’autre solution que d’entamer des pourparlers de paix. Le comte Ostermann confie le soin de parlementer à l’ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de Villeneuve. L’entremise du diplomate français, représentant d’un pays ennemi traditionnel de l’Autriche, donc, allié traditionnel du sultan, débouche sur la paix de Belgrade. En septembre 1739, le diplomate français en signe le traité au nom de la Russie. La guerre, qui a coûté près de cent mille morts à l’armée russe, est d’un maigre profit : la Russie garde Azov, mais il lui est interdit de la fortifier ; elle ne peut faire circuler ses navires sur la mer Noire, mais obtient la steppe située entre le Boug et le Dniepr.

Les historiens soulignent la disproportion entre le coût de cette guerre et ses résultats. Toujours fougueux, Vassili Klioutchevski affirme : « La Russie avait maintes fois signé de pénibles traités de paix ; mais un traité aussi risible et honteux que celui de Belgrade, en 1739, jamais elle n’avait été amenée à conclure rien de tel et, il faut l’espérer, jamais elle n’aura plus à le faire18. » Klioutchevski ne peut savoir que, deux siècles plus tard exactement, sera conclu un pacte autrement plus honteux, plus risible et tragique. L’auteur du Précis d’histoire russe désigne les responsables de l’opprobre qui frappe la Russie : « Cette onéreuse fanfaronnade fut tout entière l’œuvre des plus grands talents du gouvernement pétersbourgeois de l’époque, l’œuvre d’Ostermann, orfèvre en matière de diplomatie, l’œuvre de Munich, orfèvre en matière de guerre, de leurs compatriotes et de leurs compagnons d’idées russes19. » Les destinataires de ces ironiques reproches sont évidents : ce sont les étrangers, qui ne se soucient que de leurs intérêts personnels, négligeant ceux de la Russie.

Vassili Klioutchevski et d’autres historiens ont raison de souligner la légèreté d’Ostermann, lorsqu’il confie le soin de conclure la paix avec la Turquie à un diplomate français ; ils ont raison d’insister sur le nombre fantastique de vies humaines qu’aura coûté la guerre et sur les lourdes conséquences économiques de la politique agressive menée par Anna. Mais, au bout du compte, les accusations portées à l’encontre du gouvernement de l’impératrice se résument au fait que la guerre a mal fini, que les conquêtes ont été perdues. L’impératrice est jugée responsable de l’échec de sa politique. Or, ces reproches ne sont pas complètement fondés. Ils sont justes si l’on considère les résultats de cette politique, dans les limites de la décennie qui a vu Anna sur le trône russe, entourée des « canailles de Courlandais ». Mais si l’on élargit le cadre temporel pour glisser un regard vers le passé et l’avenir de l’Empire de Russie, les constantes de la politique russe sautent aux yeux, et les projets et l’action du gouvernement d’Anna y sont pleinement conformes. Tout comme leurs prédécesseurs et leurs successeurs, les diplomates et les chefs militaires du règne d’Anna ne cessent de viser des « frontières absolument sûres ». Munich et Lascy suivent la voie – vers la Crimée, Azov et le Prouth – déjà empruntée par les armées de Vassili Golitsyne et de Pierre le Grand, et qu’emprunteront celles de Potemkine, Roumiantsev, Souvorov.

L’insistance de l’État moscovite, puis de l’Empire de Russie à assurer la « sécurité » des frontières, en les élargissant sans cesse, la constance de la politique russe sont d’autant plus stupéfiantes que la noblesse, ou le chliakhetstvo comme on l’appelle après Pierre, bref, la couche dirigeante qui fournit le commandement de l’armée, ne nourrit aucun intérêt pour la guerre ni pour la chose militaire. Les nobles qui servent dans l’armée n’ont pas de plus grand désir que de rentrer chez eux, dans leurs domaines familiaux. Vockerodt, ambassadeur de Prusse à Pétersbourg, rapporte que lorsqu’on « cite en exemple » à l’aristocratie russe « la noblesse des pays européens qui tient les mérites militaires pour le suprême honneur, elle réplique d’ordinaire : cela prouve simplement qu’il y a sur la terre plus d’imbéciles que d’hommes intelligents. Un homme intelligent ne risquera pas sa santé et sa vie, sauf peut-être, si le besoin l’y pousse et moyennant finances. Mais le seigneur russe ne mourrait pas de faim, si on lui permettait de vivre chez lui et de gérer ses domaines. Même s’il lui faut manier l’araire, il se sent de toute façon mieux que le soldat20. »

Les gens intelligents sont finalement assez nombreux, en Pologne, par exemple, où la noblesse refuse de guerroyer et où elle s’y astreint de moins en moins – si l’on exclut les querelles entre voisins –, au fur et à mesure que s’affaiblit le pouvoir central. Au temps des rois saxons, le rapport numérique entre l’armée de la Rzeczpospolita et celles de ses voisins est le suivant : 1 à 11 pour l’armée prussienne, 1 à 17 pour l’autrichienne, 1 à 28 pour la russe. En d’autres termes, pays sans armée, la Pologne est vouée à périr. La Russie, elle, a un besoin aigu d’une puissante armée, car c’est sur elle que se fonde « l’impérialisme défensif » qui fait l’essence de la politique étatique. Le pouvoir autocratique du souverain est une force qui contraint à aller à la guerre, non seulement les paysans serfs – la tâche n’est point trop ardue –, mais aussi le chliakhetstvo qui préférerait mener une existence paisible dans ses « nids de gentilshommes ».

En 1740, année de la mort d’Anna, Frédéric II monte sur le trône de Prusse. Le modèle prussien s’affirme, dont un contemporain plein d’esprit, Georg Heinrich von Berenhorst, devait dire : « La monarchie prussienne n’est pas un pays doté d’une armée, mais une armée dotée d’un pays pour son cantonnement. » Ce modèle paraîtra séduisant à certains autocrates russes, mais les dimensions, tout autres, du territoire et de sa population ne leur permettront pas de transformer la Russie en Prusse, malgré un violent désir de se rapprocher au maximum de cet idéal.

La Russie a mis d’énormes moyens en œuvre et n’a pas épargné les vies de ses soldats pour élargir son territoire dans toutes les directions. Là où la barrière était constituée par les frontières d’autres États, l’armée fut l’instrument de « l’impérialisme défensif ». Dans les immensités de la steppe, de la taïga et de la toundra, ceux qui fuyaient l’État devinrent l’arme privilégiée de sa politique. Les hommes en quête de liberté, qui cherchaient refuge loin des propriétaires terriens et du pouvoir, colonisaient des territoires où l’État venait à leur suite.

Les dix années du règne d’Anna sont marquées par les campagnes très actives des troupes russes en Crimée, dans le Caucase, en Moldavie. Mais, dans le même temps, un autre front s’ouvre au sud-est. Ivan Kirillov, qui a commencé sa carrière à l’époque de Pierre le Grand et atteint, en 1728, le grade élevé de secrétaire général du Sénat, élabore, pour la Russie, un plan d’accès à l’Asie centrale. S’appuyant sur la Bachkirie qui entre dans la composition de l’empire, Kirillov propose de bâtir une forteresse au confluent de l’Or et du Iaïk (qui deviendra par la suite le fleuve Oural), puis un port sur le Syr-Daria à l’endroit où il se jette dans la mer d’Aral, et de prolonger cette voie protégée vers l’Asie centrale, puis l’Inde. La ville fondée sur l’Or reçoit le nom d’Orenbourg (la consonance allemande ne peut que plaire à Pétersbourg). On entreprend de construire deux forteresses qui permettront de mettre en valeur des terres baptisées, par Kirillov, la « Nouvelle Russie ».

Les Bachkirs, dont le territoire est devenu la base de la progression russe en direction de l’Asie centrale, se soulèvent, craignant que le pouvoir des fonctionnaires pétersbourgeois ne se renforce. Leur soulèvement est déclenché par les fantastiques réquisitions en chevaux, nécessitées par la guerre contre la Turquie. « La révolte, écrit un historien soviétique, avait un caractère féodal très marqué21. » Une façon de juger négativement les protestations des Bachkirs contre le pouvoir russe. La rébellion ne dure pas moins de cinq ans (de 1735 à 1740), elle ne sera écrasée qu’après la mort d’Ivan Kirillov (1737). Ce dernier est remplacé à la tête de la Commission d’Orenbourg par Vassili Tatichtchev, futur auteur de la première Histoire de la Russie.

Tatichtchev juge inopportune une progression trop rapide de la Russie au sud-est, considérant que le pays manque encore de moyens pour cela. En outre, il voit dans le souhait exprimé par différentes tribus de devenir sujets russes, un désir d’obtenir, unilatéralement, des avantages, au détriment de l’État. Sur ce point, il est en complet désaccord avec Ivan Kirillov, qui rêvait de transformer en sujets russes les populations de villes « telles que Tachkent et Aral…, des provinces morcelées de Boukhara et Samarkand et du riche Bodokshan22 ». Le Bodokshan – encore appelé Bodokan ou Badahshan – se trouvait en territoire afghan.

Poursuivre la progression – rapide ou ralentie – implique de mater les Bachkirs. On envoie contre eux (la population bachkire s’élève à quelque cent mille personnes) l’armée régulière ; on adopte la politique coloniale traditionnelle qui consiste à monter certains peuples contre d’autres. Dans ce cas précis, on utilise les peuples türks d’installation plus récente : Mechtcheriaks, Tatars. Le rapport que le prince Ouroussov, général commandant l’écrasement de la révolte dans sa phase finale, adresse à Pétersbourg en 1740, donne une idée des mesures employées à l’égard des rebelles. « Après lecture de la sentence, relate le général Ouroussov, les criminels et les principaux complices du rebelle Karassakal [suivent les noms] furent empalés… Onze de leurs camarades, dont sept essaouls du sus-nommé Karassakal, furent pendus par les côtes, et quatre-vingt-cinq par le cou, vingt et un criminels eurent la tête tranchée… » D’après les calculs du secrétaire de la Commission d’Orenbourg, qui deviendra par la suite le célèbre géographe et historien Piotr Rytchkov, seize mille six cent trente-quatre personnes sont exécutées dans les années 1735-1740, trois mille deux cent trente-six envoyées en relégation et neuf mille cent quatre-vingt-deux deviennent des serfs. La répression militaire s’accompagne d’un renforcement du contrôle exercé sur les chefs des tribus rebelles et d’avantages accordés aux populations nouvellement venues, qui colonisent les terres bachkires, avec la bénédiction des autorités russes.

Amorcée, sous le règne d’Ivan IV le Terrible, par les Cosaques de Iermak, la progression russe vers l’Extrême-Orient se poursuit sous le règne d’Anna. La première expédition du capitaine danois Vitus Behring, passé au service de la Russie, avait été projetée au temps de Pierre le Grand, mais ne put être réalisée qu’après sa mort (1725-1730). Behring franchit le détroit qui sépare l’Asie de l’Amérique, confirmant la découverte effectuée, en 1648, par le Cosaque Semion Dejnev. L’infatigable Ivan Kirillov, qui ne saurait se satisfaire d’une découverte géographique, élabore le plan d’une seconde expédition au Kamtchatka (1733), territoire qu’il prévoit de coloniser ; il envisage également de bâtir la forteresse d’Okhotsk et d’explorer d’autres terres. Il veut « rechercher des terres et des îles nouvelles », afin d’en « assujettir le plus grand nombre possible ».

L’élargissement de l’Empire russe est traditionnellement expliqué par un besoin de sécurité, la recherche de frontières sûres, de préférence naturelles. L’accès à l’océan Pacifique, frontière aussi naturelle que sûre, ne stoppe pourtant pas l’expansion. Un demi-siècle plus tard, des colonies russes apparaîtront en Alaska et en Californie.

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