PRÉFACE


À l’heure où la Russie, en quête de réponses à ses interrogations identitaires, redécouvre et questionne son passé tsariste, la réédition de l’ouvrage de Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, est une heureuse initiative : achevée en 1995 et publiée en russe et en français deux ans plus tard, cet ouvrage constitue en effet une des plus stimulantes et foisonnantes histoires de la Russie jamais publiées en français.

Michel Heller est né en Biélorussie (à Mohylev) en août 1922 et mort à Paris en janvier 1997. Il mène des études à la prestigieuse faculté d’histoire de l’Université Lomonossov à Moscou entre 1941 et 1945 et y soutient un doctorat en 1946. Quatre ans plus tard, en 1950, il est arrêté pour « propagande antisoviétique » et déporté dans un camp de travail au Kazakhstan. Libéré en 1956, il émigre en Pologne (son épouse est d’origine polonaise) où le couple demeure jusqu’en 1968 avant de s’installer en France. L’année suivante, Michel Heller commence à enseigner à l’Université Paris IV-Sorbonne en tant qu’assistant, tout en préparant une thèse de troisième cycle sur le monde concentrationnaire et la littérature soviétique (1974) puis une thèse d’État consacrée à l’écrivain Platonov, soutenue en 1982.

Il devient peu à peu un spécialiste renommé de l’histoire soviétique et, outre de nombreux articles pour des grandes revues d’histoire et de sciences politiques, publie des ouvrages qui font aussitôt date. Ainsi des titres : Le Monde concentrationnaire et la littérature soviétique, 1974 ; L’Utopie au pouvoir, 1982 ; La Machine et les rouages, 1985 ; 70 ans qui ébranlèrent le monde, 1987 ; ou bien encore Le Septième Secrétaire. Splendeur et misère de Mikhaïl Gorbatchev, 1990. Mais si ces livres comptent aujourd’hui parmi les classiques de l’historiographie soviétique, ils n’en suscitent pas moins, alors, de vives discussions et des polémiques dans les milieux intellectuels. Car de fait, et il ne s’en cache pas, Michel Heller porte un regard aussi critique que désabusé sur le « projet » et le « système » soviétiques : à ses yeux, ils sont par essence, autoritaires, répressifs, incompatibles avec l’idée d’État de droit et le respect des libertés et des droits individuels et structurellement incapables d’évolution démocratique.

Ces prises de position, sa dénonciation des manquements soviétiques aux droits de l’homme et son activité éditoriale jugées hostiles au régime, lui valent en 1983, dans un climat de tensions lié à la crise des euromissiles et au retour à la guerre fraîche sinon froide, d’être déchu de la citoyenneté soviétique par Iouri Andropov, alors Secrétaire général du PCUS. Mais dans l’intervalle, cet infatigable humaniste a, heureusement, obtenu la nationalité française.

Chercheur de tout premier plan (ses travaux seront consacrés par une médaille d’argent du CNRS), il enseigne jusqu’à sa retraite en 1990, l’histoire et la littérature soviétiques au département de langues et civilisations slaves de l’Université Paris IV-Sorbonne où il se montre aussi généreux et ouvert à ses étudiants que brillant dans ses réflexions et ferme dans ses analyses.

En 1980, l’auteur de ces lignes, alors inscrite en double licence (russe et histoire) eut le bonheur de compter parmi les étudiants de Michel Heller. Cette année-là, il donnait deux cours, l’un sur la politique extérieure de l’URSS, le second sur la place de la satire dans la littérature soviétique.

Apprécier la subtilité et toute l’intelligence de ses enseignements n’allait pas de soi car la langue russe dont usait Michel Heller, à la fois élégante et subtile, exigeait une maîtrise que beaucoup d’entre nous (et j’en faisais partie) étions bien loin de posséder. Mais nous avions à cœur de progresser, encouragés par sa profonde gentillesse et son indulgence à l’égard des apprentis russophones que nous étions : ses souffrances passées, le déchirement qu’avait dû susciter en lui sa vie d’exil, n’avaient altéré ni sa bienveillance à l’égard de son prochain, ni son amour pour la culture et l’histoire russes qu’il aspirait à transmettre. Nos efforts étaient largement payés de retour car de ces leçons lumineuses prononcées à voix basse, qui tenaient d’ailleurs plus de la causerie voire de l’introspection que d’un cours universitaire stricto sensu, émergeait une extraordinaire matière à réflexion. Cet enseignement fut pour moi une révélation : c’est en effet à cette première plongée dans l’univers et les mécanismes de la diplomatie soviétique que je dus mon intérêt marqué et durable pour la politique extérieure de l’URSS, à laquelle j’allais successivement consacrer mon mémoire de maîtrise, ma thèse et mon habilitation à diriger des recherches. Pour autant, Michel Heller ne devint pas mon directeur de thèse : c’est au département d’histoire de l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, et non au département des langues et civilisations slaves de l’Université Paris IV que je choisis d’engager mes travaux universitaires, la passion de l’histoire l’ayant finalement emporté chez moi sur celle de la langue et de la littérature russes ; mais je n’en restai pas moins une lectrice assidue de ses ouvrages.

C’est en 1990 que Michel Heller entreprend la préparation de sa magistrale Histoire de la Russie et de son empire dont, hélas, il ne verra pas la publication en français. Par son sujet – l’histoire de la Russie tsariste –, et son ampleur chronologique – l’étude embrasse plus d’un millénaire –, l’ouvrage représentait un colossal défi pour celui qui jusque-là ne s’était guère aventuré en amont de 1917. Mais à n’en pas douter, Michel Heller le releva avec brio et ce, à plus d’un titre.

L’Histoire de la Russie et de son empire constitue une somme impressionnante d’érudition, dans laquelle les détails les plus infimes voire les plus anecdotiques voisinent avec des analyses plus substantielles, dans un précieux équilibre qui fait toujours sens. Pour Michel Heller, l’histoire, loin d’être abstraite, doit s’inscrire dans un espace, un milieu géographique particulier – en l’occurrence « la steppe russe » qu’il évoque dans le beau chapitre intitulé « Le temps et le lieu » – et s’incarner dans des centaines de destins entrelacés, grands et petits, qu’il scrute et décrit avec talent, dans un extraordinaire puzzle assemblé au fil des pages.

L’Histoire de la Russie et de son empire vaut aussi par ses résonances et la capacité de l’auteur à manier l’historiographie, qu’elle soit tsariste, soviétique ou post-soviétique, de langue russe, française, allemande ou anglo-saxonne. Cette connaissance intime des historiens qui l’ont précédé est infiniment précieuse ; elle permet en effet à Michel Heller de revenir sur les grands débats bibliographiques qui n’ont cessé de jalonner l’histoire tsariste, d’exposer les versions qui se sont opposées au fil des décennies et de donner son point de vue : ainsi par exemple, de la thèse « normandiste » et du rôle des Varègues dans la fondation de l’État russe, de la réflexion sur la nature de la révolution pétrovienne et les écueils qu’elle a rencontrés, ou bien encore des réformes d’Alexandre II et de leur caractère inachevé. Sur ces grands débats comme sur des questions plus pointues, l’ouvrage apporte des éléments de réflexion très utiles en soulignant avec finesse les réécritures et les réinterprétations dont ils ont pu faire l’objet au fil de la période russe puis soviétique, au gré des objectifs plus ou moins avoués et conscients des auteurs ou de leurs commanditaires. J’ajoute, et c’est une autre qualité à mettre à l’actif du livre de Michel Heller, qu’en donnant une traduction française des extraits de ces textes russes peu connus du grand public, l’historien rend ainsi accessibles au lecteur non russophone des sources d’un intérêt majeur.

Venu à l’histoire tsariste en spécialiste de l’Union soviétique, Michel Heller s’attache souvent, au fil de son récit, à souligner les permanences et les facteurs de continuité entre Russie tsariste et Russie soviétique et à multiplier les passerelles entre les périodes. Cette démarche est à saluer car, par-delà la parenthèse du siècle soviétique, il est plus que jamais aujourd’hui nécessaire de penser l’histoire russe dans une durée qui lui donne tout son sens.

L’ouvrage abonde en bonheurs d’écriture, en formules brillantes, et le rythme ne faiblit jamais. Sur une trame chronologique, Michel Heller introduit de-ci de-là dans son récit de brefs chapitres thématiques qui sont comme autant de respirations, de pauses introduisant des éléments de réflexion sur lesquels l’auteur veut attirer l’attention du lecteur, pour l’entraîner à sa suite dans sa démonstration. Ainsi par exemple, de ses « notices » sur l’eurasisme, sur le faux testament de Pierre le Grand ou sur le 14 décembre 1825, du chapitre intitulé « Pourquoi fallait-il que Pierre vînt ? » ou bien encore des portraits politiques et psychologiques qu’il consacre à Boris Godounov, à Elisabeth Ire, à Alexandre Ier… qui surprennent le lecteur et ajoutent encore au plaisir de la découverte.

L’Histoire de la Russie et de son empire traite essentiellement des questions politiques entendues au sens large (intérieures et extérieures) et ce au détriment d’autres aspects que d’aucuns pourraient juger plus novateurs. Ainsi, on n’y trouvera pas de réflexion systématique sur le développement économique et social de l’empire, sur son rayonnement culturel et peu de chose concernant l’histoire urbaine, la vie matérielle, l’essor des techniques, l’art et la science, l’histoire des images et des représentations. Ce choix s’explique aisément : en dépit de la taille conséquente de l’ouvrage, il n’entrait pas dans l’objectif de Michel Heller de livrer ici une histoire globale, une histoire « totale » de l’empire russe. Son projet – et sans doute faut-il voir là un écho à son parcours d’intellectuel soviétique emprisonné puis déporté et condamné à l’exil –, était plutôt d’écrire une histoire de l’État et de l’empire russes, susceptible de donner des clefs pour comprendre les périodes soviétique et post-soviétique.

Au fil de cette étude qui jamais ne perd de vue le XXe siècle, il s’agissait donc pour ce grand historien de se pencher sur la nature du régime autocratique, sur les relations nouées entre les monarques et les diverses classes sociales, sur le mode de fonctionnement de la société russe et, en parallèle, de rendre compte du processus qui a peu à peu fait de la Russie un empire. Toutefois, si le prisme d’analyse est essentiellement politique, d’autres questions, cruciales, affleurent dans l’ouvrage : ainsi de la puissance et du rayonnement international du pays, de la nature de l’identité russe et de son rapport au monde extérieur.

Bien sûr, depuis la parution de l’ouvrage en 1997, presque vingt ans se sont écoulés et d’autres travaux ont apporté des éléments de réflexion stimulants à notre connaissance de l’histoire tsariste1. On en sait aujourd’hui beaucoup plus sur l’organisation de l’empire russe, sur les rapports entre le centre et la périphérie, sur la nature complexe des liens entre Russes et minorités, sur la structure bureaucratique de l’État, ou bien encore sur les ressorts symboliques de sa légitimité. Mais ces nouveaux apports n’ôtent rien à l’intérêt du livre de Michel Heller : sa profondeur de champ, la richesse de ses analyses et l’élégance et la vivacité de sa langue dont la belle traduction d’Anne Coldefy donne la mesure (car Michel Heller a conçu et écrit son livre en russe), continuent d’en faire un ouvrage de référence irremplaçable.

Résumer l’Histoire de la Russie et de son empire tient de la gageure tant l’ouvrage est dense ; aussi, ne m’arrêterai-je ici qu’à quelques points.

Le livre compte deux parties, la première qui couvre l’histoire de la Russie de ses origines kiéviennes jusqu’à l’avènement de Pierre le Grand ; la seconde qui court du règne de Pierre jusqu’à la chute du régime tsariste en février 1917. Enfin, la conclusion, intitulée « De l’Empire à l’Empire », évoque les grandes phases de l’histoire soviétique et la chute du régime en 1991.

La première partie de l’ouvrage est sans conteste la plus riche et la plus fascinante car l’auteur s’appuie ici sur des sources peu connues – en particulier des chroniques anciennes qui n’avaient pas été traduites en français jusque-là –, et sur une historiographie d’une ampleur vertigineuse. Il rend minutieusement compte de l’émergence, en Russie du sud, du premier pôle politico-culturel russe constitué autour de la dynastie des Ruriki et montre avec précision comment ce pôle, largement pétri de références byzantines, s’est peu à peu individualisé et singularisé. L’ouvrage insiste sur le rôle des princes (Vladimir, Iaroslav), met en avant le dynamisme économique, culturel et religieux de la Russie kiévienne mais aussi les luttes intestines et les crises qui aboutissent au déclin de ce premier pôle russe tandis que les coups de boutoir mongols se multiplient. En parallèle, Michel Heller décrit bien l’ascension de la petite principauté moscovite et il souligne avec pertinence l’importance du facteur religieux dans son essor. Car tandis que la principauté se constitue et se renforce par le glaive, l’épée et la volonté de ses grands princes, sa survie face aux Mongols, puis son indépendance, ont eu très tôt partie liée avec la foi et l’Église orthodoxes.

Sur le « joug tatar », autre objet de débats passionnés dans l’historiographie russe, l’auteur a des pages particulièrement éclairantes : sans nier son impact politique, économique et social, il tend à relativiser la légende noire forgée par l’historiographie tsariste. Cette dernière en effet n’a eu de cesse de décrier l’occupation tatare afin d’exonérer les Russes de toute responsabilité dans le déclin de Kiev, dans l’isolement croissant de la Russie et son éloignement psychologique et politique de l’Europe. Or, sans nier la cruauté de l’invasion et le poids de l’occupation mongole, Michel Heller montre aussi que la petite principauté de Moscou sut tirer parti de cette occupation et réussit bientôt à s’imposer comme un nouveau pôle d’attraction et de rassemblement des terres russes, à se doter d’un État centralisé et finalement à se débarrasser du joug tatar en s’appuyant sur l’Église orthodoxe, instituant dès lors un lien consubstantiel entre sentiment patriotique et sentiment religieux. Par la suite, la chute de Byzance renforce encore les liens entre identité nationale et identité religieuse, en permettant à la Russie de s’ériger en « troisième Rome » et de développer un messianisme national qui va peu à peu devenir constitutif de « l’idée russe ».

L’ouvrage accorde une importance légitime au règne d’Ivan le Terrible – et tout particulièrement au mode de gouvernement répressif et au régime de terreur qu’il met en place ; mais il insiste aussi sur l’importance du Temps des Troubles, cette période souvent négligée ayant constitué au tout début du XVIIe siècle, et Michel Heller en fait la brillante démonstration, un moment clef où le pays ne dût sa survie qu’au ressort du sentiment national. Mais dès lors, et c’est crucial, ce dernier se teinte sinon de xénophobie, du moins d’une profonde défiance à l’égard de l’Europe : d’un côté, l’État aspire à se fermer aux influences extérieures qu’il juge néfastes et à se protéger de l’Occident ; de l’autre, sa volonté de se développer et de gagner en puissance militaire le pousse à s’ouvrir à l’Europe et à faire venir en Russie des milliers d’étrangers qualifiés qu’il tient cependant à l’écart de la population, de peur d’une éventuelle contamination idéologique, religieuse et culturelle : on le voit, et Michel Heller le démontre efficacement, cette oscillation et cette hésitation, entre la tentation de l’ouverture et celle de la fermeture à l’Europe, est ancrée dès avant le règne de Pierre Ier.

La seconde partie de l’ouvrage couvre l’histoire de la Russie de l’avènement de Pierre Ier à la fin du XVIIe siècle jusqu’à la chute de dynastie des Romanov en février 1917.

Pour Michel Heller, et nombre d’historiens partagent son point de vue, le règne de Pierre le Grand constitue un tournant crucial dans l’histoire russe : l’État modernisé, mieux administré, s’ouvre aux influences extérieures pour gagner en efficacité, tandis que l’armée, victorieuse sur plusieurs fronts, permet au pays d’étendre ses frontières et de se constituer de facto en empire. Toutefois, menées à marches forcées, les réformes suscitent des réticences, voire des résistances, lesquelles s’incarnent bientôt dans la figure tragique du tsarévitch sacrifié par son père au nom de la raison d’État. Pour un temps, cette mise à mort fait taire les contestations ; mais ces dernières ne tardent pas à resurgir tant le projet d’occidentalisation de Pierre, conçu pour faire de la Russie une grande puissance européenne, dérange une large partie des élites qui ne se reconnaissent pas dans ce modèle uniforme et restent attachées à leurs valeurs, leur mode de vie, leurs traditions, leur « russité ».

En 1812, confronté à des armées napoléoniennes supérieures en nombre et en expérience, l’empire l’emporte grâce à une cohésion patriotique qui dépasse les clivages sociaux et nationaux et semble réconcilier les élites avec le pouvoir comme les élites entre elles. Mais ce moment si particulier ne dure pas. Le pouvoir ne saisissant pas l’occasion qui s’offrait à lui de conduire le pays vers des réformes politiques et sociales, il se heurte très vite à de nouvelles critiques, de nouvelles contestations auxquelles, soucieux de maintenir intact le régime autocratique, il choisit de répondre par la force. Et ce sera en 1825, tout le sens de l’impitoyable répression à l’encontre du mouvement décembriste. Or, loin de constituer un événement isolé, cette répression, comme le souligne bien Michel Heller, servira de prélude à une évolution de l’empire vers un régime de plus en plus autoritaire, assis sur trois institutions traditionnelles, l’armée, l’Église et la police. Certes, après le fiasco humiliant de la guerre de Crimée qui a révélé au grand jour le retard économique et technologique du pays, le règne d’Alexandre II promeut des réformes, dont celle, courageuse, qui abolit le servage en 1861. Mais le processus réformateur reste timide, sinon timoré : il ne fait pas avancer le pays vers un État de droit pas plus qu’il ne règle la question paysanne.

L’incapacité du régime à penser une réforme ambitieuse et une remise en cause du régime autocratique aura deux conséquences majeures : d’un côté, l’exaspération croissante des élites occidentalisées et leur désillusion face à un mode de gouvernement qu’elles jugent de plus en plus anachronique et de l’autre, l’émergence de mouvements contestataires de plus en plus radicaux, violents et bien structurés qui voudront sa disparition.

Dans le même temps, alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle, au nom de l’empire, une certaine tolérance avait prévalu à l’égard des minorités nationales (à l’exception des Juifs ostracisés et victimes de discriminations depuis les débuts de l’histoire russe), c’est un processus de « russification » agressive qui s’engage sous les règnes d’Alexandre III, puis de Nicolas II. Suscitant désormais la frustration ou la colère des élites autres que russes contre le pouvoir, il affaiblit encore un peu plus ce dernier, comme Michel Heller en fait la démonstration.

Au fil des dernières décennies, et alors que le pays entre dans une phase de modernisation industrielle active, le pouvoir refuse toujours d’aller vers un État de droit, comme il refuse au même moment d’entendre les souffrances de la classe ouvrière et de répondre aux aspirations des campagnes auxquelles la réforme de 1861, puis celles de Stolypine, ont laissé un goût d’inachevé. Et c’est dans ce contexte de contestation généralisée que la Première Guerre mondiale, révélant au grand jour le caractère de plus en plus anachronique du régime, sert de catalyseur à la révolution de Février 1917 qui emporte avec elle la dynastie des Romanov.

Malgré les libertés et les droits concédés par le Gouvernement Provisoire, l’expérience libérale ne dure pas et sans doute cet échec tient-il autant aux circonstances difficiles auxquelles le pays doit faire face, qu’au fait que la culture libérale était encore très faiblement implantée en Russie. Quoi qu’il en soit, et Michel Heller y insiste dans sa conclusion, dès son avènement, face aux difficultés qui le menacent de toutes parts (il est confronté à des tentations centrifuges, puis à la guerre civile et à l’intervention étrangère), le nouveau régime soviétique choisit de renouer avec les pratiques autoritaires, policières et répressives du régime tsariste ; mais il va leur donner une ampleur, une échelle et un caractère systématique qui ne disparaîtront qu’avec la chute de l’URSS en 1991.

Au total, l’Histoire de la Russie et de son empire, constitue de par sa hauteur de vue, son style, son érudition et sa rigueur, une œuvre aussi solide qu’inspirante et un ouvrage de référence appelé à devenir un classique des études russes comme a pu l’être en son temps L’Empire des tsars et les Russes d’Anatole Leroy-Beaulieu.

Marie-Pierre REY,


Professeur d’histoire russe et soviétique,


Directrice du Centre de Recherches en Histoire des Slaves,


Université Paris I-Panthéon-Sorbonne.

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