7 Le Dit de l’ost d’Igor



Ô, Terre russe ! Déjà, te voici au-delà des collines.


En 1795, dans une collection de manuscrits de Iaroslavl, l’on découvre, à l’intérieur d’une anthologie manuscrite, la copie d’un poème épique inconnu, le Dit de l’ost d’Igor. A. Moussine-Pouchkine, grand amateur et collectionneur d’antiquités russes, en fait l’acquisition. En 1800, le poème est publié. En 1812, le manuscrit est détruit durant l’incendie de Moscou. La version imprimée est donc le seul témoignage de l’existence du manuscrit. Au début du XXe siècle, une copie est retrouvée, réalisée après la découverte du manuscrit à l’intention de Catherine II ; elle présente toutefois de légères différences avec la première publication. L’étude paléographique et philologique du Dit permet bientôt de conclure que le second manuscrit ne saurait être antérieur au XVIe siècle, autrement dit que plus de trois cents ans le séparent de l’original.

Les deux mille huit cents mots qui composent le poème font l’objet d’innombrables études (plus de huit cents écrits), d’appréciations et interprétations divergentes, de polémiques acharnées. L’étude du texte et les disputes commencent simultanément et se poursuivent à ce jour. Le Dit est mystérieux à bien des titres. D’abord, si l’on peut dire, pour des raisons « physiques » : il n’y a pas d’original et la littérature russe ancienne ne recèle rien de semblable. L’histoire de la campagne d’Igor Sviatoslavitch contre les Polovtsiens s’y détache comme une montagne au milieu d’une plaine. La littérature de la Russie kiévienne est riche en chroniques, en vies de saints, en sermons et en rhétorique, en récits de pèlerins. Mais on n’y trouve rien qui rappelle le Dit par l’expressivité, la richesse des images, la symbolique, les métaphores, le rapport personnel aux événements décrits. Peut-être, comme d’aucuns le pensent, existait-il de telles œuvres, disparues dans les incendies de l’époque. D’autres, en revanche, émettent l’hypothèse que le Dit ne fut pas écrit, comme on le croit traditionnellement, aussitôt après la campagne, en 1185-1186.

Trois grands points de vue demeurent irréconciliables : le Dit de l’ost d’Igor est un monument du XIIe siècle ; c’est un faux, datant peut-être du XVIIe siècle ; le texte a été écrit entre le XIIIe et le XVe siècle. Les chercheurs sont en désaccord sur la date de rédaction du poème et sur le lieu de naissance de l’auteur. Les innombrables exégètes se querellent sur le sens des mots et des notions auxquels l’écrivain a recours. Les philologues émettent quantité de suppositions sur l’origine de la langue. Tous, cependant, s’accordent à penser que la visée fondamentale du poème est un appel patriotique à l’union contre l’ennemi commun, lancé à l’intention des princes russes. Mais le débat reprend dès qu’il s’agit de désigner l’ennemi contre lequel il convient de s’unir. L’ambiguïté religieuse du Dit laisse perplexe : l’auteur, chrétien, emploie d’innombrables images et symboles païens, il s’adresse aux idoles, alors même que la Russie est orthodoxe depuis deux siècles. Les défenseurs du Dit l’expliquent par la « double croyance » encore en vigueur, par l’idolâtrie toujours vivace dans le peuple. Cependant, rien n’atteste la popularité de ce poème, sa diffusion parmi le peuple qui, en outre, n’aurait sans doute pas pu lire un texte aussi ardu.

Les défenseurs du Dit décèlent une preuve de son authenticité dans l’incroyable proximité, parfois au mot près, de ce récit du combat d’Igor contre les Polovtsiens avec un autre texte, la Zadonchtchina (Bataille d’Outre-Don), qui relate la lutte de Dmitri, prince de Moscou, contre les Tatars en 1380. La Zadonchtchina, récit de la victoire remportée par Moscou sur Mamaï au Champ-des-Bécasses, nous est parvenue en plusieurs exemplaires, et sa popularité n’est plus à démontrer. Nombreux sont les chercheurs convaincus que l’auteur de la Zadonchtchina s’est inspiré du Dit de l’ost d’Igor. Rien, toutefois, n’empêche de penser que l’auteur du Dit se soit inspiré, au contraire, de la Zadonchtchina. Cela ne change rien, sinon la date de rédaction du Dit.

L’histoire de la campagne du prince Igor contre les Polovtsiens, en 1185, est rapportée par la Chronique. Le fait historique lui-même ne peut donc être mis en doute. Igor sort vainqueur de la première bataille, mais il est vaincu dès la seconde, sur les bords de la rivière Kaïala. Il y perd toute sa droujina et est lui-même fait prisonnier. Puis il s’enfuit et rentre à Kiev. Ce bref scénario ne tient aucun compte de la richesse de la langue et des images, de toutes les qualités littéraires de l’ouvrage. Il ne garde que les événements historiques indiscutables. Car tout le reste donne matière à dispute. Premier mystère : pourquoi l’auteur a-t-il pris pour héros le prince Igor ? Souverain d’une petite principauté, Igor ne se distingue ni par sa vaillance, ni par des vertus particulières, ni surtout par sa force. Nul n’a jamais pu expliquer pourquoi il était soudain parti à la conquête de la steppe polovtsienne, dans un souci de rendre à la Russie des terres qui lui avaient jadis appartenu, dont Tmoutarakan. Une petite droujina constituait toute son armée, soutenue par les troupes de son frère, Vsevolod, prince de Tchernigov. Bien plus, en 1180, Igor était allié aux Polovtsiens ; il avait épousé la fille du khan Kontchak dont il serait ensuite le captif. Un an avant son départ en campagne, Igor avait d’ailleurs refusé de prendre part à une expédition, organisée contre les nomades de la steppe par son père le prince Sviatoslav.

On peut supposer que l’auteur du Dit a choisi un fait historique authentique et l’a enjolivé, le présentant à sa façon pour exprimer ses pensées et ses sentiments sur le destin de la Russie, adresser en quelque sorte un message. Cette hypothèse n’est pas sans fondement : la campagne d’Igor est prétexte à réflexion sur cent cinquante ou deux cents ans d’histoire russe, et quarante princes sont mentionnés dans le Dit. Mais l’auteur est une composante importante du message. Le débat le concernant ne s’est pas apaisé depuis la parution du texte. Les chercheurs ne parviennent pas à s’accorder sur sa position sociale. La langue dans laquelle le texte est écrit donne matière à d’âpres discussions. D’aucuns estiment que l’auteur appartenait à une droujina, celle d’Igor pour les uns, de Iaroslav de Galitch pour d’autres, de Sviatoslav de Kiev pour les troisièmes. Certains voient en lui un poète de cour, mais rattaché à quel prince ?

La complexité de la langue a poussé les spécialistes à en chercher les racines dans la langue populaire et le folklore, ainsi que dans la poésie grecque antique (Homère, Euripide), la littérature byzantine du Moyen Âge, les sagas scandinaves, la Chanson de Roland, les Nibelungen, les chansons de geste françaises du XIIe siècle1… On trouve dans le Dit des éléments du lexique polonais et tchèque. Les experts notent la proximité de ce chant à la gloire d’Igor avec les langues ukranienne et biélorusse. Les très nombreux exégètes ont tous buté sur des « obscurités » de langage, des points incompréhensibles, dus à des erreurs de copistes ou d’éditeurs inexpérimentés, ou encore à l’absence d’équivalents dans la langue moderne. Une partie des mots, en outre, que l’on ne retrouve dans aucun texte de l’époque, demeure une énigme2.

L’hypothèse d’un texte écrit au XIIIe siècle, fondée sur l’idée que l’auteur, « en parlant d’une chose, avait une chose bien différente en tête3 », est une autre tentative de résoudre les mystères du Dit. Les tenants de cette théorie estiment qu’en réalité, le texte évoque, non la campagne d’Igor, mais la première rencontre des Russes avec les Tatars, non la bataille de la Kaïala, mais celle de la Kalka où les droujinas russes furent défaites. À titre d’analogie, on cite la Chanson de Roland où les Maures remplacent les Basques.

L’hypothèse, qui déplace l’action et la date d’écriture du Dit de plusieurs décennies, ne change rien à l’essentiel ; elle s’accorde avec l’idée que le message du poème est un appel à l’union contre la menace extérieure, polovtsienne ou tatare.

Depuis sa publication, le Dit de l’ost d’Igor suscite également des polémiques d’ordre politique. Il est utilisé dans les disputes sur la nature de l’histoire russe, le degré de développement culturel de la Russie kiévienne, l’originalité profonde la culture russe ou, au contraire, sa tendance à l’imitation et aux emprunts. Les chercheurs qui, en assez grand nombre au milieu du XIXe siècle, nient l’authenticité du Dit, allèguent la barbarie de la Russie des XIe-XIIe siècles. L’importance de ce texte tient aussi au fait que l’actualité de ce récit d’un événement survenu au XIIe siècle, ne cesse de croître. L’académicien Dimitri Likhatchev, principale sommité, de nos jours, parmi les spécialistes du Dit, est catégorique : « […] C’est durant notre grande ère soviétique que le Dit a trouvé sa véritable place dans la culture russe de l’époque moderne. De nos jours, le Dit a connu une troisième naissance4. » Le spécialiste ne laisse aucun doute sur les raisons de cet amour particulier pour les exploits du prince Igor, de la brûlante actualité des appels lancés par l’auteur. Dans sa préface à l’édition populaire du Dit, Dimitri Likhatchev énumère les immortelles qualités d’« une des œuvres les plus humanistes de la littérature mondiale ». Il commence par le moment où le texte fut écrit : « Le Dit de l’ost d’Igor a reflété avec une force et une profondeur géniales le grand malheur de son temps – le manque d’unité étatique de la Russie. » Mais l’idée de l’unité de la Russie, loin d’être morte, est prônée par certains princes et soutenue, dans les faits, par l’unité culturelle du peuple russe, l’emploi de la langue russe sur tout le territoire et une communauté de destin. Cette idée d’unité est formulée par l’auteur du Dit, dont Dimitri Likhatchev fait le « porte-parole authentique des intérêts du peuple laborieux », « de tout le peuple russe ». L’auteur, écrit Dimitri Likhatchev, s’adresse « aux représentants progressistes de la classe des féodaux », il leur explique « la nécessité d’une solide défense de la Patrie », « tout en se démarquant des dirigeants de la société féodale par ses positions patriotiques ».

Constatant que « la défaite d’Igor Sviatoslavitch eut des conséquences funestes pour toute la Terre russe », le spécialiste n’en estime pas moins que si le Dit relate une défaite, il reste « profondément optimiste ». Modernisant à l’extrême la lecture de ce texte ancien, Dimitri Likhatchev fait du Dit de l’ost d’Igor une œuvre modèle de la littérature patriotique soviétique. Dès lors, il est obligatoire d’aimer ce texte. Le doute, ou l’indifférence, à son égard relève du crime idéologique.

Dans quelle mesure l’auteur du poème épique sur la campagne d’Igor est-il responsable de cet état de choses ? Shakespeare, qui écrivait au XVIIe siècle, n’est pas moins mystérieux que le poète du XIIe ou du XIIIe siècle. On ne débat pas seulement de l’existence de l’auteur de Roméo et Juliette, on s’interroge aussi, et surtout, sur la signification de son texte, rédigé dans une langue assez moderne. Les accusations de calomnie à l’encontre du malheureux Richard III, de complaisance envers les Tudors, d’antisémitisme ou de souci de ne pas choquer les mœurs de l’époque, sont également avancées ou réfutées, dans la mesure où les œuvres du dramaturge fournissent de quoi étayer tout et son contraire. Si l’on fait abstraction de formulations telles que « les intérêts du peuple laborieux », ou « les représentants progressistes », force est d’admettre la justesse de l’interprétation que donne Dimitri Likhatchev du message idéologique véhiculé par le Dit : l’union de la Terre russe est une nécessité absolue pour lutter contre les « impurs ».

Un point, en revanche, est plus douteux : quel contenu le poète met-il dans le mot « russe » ? Henryk Paszkiewicz, qui nie l’authenticité du Dit, fonde précisément sa théorie sur cet emploi moderne de la notion de « russe », lui conférant un sens qu’elle ne pouvait avoir au XIIe siècle. Le mot Rus, alors, démontre le chercheur, avait deux significations. La première, géographique et politique, désignait la terre où vivaient Polianes et Severianes, bâtisseurs des cités de Kiev, Tchernigov, Pereïaslavl ; la seconde, religieuse, réunissait tous les peuples, slaves et non slaves, professant la religion russe, en d’autres termes l’orthodoxie. L’expression « Terre russe » a, dans le Dit de l’ost d’Igor, une connotation ethnique et nationale, étrangère à l’époque5.

L’actualité du récit de la défaite du prince Igor au cours des deux cents dernières années – une actualité qui ne peut que croître – est bien là. Le texte retient l’attention par son abondante nomenclature géographique : au sud, la Crimée et le Danube, à l’ouest la Dvina et le Niemen. La « Terre russe », dont les chercheurs font le grand héros du poème, s’étend de la mer Noire et des frontières de la Hongrie à la Lituanie à l’ouest, à Novgorod le Grand au nord, à la Volga à l’est. Pour reprendre l’expression d’Henryk Paszkiewicz : les frontières de la Rus sont le héros principal du Dit de l’ost d’Igor. Le chant épique traduit magnifiquement « l’idée du Monomaque », idée d’un État puissant et uni, sur le territoire qu’occupait l’ancienne Russie au temps de sa splendeur.

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