11 La fin du règne



Moi-même éternellement dans l’ivrognerie, la fornication, l’adultère, la fange, les meurtres et pillages, les dilapidations et la haine, ainsi qu’en toute sorte de scélératesses…

Propos d’Ivan sur lui-même dans une lettre au monastère


Saint-Cyrille de Bieloozero.

Enfin, le tsar devint, pour tous les habitants de Russie, Dieu sur la terre.

Nikolaï KARAMZINE.

Le Terrible fantasmait plus qu’il n’agissait, il eut plus d’influence sur l’imagination et les nerfs de ses contemporains, que sur l’ordre étatique d’alors.

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


La suppression de l’opritchnina ne change rien à l’essentiel de la politique menée par le tsar : il vise toujours le pouvoir absolu et redoute tout autant les ennemis qui menacent son autorité. La place de l’opritchnina est prise par la « cour » (« dvor »), où entrent certains opritchniks auxquels Ivan, après les avoir cent fois contrôlés et mis à l’épreuve, accorde sa confiance. La Douma de la « cour » est dirigée par le boïar Vassili Oumnoï-Kolytchev et le prince Boris Touloupov. Le conflit qui les oppose aux Godounov, quand ces derniers gagnent en puissance (ils se sont acquis la confiance du tsar), entraînera leur chute et leur exécution. La suspicion maladive qui pousse Ivan à « trier » sans cesse ceux qu’il appelle les « petits bonshommes », l’amène à commettre un acte qui laisse la Russie encore plus désemparée que la fugue du tsar au Faubourg d’Alexandrov. En octobre 1575, Ivan IV le Terrible confie le pouvoir d’État à un Tatar baptisé de fraîche date, le tsar Siméon Bekboulatovitch.

Dans une « supplique » adressée au nouveau « grand-prince de toute la Russie », le « tsar Siméon », Ivan, qui signe « Petit-Ivan Vassiliev » ou « Petit-Ivan de Moscou », demande qu’un « oudiel » lui soit octroyé. De fait, il scinde à nouveau l’État en deux. Ivan englobe dans son « oudiel » des villes qui, naguère, n’appartenaient pas à l’opritchnina. Il recrute pour son armée des hommes nouveaux et achève d’anéantir l’ancienne direction de l’opritchnina.

Un an plus tard, le « tsar » Siméon est « renversé » et envoyé à Tver. Les anciens gouverneurs de l’« oudiel » d’Ivan – Athanase Nagoï qui n’a jamais servi dans l’opritchnina, Bogdan Bielski et les Godounov (Dmitri Godounov, occupant les hautes fonctions de chambellan, et son neveu Boris) qui y ont joué un rôle modeste –, se voient confier les grands dossiers de l’État jusqu’à la mort d’Ivan.

Les contemporains, effarés, et les historiens, plus que perplexes, ont tenté de comprendre pourquoi Ivan le Terrible avait voulu se transformer en « Petit-Ivan de Moscou ». Dans un entretien avec l’ambassadeur d’Élisabeth Ire d’Angleterre, D. Sylvester, le Terrible justifie sa décision par « le comportement criminel et les manigances de nos sujets, qui se rebiffent et s’opposent à nous ; au lieu de se soumettre loyalement, ils fomentent des complots contre notre personne1 ». Il est à noter que le tsar ne cède pas le trône à son fils aîné, Ivan, âgé de vingt et un ans en 1575, mais à un étranger. Cela peut s’expliquer par une volonté de ne pas mêler l’héritier légitime à la politique de répression, mais aussi par un désir de montrer à son fils que le tsar peut confier l’État à qui il veut.

La « politique » familiale d’Ivan le Terrible reflète bien toute la frénésie du prince. Les historiens divergent sur le nombre de ses épouses : les uns parlent de sept, d’autres de huit. Dans son Histoire, Andreï Kourbski écrit que le « culte d’Aphrodite et de Bacchus » ont épuisé le puissant organisme d’Ivan. Encore le prince transfuge songe-t-il aux plaisirs extra-conjugaux de son royal ami. L’histoire conjugale d’Ivan IV est, elle aussi, on ne peut plus tumultueuse. Après la mort d’Anastassia (1560), puis de Maria Temrioukovna (1569), le tsar se marie une troisième fois, nous l’avons dit, avec Marfa Sobakina, décédée deux semaines plus tard (1571). Sensible à l’argument du tsar selon lequel ses précédentes unions ont été interrompues parce que ses épouses furent empoisonnées, le concile autorise un quatrième mariage, en 1572, avec Anna Koltovskaïa. Trois ans plus tard, Ivan contraint sa femme à prendre le voile et, sans se marier mais ayant obtenu l’accord de son confesseur, partage sa vie avec Anna Vassiltchikova, puis avec Vassilissa Melentieva. Le célèbre dramaturge russe Alexandre Ostrovski (1823-1886) tente de comprendre, dans une pièce intitulée Vassilissa Melentieva, ce qui pousse le tsar à cette chasse frénétique aux femmes. En envoyant Anna dans son monastère, Ivan lui dit : « Tu as maigri, et je n’aime pas les maigres… » En 1580, le souverain contracte – plus ou moins légalement – un septième mariage avec Maria Nagaïa, qui lui donne un fils, Dmitri. Il n’a toutefois de cesse d’obtenir la main de Mary Hastings, nièce d’Élisabeth Ire d’Angleterre. Dans les années 1570, il espère longtemps se marier avec la sœur du roi de Pologne, Sigismond II Auguste.

Le père d’Élisabeth Ire, Henri VIII, dépasse cependant Ivan IV par le nombre de ses épouses légitimes, dont il se débarrasse aussi radicalement que le tsar moscovite, quand elles commencent à l’ennuyer. Peut-être faut-il voir dans le nombre de femmes un indice du degré de tyrannie exercée, une volonté de donner une preuve tangible du pouvoir détenu.

Le mépris que témoigne le tsar de toute la Russie aux « faux » rois de Pologne élus, est peut-être partiellement alimenté par l’histoire du mariage de Sigismond II Auguste avec Barbara Radziwill. En 1548, la Diète, après avoir entendu le roi, lui suggère de se séparer de la belle Barbara. Sigismond accepte. Un monarque absolu n’a pas de tels problèmes.

La quête du pouvoir absolu est une des constantes du règne d’Ivan le Terrible. L’intérêt inlassable du tsar pour la politique étrangère en est une autre. S’il délègue souvent les affaires intérieures à des conseillers-favoris, il dirige personnellement les affaires extérieures, la diplomatie, du moins après la suppression de la Rada élue. L’une des raisons du conflit qui l’oppose à Alexis Adachev et à son cercle est d’ailleurs un désaccord sur la stratégie en matière de politique étrangère.

Les missives d’Ivan à Élisabeth Ire d’Angleterre, au roi de Suède Jean III, au roi de Pologne Étienne Bathory, les récits des étrangers qui rencontrent le tsar, offrent une preuve convaincante des talents diplomatiques du souverain moscovite. Irascible, capable d’irrépressibles colères, il lui arrive fréquemment d’user, pour tout argument, de la menace et de l’injure ; mais en cas de nécessité, il sait se faire persuasif et captiver ses interlocuteurs par son savoir, sa culture, ses façons accommodantes qui sont bien souvent un piège.

De ces talents diplomatiques, Ivan a bien besoin : le grand objectif de sa politique étrangère – la conquête de la Livonie et l’accès à la Baltique – entraîne Moscou au cœur de la politique européenne. Car la Lituanie, la Suède, le Danemark ont eux aussi des prétentions sur la Livonie. Les Habsbourg, qui se considèrent nominalement comme les suzerains de l’Ordre de Livonie, tentent d’empêcher Moscou de parvenir à ses fins, en persuadant Ivan de se tourner vers le sud, contre « l’ennemi commun » : l’Empire ottoman. En 1553, le navire de Richard Chancellor, membre d’une grande expédition organisée pour atteindre les Indes par les mers du Nord, est rabattu par la tempête vers les rives de la mer Blanche. Amené à Moscou, Chancellor est reçu par le tsar, « avec ses compagnons », et festoie « à la table du souverain2 ». Des relations de commerce s’instaurent entre Russes et Anglais. Quand l’empereur allemand, en 1560, décrète le blocus de la ville russe de Narva en réponse à l’intervention d’Ivan en Livonie, Élisabeth Ire refuse de lui apporter son soutien et continue de protéger la « Compagnie moscovite » que les Anglais ont créée pour faire du négoce avec l’État russe. Le Vatican suit également de près le cours des événements dans la Baltique : il souhaite en effet entraîner Moscou dans une alliance antiturque et ne désespère pas de parvenir à une réunion des Églises.

En 1556, deuxième année d’existence de l’opritchnina, les opérations militaires sont stoppées en Livonie : les troupes moscovites ont pris Polotsk, nous l’avons vu, en 1553, et, en 1554, ont subi une sévère défaite sur les bords de l’Oula. Si Moscou conclut des traités de paix avec le Danemark et la Suède, elle n’en est pas moins déterminée à poursuivre son avancée en Livonie. La Lituanie propose la paix à Ivan, cédant toutes les villes conquises par les Russes, y compris Polotsk. En 1556, le tsar convoque le Zemski sobor, où sont invités les notables, la moyenne noblesse et les plus importants des marchands. Le souverain leur pose cette question : faut-il accepter la proposition de la Lituanie, ou au contraire poursuivre la guerre ? Le Sobor se prononce en faveur de la guerre et, par là même, pour le prélèvement de nouveaux impôts, indispensables à la conduite des opérations militaires. L’historien du XXe siècle relève ce fait paradoxal : « En terrain russe, la représentation des couches sociales » s’épanouit, « fragile fleur », aux heures les plus sombres de l’opritchnina3. Il l’explique par la recherche d’un compromis politique : une fois l’élite princière affaiblie, le tsar veut s’appuyer sur la couche supérieure des boïars, située un cran au-dessous. Le noyau de cette couche est composé des vieilles familles boïares de Moscou, soutenues par un clergé influent ; or, ce noyau réclame la suppression de l’opritchnina. Très satisfait de l’accord du Sobor pour la poursuite de la guerre, Ivan répond par une effroyable répression.

La guerre, donc, continue : le désir d’Ivan de conquérir la Livonie et d’obtenir un accès à la mer est inébranlable. Le conflit dure encore plus de quinze ans et ruine le pays. Les redevances ne cessent d’augmenter, les paysans s’enfuient vers les marges de la Moscovie, où la main de Moscou ne peut les atteindre. La population citadine fuit, elle aussi, surtout celle du centre et du nord-ouest. Moscou voit le nombre de ses habitants diminuer d’un tiers. La famine et la peste des années 1569-1571 sont un coup supplémentaire. Et cependant, le tsar continue d’arracher au pays les moyens nécessaires à sa politique.

En 1569, survient un événement dont la signification n’apparaît pas immédiatement à Moscou : une Union est scellée à Lublin, entre la Pologne et la Lituanie. Les liens tissés de longue date entre les deux pays changent de nature, pour donner bientôt naissance à un État unique : la Rzeczpospolita, exemple sans équivalent de république monarchique, dirigée par un roi élu. La mort du dernier Jagellon, Sigismond II Auguste, en 1572, libère le trône. L’élection du nouveau roi, la lutte entre les prétendants soutenus par les puissances européennes, détournent l’attention de l’État polono-lituanien. Ivan met à profit ce « vide de roi » pour continuer la guerre.

La candidature d’Ivan au trône de Pologne est proposée par une série de magnats lituaniens orthodoxes, qui militent en faveur d’un roi slave (il n’est pas d’autre Slave parmi les prétendants). Certes, les échos des horreurs commises par l’opritchnina ne risquent pas de faire pencher la majorité des électeurs en faveur du souverain moscovite. Ivan comprend, toutefois, qu’une élection sur le trône de Pologne ouvrirait à Moscou de nouvelles et vastes possibilités. Il explique à l’ambassadeur lituanien, venu à Moscou au début de 1573 annoncer la mort du roi et demander le maintien de la paix : « Ni les païens, ni Rome elle-même, ni aucun autre royaume ne serait en mesure de se dresser contre nous, si votre terre ne faisait plus qu’une avec la nôtre. » Pour le reste, la Pologne ne l’intéresse pas vraiment : d’une part, l’idée d’être un roi élu lui répugne, d’autre part la Pologne, fractionnée par les féodaux, les pans indociles, ajouterait encore à ses soucis. Aussi Ivan pose-t-il ses conditions : il est prêt à se présenter, si son pouvoir devient héréditaire (c’est la fin des élections !) et si l’on cède à Moscou non seulement la Livonie, mais également Kiev.

Ivan suggère en outre d’élire au trône de Pologne Maximilien, fils de l’empereur d’Autriche. Moscou s’est entendue secrètement avec Vienne pour liquider la Rzeczpospolita. En cas de victoire de Maximilien, la Pologne reviendrait à l’Autriche, la Lituanie et la Livonie à la Russie. Pour la première fois, l’idée d’un partage de la Pologne apparaît dans les projets diplomatiques européens. Mais le parti français l’emporte à la Diète : Henri de Valois, vingt-deux ans, fils de Catherine de Médicis et frère de Charles IX, l’un des organisateurs de la Saint-Barthélemy, est élu. Il demeure sur le trône exactement cent dix-huit jours, puis se précipite à Paris pour occuper celui de France, laissé vacant par le décès de Charles IX. Polonais et Lituaniens doivent organiser une nouvelle élection.

Avec le soutien actif du sultan de Turquie, désireux d’empêcher le renforcement des Habsbourg, Étienne Bathory, guerrier expérimenté, souverain, depuis 1571, de la petite principauté de Transylvanie, est élu roi de la République lituano-polonaise, en décembre 1575. Il est âgé de quarante-deux ans, soit trois de moins qu’Ivan le Terrible.

Auparavant, mettant à profit l’instabilité de la situation en Pologne, le tsar moscovite remporte de brillantes victoires. La Rzeczpospolita est toute à ses problèmes intérieurs. De son côté, l’empereur ne fait pas obstacle à Ivan, dans l’espoir d’obtenir son soutien pour l’élection du roi de Pologne. Reste la Suède, qui a des prétentions sur la Livonie. Les campagnes de 1573, 1575, 1576, l’attaque réussie de 1577, apportent des victoires, des villes conquises. Ivan déclare : « Désormais, toute la terre liflandienne est soumise à notre volonté4. » Il adresse alors sa seconde missive à Andreï Kourbski, dans laquelle il relate orgueilleusement ses victoires, indiquant à la fin de la lettre : « Écrit en nos possessions de la terre livonienne, dans la ville de Volmer5… » Le prince Kourbski avait écrit sa première lettre à Ivan depuis la ville de Volmer. Treize ans plus tard, le tsar lui fait comprendre qu’il l’a rattrapé et que le prince est obligé de fuir de plus en plus loin.

Les victoires d’Ivan sont d’autant plus considérables que la frontière méridionale continue d’être menaçante. Le père d’Ivan, Vassili III, avait entrepris de mettre en place un service de surveillance, protégeant l’accès à la principauté de Moscou par le sud. La frontière en était la rive de l’Oka. Après la prise de Kazan et d’Astrakhan, commence une colonisation forcée des régions de la Volga et du dikoïé polié (le « champ sauvage »), territoire situé au sud du cours moyen de l’Oka. La nécessité d’une ligne de villes-fortes apparaît. Ce seront des avant-postes frontaliers (en russe : ukraïnnyïé, le mot « Ukraine » – Ukraïna – signifiant « les confins », « la périphérie »), reliés entre eux par un cordon de fossés, de levées de terre et d’abattis. C’est la « grande muraille de Moscou ». Elle ne saurait, certes, offrir une protection suffisante contre les incursions tatares, et se complète donc de détachements armés qui, à chaque printemps, font route vers le sud pour surveiller la steppe. Ces mesures nécessitent de plus en plus de moyens et de guerriers.

Les Tatars, toutefois, qui se contentent de piller villes et campagnes et de réduire les prisonniers en esclavage, semblent, vus de Moscou, un moindre danger, car on peut les acheter. L’un des khans de Crimée déclare même à Nagoï, l’ambassadeur russe, que le Tatar aime celui qui le paie le plus. Certes, le roi de Pologne peut mettre à profit ce penchant des Tatars pour les présents, mais les Russes n’ont pas moins de possibilités.

La frontière méridionale s’embrase en 1569, date à laquelle, découvrant enfin la menace moscovite, le sultan turc Sélim II tente, depuis le Don, de gagner la Volga et de s’emparer d’Astrakhan. Le premier heurt turco-russe se solde par une défaite pour le sultan, mais le conflit entre les deux États durera des siècles. Ambassadeur d’Ivan auprès du sultan, Novossiltsev use d’un argument qui montre bien la nouvelle situation de la Rus : « Mon souverain, dit-il, n’est pas ennemi de la foi musulmane. Son serviteur Saïn-Boulat est le maître de Kassimov, le tsarévitch Kaïboula de Iouriev, Ibak de Sourojsk, les princes de Nogaï sont à Romanov6. » C’est la pure vérité : les princes tatars vassaux servent le souverain moscovite à partir du milieu du XVe siècle, et la cavalerie tatare participe activement à la guerre de Livonie. C’est l’une des raisons pour lesquelles Ivan refuse obstinément de prendre part à la coalition antiturque, ainsi que l’y convient l’empereur et le pape.

À l’automne 1577, la tâche que s’est fixée Ivan le Terrible, semble accomplie. Tout le territoire de la Livonie situé le long de la Dvina (soit la Liflandie et l’Estlandie), à l’exception des deux forteresses de Reval et Riga, est aux mains des Russes. Moscou ouvre un large front sur la Baltique, en s’emparant du littoral des golfes de Finlande et de Riga. En 1578, la Pologne entre à son tour dans le conflit. Auparavant, déjà, elle soutenait la Lituanie dans son combat pour la Livonie ; mais, cette fois – et c’est une première –, la Pologne, dirigée par un roi énergique, qui sait ce qu’il veut, engage la guerre avec l’État moscovite. Une guerre dont la Livonie est le premier champ de bataille.

Durant sa campagne électorale, Étienne Bathory a promis de « défendre la chrétienté ». Il ne songe pas particulièrement aux Turcs, dont il prise la culture et reconnaît l’autorité sur sa principauté de Transylvanie. À ses yeux, l’« ennemi de la chrétienté » est Moscou. L’historien polonais K. Waliszewski qui, tout en souhaitant n’offenser personne par cette affirmation, qualifie la Pologne d’« expression historique suprême de la race slave7 », voit en Étienne Bathory « le représentant authentique de ce pays ». Car, écrit K. Waliszewski, « il comprit que la Pologne, telle qu’il la percevait – civilisée, civile, libérale, impétueuse, catholique –, était appelée à dévorer sa grande voisine et à lui imposer sa culture, son régime politique et sa religion. Dans le cas contraire, elle eût risqué d’être dévorée elle-même et soumise à des usages étrangers8 ».

L’arrivée d’Étienne Bathory sur la scène historique est le fait du hasard. Henri III aurait pu demeurer sur le trône de Pologne. L’archiduc Maximilien avait, s’il le souhaitait, des chances d’emporter la couronne polonaise. Dans ces deux hypothèses, Ivan aurait pu conserver les rivages de la Baltique à l’État moscovite. Il en fut tout autrement : magyar, ignorant la langue polonaise et s’entretenant avec ses sujets en latin, vassal du sultan turc, Étienne Bathory comprit mieux que l’immense majorité des Polonais de son temps ce qu’il fallait à la Pologne. Norman Davies, historien anglais du XXe siècle, auteur passionné d’une histoire de la Pologne, écrit : « La Moscou d’Ivan vivait, prisonnière de son propre système de valeurs, un système pathologique, elle vivait dans un monde fermé… La résistance qui lui fut opposée [par la Pologne] fut, à l’époque, une question de principes, une question, aussi, de vie et de mort9. » Les remarques, fort justes, sur le « propre système de valeurs » de Moscou, son « monde fermé », s’accompagnent d’une étrange épithète : « pathologique ». Du point de vue de Moscou, la « pathologie » résidait dans le système polonais du Liberum Veto, la république monarchique. L’idée que la guerre menée par Étienne Bathory fut « une question de vie et de mort » pour la Pologne, est en revanche un véritable anachronisme. Ivan, en effet, ne menace pas la Pologne. Il en ira différemment de ses successeurs.

Apparu par hasard sur la scène historique, Étienne Bathory retarde d’un siècle la progression de Moscou. Le roi polonais mourra (peut-être empoisonné), désespéré par l’ingratitude de ses sujets. Outre ses succès militaires, il laissera la célèbre formule : on peut tout faire pour les Polonais, mais avec eux, rien.

Une fois sur le trône, Étienne Bathory entreprend de réorganiser l’armée de Pologne. Il triple l’infanterie, l’arme de mousquets, de sabres, de haches (jusqu’alors, elle n’était munie que de lances). La cavalerie est renforcée par les hussards « ailés », dont la réputation traversera l’Europe (Gogol les représentera de façon très pittoresque dans son Tarass Boulba). Étienne Bathory engage des mercenaires, prêts à vendre leur savoir-faire à qui en voudra. Pour reprendre l’expression d’Ivan, le roi de Pologne « dressa contre la Rus toute l’Italie » (autrement dit, l’Europe catholique).

L’armée moscovite est numériquement supérieure, elle compte, elle aussi, des mercenaires (sans parler des Tatars). Quand le manque de munitions vient à se faire sentir, Ivan négocie avec la reine d’Angleterre l’envoi de trois navires chargés de plomb, de cuivre, de salpêtre et de poudre. Mais, globalement, les troupes russes sont moins bien équipées et instruites que celles de Pologne.

La guerre, menée par Étienne Bathory contre l’armée russe dans les années 1577-1582, lui apporte la victoire. Après les premiers succès du roi polonais (prise de Polotsk et de Velikié Louki), les Suédois se lancent activement dans des opérations militaires contre Moscou. Les troupes polono-lituaniennes assiègent Pskov. En deux ans, les conquêtes de nombreuses années sont perdues. La ferme conviction du tsar selon laquelle « celui qui frappe est meilleur, et celui que l’on frappe et ligote, moins bon », est mise à rude épreuve. Vaincu sur le champ de bataille, Ivan passe à l’offensive diplomatique. En août 1580, il demande le concours du nouvel empereur allemand, Rodolphe II, lui expliquant qu’il est la victime des « souverains musulmans et d’Étienne Bathory, l’homme du sultan ». Pour la première fois, un émissaire du tsar russe apporte une missive au pape, contenant les mêmes accusations contre le roi de Pologne. Le tsar moscovite promet, si Rome lui apporte son aide, de se dresser contre les infidèles. Dans une lettre à Étienne Bathory, Ivan insiste sur ses droits à posséder la Livonie, terre ayant de tout temps appartenu à ses ancêtres, et menace le roi de Pologne, au cas où il refuserait de conclure la paix, d’une guerre de quarante-cinquante ans. Plus encore, il réfute l’argument du roi concernant ses propres droits à la Livonie, pays catholique. De la façon la plus inattendue, Ivan le Terrible se réfère au concile de Florence (1439) où, en présence du métropolite Isidore, l’Union avait été scellée entre les Églises catholique et orthodoxe. Les décisions du « concile latin » avaient alors été sévèrement condamnées par l’Église russe, et Isidore désavoué. L’allusion d’Ivan aux résolutions du concile, selon lesquelles « la foi grecque et la foi romaine doivent ne faire qu’une10 », est adressée au roi de Pologne, le tsar étant convaincu que le Vatican en sera informé. Il ne se trompe pas. Rome dépêche à Moscou, en qualité de médiateur, le jésuite Antonio Possevino. L’espoir d’une réunion des Églises est un appât irrésistible.

En janvier 1582, avec la médiation active de Possevino, une trêve est conclue pour dix ans à Zapolsk. Moscou cède à la Pologne toutes ses conquêtes de Livonie, Bathory rend les villes russes de Velikié Louki, Kholm et quelques autres, mais garde Polotsk. La seule consolation des Russes est leur victoire de Pskov : malgré les efforts interminablement déployés par les troupes polonaises, la forteresse soutient le siège et reste possession russe. En août 1583, une trêve de trois ans est signée avec la Suède, qui garde tous les territoires qu’elle a conquis : l’Estlandie et quelques villes, russes depuis le fond des âges. Moscou se voit donc complètement coupée du golfe de Finlande (hormis une petite enclave, comprenant l’embouchure de la Neva).

Cette guerre de vingt-cinq ans pour la Baltique se solde par la défaite de Moscou. C’est la politique du tsar qui, en l’occurrence, est vaincue – une politique qui a coûté quantité de vies humaines et ruiné le pays. Mais Ivan refuse de se rendre. La paix de Zapolsk à peine conclue, il entreprend de se chercher des alliés pour poursuivre la guerre. Il s’adresse à la reine d’Angleterre, adversaire des Habsbourg. Dans une lettre, envoyée en octobre 1570, Ivan, furieux contre Élisabeth Ire, l’avait attaquée sans ménagement sur l’influence, trop grande à son goût, des « hommes de négoce » dans les affaires anglaises. Et il ajoutait : « Quant à toi, tu prétends préserver ton honneur de vierge, mais tu te conduis comme une mauvaise fille. » Les circonstances contraignent toutefois le tsar à changer de ton. En février 1584, un mois avant sa mort, le Terrible s’entretient avec l’ambassadeur anglais.

L’échec de la guerre de Livonie retarde d’un siècle l’avancée de la Russie à l’ouest. Cette défaite est toutefois un peu compensée par l’acquisition de territoires illimités, à l’est. En 1583, arrivent à Moscou des émissaires de l’ataman (chef) cosaque Iermak, qui apportent en cadeau au tsar… la Sibérie. Huit cent quarante Cosaques, partis le 1er septembre 1581 le long de la Kama, ont rattaché à la Russie les possessions des khans tatars, jusqu’à l’Irtych. Ils ont ainsi ouvert la voie pour la conquête d’une contrée dont les limites sont le rivage de l’océan Pacifique.

En janvier 1581, le fils aîné du tsar, Ivan Ivanovitch, meurt. Les circonstances de sa mort – à la suite de blessures qui lui furent infligées par le Terrible – restent incomplètement élucidées. Les contemporains, dont l’Anglais Jerome Gorsey installé à Moscou, ou Antonio Possevino, arrivé à la cour quelques jours après le décès du tsarévitch, en donnent des versions différentes qui, par la suite, seront adoptées ou rejetées, selon les goûts, par les historiens, les écrivains et les peintres. Le tableau d’Ilia Repine, un des chefs-d’œuvre de la Galerie Tretiakov à Moscou, montre un tsar halluciné, serrant dans ses bras son fils ensanglanté. Le tsarévitch porte une blessure à la tempe, infligée par son père à l’aide de son sceptre qui gît non loin de là. L’historien français Alain Besançon note que, dans sa première missive à Kourbski, Ivan rappelle : « Souviens-toi du plus grand des tsars, Constantin ; souviens-toi qu’au nom du royaume, il tua son propre fils. » Et d’ajouter que Constantin « compte parmi les saints11 ». Treize ans après cette lettre, Ivan tue lui aussi son fils.

Quelles qu’aient été les circonstances de la mort de l’héritier du trône moscovite, les conséquences en sont catastrophiques et seront encore perceptibles des dizaines d’années plus tard.

Ivan Ivanovitch disparu, l’héritier légitime est le second fils d’Anastassia, Fiodor. L’ambassadeur anglais Giles Fletcher caractérise le futur tsar Fiodor de la façon la plus laconique et la plus expressive qui soit : « Il est simple et faible d’esprit…, peu apte aux affaires politiques et superstitieux à l’extrême12. » Le Terrible a un autre fils, Dmitri, né de sa dernière femme – la septième –, Maria Nagaïa, épousée en 1580. Mais les doutes sur la légitimité de ce mariage jettent une ombre sur celle de l’héritier. Dix ans passeront, et le destin du tsarévitch Dmitri ébranlera la Russie moscovite.

Le 19 mars 1584, Ivan IV le Terrible s’éteint à l’âge de cinquante-quatre ans, ayant tout juste le temps de recevoir la tonsure sur sa couche funèbre. Depuis les années 1560, le tsar a consciemment et inébranlablement poursuivi deux objectifs : l’édification de son pouvoir absolu et l’accès à la mer Baltique. Il a échoué pour le second, mais réussi pour le premier. Le mouvement vers l’ouest sera poursuivi par les héritiers du premier tsar moscovite. Le pouvoir absolu d’Ivan servira de modèle à tous les tsars à venir.

En s’appropriant la totalité du pouvoir au sein de l’État, Ivan en favorise la centralisation. Mais cette centralisation est le résultat de la concentration du pouvoir entre les mains du tsar, et non l’inverse. En exprimant sa ferme conviction d’incarner le pouvoir de Dieu sur la terre, Ivan le Terrible nie avec insistance ses origines russes. Il ne cesse de le répéter : je ne suis pas russe, je suis « allemand », faisant ici allusion aux origines lituaniennes de sa mère et au sang grec de sa grand-mère. Ivan se perçoit comme un « Allemand », en d’autres termes comme un prince d’ailleurs, régnant sur un pays dont le peuple lui est profondément étranger. De ce point de vue, il est un authentique héritier de Rurik.

Si le mot n’est pas encore prononcé – il le sera par Pierre le Grand –, l’État moscovite n’en devient pas moins, sous Ivan, un empire. Les historiens, russes et étrangers, continuent de chercher aujourd’hui la réponse à cette question : pourquoi le peuple russe a-t-il supporté la terreur de l’opritchnina et l’arbitraire d’Ivan ? Vassili Klioutchevski propose une explication acceptée par la plupart de ses homologues russes. Un intérêt supérieur, écrit l’auteur du Précis d’histoire russe, « planait sur la société, sur les règlements de comptes et les petites querelles des forces sociales en conflit, qui leur interdisait une rupture définitive, les contraignait à agir, malgré elles, de conserve ». Cet intérêt supérieur est la défense de l’État contre l’ennemi extérieur. « L’État moscovite, résume Vassili Klioutchevski, fut conçu au XIVe siècle, sous la pression du joug étranger, il s’édifia et s’agrandit aux XVe et XVIe siècles, dans un combat obstiné pour sa survie, à l’ouest, au sud et au sud-est13. »

Vassili Klioutchevski le souligne : c’est une lutte « pour sa survie » que mène l’État moscovite. Et il précise : une lutte pour la civilisation chrétienne au sud-est, et pour l’unité nationale à l’ouest. En d’autres termes, d’un côté, on guerroie contre les musulmans qui sont anéantis ou convertis à la vraie foi, de l’autre on livre bataille pour inclure dans les limites de l’État russe les orthodoxes vivant en Lituanie et en Pologne. L’histoire montre que ces deux objectifs ont de tout temps été les arguments fondamentaux des bâtisseurs d’empires. Mais, il en est un troisième. Les historiens qui donnent une base matérialiste aux événements passés, indiquent que les souverains moscovites n’avaient qu’un moyen de rétribuer la classe des « hommes de service » : leur octroyer des terres. D’où la nécessité de conquérir des territoires non peuplés et fertiles.

Un quatrième objectif est peut-être plus important encore que les trois précédents : le besoin de trouver un fondement idéologique à la construction de l’empire. Les théories du « royaume orthodoxe » et de « Moscou, Troisième Rome », formulées tout à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, sont codifiées dans les années 1560, avec la bénédiction du métropolite Macaire, père spirituel extrêmement influent d’Ivan, et avec l’étroite participation du confesseur du tsar, Andreï (devenu par la suite le métropolite Athanase), très influent lui aussi. Un ouvrage est réalisé, intitulé Livre des Degrés de la généalogie des tsars, ces pieux détenteurs du sceptre, qui, ayant reçu l’onction divine, ont resplendi sur la Terre russe. Cette généalogie tout à fait fantastique des souverains russes (Ivan l’utilisait dans ses missives, en particulier celles adressées à Étienne Bathory, comme une preuve absolue du bien-fondé de ses prétentions à la Livonie) constitue, pour reprendre l’expression de G. Vernadski, la philosophie historique de la Russie. Le Livre des Degrés présente l’histoire de la Rus comme celle de l’instauration d’un royaume orthodoxe. Le peuple russe, déclarent les auteurs, est un peuple hors du commun, unique ; la Rus est le Nouvel Israël. L’histoire du peuple russe a une valeur universelle.

Pour Ivan IV le Terrible, religieux fanatique, l’authenticité de l’idéologie formulée dans le Livre des Degrés, ne saurait être mise en doute, non plus, en conséquence, que celle de la nécessité et du bien-fondé des actes du tsar.

Staline, exégète le plus convaincant de la politique d’Ivan, souligne un aspect précieux de l’idéologie du tsar : « La sagesse d’Ivan le Terrible fut d’adopter un point de vue national et de ne pas tolérer d’étrangers chez lui, gardant ainsi son pays des influences extérieures14. » Staline, qui entame à ce moment un combat décisif contre « l’idolâtrie de l’étranger », a besoin d’un prédécesseur royal à opposer aux autres tsars, y compris à Pierre le Grand et Catherine II. Il ne se trompe pas, toutefois, sur la méfiance d’Ivan à l’égard des étrangers – une méfiance qui se mêlait chez lui d’intérêt et de sympathie pour certains hôtes occidentaux, venus sous divers prétextes à Moscou. Sa vie durant, Ivan rêve de partir en Angleterre, mais l’accès des étrangers à la Russie est strictement limité (et complètement interdit aux juifs). Dans le jeu diplomatique, le tsar peut feindre de considérer Rome, ou Vienne, avec bienveillance ; il n’empêche que dans les disputes avec des luthériens ou des catholiques, il se montre un champion impitoyable et frénétique de la foi orthodoxe.

Les presque quarante années de règne d’Ivan le Terrible sont le moment où la civilisation moscovite prend forme, pour l’essentiel. On compare souvent la Moscovie aux tyrannies asiatiques, on lui découvre aussi des analogies avec les pays d’Europe occidentale qui, aux XIIIe et XIVe siècles, ne dédaignant aucun moyen, édifièrent des États centralisés. On trouvera, enfin, une ressemblance considérable entre la civilisation moscovite qui s’édifie, dans ses grandes lignes, au temps d’Ivan IV, et celle de l’empire espagnol. La Russie moscovite, comme l’Espagne, a connu le joug d’envahisseurs étrangers et, en les combattant, a forgé son caractère national. Comme l’Espagne, elle a fait de la lutte contre les infidèles son objectif religieux. Dans L’Espagne invertébrée (1922), José Ortega y Gasset met en évidence un étrange point commun entre la Russie et l’Espagne, aux deux extrêmes de l’axe européen : il s’agit de deux races paysannes au sein desquelles le menu peuple domine, et la minorité cultivée tremble devant ce peuple15. La passion de la foi et des questions religieuses caractérise les deux civilisations, incapables de la moindre indulgence dès qu’il importe de défendre « la vraie foi ». Apercevant les coupoles des innombrables églises moscovites, Napoléon y décèlera un signe d’arriération, à une époque où « tous ont cessé d’être chrétiens ». À quoi, un compagnon de l’Empereur répliquera que les Russes et les Espagnols, eux, le sont encore. Dépité par cette déplaisante évocation des deux ennemis de l’empire, Napoléon notera dans son journal : « Les Russes ne seront jamais chrétiens, les Espagnols ne l’ont jamais été16. » Cette discutable conclusion de l’empereur des Français est la reconnaissance du caractère particulier des civilisations tant russe qu’espagnole. À l’appui de cette observation, le fait qu’aucun monarque européen ne ressembla autant à Ivan le Terrible que Philippe II.

Les idéologues moscovites du XVIe siècle soulignent les points communs entre le tsarat de Russie et le vieil Israël, dont la capitale d’Ivan IV se veut l’héritière. C’est sur l’Ancien Testament, et en particulier le Livre des Rois, qu’Ivan fonde son argumentation, dans ses lettres à ses adversaires. Il porte au fond de l’âme la conviction inébranlable que la Bible parle de lui, et par sa bouche.

Pour de multiples raisons partiellement évoquées ci-dessus, Ivan IV le Terrible aura joué un rôle clef dans l’histoire de l’empire de Russie. L’une des principales est sa politique étrangère. Vassili Klioutchevski, qui envisage tous les aspects de l’action et de la personnalité du premier tsar russe, conclut le chapitre de son règne par des considérations sur la place de l’État moscovite parmi les autres États d’Europe. « Notre peuple, écrit l’historien dans les lignes qu’il consacre à la mission du peuple russe, fut placé par le destin aux portes orientales de l’Europe, pour la garder de l’Asie rapace qui prétendait y faire irruption. Des siècles durant, il a épuisé ses forces à repousser la pression asiate… Tournée vers l’ouest et ses richesses coloniales, la cannelle et autres clous de girofle, cette Europe sentait que derrière, à l’est, du côté de l’Oural et de l’Altaï, rien ne la menaçait… » Pour Klioutchevski, « l’Europe, tranquille et ingrate », ne s’aperçut pas que, « déplaçant ses deux grands quartiers militaires du Dniepr et de la Kliazma, l’état-major de ce combat vint se fixer sur les rives de la Moscova où, au XVIe siècle, se forma le centre d’un État qui passa enfin de la défense à l’attaque des nids asiates, sauvant la culture européenne des agressions tatares. Ainsi nous retrouvâmes-nous à l’arrière-garde de l’Europe, à défendre les arrières de sa civilisation »17.

Vassili Klioutchevski exprime ici le point de vue traditionnel sur l’histoire de la Russie ancienne. C’est ainsi que l’on fait de nécessité (la situation géographique) vertu (la défense de la civilisation chrétienne). Cette interprétation du passé n’appartient pas aux seuls historiens russes. La Pologne s’est toujours qualifiée, et continue de le faire, de tête de pont de la chrétienté. Les Serbes s’enorgueillissent de la bataille de Kossovo (1389) où, vaincus, ils se sacrifièrent pour contenir les Turcs. Des siècles durant, l’Europe a repoussé la pression des Mongols, des Arabes, des Turcs : Poitiers, Lépante, Varna, Vienne, autant de batailles – et il en est beaucoup d’autres – qui traduisent ces conflits de peuples et de civilisations.

Vassili Klioutchevski a pleinement raison d’évoquer la lutte séculaire de la Rus contre l’est. L’affirmation selon laquelle elle guerroyait pour défendre l’Europe, est en revanche plus contestable. En outre, l’historien a tort lorsqu’il tait la grande visée de la politique extérieure menée par Ivan : l’offensive à l’ouest. Ivan fut le premier souverain russe à « tourner » la Rus du côté de l’Occident. Paraphrasant Vassili Klioutchevski, on peut dire, en effet, qu’Ivan IV « passa de la défense à l’attaque », mais une attaque dirigée contre les « nids européens », et non « asiates ». La Livonie, l’accès à la Baltique ne pouvaient être autre chose – et l’avenir allait montrer la justesse de cette assertion – que l’amorce d’une avancée de la Rus en Europe, le premier pas vers la création d’un empire eurasien.

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