1 L’invasion



La même année, apparurent des peuples dont nul ne savait au juste qui ils étaient ni d’où ils venaient, quelle langue ils parlaient, de quelle tribu ils étaient ni de quelle confession.

Chronique laurentienne.


En l’an 1223, des peuples inconnus, surgis « de nulle part », font leur apparition dans les steppes russes du sud. Sur les bords de la rivière Kalka, qui se jette dans la mer d’Azov, les troupes russes livrent bataille à un mystérieux adversaire et sont décimées. Les princes russes coalisés – princes de Kiev, Galitch, Tchernigov, Smolensk – représentent une armée de quatre-vingt mille hommes. Ils se portent au secours des Polovtsiens, incapables de résister à ces cavaliers qui déferlent soudain sur leur territoire.

Les princes ignorent qu’ils sont confrontés à la cavalerie de l’armée mongole, forte de vingt-cinq mille guerriers et envoyée en reconnaissance par Gengis Khan. Elle est commandée par deux chefs de guerre de génie, Djébé et Subötaï. Poursuivant le sultan Mohammed de Khwârezm, les troupes de Gengis ont traversé la Perse, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et, par le défilé de Derbent, ont fait irruption dans les steppes du Nord-Caucase. En chemin, elles ont pillé et détruit des villes, défait des armées, anéanti les populations.

Le khan polovtsien Koutan, beau-père de Mstislav le Téméraire, prince de Galitch, prie son gendre de l’aider à défendre ses terres. Réunis à Kiev, les princes russes décident de lui prêter main-forte, mais en marchant sus à l’envahisseur plutôt que de l’attendre. Les chefs d’armée mongols, conformément à leur tactique, reculent pour fatiguer l’ennemi. Mstislav et les Polovtsiens passent à l’attaque avant l’arrivée de la droujina de Kiev, et sont mis en déroute. Assiégé dans son camp retranché, le prince de Kiev résiste trois jours, puis est contraint de se rendre. Il est tué avec ses guerriers. Djébé et Subötaï réduisent en cendres la ville de Kozelsk, possession du prince Mstislav de Tchernigov qui a pris part au combat contre les Mongols, ils pillent les comptoirs génois de Crimée, franchissent la Volga, sèment l’effroi chez les Bulgares de la Kama, puis s’en retournent dans leurs steppes, au nord du Syr-Daria.

L’un des raids de cavalerie les plus stupéfiants de l’histoire militaire prend fin. Les Mongols ont effectué leur reconnaissance, ils ont lancé un avertissement dédaigné par les princes russes. Dans les profondeurs de l’Asie, une autre invasion se prépare, d’une ampleur inimaginable. Nul, en effet, ne se représente les dimensions de l’empire conquis par Gengis Khan, au cours de deux décennies de guerres et de victoires. L’année de la mort de Gengis Khan, en 1227, ses possessions s’étendent des frontières de la Corée à la Caspienne, englobant une partie considérable de la Chine, l’Asie centrale, l’Afghanistan, la Perse. Et les limites de l’« Empire des Steppes » ne cessent d’être repoussées. Le « Fléau de Dieu », selon le surnom donné à Gengis par ses contemporains, bâtit des plans très concrets de conquête du monde.

Pour René Grousset, Gengis Khan résume à lui seul douze siècles d’invasions des civilisations sédentaires par les nomades de la steppe. Aucun de ses prédécesseurs n’a laissé derrière lui une aussi effroyable réputation. L’historien donne d’un trait la grande caractéristique de ce conquérant de génie : « Il érigea la terreur en système de gouvernement et le massacre en institution méthodique1. » Et il ajoute : « Dans le cadre de son genre de vie, de son milieu et de sa race, Gengis Khan se présente à nous comme un esprit pondéré, d’un ferme bon sens, remarquablement équilibré, sachant écouter, d’amitié sûre, généreux et affectueux malgré sa sévérité, ayant de réelles qualités d’administrateur, pourvu qu’on entende par là l’administration de populations nomades et non celle de peuples sédentaires2… » À lire l’historien français, l’on pourrait croire qu’il reproche au khan mongol d’incendier des villes et de massacrer leurs habitants, lorsqu’ils résistent à ses armées. Mais, de nombreux témoignages l’indiquent, il a toutes les raisons à cela. D’ailleurs, qui ne se livre à ce genre d’exactions, aux XIIe et XIIIe siècles ? À l’est comme à l’ouest, l’anéantissement de l’adversaire est une façon courante, traditionnelle, de mener la guerre. De même la terreur est-elle un instrument de conditionnement psychologique de l’adversaire, que les Mongols manient avec une rare maestria. Leur renommée, le récit des atrocités qu’ils commettent sur leur passage, affaiblissent la résistance potentielle des peuples devant être soumis.

L’administration de l’Empire mongol, instaurée par Gengis, est avant tout une organisation guerrière. L’État nomade est un État en marche. Le khan, élu par le qouriltaï (l’assemblée des guerriers) détient le pouvoir absolu. Il y a égalité de tous les Mongols, dans la mesure où tous sont soumis au khan. Le droit coutumier, le yassaq (règlement), ne relève pas du khan qui peut exiger le respect de la loi, mais en aucun cas sa violation. L’armée se divise en unités, appelées « dizaines », « centaines », « milliers ». Les soldats doivent servir de quatorze à soixante-dix ans. Une garde de dix mille hommes est chargée du maintien de l’ordre. La loi fondamentale est une discipline de fer ; deux formes de châtiment punissent ceux qui l’enfreignent : la mort ou le bannissement en Sibérie.

La solidité de cette organisation est confirmée après la mort du fondateur de l’empire. Le partage des possessions de Gengis entre ses fils est effectué au qouriltaï de 1229, qui désigne, pour lui succéder, son troisième fils Ogödaï. En 1235, un autre qouriltaï, réuni selon la tradition dans la capitale de l’empire, Qaraqoroum, bâtie sur les bords de l’Orkhon, région natale de Gengis, décide de déclencher la guerre mondiale. Les armées mongoles s’élancent dans trois directions : le sud de la Chine et la Corée ; la Perse et la Transcaucasie ; la Terre russe. La troisième armée est commandée par Batou, fils de l’aîné de Gengis, Djötchi, mort avant le grand conquérant. Le commandement suprême des armées est confié à Subötaï, l’un des vainqueurs de la Kalka, en 1223.

Batou est doté de quelque trente mille guerriers, dont quatre mille Mongols et environ vingt-cinq mille Tatars, l’une des tribus soumises de la steppe. Un historien russe écrit : « Nous pouvons qualifier la domination que Gengis Khan exerça sur nous de joug mongol, car la dynastie était d’origine mongole ; mais il nous est tout aussi loisible de parler de joug tatar, car l’écrasante majorité des conquérants était composée de Tatars ; l’on peut également opter pour l’appellation de joug tataro-mongol3. » L’armée attribuée à Batou (elle n’est en rien supérieure à celles des autres héritiers) doit servir à la conquête du territoire prévu initialement pour Djötchi, et donc pour son fils puisqu’il n’est plus de ce monde. L’oulous de Djötchi, ainsi qu’on devait appeler les conquêtes de Batou, englobe les steppes à l’est de l’Irtych, y compris le riche Khwârezm, ainsi que l’ensemble des terres occupées à l’ouest de la Volga.

L’armée de Batou porte ses premiers coups contre les Bulgares de la Volga. En 1223, Djébé et Subötaï y avaient subi leur seule et unique défaite. Or les Mongols ont bonne mémoire : ils s’emparent de la capitale, Bolghar – la Grande Ville – et en exterminent les habitants. À cette époque, note le chroniqueur, le grand-prince de Vladimir, Iouri, fêtait le mariage de ses deux fils, inconscient du danger qui le menaçait.

À la fin de 1237, Batou franchit la Volga, faisant ainsi son entrée sur le territoire de la Rus. Refusant de se soumettre et de payer le tribut – la dîme –, les princes de Riazan décident de résister. Les renforts demandés à Michel de Tchernigov et Iouri de Vladimir, n’arriveront pas. Riazan soutient le siège durant cinq jours, et tombe le sixième. Tous les guerriers et voïevodes périssent au combat, la ville est détruite, ses habitants massacrés. D’autres villes tombent à la suite. La terre de Riazan, écrit le chroniqueur, n’est plus que cendres et fumées.

La terre de Vladimir ne se défend pas mieux : en février 1238, Moscou ainsi que les deux grandes villes de la principauté, Vladimir-et-Souzdal, sont incendiées. La droujina de Souzdal, conduite par le prince Iouri, est mise en pièces sur la rivière Sita. Le prince est tué. Les Tatars marchent vers l’ouest, ils prennent et anéantissent Tver, Iaroslavl, et poursuivent leur route en direction de Novgorod. Mais à peine à une centaine de kilomètres, ils rebroussent chemin, peut-être gênés par les forêts et les marécages presque infranchissables au printemps, peut-être achetés par les marchands de Novgorod.

En 1238, l’armée de Batou reprend des forces en aval du Don et de la Volga. L’année suivante, les Tatars ravagent la Russie méridionale, Tchernigov, Pereïaslavl et, en décembre 1240, au terme d’une résistance acharnée, Kiev est prise et presque entièrement détruite. Vient alors le tour de la Galicie. Le prince Daniel, comme Michel de Tchernigov avant lui, se réfugie en Hongrie. Les principales cités de Galicie-Volhynie sont anéanties. Au début de 1241, les troupes mongoles se séparent : une armée marche sur la Pologne, une autre (conduite par Batou et Subötaï) sur la Hongrie. « Pour la première fois, note l’historien allemand Kantorowicz, l’Asie tout entière était en effet unifiée alors que l’Europe, soumise à de fortes tensions, était désunie, émiettée, décomposée en des milliers de forces antagonistes4. » Franchissant la Vistule le 13 février 1241, la première armée mongole s’empare de Sandomierz, défait l’armée polonaise à Chmielnik et marche sur la capitale, Cracovie. Le prince polonais Boleslas IV se réfugie en Moravie. Sa ville, abandonnée par ses habitants, est livrée aux flammes par les Tatars. Le 9 avril, une armée réunie en toute hâte par le prince Henri de Silésie et composée de chevaliers allemands et slaves, est anéantie par la cavalerie mongole à la bataille de Liegnitz. La première armée mongole s’empare de Breslau et fait route vers le sud. Elle traverse la Moravie et la Slovaquie, débouche dans la plaine hongroise où elle rejoint la seconde armée sur les bords de la Tisza. Entre-temps, la seconde armée – le gros des troupes –, qui opérait en Hongrie, a forcé les défilés des Carpates, à partir de la principauté de Galitch et de la Moldavie. Réunies sous le commandement de Subötaï, les troupes mongoles mettent en déroute les Magyars, le 11 avril 1241.

Aux environs de Noël, les Mongols franchissent le Danube sur la glace et s’emparent de Pest. Le roi Béla de Hongrie se réfugie du côté de l’Adriatique. Subötaï lance à sa poursuite un détachement qui atteint Split et Dubrovnik. Pendant ce temps, Batou marche sur Vienne. Épouvantée, l’Europe prépare sa défense. En mai 1241, à Essling, le roi Conrad de Germanie décrète la paix intérieure et appelle à la croisade contre ceux qu’on nomme alors les « Tartars », par référence à l’Enfer dont ils semblent tout droit sortis.

C’est dans l’Occident lointain que Batou apprend la mort d’Ogödaï. L’élection d’un nouveau grand khan requiert sa présence à Qaraqoroum. Il donne l’ordre à ses armées de regagner les steppes de la Volga. La campagne s’achève. Elle a pour principal effet d’englober la Rus dans l’oulous de Djötchi et dans l’empire qui, au milieu du XIIIe siècle, couvre un immense territoire, des rives du Pacifique à celles de l’Adriatique. Ses frontières coïncident presque exactement avec l’espace eurasien. Le joug mongol s’étend sur les terres de l’ancien Empire des Rurik.

L’époque du joug mongol – XIIIe-XVe siècles – a laissé, dans la conscience populaire russe, un souvenir précis et sans nuance : celui d’un pouvoir étranger, de l’esclavage, de la contrainte et de l’arbitraire. Dans la mémoire du peuple, le Tatar est l’ennemi, l’infidèle (bassourman), l’envahisseur étranger. En 1969, en plein conflit sino-soviétique qui culminera avec les heurts de l’Oussouri, Evgueni Evtouchenko, dans un poème patriotique, comparera Mao à Batou. Le poète dénoncera ainsi le « péril jaune » : « Kiev et Vladimir, voyez, au cœur des ténèbres fumantes, les bombes tressauter dans les carquois des nouveaux Batou… » En russe, on donne le nom de tatarine, tatarnik, à une sorte de chardon.

Les historiens évaluent autrement la période du joug mongol. Auteur de la première histoire monumentale de l’État russe, Nikolaï Karamzine constate que l’invasion de Batou a « révolutionné la Russie » et il insiste sur les « bienfaits du grand malheur ». La ruine de la Russie favorisera en effet son unité. Les guerres entre princes auraient pu, sans cela, se poursuivre cent ans et plus, et mener, au bout du compte, le pays à sa perte. Nikolaï Karamzine conclut : « Moscou est redevable au khan de sa grandeur5. » Un siècle plus tard, Vassili Klioutchevski, l’historien le plus éminent de son temps, caractérise ainsi les princes du nord de la Russie, au XIIIe siècle : « Ils n’avaient guère la mémoire des traditions de leur maison et de leur terre, et les respectaient encore moins, ils se sentaient libres de tout devoir filial et obligation publique… Livrés à eux-mêmes, ils eussent démantelé la Russie en lambeaux d’oudiels, incohérents et éternellement rivaux. » Mais les princes ne sont pas livrés à eux-mêmes, ils sont tributaires des Tatars. « Le pouvoir de la Horde, résume l’historien, a conféré ne fût-ce qu’une ombre d’unité aux votchinas morcelées et isolées des princes russes. » Maître de l’aphorisme, Klioutchevski écrit : « Le pouvoir du khan fut un rude poignard tatar, qui trancha les nœuds dont ils [les princes] avaient si bien su embrouiller leurs affaires6. » A. Kizevetter partage pleinement ce point de vue : « … L’influence extérieure du joug tatar… favorise l’union des princes7. »

L’interprétation du joug prend une coloration très particulière durant la brève période où les historiens marxistes ont la haute main sur l’étude du passé. La condamnation du nationalisme – dont le « chauvinisme grand-russe » – et la reconnaissance de la « lutte des classes » comme moteur de l’histoire permettent à Militsa Netchkina, historienne soviétique en vue, d’écrire : « La cruauté et les “atrocités” des Tatars, que les historiens nationalistes russes se sont complu à décrire sans ménager les couleurs les plus sombres, étaient, à l’époque féodale, les compagnes ordinaires de n’importe quel conflit. Les prisonniers tués, aveuglés, réduits en esclavage, étaient le lot commun dans les échauffourées entre féodaux russes. » L’historienne marxiste découvre que « la population laborieuse des terres soumises par les Tatars considérait souvent ces derniers, au début de sa sujétion, comme des alliés dans la lutte contre les princes russes exploiteurs et l’aristocratie polovtsienne, qui prélevaient de conserve le tribut sur les travailleurs. Aussi y eut-il des cas où les masses se soulevèrent, favorisant les conquêtes tatares. » Militsa Netchkina souligne enfin « l’immense influence culturelle incontestablement exercée par les Tatars, sur les mœurs, le droit, la langue et le quotidien des Russes8 ».

Les historiens du XIXe siècle trouvent eux aussi un aspect positif au joug tatar. Ils lui attribuent un rôle de catalyseur dans la naissance d’un État russe unifié, sous la houlette de Moscou. Les marxistes soviétiques des années vingt et du début des années trente puisent, dans l’épisode de l’invasion tatare, des arguments pour étayer leur thèse du caractère féodal du Moyen Âge russe et de la lutte des classes menée par les travailleurs contre les oppresseurs des XIIIe-XIVe siècles ; ils y voient donc une nouvelle preuve de la justesse de l’enseignement de Marx. Pour Gueorgui Vernadski, dont l’apport à la théorie eurasienne est plus que conséquent, « l’héritage mongol aida le peuple russe à créer le corps de l’État eurasien ». Englobée dans l’immense empire mongol, la Russie eut, en quelque sorte, une préfiguration de son extension potentielle. L’historien et ethnologue Lev Goumilev, « eurasien » convaincu, va même jusqu’à affirmer que « le système des relations russo-tatares en vigueur jusqu’en 1312, doit être qualifié de symbiose9 ». L’année de la rupture est, pour lui, celle où l’islam devint religion d’État chez les Tatars. Or, même en s’accordant avec lui sur cette date parfaitement contestable, force est de constater que la « symbiose » se poursuivit encore pendant trois quarts de siècle.

Le terme de « joug » est sans ambiguïté. En revanche, la notion de « joug tatar » mérite d’être définie, élucidée, commentée. Elle sert, jusqu’à ce jour, à justifier l’arriération de la Russie, à expliquer la voie particulière qu’elle a suivie dans son développement. L’alibi du « joug tatar » est, en fin de compte, une façon de « présenter la note » à l’Occident, sauvé par la Russie de l’invasion mongole. Les atrocités tatares sont restées profondément imprimées dans la conscience russe. Les chroniques des années terribles de l’invasion regorgent de récits sur l’impitoyable cruauté des « Tatars sans foi ni loi ». Cependant, la Chronique laurentienne a consigné deux événements : « La même année, les Tatars prirent Pereïaslavl-Russki, ils tuèrent l’évêque, massacrèrent les gens en grand nombre et livrèrent la ville aux flammes ; puis ils s’en furent, emportant quantité de prisonniers et de butin » ; « La même année, Iaroslav marcha sur Kamenets ; il prit la ville, et emporta avec lui l’épouse du prince Michel et quantité de butin. » Les Tatars, finalement, agissent de la même façon que le prince russe avec ses congénères. Les destructions causées par les Tatars, les pertes subies dans les guerres menées contre eux, sont comparables à celles engendrées par les luttes intestines entre les princes russes.

La nature du « joug » est avant tout liée à la démographie. Gengis Khan avait laissé en héritage à son fils aîné Djötchi, toutes les terres que les chevaux mongols pourraient atteindre à l’est de l’Irtych. Le fils de Djötchi, Batou, mène ses cavaliers jusqu’au Dniestr et à l’embouchure du Danube. Quelque huit millions de personnes sont ainsi soumises par une armée de trente mille cavaliers. Les historiens réfutent aujourd’hui les récits des contemporains sur les centaines de milliers de « païens sauvages », détruisant tout sur leur passage. La force principale des Mongols, leur « bombe atomique » est le cheval. Chaque cavalier se doit d’en posséder trois, un de rechange et un autre pour son bagage. Une armée, fût-elle de cent mille hommes (or, les chroniqueurs parlent de deux cent cinquante à trois cent mille), aurait besoin d’une quantité de chevaux telle qu’elle ne pourrait trouver à les nourrir que dans certaines régions bien délimitées de l’empire conquis. La première bataille opposant Russes et Tatars sur les bords de la Kalka s’achève, nous l’avons vu, par la victoire des envahisseurs. L’une des raisons en est le petit nombre des guerriers mongols (trente mille) qui donne l’illusion aux armées russo-polovtsiennes de la faiblesse ennemie. En conséquence, les princes n’ont pas besoin de s’unir ni de mener une action concertée. La faiblesse démographique des Mongols exclut, de la même façon, qu’ils occupent les territoires conquis.

La nature du « joug » est également déterminée, pour une large part, par la tolérance que montrent les Tatars sur le plan religieux. Leur religion, la « foi noire », est un système particulier et complexe, visant, comme toutes les religions, à expliquer l’univers, l’âme humaine, les manifestations du monde terrestre et de l’au-delà. Le grand-prince Mongka, rapporte le franciscain Guillaume de Rubrouck en mission dans l’empire mongol dans les années 1253-1254, explique : « Nous autres, Mongols, croyons en un Dieu unique qui se trouve aux Cieux, et dont la volonté nous est révélée par les prophètes10. » Le khan évoque la religion mongole lors d’une dispute réunissant des musulmans, des chrétiens et des bouddhistes, qui répandent librement leurs croyances parmi les populations de l’Empire. Les chrétiens ont un impact considérable dans la Grande Steppe. Ce sont des nestoriens, ceux-là même qui, en 1009, ont converti les Kéraïts, à l’époque le plus important et le plus civilisé des peuples d’Asie centrale de langue mongole. Depuis, le nestorianisme a gagné d’autres peuples de la région, y compris les turcophones.

L’Église nestorienne était apparue à la suite du concile d’Éphèse, après le ralliement des chrétiens orthodoxes de Syrie et de Mésopotamie aux doctrines de Nestorius, patriarche de Constantinople (428-431), condamné par l’assemblée des prélats. Le nestorianisme s’était néanmoins étendu en Perse, en Asie centrale et en Chine occidentale.

Au XIIe siècle, seuls les Mongols ne sont pas baptisés. Mais le christianisme jouit chez eux d’un certain respect : deux fils de Gengis Khan ont épousé des chrétiennes, et des nestoriens célèbrent des offices devant leur tente. Les témoignages des chroniqueurs sur la destruction des églises orthodoxes dans les villes prises par les Tatars, ne sauraient pourtant être mis en doute. On peut discuter des motifs : les Mongols incendient les églises, comme n’importe quels autres édifices, dans ces « villes mauvaises » qui refusent de se rendre et résistent ; les nestoriens, assez nombreux dans l’armée mongole, anéantissent les églises orthodoxes qu’ils jugent « hérétiques » ; les chroniqueurs russes, enfin, des moines, mettent d’autant plus de zèle à souligner le caractère « sans foi ni loi » des envahisseurs, que l’Église russe bénéficie d’une attention particulière des Tatars, qui lui accordent les plus larges privilèges. Gueorgui Vernadski va jusqu’à considérer les Mongols comme de véritables défenseurs de la foi russe11.

La troisième particularité du « joug mongol » est le système de gouvernement. Il ne rappelle en rien, par exemple, le joug ottoman imposé aux Balkans. Nulle part, dans les territoires occupés, les Mongols ne laissent de garnisons ; ils ne peuvent se le permettre, n’étant pas assez nombreux. Partout, ils maintiennent les pouvoirs locaux. Les Tataro-Mongols pratiquent une forme d’administration indirecte des territoires conquis. Leurs exigences se limitent à deux points : la reconnaissance du khan comme autorité suprême et le paiement du tribut. Pour en assurer la collecte, le khan nomme ses représentants, les baskaks. À compter de la fin du XIIIe siècle selon certains historiens, et du début du XIVe siècle pour d’autres, les princes russes commencent à remplir eux-mêmes ces fonctions, prélevant, pour le khan, le tribut sur leurs sujets.

En 1243, rentrant de sa campagne en Europe, Batou stoppe son armée dans la région de la Basse-Volga, principale voie commerciale d’Europe de l’Est. Là, sera érigée la ville nomade de Saraï, capitale de l’oulous de Djötchi, qui prend le nom de Horde d’Or. Deux autres oulous entrent dans la composition de l’Empire mongol : celui du fils de Gengis, Djaghataï, qui englobe l’Asie centrale, et celui de son neveu, Hulägu, qui continue de guerroyer pour ajouter à son territoire le Turkmenistan jusqu’à l’Amou-Daria, la Transcaucasie, la Perse et les terres arabes jusqu’à l’Euphrate. Le trône de Qaraqoroum est vide pour la deuxième année. En raison d’une ancienne brouille avec l’héritier légitime, Güyük, fils d’Ogödaï, Batou n’assiste pas au qouriltaï, prétextant une santé vacillante. La régence est assurée par une des veuves du grand khan, Törägänä.

La structure de l’Empire mongol signifie d’abord, pour les princes russes, la présence de deux centres de pouvoir : l’un, proche, à Saraï, l’autre, éloigné, à Qaraqoroum. Le premier à le comprendre est le grand-prince de Vladimir, fils de Vsevolod la Grande-Nichée : Iaroslav. Il se rend à Saraï et envoie son fils Constantin à Qaraqoroum. Les distances sont choses relatives : seuls mille deux cent cinquante kilomètres séparent Vladimir de Saraï ; Qaraqoroum, en revanche, se trouve à quatre mille cinq cents kilomètres. Le voyage de Iaroslav est pleinement justifié : Batou, indique la chronique, fait beaucoup d’honneur à son visiteur et le confirme dans son titre de grand-prince de toute la Russie. Il lui cède également Kiev. La ville est en ruine. Jean du Plan Carpin, qui traverse l’antique cité, y compte à peine deux cents constructions et y contemple le spectacle de montagnes de crânes et d’ossements. Cependant, le fait de posséder Kiev, qui demeure le centre de la « métropole » sans avoir encore de métropolite, confère au prince un prestige particulier.

Iaroslav, toutefois, ne s’installe pas à Kiev. Il regagne sa bonne ville de Vladimir, soulignant par là même qu’elle est désormais la capitale de « toute la Russie ». Dans l’ancienne capitale, il délègue un voïevode.

Le voyage de Iaroslav à Saraï correspond au choix d’une politique qui déterminera pour des siècles le cours de l’histoire russe. Après la décision de Vladimir le Soleil Rouge de se convertir à l’orthodoxie, et celle d’Andreï Bogolioubski qui se détourne du sud au profit du nord-est, le choix de Iaroslav est de première importance. Il ne s’impose pas d’emblée. En arrivant en Russie, les Mongols trouvent trois grandes principautés : celles de Vladimir-et-Souzdal, Tchernigov et Galicie-Volhynie. Leurs querelles incessantes sont l’une des causes essentielles de la faiblesse de la Rus. La Russie vladimiro-souzdalienne est, géographiquement, la plus proche des Tatars. Elle est aussi en grande partie détruite, mais peut-être moins que ne le prétendent les chroniqueurs12. La terre de Galicie-Volhynie a été plus épargnée et se trouve à meilleure distance de Saraï, voisine de la Lituanie, de la Pologne et de la Hongrie qui n’ont pas été englobées dans l’oulous de Djötchi. La principauté de Tchernigov, en revanche, a souffert plus que les autres : là, se dressait la ville de Kozelsk, anéantie par les Tatars avec toute sa population.

Iaroslav ne se contente pas d’aller le premier à Saraï, il réussit à persuader Batou qu’il sera le fidèle vassal du puissant khan. Michel de Tchernigov, qui n’avait pas porté secours à Kozelsk, se réfugie en Hongrie, puis en Pologne. Daniel de Galitch, lui, qui n’ignore pas que mille sept cent cinquante kilomètres au moins le séparent de Saraï et qui, disposant d’une armée de soixante mille hommes, a vaincu les troupes polono-russo-hongroises dans la guerre fratricide pour la Volhynie, ne se hâte point d’aller trouver Batou.

La décision de laroslav devient le fondement de la politique qui sera pratiquée, car le choix n’est pas seulement celui du grand-prince de Vladimir-et-Souzdal, il est aussi celui du grand khan de l’oulous de Djötchi. Batou, dans sa politique russe, veut s’appuyer sur Vladimir. En 1245, il convoque les trois grands-princes à Saraï, et tous répondent à l’appel. Iaroslav est déjà familier du protocole : il sait qu’avant de paraître devant le grand khan, il faut passer entre deux feux pour se purifier, s’incliner au sud en hommage au défunt Gengis, s’agenouiller devant Batou. Fin politique, Daniel de Galitch, allié à la Lituanie païenne, à la Pologne et à la Hongrie catholiques, se plie à tous les usages mongols et est accueilli avec chaleur par le khan. Le fier Michel de Tchernigov, lui, refuse de s’incliner en mémoire de Gengis Khan et est tué. La mort atroce du prince Michel, l’un des pires forfaits perpétrés par les « méchants Tatars », n’est pas complètement élucidée à ce jour. Le spécialiste soviétique d’Alexandre Nevski reste assez énigmatique : « Ce fut un assassinat prémédité. Par la suite, l’Église orthodoxe le compta parmi ses saints mais, en attendant, le prince de Souzdal écartait de sa route l’un de ses principaux rivaux13. »

La protection de Batou est la condition sine qua non pour prétendre au trône de prince. Les Tatars, en effet, ne changent rien au système en place en Russie, ils maintiennent le régime politique, s’arrogeant le droit de nommer le prince. Tout prince russe – les khans ne considèrent que la dynastie des Rurik – doit se rendre à Saraï pour y recevoir le iarlyk les autorisant à régner. Lev Goumilev qualifie ce iarlyk de pacte d’amitié et de non-agression, en se fondant sur le fait que Batou en décernait aussi aux maîtres des rives de la mer Noire, de la Syrie et d’autres pays placés sous sa dépendance. D’autres historiens s’appuient sur les chroniques pour faire du iarlyk une charte d’investiture, par laquelle le khan autorise le prince à administrer ses domaines. Le système mongol offre les plus vastes possibilités d’administration indirecte : tous les princes, et pas seulement le grand-prince, peuvent prétendre au iarlyk et ont, de ce fait, accès au khan. Cette volonté « démocratique » transforme le chef de l’oulous de Djötchi en arbitre des conflits entre les principautés, lui conférant le rôle de dernière instance : on vient le trouver pour lui demander la charte d’investiture, pour se plaindre de ses cousins et parents, les dénoncer. Le iarlyk assure la solidité de l’autorité mongole, mieux que ne l’eussent fait des garnisons que, de toute façon, l’on serait bien en peine d’implanter.

Le quartier général de Batou, à Saraï, est le second centre de pouvoir de l’empire. La capitale impériale, elle, se trouve à Qaraqoroum. Si l’autorisation de Batou est indispensable, elle ne garantit pas le trône : il y faut la sanction de Qaraqoroum. Cet obstacle supplémentaire donne en même temps aux princes russes la possibilité de manœuvrer entre les deux centres, de les jouer l’un contre l’autre. Les khans mongols s’immiscent dans les affaires intérieures russes, et les princes russes dans le règlement des problèmes mongols. Bien souvent, les conséquences en sont tragiques.

En 1245, la régente Törägänä exige la venue du grand-prince Iaroslav pour confirmer son mandat. Homme de Batou qui se trouve en conflit avec Törägänä et son fils Güyük, élu empereur (grand khan), Iaroslav n’est pas confirmé à la tête de la Russie. Invité sous la tente du khan et nourri « de la propre main » de l’impératrice-mère, Iaroslav tombe malade et meurt une semaine plus tard, ne survivant que de dix jours à son rival, Michel de Tchernigov. Le fils de Iaroslav, Alexandre, auquel Törägänä a l’intention de « confier la terre de son père », est convoqué à Qaraqoroum. À Iaroslav, succède son frère, Sviatoslav. Alexandre reçoit en partage Novgorod, Pereïaslavl et quelques autres domaines. Il a effectué le passage obligé par Saraï et se trouve placé devant un choix : Batou, ou Güyük, son ennemi, le fils de Törägänä. Il opte finalement pour Batou et ne répond pas à l’invite de Qaraqoroum.

Iaroslav aura été à l’origine de la politique de collaboration avec les Mongols. Cette politique, Alexandre Nevski va la poursuivre, avec la logique et l’obstination de l’homme d’État qui sait ce qu’il veut, discerne clairement le but à atteindre et fait tout pour y parvenir, sans dédaigner aucun moyen à sa disposition. Le pari sur Batou n’est qu’un détail de la stratégie d’Alexandre. Le maître de l’oulous de Djötchi, la Horde d’Or, puis ses héritiers soutiennent les princes de Vladimir-et-Souzdal et reçoivent en échange leur appui. Mais le choix ne s’arrête pas là. Iaroslav, Alexandre et ses descendants s’inscrivent dans le jeu géopolitique qui, au milieu du XIIIe siècle, a pour principaux acteurs : l’Église catholique sous la conduite d’Innocent IV, vainqueur de l’irréductible ennemi de la papauté, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, et responsable de la chute de l’Empire germanique (1250-1266) ; l’oulous mongol de l’héritier de Gengis Khan, scindé, dans les années 1260-1264, en plusieurs parties, dont la Horde d’Or.

La présence de ces deux forces permet de louvoyer, dès qu’il s’agit de forces hostiles, adverses, telles que le sont la papauté et les Mongols. Le choix d’Alexandre n’est pas : Saraï ou Qaraqoroum ? (bien que ce soit très important), mais : les Tatars ou la papauté ? l’Orient ou l’Occident ? Après la fulgurante invasion de Batou, pareille à un typhon, et l’instauration du joug, les princes russes font la preuve que trois possibilités très concrètes s’offrent à eux. La principauté de Vladimir-et-Souzdal choisit de collaborer avec les vainqueurs. À la différence du nord-est, la Russie du Sud-Ouest – la Galicie-Volhynie et son prince, Daniel – cherche un compromis et veut louvoyer entre les Tatars et l’Occident. La troisième issue est la résistance, qui implique avant tout une union étroite avec la papauté. Maître de Kiev pour peu de temps, Michel de Tchernigov nomme l’igoumène (supérieur d’un monastère) Pierre aux fonctions de métropolite. Après la prise de Kiev par Daniel, Michel se réfugie en Hongrie, mais il envoie Pierre au concile réuni à Lyon par Innocent IV, en 1245. L’« archevêque de Russie » – ainsi le métropolite Pierre est-il présenté – demande aux prélats assemblés leur aide contre les Tatars.

L’un des résultats évidents des récits faits par Pierre sur les Tatars au concile, est la mission du franciscain Jean du Plan Carpin, dépêché par le pape à Saraï et Qaraqoroum. Le compte rendu de son voyage – Histoire des Mongols appelés par nous Tatars – est une mine d’informations sur les hommes et les événements de l’époque. Jean du Plan Carpin assiste au qouriltaï de 1246. Il nous laisse des portraits des princes russes, Iaroslav, Daniel, Michel, est témoin de l’assassinat du prince de Tchernigov et de la mort de celui de Vladimir. Les Tatars n’ignorent rien des projets de Michel, ils savent qu’il a envoyé Pierre à Lyon. Il n’est pas exclu qu’ils soient informés, aussi, des entretiens de Jean du Plan Carpin et de Iaroslav, prêt à poursuivre les pourparlers avec la Curie romaine.

Alexandre Nevski, pour sa part, n’hésite ni ne doute : la collaboration avec les Tatars est, de son point de vue, la seule politique possible. Parmi les raisons qui le poussent vers cette option, le sentiment aigu de la menace occidentale. Venu, enfant, à Novgorod avec son père Iaroslav, il devient, à seize ans, prince-gouverneur de la république marchande. À vingt ans, en 1240, Alexandre met en déroute, sur la Neva, les chevaliers suédois – cinq mille guerriers transportés sur cent bateaux. La même année, les Tatars prennent Kiev, et cependant, le principal danger pour le prince de Novgorod demeure la pression exercée par l’Occident. En 1242, Alexandre remporte sa célèbre victoire sur le lac Peïpous où, cette fois, il anéantit l’armée de l’Ordre de Livonie.

En 1937, Sergueï Eisenstein écrit le scénario14 de son futur Alexandre Nevski. Le prince de Novgorod y explique sa ligne politique au peuple : « Pour les Tatars, on peut attendre. Il est un ennemi plus dangereux qu’eux… plus proche, plus hargneux et dont on ne s’affranchira pas par un tribut : l’Allemand15. » Dans le film d’Eisenstein, Alexandre Nevski expose la stratégie de Staline, en 1937 : à l’ouest la menace allemande, à l’est le péril japonais. Au moment où paraît le film, « l’Allemand » est le plus dangereux. Deux ans plus tard, Alexandre Nevski est interdit d’écran : entre-temps, l’ennemi est devenu un allié. Mais il se peut fort bien que ces considérations sur une double menace extérieure soient d’actualité au XIIIe siècle. Alexandre Nevski a d’ailleurs toutes les raisons de penser que les « Allemands », comme on appelle alors tout ce qui vient d’Occident, constituent un danger plus effrayant que les Tatars. Les croisés occupent les territoires qu’ils conquièrent, ce que ne font pas les Tatars ; il y bâtissent des forteresses, des villes, s’emparent des terres. Les croisés, les « chiens-chevaliers » comme les nommera Marx, convertissent au catholicisme les populations soumises. Là encore, ils se distinguent des Tatars, très tolérants sur le plan religieux.

Le choix d’Alexandre s’explique aussi par un autre motif. Fils de Iaroslav et petit-fils de Vsevolod la Grande-Nichée, il a hérité d’un caractère plutôt abrupt et d’un goût marqué pour le pouvoir absolu. Il entre maintes fois en conflit avec les Novgorodiens qui ont en affection les princes accommodants mais se voient contraints de s’adresser au vainqueur des Suédois et des Porte-Glaive, quand l’envahisseur menace leur ville. Le danger sitôt écarté, ils tentent de se délivrer de ce prince autoritaire et ambitieux. L’apparition des Tatars et le choix d’Alexandre vont limiter considérablement les possibilités de « Monseigneur le Grand Novgorod », dont la dépendance à l’égard des princes de Vladimir-et-Souzdal se trouvera renforcée.

Un historien soviétique écrit avec conviction : « Les boïars de Galicie étaient la force la plus réactionnaire de la Rus. » Pour lui, leur nature réactionnaire est d’autant plus évidente qu’ils « prônaient le fractionnement en tribus », s’opposaient au pouvoir centralisateur du prince. Les voisins de la Russie du Sud-Ouest, Hongrois, Polonais, la Curie romaine et jusqu’à la cour impériale, mettent leur grain de sel dans la lutte que se livrent boïars de Galicie et princes de Volhynie. Les forces en présence recherchent des alliés dans l’Occident catholique, à son tour déchiré par la guerre entre guelfes et gibelins, entre le pape et l’empereur. La Russie du Sud-Ouest, avant tout la principauté de Galicie-Volhynie mais aussi celle de Tchernigov, s’oppose clairement à la Horde. En 1254, Daniel de Galicie-Volhynie reçoit du pape la couronne royale et devient le monarque de la Petite-Russie. La responsabilité de la lutte contre les Tatars lui incombe désormais.

En 1250, après un long séjour au sein de la Horde, les fils de Iaroslav, Alexandre et Andreï – ils se sont rendus à Saraï et à Qaraqoroum –, rentrent au pays, munis tous deux du iarlyk princier. Batou soutient Alexandre, mais Oghoul Qaïmich, veuve de Güyük qui assure la régence sur le trône de Gengis Khan, est hostile au maître de la Horde d’Or et en décide autrement. Le pouvoir sur Kiev et l’ensemble de la Rus est désormais distinct du titre de grand-prince de Vladimir-et-Souzdal.

Andreï, le plus jeune des frères, obtient le iarlyk sur les terres de Vladimir-et-Souzdal, et Alexandre est confirmé dans son titre de grand-prince. Il en résulte une situation compliquée, génératrice de conflits. D’un côté, Alexandre détient Novgorod, Kiev et ses villes patrimoniales de Pereïaslavl et Dmitrov. Cela signifie donc qu’Andreï lui est soumis. D’un autre côté, Novgorod dépend de la terre de Vladimir-et-Souzdal ; Alexandre se voit, à son tour, soumis à Andreï.

Le mariage d’Andreï avec la fille de Daniel de Galitch implique une alliance entre Vladimir et Galitch. Un autre frère d’Alexandre, Iaroslav, qui règne sur Tver, vient s’y rallier. Le signal d’un nouveau tour de la roue de l’Histoire est donné par les événements de Qaraqoroum. Avec le soutien décisif de Batou, la régente Oghoul Qaïmich est renversée. Mongka est élu grand khan. Alexandre Nevski se rend alors à Saraï et reçoit le titre de grand-prince de toute la Russie. Autrement dit, en 1252, le fils de Iaroslav devient, à trente-deux ans, grand-prince de Vladimir-et-Souzdal, de Novgorod-et-Pskov, de Polotsk-et-Vitebsk. Il obtient de cette façon les moyens de sa politique.

Le soutien de Batou ne se manifeste pas par la seule attribution du iarlyk à Alexandre. Les historiens russes présentent diversement les circonstances qui ont présidé à l’ascension du grand-prince. Son biographe reste obscur : « Alexandre n’avait pas encore regagné Vladimir que Batou dirigeait deux armées sur la Russie, l’une vers Vladimir-et-Souzdal, avec le voïevode Nevriouï, l’autre vers la Galicie-Volhynie, avec le voïevode Kuremsa. » Ayant fourni un alibi au grand-prince, son biographe n’en fait pas moins remarquer : « Batou savait que les princes alliés [les princes de Vladimir, Galitch et Tver] refuseraient de reconnaître l’autorité d’Alexandre16. » Il est aisé d’en identifier les causes et d’en tirer les conséquences. Le biographe du prince Andreï qui, en hâte, quitte Vladimir pour se réfugier en Suède, formule très clairement les unes et les autres : « En 1252, Alexandre va trouver sur le Don, Sartaq, fils de Batou, qui administre alors la Horde, pour se plaindre de ce qu’Andreï ait reçu le titre de grand-prince au mépris du droit d’aînesse, et n’ait pas intégralement versé son dû au khan. À la suite de cette plainte, Alexandre obtient le iarlyk de grand-prince, tandis que les armées tatares, conduites par Nevriouï marchent sus à Andreï17. » L’historien contemporain ne laisse place à aucune équivoque : « En 1251, Alexandre se rendit dans la Horde de Batou, il se lia d’amitié avec lui, puis fraternisa avec son fils Sartaq et devint, en conséquence, le fils adoptif du khan. En 1252, il amena en Russie un corps d’armée tatar, sous le commandement d’un chef expérimenté, Nevriouï. Andreï s’enfuit en Suède, Alexandre devint grand-prince, les Allemands stoppèrent leur offensive contre Novgorod et Pskov18. »

Le raid de Nevriouï, effroyable de fureur destructrice – les chroniques tiennent le registre des horreurs : populations réduites en esclavage, pillages, viols, incendies –, est la preuve que la puissante Horde soutient Alexandre. En 1248, les légats d’Innocent IV apportent un message du pape au prince Alexandre de Novgorod. Se fondant sur le rapport de Jean du Plan Carpin qui s’était entretenu avec Iaroslav à Qaraqoroum, le pape propose au prince son aide contre les Tatars, en échange de sa conversion au catholicisme. Alexandre refuse : « … nous n’accepterons aucun enseignement de vous. »

Pour comprendre les motivations du choix d’Alexandre en faveur des Tatars, et non des Allemands, il faut imaginer que le prince russe avait perçu le caractère illusoire des promesses d’aide avancées par le pape. L’année 1252 confirme, d’ailleurs, qu’Alexandre a vu juste. Alors que Nevriouï châtie les princes russes mécontents des Tatars et saccage la Russie vladimiro-souzdalienne, l’armée de Kuremsa, chef expérimenté, est envoyée vers la Rus de Galicie-Volhynie, contre le prince Daniel. Un régiment de Smolensk – alors dépendante de Souzdal – accompagne les Tatars. L’Occident n’apporte aucune aide à Daniel de Galitch, ce qui n’empêche pas ce dernier de venir à bout de ses adversaires ; il démontre par là même que les Tatars ne sont pas invincibles et que les espoirs de secours sont vains. En 1260, le commandant du corps d’armée tatar opérant au sud-ouest est remplacé. Sous la conduite de Bouroundouï, les Tatars marchent sur la Pologne à travers les terres de Galicie-Volhynie, exigeant de Daniel qu’il prenne part à l’agression contre ses voisins chrétiens. Le prince est contraint d’accepter ; les Tatars n’en réduisent pas moins à néant les ouvrages de défense de ses principales villes, qui venaient d’être améliorés et renforcés. La Rus de Galicie-Volhynie compte désormais parmi les possessions tatares.

Ayant assuré ses positions sur le trône de Vladimir, Alexandre entreprend de réaliser le rêve de son père et de son grand-père : la mise au pas de Novgorod. Dans le cas de Vladimir, Alexandre était opposé à son frère Andreï ; dans celui de Novgorod, il lui faut combattre son frère Iaroslav, prince de Tver. Les boïars de Novgorod, qui n’aiment guère et craignent l’impérieux vainqueur des Suédois et des croisés, ont chassé de chez eux le fils d’Alexandre, Vassili, et fait venir Iaroslav à sa place. Le grand-prince de Vladimir, « avec des régiments sans nombre » note la chronique, marche sur la république en révolte. Terrifiés à l’idée d’une incursion de l’armée de Vladimir-et-Souzdal, les Novgorodiens, après quelques hésitations, se plient aux exigences d’Alexandre : ils déposent leur possadnik, acceptent Vassili aux fonctions de grand-prince. Alexandre a obtenu l’essentiel : à la souveraineté, individuelle et éphémère, des différents princes russes (de Souzdal, Tchernigov et autres) succède celle, permanente, du prince de Vladimir. Monté sur le trône de Vladimir et consolidé par la Horde, Alexandre devient aussi prince de Novgorod.

Cela signifie un renforcement de l’autorité du prince de Vladimir-et-Souzdal, un élargissement de son pouvoir, mais aussi l’extension de l’autorité de la Horde aux terres de Novgorod, que les Tatars n’avaient pu conquérir militairement. En 1257, quand les Novgorodiens se soulèvent contre le tribut imposé par les Tatars, entraînant à leurs côtés le propre fils d’Alexandre, le prince Vassili, le grand-prince écrase lui-même la révolte. Vassili est capturé à Pskov et envoyé à Vladimir ; quant aux meneurs, ils sont châtiés de la plus atroce façon : on leur coupe le nez et on leur crève les yeux.

Les troubles de Novgorod sont l’expression la plus forte du mécontement général engendré par les collectes d’impôts que les Tatars prélèvent, à compter de 1257, comme une taxe d’habitation, une taxe par feu. Pouchkine fera justement remarquer que les Tatars ne ressemblaient pas aux Maures : ayant conquis la Russie, ils n’y apportèrent ni l’algèbre, ni Aristote. Le grand poète aurait pu cependant noter qu’en place d’Aristote et de l’algèbre, les envahisseurs apportèrent un système administratif et financier très au point et d’une redoutable efficacité. La campagne de Batou prend fin en 1240 mais, pendant plus de quinze ans, les Mongols se contentent des présents apportés par les princes russes à Saraï ou Qaraqoroum, et de pillages occasionnels. Puis la machine fiscale commence à fonctionner dans l’empire. En 1230, le chef de l’administration civile de la Chine, envahie par les Mongols, Ye-liu Tch’ou-ts’ai, déclarait au grand khan Ogödaï, héritier du trône de Gengis : « L’empire a été créé à cheval, mais il ne peut être gouverné à cheval19. »

Membre de la maison royale des K’i-tan, peuple de la steppe soumis par les Chinois, Ye-liu Tch’ou-ts’ai passe au service des Mongols. La réforme qu’il préconise, et réalise lorsqu’il devient chancelier de l’empire, transforme la monarchie guerrière en empire bureaucratique. Ye-liu Tch’ou-ts’ai introduit la notion de budget d’État et parvient à persuader Ogödaï qu’il est plus rentable, économiquement, de prélever le tribut que de tuer les populations des villes prises d’assaut (la doctrine militaire mongole exigeait l’extermination des habitants de toute ville qui ne se rendrait pas avant le début de l’assaut).

Ye-liu Tch’ou-ts’ai commence sa réforme budgétaire et financière en imposant les Mongols. À compter de 1231, le peuple de l’empire doit s’acquitter d’un impôt direct, s’élevant à 1 % des revenus par tête. L’aspect le plus étonnant du système mis en place par le chancelier est peut-être la légèreté de l’impôt auquel sont assujettis les Chinois, conquis dans les années trente du XIIIe siècle. Expliquant au grand khan qu’une pression fiscale trop lourde inciterait la population à s’enfuir, ce qui porterait tort au trésor, Ye-liu Tch’ou-ts’ai parvient à n’imposer les Chinois que par feux.

Les habitants des terres russes sont dans le même cas, ce qui revient à dire qu’ils sont moins imposés que les Mongols. Pour préparer la mise en place du système fiscal, on effectue un recensement de la population dans la Rus. C’est déjà chose faite en Chine et en Iran. Alexandre Nevski est chargé d’assurer le bon déroulement de l’opération. En écrasant, à Novgorod, la révolte contre le tribut, il montre une inébranlable fidélité à sa propre politique.

À la capitation vient s’ajouter la redevance en chevaux et chariots, pour la poste impériale qui relie l’immense empire par tout un réseau de relais. Les Tatars mettent en place, afin de collecter l’impôt, une gigantesque organisation politico-militaire. Des représentants du khan, les baskaks, sont envoyés sur tout le territoire de l’empire ; ils ont à leur disposition des détachements de soldats, en grande partie composés d’autochtones. La présence des baskaks garantit que le tribut sera versé à la date prévue. Les révoltes qui éclatent dans les principales villes de la Rus vladimirienne – Rostov, Souzdal, Vladimir, Iaroslavl – sont dirigées contre les usuriers musulmans, les bessermens, auxquels le grand khan Khoubilaï, petit-fils de Gengis et héritier du trône impérial, confie, à bail, la collecte de l’impôt en Russie. Les musulmans abusent de leur pouvoir et enfreignent les normes du système baskak. Transformé en bassourmanine, le mot bessermen désignera, en Russie, les « infidèles », principalement musulmans.

Selon certains historiens, les meurtres d’usuriers-collecteurs de tribut sont organisés à l’initiative d’Alexandre, qui met à profit le conflit apparu entre le khan de la Horde d’Or, Berké, et le gouvernement central20. Alexandre finit par se rendre à Saraï, et la collecte du tribut est confiée aux princes russes. Peu après – mais Alexandre est déjà mort –, le système baskak est aboli. La langue russe a gardé pour toujours des termes financiers d’origine tatare : kazna (trésor), kaznatcheï (trésorier), tamojnia, tamga (douane), kabala (asservissement temporaire pour cause de dettes), kabak (établissement autorisé à vendre des boissons alcoolisées). Sans oublier le mot diengui (l’argent) et la désignation des pièces de monnaie : kopeck, altyne. Le système fiscal mongol devait demeurer des siècles durant en Russie, sans équivalent dans toute l’Europe féodale.

En 1252, Alexandre rentra de Saraï, muni du iarlyk de grand-prince. La chronique rapporte : « Le grand-prince Alexandre s’en revint de chez les Tatars dans sa ville de Vladimir, il fut accueilli près de la Porte d’Or par le métropolite et tous les habitants, on l’installa sur le trône de son père Iaroslav, et ce fut grande liesse dans la ville de Vladimir et sur toute la terre souzdalienne. »

La présence du métropolite n’est pas une simple marque extérieure de respect. Cyrille II, chancelier de Daniel de Galitch, avait été nommé métropolite quand Daniel avait obtenu de la Horde le iarlyk pour Kiev. Cyrille s’était alors rendu chez le patriarche à Nicée, afin d’être confirmé dans ses fonctions ; mais il était rentré à Vladimir, et non à Kiev. Le chef de l’Église orthodoxe russe démontrait ainsi que Kiev n’était plus le centre du pouvoir spirituel. Le siège du métropolite de toute la Russie se déplaçait vers le nord-est, là où régnait le grand-prince de toute la Russie.

En accueillant Alexandre Nevski, Cyrille II exprime sa totale approbation de la politique menée par le grand-prince. L’Église soutient inconditionnellement le choix d’Alexandre, sa tactique de pleine collaboration avec les Tatars. Elle a d’ailleurs à cela de très légitimes raisons. Tout d’abord, les Tatars, nous l’avons dit, ont coutume de montrer une absolue tolérance envers les diverses religions. Ils n’empêchent aucunement la diffusion de l’orthodoxie, ne se mêlent pas de la nomination des dignitaires ecclésiastiques. Bien plus, l’Église se voit dispensée de tout tribut. À l’instar des princes, les métropolites reçoivent des iarlyks, des chartes libérant du tribut et de toute forme d’impôt l’ensemble des monastères et des paroisses. La moindre injure faite à la foi russe est punie de mort. En 1261, le khan Berké, bien que converti à l’islam, autorise la création d’une chaire épiscopale à Saraï. Les orthodoxes installés au cœur de la Horde ont ainsi leurs prêtres ; ces derniers ont également le droit de convertir à la foi russe les habitants de Saraï.

La situation privilégiée de l’Église est assurée par le fait que le métropolite a, comme les princes, directement accès au khan. Il peut ainsi influer sur sa politique : un mot du métropolite est à même de changer la colère du khan en miséricorde, ou l’inverse. Les princes, quant à eux, ont tout intérêt à bénéficier du soutien de l’Église. Dans les églises de Russie, les fidèles prient pour le « tsar libre », ainsi qu’on appelle le khan, lui conférant le titre d’empereur de Byzance, qui, par la suite, sera repris par le grand-prince de Moscou. Recevant le iarlyk du khan, le métropolite est indépendant du prince.

L’Église russe met à profit sa situation pour s’enrichir, se renforcer, mais aussi pour asseoir l’idée de l’unité de la Rus. Elle est l’incarnation de cette unité dans un contexte où, pour reprendre les paroles de Vassili Klioutchevski, seul « le pouvoir du khan donnait un semblant d’unité aux votchinas des princes russes, morcelées et souvent étrangères les unes aux autres21 ». L’historien songe au fractionnement qui continue d’affecter les possessions des princes : après l’invasion des Tatars, le nombre des principautés est multiplié par deux. On en compte dix-huit rien qu’au nord-est de la Russie. Les Tatars ne s’opposent certes pas à ce phénomène, y voyant des possibilités supplémentaires d’intriguer et de s’enrichir au détriment de leurs nombreux solliciteurs ; en même temps, ils préfèrent être représentés en Russie par un prince unique, plus fort. Que ce prince soit soutenu par le métropolite et l’Église, correspond aux intérêts de la politique tatare. Klioutchevski écrit, ironique, que les khans de la Horde n’imposaient pas leurs us et coutumes à la Rus, se contentant du tribut et se repérant même assez mal « dans l’ordre qui y était en vigueur… car il était impossible de déceler un ordre quelconque chez les princes de là-bas ».

Une Église unie est un facteur essentiel pour l’unité de la Rus, car elle est la gardienne de la foi et de la langue qui relient les principautés en guerre. Aussi la défense de la foi et de l’orthodoxie est-elle une tâche primordiale pour l’Église, qui perçoit une terrible menace : la « croisade » anti-orthodoxe menée par l’Occident. Face à ce danger que l’Église juge mortel, les Tatars tolérants se transforment en alliés. Gueorgui Vernadski va jusqu’au bout du raisonnement qui l’amenait à qualifier le khan de « défenseur de la foi orthodoxe » ; il voit dans le rôle historique joué par Alexandre Nevski, la réalisation de deux exploits : « Afin de préserver la liberté religieuse, Alexandre Nevski sacrifia la liberté politique, et ses deux hauts faits – son combat contre l’Occident et son humilité devant l’Orient – eurent comme seule finalité la préservation de l’orthodoxie, source de force morale et politique pour le peuple russe22. »

Les sermons de Sérapion, évêque de Vladimir, sont l’un des sommets de la littérature du XIIIe siècle, et un modèle d’éducation et d’édification des populations, dans le contexte d’une occupation étrangère. Archimandrite du monastère des Grottes, à Kiev, jusqu’en 1274, Sérapion arrive à Vladimir avec le métropolite Cyrille. Il écrit son premier sermon vers 1230, donc avant l’invasion de Batou, et le cinquième quelque quarante ans plus tard. Le premier est plein du pressentiment d’une catastrophe imminente, de l’attente d’un terrible événement qui semble d’autant plus inéluctable au prédicateur que l’absence d’harmonie intérieure ronge la Rus. Et quand le malheur arrive, Sérapion y voit l’expression de la colère divine. Les Tatars ne sont-ils pas le « fléau de Dieu » ? Sérapion brosse des tableaux effroyables : « Notre terre n’est-elle point captive ? Nos cités ne sont-elles point soumises ? Y a-t-il si longtemps que nos pères et nos frères sont tombés, roides, sur notre terre ? Nos femmes, nos enfants ne sont-ils pas emmenés en captivité ? Et ceux qui restent ne sont-ils pas asservis dans l’amère dépendance des infidèles ? Nos souffrances, nos tourments compteront bientôt quarante ans, on exige sans cesse de nous de lourds tributs, la famine règne en maître, les épidémies déciment nos troupeaux, jamais nous ne mangeons à notre faim le pain que nous produisons de nos mains, et les cris et les pleurs dessèchent nos os. » Qui nous a conduits à cela ? demande le prédicateur. Et sa réponse est la suivante : « Notre mécréance et nos péchés, notre désobéissance, notre absence de repentir. » Cela a provoqué la colère de Dieu.

Fustigeant, dans un discours aussi accusateur que pathétique, les péchés et les vices des orthodoxes, Sérapion leur oppose, de la façon la plus inattendue, l’occupant dont il fait un modèle : « Les païens eux-mêmes, qui ignorent la parole de Dieu, ne tuent pas leurs coréligionaires, ils ne pillent ni n’accusent, ne calomnient ni ne volent, ne convoitent pas le bien d’autrui ; il n’est pas un infidèle capable de vendre son frère… or, nous nous tenons pour orthodoxes, baptisés dans le nom de Dieu mais, instruits des commandements divins, nous voici débordants de fausseté, d’envie et sans miséricorde : nous pillons et tuons nos frères, nous les vendons aux païens ; à force de délation et d’envie, nous nous dévorerions les uns les autres si nous le pouvions, mais Dieu veille23 ! »

L’audace de la comparaison, l’opposition de l’indignité orthodoxe à la dignité des « païens », des « infidèles », démontrent la profondeur de la décadence morale qui affecte le peuple subjugué et, a contrario, la force de l’Église, consciente de son rôle de guide spirituel. L’autorité de l’Église est alors, sans conteste, nettement supérieure à celle du pouvoir princier. Et Alexandre Nevski le comprend.

L’auteur de la Vie d’Alexandre Nevski souligne : « […] il aimait prêtres, moines et mendiants, révérait métropolites et évêques qu’il écoutait comme le Christ lui-même24. » Même en considérant que ces propos sont empreints de l’emphase habituelle aux vies de saints, il demeure que la politique du grand-prince à l’égard de l’Église est claire et sans ambiguïté. Si son père, Iaroslav, tenait les évêques pour quantité négligeable et portait ouvertement atteinte aux terres de l’Église, Alexandre, lui, distribue des terres, de l’argent, élargit les droits du tribunal ecclésiastique, comble les églises de dons.

Sergueï Eisenstein projetait de clore son film par la mort d’Alexandre, à son retour de la Horde. Staline, après lecture du scénario, refusa ce triste final par cette phrase en forme d’oukaze : un aussi bon prince ne peut pas mourir. Mais Staline n’avait pas le pouvoir absolu sur le passé : le 14 novembre 1263, Alexandre Nevski, rentrant de son quatrième voyage à Saraï, rend l’âme. « Le soleil s’est éteint sur la terre de Souzdal ! », déclare le métropolite Cyrille dans son éloge funèbre. Le décès du prince, à quarante-trois ans, après un séjour prolongé au cœur de la Horde, ne peut que susciter le soupçon chez ses contemporains, d’autant que son père, ses frères, ses parents éloignés sont morts empoisonnés. Ajoutons qu’en règle générale, les Tatars assassinent les princes russes à la demande instante de leurs frères ou neveux. Le danger ne se trouve donc pas du côté des seuls Tatars. Notant qu’en 1263, Mindaugas, prince de Lituanie, est égorgé, également à l’âge de quarante-trois ans, Lev Goumilev émet l’hypothèse d’une opération effectuée par les « agents allemands25 ». Alexandre et Mindaugas avaient conclu une alliance contre les Chevaliers teutoniques. En conséquence, ces derniers, selon Goumilev, décidèrent de se débarrasser d’eux.

Il n’est pas difficile de tirer le bilan de la vie et de l’action d’Alexandre Nevski, dans la mesure où les historiens russes font montre, à son égard, d’une rare unanimité. Sergueï Soloviev, auteur d’une monumentale Histoire de la Russie depuis les origines, en vingt-neuf volumes, est catégorique : « Le fait d’avoir préservé la terre russe du malheur à l’est, les exploits accomplis pour la foi et la terre à l’ouest, valurent à Alexandre de laisser un souvenir auréolé de gloire en Russie, et firent de lui la plus éminente figure historique de notre histoire ancienne, du Monomaque à Donskoï26. » Cette protection de la Rus contre le fléau tatare et la défense de la foi et de la terre contre l’Occident correspondent aux « deux hauts faits d’Alexandre Nevski », que Gueorgui Vernadski évoquera trois quarts de siècle après Sergueï Soloviev. Les historiens approuvent entièrement l’auteur de la Vie d’Alexandre Nevski, qui relate l’accord auquel le prince russe parvint avec « le tsar Batou », ainsi que ses exploits héroïques dans les combats contre les « Romains » sur la Neva, et les Allemands sur le lac Peïpous. Au nombre des « hauts faits » d’Alexandre, il faut ajouter sa réponse aux ambassadeurs envoyés par le pape « depuis la grande Rome » : « […] nous n’accepterons aucun enseignement de vous. »

L’historien ukrainien Nikolaï Kostomarov complète de quelques traits importants le portrait d’Alexandre : « La fréquentation des Mongols devait être riche d’enseignements pour Alexandre et modifier considérablement ses points de vue. Une extraordinaire cohésion des forces, un effacement complet de l’individu, une endurance extrême – telles furent les qualités qui aidèrent les Mongols à effectuer leurs conquêtes –, qualités absolument contraires à celles des Russes du temps… Dès lors, pour s’accommoder de l’invincible occupant, il ne leur restait qu’à s’approprier ses qualités. Ce fut d’autant plus aisé que les Mongols, qui exigeaient soumission et tribut, s’estimant en droit de vivre au compte des vaincus, ne songeaient pas à exercer une contrainte en ce qui concernait leur foi, ou le sentiment de leur appartenance nationale. Au contraire, ils montraient une certaine tolérance philosophique envers la foi et le mode de vie des peuples vaincus, mais dociles27. » La tolérance des Tatars qui, par l’intermédiaire des gouvernants autochtones, administrent les terres conquises, contribue au renforcement du pouvoir local que seule limite la lointaine présence du khan, mais sur laquelle il s’appuie également.

Le biographe soviétique d’Alexandre Nevski conclut : « Il est le père des princes de Moscou, le fondateur d’une politique de renaissance pour la Russie28. » La place centrale occupée par Alexandre dans l’histoire de la Rus, apparaît de façon particulièrement éloquente dans son arbre généalogique : petit-fils de Vladimir II Monomaque, il est le grand-père du prince de Moscou Ivan Kalita (l’Escarcelle). Mais l’importance politique du vainqueur des Suédois et des Chevaliers teutoniques, frère adoptif du khan, va bien au-delà. En lui, se fondent l’idée byzantine du Monomaque et celle, mongole, de Gengis. Réagissant avec promptitude et audace aux circonstances, ne dédaignant aucun moyen, se portant contre ses frères et son fils s’ils s’opposent à sa politique, Alexandre met à profit et adapte l’expérience de deux grands empires, byzantin et tataro-mongol. L’idée politique russe naît alors, et l’on voit se dessiner les constantes de la politique russe pour l’avenir.

Le premier de ces facteurs permanents est la présence, en Occident, de l’ennemi numéro un. Il existait déjà dans la politique de la Russie kiévienne, mais il prend une importance particulière au temps d’Alexandre, quand la menace devient réalité et que le Drang nach Osten s’exprime très concrètement, avec insistance et cruauté, dans la stratégie conquérante des « chiens-chevaliers ». L’invasion tatare n’est pas la cause du déclin de la Russie kiévienne, déjà déchirée par les princes, avant la bataille de la Kalka. De la même façon, s’esquissait la coupure entre le sud-ouest et le nord-est, entre les terres de Vladimir-et-Souzdal et celles de Galicie-Volhynie. Le choix – Tatars ou Allemands ? – se pose également à Daniel de Galitch et à Alexandre Nevski. Daniel opte pour l’Occident et la couronne royale, Alexandre pour les Tatars et le titre de prince de toute la Russie. Les générations suivantes, en premier lieu les historiens, peuvent apprécier diversement ce choix. Une chose est sûre : la Rus volhyno-galicienne, l’un des centres les plus importants de la Terre russe, perd rapidement de sa signification et est bientôt avalée par la Lituanie, puis la Pologne ; la Rus du Nord-Est, en revanche, avec Vladimir, puis Moscou, devient le centre la Russie future. La justesse de la politique anti-occidentale d’Alexandre, qui n’exclut aucunement des liens commerciaux intensifs au centre desquels se trouve Novgorod, est confirmée par la politique pro-occidentale de Daniel et des frères de Nevski.

La seconde constante est l’orthodoxie. Le baptême selon le rite byzantin, puis le Schisme de l’Église, font de l’orthodoxie un facteur essentiel de méfiance, de suspicion et d’hostilité envers l’Occident. Il est d’ailleurs notable que, pour les Chevaliers teutoniques qui partaient en croisade vers l’Orient avec une croix cousue sur leur cape, les « schismatiques » orthodoxes ne se distinguaient en rien des païens : il était nécessaire de baptiser les uns et les autres par le glaive et le feu. L’Église orthodoxe, anti-occidentale, anticatholique, apparaît avant tout comme un facteur d’unité pour la Russie, une force spirituelle pour le peuple, une autorité unique. En même temps, héritière de l’Église byzantine, elle est en permanence le point d’appui du prince. L’idée du césaro-papisme, d’un système de relations où le chef de l’État dirige aussi l’Église, passe de Constantinople à Kiev, puis à Vladimir, pour triompher à Moscou. La Rus ne connaît rien de semblable à la guerre qui oppose la papauté à l’empire. L’histoire russe n’a retenu qu’une tentative effectuée par un chef de l’Église – au XVIIe siècle – pour étendre son pouvoir, au détriment de celui du tsar : le conflit entre le patriarche Nikone et Alexis Mikhaïlovitch ; il devait se solder par une défaite complète du patriarche et devenir l’une des causes d’un schisme tragique.

La troisième constante est le pouvoir autocratique. L’idée du Monomaque, sa conception d’un pouvoir absolu et unique, est venue de Byzance par des voies détournées : à travers les livres, les récits des ambassades russes ou des moines grecs. L’idée de Gengis, celle du pouvoir absolu du khan, est acquise sur le terrain, dans ces écoles que furent Saraï et Qaraqoroum : les princes russes y ont vu de leurs yeux ce que signifiait le pouvoir du « tsar » mongol, du « tsar libre » des chroniques russes. Dans cette école de la soumission absolue, les vaincus ont appris la domination. Alexandre Nevski y fut un élève modèle : faisant de la soumission aux envahisseurs le fondement de sa politique, il châtie impitoyablement tous ceux qui s’y opposent, portant par là même atteinte à son propre pouvoir.

L’école de l’autocratie se révéla aussi l’école de l’empire : le pouvoir absolu exigeait un agrandissement du territoire et des possessions de l’empire, qui, à son tour, avait besoin, pour sa préservation, d’un pouvoir autocratique. Byzance et l’Empire mongol servirent de manuels pratiques.

Le choix d’Alexandre Nevski place la Rus, et principalement le nord-est, dans une sorte de cocon, au sein duquel la future Russie peut passer au stade supérieur. Une transition qui n’a rien de paisible : dans le cocon, la lutte pour le droit de devenir chrysalide est féroce. Les guerres que se livrent les princes russes n’empêchent cependant pas le pays de se développer dans l’immensité de l’Empire mongol, d’acquérir des habitudes d’administration, d’élargir les liens commerciaux, de se doter d’une expérience militaire au cours des campagnes menées conjointement avec les Tatars. Sur les territoires de la Horde d’Or, règne la paix impériale, troublée seulement par les querelles entre les princes russes qui appellent invariablement les Tatars à la rescousse ; et ces derniers accourent, séduits par les perspectives de pillages.

Après la tentative effectuée par Daniel de Galitch et Andreï, frère d’Alexandre Nevski, pour organiser la résistance contre les Tatars, les princes russes fondent leur politique sur la collaboration la plus étroite avec le khan. Ils la justifient par le fait que les expéditions punitives de Nevriouï et de Kuremsa ont laissé des traces sanglantes ; mais il est clair que cette collaboration coïncide également avec leurs intérêts personnels et étatiques. Lev Goumilev parle d’un « système de contacts ethniques », qu’il définit, nous l’avons vu, comme une « symbiose29 ». Allant jusqu’au bout de sa logique, l’historien russe émet l’hypothèse que l’an 1262, où le khan de la Horde d’Or Berké rompt avec le gouvernement central des Mongols installé à Pékin (qui prendra, en 1271, le nom dynastique chinois de Yüan), marque « la libération de l’Europe orientale du joug mongol ». C’était, souligne l’Eurasien Goumilev, « la première fois que la Russie se libérait des Mongols, et l’immense mérite en revient à Alexandre Nevski30 ». L’on comprend aisément que, puisque le khan mongol Berké avait délivré la Russie des Mongols, point n’était besoin de résister aux « libérateurs ».

Les historiens russes, de Karamzine à Goumilev, évoquent avec plus ou moins de prudence, directement ou par allusions (sans omettre de rappeler les atrocités de l’invasion et du joug, la destruction des villes et l’asservissement des populations), la mise à profit des potentialités qui s’ouvraient pour les principautés russes incluses dans l’oulous de Djötchi.

Parallèlement, pendant plus de sept cents ans, la mémoire collective, la conscience russe exprimée dans le folklore et la littérature, voient uniformément dans les Tatars l’ennemi, le « maudit », l’« infidèle », l’incarnation du mal, l’adversaire de la foi et de l’Église orthodoxe. Les chroniques, les monuments littéraires (le Récit de la prise de Riazan par le khan Batou et d’autres), les chansons populaires, les romans historiques des XIXe et XXe siècles chantent les exploits des héros qui combattirent les « infidèles », les souffrances des martyrs tués par les Mongols pour l’infaillibilité de leur foi : Eupathe Kolovrat, preux légendaire, défenseur de Riazan, qui suscite l’admiration étonnée de Batou lui-même ; Iouri, prince de Vladimir, défait par les Tatars sur les bords de la Sita, qui se retrouve, avec les restes de sa droujina, dans la ville invisible de Kitej où ne pénètrent que les hommes au cœur pur, dont la conscience n’est pas entachée par une alliance avec l’ennemi ; Michel de Tchernigov, martyrisé à Saraï ; autant de figures qui gardent plus de réalité que les considérations des historiens. Peu importe le fantastique de conte de fées des exploits d’Eupathe Kolovrat ; peu importe la vraie nature de Iouri de Vladimir qui refusa d’aider Riazan, cernée par les Tatars ; oublié, le rôle des parents et cousins dans l’assassinat de Michel. Tous demeurent des « héros de la résistance ».

Les témoignages des contemporains, consignés par les chroniqueurs, parviennent aux générations suivantes par des copies le plus souvent tardives, revus et complétés par l’imagination. Il convient en outre de garder présent à l’esprit que les chroniques, et toutes les œuvres de la littérature russe ancienne, sont dues à des moines et des prêtres, et que le clergé jouissait alors de la bienveillance sans faille des autorités mongoles. Les écrits de ces moines, résolument négatifs envers les Tatars, étaient donc l’expression de leurs sentiments personnels et ne coïncidaient pas avec les intérêts politiques des princes. Au fil des siècles, deux représentations du « joug » tatar se dessinent, deux « passés », ou une double vision du passé : l’histoire des événements eux-mêmes, et l’histoire imaginaire, rêvée. La seconde est idéale, peuplée de héros au cœur et à l’âme purs, se sacrifiant pour la foi, la patrie, le peuple. La première est bien réelle ; y opèrent les lois de la politique, affirmant que la fin justifie les moyens, et les trois « constantes d’Alexandre Nevski ».

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