9 Apologie de la Moscovie



Je n’avais de liberté en rien…

Extrait de la première lettre d’IVAN à KOURBSKI.


Le choix de la politique extérieure, les premiers succès remportés dans la guerre de Livonie renforcent le désir d’Ivan le Terrible de s’affranchir de ses conseillers, de consolider son pouvoir autocratique. Dans sa première missive à Kourbski, le tsar ne cesse de se lamenter que ses conseillers le persécutent : « Quand bien même nous leur proposions quelque bonne idée, rien ne leur convenait, cependant que leurs plus mauvais, leurs plus effroyables conseils étaient tenus pour bons ! Ainsi en était-il dans les affaires extérieures ; dans celles de l’intérieur, je n’avais de liberté en rien, même dans les plus petites, les plus insignifiantes des entreprises. La manière de me chausser, de dormir, tout se faisait selon leur désir, j’étais, moi, comme un nourrisson1. »

La correspondance d’Ivan le Terrible avec son ami d’enfance devenu par la suite son proche conseiller, le talentueux chef d’armée Andreï Kourbski, est un document unique dans l’histoire russe. Il représente une mine capitale d’informations – la seule pour certains événements. On y trouve exprimées les opinions – quelques historiens parlent même de « programmes » – du tsar et de son adversaire. Le ton très libre des auteurs à l’égard des événements et des hommes ajoute encore au caractère exceptionnel de la correspondance. En ce qui concerne le tsar, il n’y a là rien d’étonnant, quant à Andreï Kourbski, il acquiert cette liberté en se réfugiant en Lituanie. À la fin de 1563 – ou au début de 1564, selon d’autres sources –, le prince Kourbski, envoyé à Iouriev en qualité de voïevode, franchit les frontières de l’État moscovite, de nuit, abandonnant son épouse. Bien à l’abri en Lituanie, il adresse une lettre au tsar, dans laquelle il énumère les crimes d’Ivan et explique sa fuite par la peur de périr, comme ont déjà péri nombre de dignitaires de l’État.

« Le prince Kourbski a fui le courroux du tsar… » – ainsi commence une célèbre ballade d’A. Tolstoï (1817-1875) auquel les commentateurs soviétiques reprocheront d’avoir brossé (dans la ballade et d’autres œuvres) un portrait « erroné » d’Ivan le Terrible « parce qu’il n’a pas compris le caractère progressiste de son action2 ». Andreï Kourbski a toutes les raisons de craindre la colère du tsar : d’une part, loin d’être récompensé pour avoir conduit le régiment d’avant-garde qui a vaincu en Livonie et pris Polotsk, il a été envoyé en quasi-exil à Iouriev ; d’autre part, à Moscou, les exécutions de « puissants de ce monde » vont bon train.

Les persécutions commencent en 1560, après la mort, le 7 août, de l’épouse d’Ivan, Anastassia. Ivan a vécu treize ans et demi avec elle, ils ont eu six enfants. Selon les témoignages de contemporains, le tsar était très attaché à sa femme, et les historiens, Karamzine en tête, notent l’influence bienfaisante qu’elle exerçait sur le Terrible. Ils indiquent en outre que le tsar entreprit de persécuter et de tuer les boïars, après le décès d’Anastassia. Dans sa seconde missive à Kourbski, où il réitère ses lamentations, affirmant que les mauvais conseillers « ont pris mon pouvoir et gouverné comme bon leur semblait, m’écartant de l’administration de l’État », Ivan lui-même s’exclame, amer : « Que de malheurs j’ai souffert, par vous, que d’humiliations, que d’offenses et de reproches ! » Puis il lance cette terrible accusation : « Et pourquoi m’avez-vous séparé de mon épouse ? Si vous ne m’aviez pas privé de ma jeune femme, il n’y aurait point eu de sacrifice de Chronos3. »

Le dieu grec Chronos, qui avait dévoré ses enfants parce qu’on lui avait prédit que l’un d’eux le renverserait, apparaît à plusieurs reprises dans la correspondance d’Ivan et de Kourbski, sous la plume de l’un comme de l’autre. Dans sa deuxième lettre, le tsar accuse Adachev, Sylvestre et Kourbski d’avoir tué sa « jeune beauté », justifiant par là même le début des exécutions. Ivan n’a aucune raison sérieuse de soupçonner ses ennemis d’avoir empoisonné Anastassia (il n’en souffle d’ailleurs mot dans sa première lettre), mais le désir de trouver un prétexte à la répression contre les boïars le pousse à proférer cette accusation. Le tsar en a d’autres en réserve, réelles ou imaginaires, auxquelles, pour ces dernières, il finit peut-être par croire, lorsqu’il les expose dans ses missives au « traître ».

Contemporain des événements, Albert Schlichting rapporte qu’après la victoire de Polotsk, Ivan entreprend d’anéantir ceux de ses familiers qui lui conseillaient de renoncer à guerroyer contre « les peuples chrétiens », pour se retourner contre « les ennemis de la croix du Christ », Tatars et Turcs4. La principale accusation formulée dans la première lettre à Kourbski est celle d’un complot contre le tsar.

Goebbels considérait qu’on ne connaissait vraiment l’histoire que par le cinéma, et que le passé se trouvait, en conséquence, entre les mains des réalisateurs. Tous ceux qui ont vu Ivan le Terrible de Sergueï Eisenstein ne se rappellent pas seulement la scène de l’empoisonnement d’Anastassia à qui une parente d’Ivan, Eufrossinia Staritskaïa, tend le poison, mais aussi, et peut-être surtout, celle où le tsar, gravement malade, supplie à genoux les boïars de prêter serment à son héritier, cependant que ceux-ci refusent obstinément, escomptant proclamer tsar le prince Vladimir Staritski.

Sergueï Eisenstein n’a pas inventé l’histoire de la maladie d’Ivan. Elle est rapportée dans la première lettre à Kourbski : « Lorsque… ainsi qu’il arrive parfois aux hommes, je tombai fortement malade, ceux que tu dis bienveillants, le pope Sylvestre et votre chef Adachev en tête, se soulevèrent, tels des ivrognes. Ayant résolu que nous n’étions déjà plus, sans se soucier de notre âme ni de la leur…, ils décidèrent de placer sur le trône notre parent lointain, le prince Vladimir, et, comme autant d’Hérode, de faire périr notre nouveau-né, à nous donné par Dieu5. »

La principale source d’informations concernant la maladie du tsar et le refus des boïars et des proches conseillers d’Ivan de prêter serment à l’héritier « au berceau » (il est âgé de six mois), Dmitri, est le Livre du tsar (Carstvennaja kniga), chronique découverte et publiée par M. Chtcherbatov, en 1769. En 1945, S. Vesselovski parvient à la conclusion que « toutes les retouches, tous les ajouts et extrapolations du Livre du tsar ont été faits de la même écriture et par une même personne, mais plus tardivement ; ils datent de 1553, soit quelque dix-huit ou vingt ans après la maladie du tsar, ont été effectués avec le concours direct d’Ivan et témoignent d’une nette propension à le justifier pour l’exécution des princes Staritski, en 15696 ».

L’analyse des ajouts, apportés sur l’ordre et sous l’évidente dictée d’Ivan, à cette chronique officielle de la Moscovie qu’est le Livre du tsar, révèle qu’en 1553, le tsar n’a pas encore l’intention de se séparer d’Adachev, de Sylvestre et d’autres conseillers très proches. Cependant, ces extrapolations dévoilent aussi sans conteste les pensées et intentions du Terrible, en 1569. Elles expliquent l’origine du conflit qui éclatera entre le tsar et les boïars, et qui, à compter de 1560, après la mort de la tsarine et le renvoi d’Adachev, prendra la forme de persécutions et d’exécutions.

Alexis Adachev, détenteur d’une petite votchina et devenu, grâce à ses qualités d’administrateur, un « gouvernant de la Terre russe », et Sylvestre, le confesseur d’Ivan, deviennent les conseillers privés du tsar quand ce dernier atteint l’âge de dix-huit ans. Dix ans plus tard, ils sont perçus par le tsar comme des entraves qui le lient pieds et poings. Les historiens ont relevé ce trait de caractère d’Ivan : se passionnant pour un projet, il en confie volontiers la réalisation aux autres, puis, dès qu’ils lui semblent prendre trop de pouvoir, il se déchaîne contre ceux auxquels il avait accordé sa confiance7. Religieux presque fanatique, Ivan croit aussi fermement en Dieu qu’en la nature divine du pouvoir qu’il détient. En conséquence, ceux qui s’opposent à ses désirs, critiquent ses plans ou tentent de restreindre son pouvoir, enfreignent la volonté de Dieu. Dans une lettre au roi de Pologne Étienne Bathory, Ivan souligne la différence entre son correspondant et lui : « Nous, l’humble Ivan Vassilievitch… tsar et grand-prince de toute la Russie (suit la liste complète de ses titres) par la grâce de Dieu, et non par la volonté turbulente des hommes8… » Sans trop de subtilité, le tsar rappelle que le roi de Pologne est élu par la Diète. Il ne saurait donc être comparé à Ivan. Le tsar moscovite est si bien persuadé de la nature divine de son pouvoir qu’il accepte, quand l’occasion s’en présente, que sa candidature soit proposée pour le trône de Pologne. Mais l’affaire n’en viendra jamais jusqu’au vote.

La correspondance d’Ivan le Terrible et de Kourbski reflète, a posteriori l’opinion des deux hommes sur le coup de force opéré par le tsar en 1560, date à laquelle Alexis Adachev, Sylvestre et nombre de conseillers se retrouvèrent en disgrâce ; elle évoque aussi les événements ayant précédé et suivi la rupture. Les auteurs des lettres voient le passé chacun à sa manière, ils apprécient diversement les faits et les hommes, se lancent mutuellement des accusations sans pitié. Le lecteur a la chance de pouvoir consulter un monument capital de la littérature de cette époque, l’exposé passionné de deux conceptions politiques radicalement opposées ; on irait volontiers jusqu’à parler de deux programmes politiques, si le ton très personnel de la correspondance, la liste des offenses et griefs mutuels n’empêchaient le recours à un terme aussi froid que « programme ».

Auteur d’un remarquable portrait psychologique du Terrible, Vassili Klioutchevski note : « Ivan est l’un des meilleurs orateurs et écrivains du XVIe siècle, parce qu’il était le Moscovite le plus virulent de son temps9. » L’historien fait allusion au ton passionné des missives, à la conviction fanatique que nourrit Ivan d’être dans son bon droit, à sa fureur contre son adversaire, combinée à une ironie assassine. Le programme d’Ivan est simple : le tsar est un monarque absolu, car il tient de Dieu son pouvoir. Sa conception est parfaitement formulée dans l’aphorisme que citent immanquablement les historiens : « Nous sommes libres de gracier nos esclaves (kholops), comme nous sommes libres de les châtier. » La concision de l’aphorisme explique son succès : en quelques mots, c’est l’essence même du pouvoir absolu, autocratique, qui s’y exprime. Développant son idée de la nécessité d’un pouvoir unique, Ivan cite le prophète et propose un parallèle convaincant : « Malheur à la maison où la femme gouverne, malheur à la cité où le pouvoir est entre de multiples mains. »

Le biographe soviétique d’Ivan le Terrible souligne comme un trait essentiel de sa vision politique le lien indissoluble entre théorie et pratique : « L’action pratique se hausse ici au niveau de la théorie, et la théorie elle-même apparaît comme un guide direct pour l’action pratique, déterminant et orientant cette action10. » L’idée, très juste au demeurant, de l’historien soviétique a ceci de remarquable qu’elle paraphrase la célèbre formule de Staline : le marxisme n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action.

Le ton pathétique de la lettre d’Ivan vise à défendre et justifier son pouvoir sans limite. Le destinataire en est Andreï Kourbski mais, très vite, le tsar abandonne le « tu » pour passer au « vous » et englober tous ses ennemis, les traîtres, les boïars qui ont porté atteinte à son pouvoir. « Les autocrates russes, déclare Ivan, se référant à l’histoire, ont d’emblée gouverné eux-mêmes leur État, et non les boïars et seigneurs. » La théorie et la référence au passé permettent au tsar de passer à la pratique : en essayant de limiter son pouvoir, les boïars se rendent coupables de trahison, et le tsar peut à plein droit châtier les traîtres, ainsi qu’ils le méritent : « Tu veux ne pas craindre le pouvoir ? Fais le bien ! Mais si tu commets le mal, sois empli d’effroi, car ce n’est pas pour rien que le tsar est armé du glaive, mais pour porter la vengeance chez les scélérats et la louange chez les vertueux11. » Andreï Kourbski ouvre le feu. Réfugié en Lituanie, il envoie une lettre au tsar, dans laquelle il accuse, explique, se justifie. Une légende veut que la missive ait été apportée à Moscou par un serviteur du prince, Vassili Chibanov. Le tsar, ayant transpercé de son sceptre le pied du messager, entendit la lecture qu’on lui faisait de la lettre et, complimentant Vassili Chibanov pour sa fidélité au prince, le fit exécuter. Les historiens, il est vrai, émettent quelques doutes sur la véracité de l’histoire. Ce qui est incontestable, en revanche, c’est qu’Ivan répond à Kourbski.

Deux faits expliquent l’importance du prince Kourbski dans l’histoire russe. D’une part, il se soustrait à l’autorité du tsar et en donne publiquement les raisons. On pourrait ainsi le considérer comme le premier émigré russe, s’il ne refusait lui-même cette définition. Héritier de la vieille lignée des princes patrimoniaux de Iaroslavl, Andreï Kourbski s’estime en droit de quitter un suzerain avec lequel les relations se sont détériorées, pour passer au service d’un autre. Le droit au départ est un immense privilège des princes patrimoniaux, auquel les grands-princes de Moscou s’attaquent dès le règne d’Ivan III. Sous Ivan le Terrible, le départ devient trahison ; toutefois, le tsar lui-même ne se résout pas à l’interdire : il n’aime pas, en effet, à rompre avec les anciens usages. Désireux, cependant, de faire obstacle aux éventuels transfuges, Ivan oblige les boïars à lui jurer fidélité sur la croix. Au milieu des années 1550, en dépit de leur serment, les boïars moscovites cherchent à gagner la Lituanie. Ce mouvement centrifuge prend des proportions inquiétantes. La répression qui s’abat sur les fuyards capturés et leurs familles en pousse d’autres à s’enfuir à leur tour, ce qui suscite de nouvelles vagues de répressions.

Le deuxième fait concerne les opinions d’Andreï Kourbski. Les reproches, les accusations et arguments du prince s’ordonnent en un système que l’on peut considérer comme un programme politique.

Depuis plus de quatre cents ans, la personnalité de Kourbski, les raisons de sa fuite, la justesse de ses accusations, ses théories et opinions suscitent des débats passionnés. Ivan reproche à Kourbski toute une série de crimes : trahison, violation du serment, désir de restaurer l’oudiel de Iaroslavl – autrement dit, de faire de Iaroslavl une principauté indépendante –, projet d’arracher au tsar son épouse Anastassia. Si les deux premières accusations ont quelque fondement, la troisième et la quatrième relèvent pleinement de l’imagination du tsar. Les historiens ont, sur ces différents points, des avis diamétralement opposés. L’opinion dominante est toutefois la suivante : le prince Kourbski est un traître, un adversaire de l’autocratie, le porte-parole de l’élite des boïars, qui veut empêcher la création d’un État fort centralisé. L’auteur d’une toute récente biographie du Terrible est catégorique : Kourbski « nourrissait depuis longtemps des projets de trahison et était en pourparlers avec les Lituaniens. La peur d’être démasqué le poussa à fuir la patrie12 ». Les tenants d’une autre tendance voient à l’inverse en Kourbski un homme honnête, sincère, un champion de la lutte contre la tyrannie, un publiciste très fin et cultivé, le premier historien russe. N. Dobrolioubov, l’un des publicistes les plus connus du mouvement révolutionnaire démocratique au XIXe siècle, devait noter que l’Histoire du grand-prince de Moscou de Kourbski était « écrite en partie sous l’influence des idées occidentales ; à travers elle, la Russie célébrait l’amorce de sa délivrance de la stagnation orientale et de conceptions aussi étriquées qu’exclusives13 ». Ami de Dobrolioubov, A. Pypine consacre à Kourbski des pages enthousiastes dans l’Histoire de la littérature russe, le qualifiant de premier publiciste russe et premier véritable citoyen du pays, au sens fort du terme14. Un spécialiste contemporain écrit, en 1987, que « toute la tradition postérieure du libéralisme russe remonte aux idées du prince tombé en disgrâce15 ».

Les réactions contradictoires suscitées par Andreï Kourbski concernent, non l’activité littéraire du prince, mais les différents jugements portés sur l’action d’Ivan le Terrible. Le plus récent biographe du tsar voit dans la lettre de Kourbski « le seul document, ou presque, formulant ouvertement le programme de l’opposition boïare en Russie, à la veille de l’opritchnina » ; pour lui, le point essentiel en est « la revendication d’un arrêt immédiat des répressions dirigées contre les boïars16 ». Par ailleurs, Kourbski reproche au tsar son caractère sanguinaire, son mauvais gouvernement, la « fausseté de ses jugements » ; il l’accuse de ruiner la noblesse et de brimer les marchands, le juge responsable des souffrances endurées par les paysans. L’historien polonais K. Waliszewski, auteur d’une biographie d’Ivan le Terrible publiée en 1912, met en parallèle les griefs de Kourbski à l’endroit du tsar – en d’autres termes, son programme théorique – et son action en Pologne, après sa fuite. Il reproche au prince d’opprimer les paysans des domaines polonais qui lui ont été donnés en jouissance, l’accuse de raids dévastateurs sur ses voisins. Les sources polonaises indiquent que le prince Kourbski eut tôt fait d’adopter les mœurs des magnats polono-lituaniens et qu’en particulier, il ne tenait aucun compte du pouvoir royal, traitant les émissaires du roi « des mots moscovites les plus inconvenants ».

Devenu sujet du roi de Pologne, Andreï Kourbski ne cesse pas un instant de se considérer comme russe, autrement dit orthodoxe. Il combat Moscou mais déteste et méprise la Pologne, accuse catholiques et protestants d’« innovations et oscillations mécréantes », oppose avec orgueil la pure langue slave – le russe – à « la barbarie polonaise ». Ne se sentant de devoir envers quiconque, Andreï Kourbski, cinq ans après sa fuite, prend part à la guerre contre Moscou aux côtés de Sigismond II Auguste, puis décide d’influer sur la politique étrangère russe. Il s’adresse à un agent de l’empereur allemand en Pologne pour suggérer une union entre l’Empire et le souverain russe, contre le sultan. Informé de la proposition par son agent, l’abbé Czyr, Maximilien se montre extraordinairement intéressé : une année durant, des pourparlers ont lieu entre Kourbski et un représentant de l’empereur. S’ils n’ont aucune chance d’aboutir, le prince n’étant pas mandaté par Moscou, ils montrent la certitude du transfuge d’être habilité à les mener et sa conviction de chaque seconde que Moscou se doit de guerroyer au sud17.

K. Waliszewski note que les idéaux de Kourbski furent réalisés en Pologne et qu’il s’agissait d’« idéaux anarchiques, dangereux et mortels pour son pays ». L’historien polonais conclut son chapitre sur Kourbski par ces mots : « Dans la lutte entre l’ancien et le nouvel ordre, Kourbski fut le champion le plus brillant du passé. » Mais voir dans le programme d’Andreï Kourbski une « défense du passé » implique de placer l’action d’Ivan le Terrible en prise directe sur l’avenir. Le conflit opposant Ivan le Terrible et le prince Kourbski peut être perçu comme celui de deux modèles : moscovite et polonais, autocratique et monarcho-républicain.

La correspondance entre le tsar de toute la Russie et son vassal infidèle excède largement le cadre d’une querelle personnelle entre deux anciens amis devenus ennemis irréconciliables. Déjà, N. Kostomarov posait la question du but visé par la réponse d’Ivan le Terrible aux accusations de Kourbski. L’auteur de l’article La Figure du tsar Ivan Vassilievitch le Terrible18 s’étonne : est-il pensable que le tsar eût voulu persuader Kourbski de reconnaître qu’il avait raison en tous points et que ceux tombés en disgrâce et persécutés étaient coupables ? Les historiens du XXe siècle, qui ont étudié les différentes copies des lettres, en sont venus à la conclusion que les missives du tsar concernaient moins que tout le prince traître. La première d’entre elles est intitulée : Missive souveraine du tsar à tout son royaume de Russie, relative à la trahison du prince Andreï Kourbski et de ses compagnons parjures. Les noms des « compagnons » en question sont connus ; ce sont ceux des émigrés qui ont fui Moscou et les persécutions du tsar. Une émigration politique se forme en Lituanie. « Pour la première fois depuis de longues années, l’opposition eut la possibilité d’exprimer ouvertement ses besoins, d’opposer au point de vue officiel ses propres revendications19. »

Spécialiste de l’opritchnina, S. Vesselovski note que la correspondance de Kourbski et du tsar nous est parvenue par le biais de multiples copies gardées en divers endroits, et en vient à la conclusion qu’elle fut « une lutte à caractère de pamphlet entre le tsar et le traître, visant, de la première à la dernière ligne, un large public, et avant tout l’opinion de l’État polono-lituanien20 ». Dans les limites de l’État moscovite, les destinataires en étaient les « cercles instruits », autrement dit les monastères avec lesquels Kourbski, partisan de toujours des « non-thésauriseurs », était lié.

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