10 Au sud et au nord



Défensives à l’origine, les guerres devinrent peu à peu offensives, insensiblement et indépendamment de la volonté des hommes politiques moscovites…

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


L’histoire russe n’est pas la seule à connaître le passage du défensif à l’offensif ; il est rare que les succès remportés dans la défense d’un pays n’engendrent pas une attitude plus belliqueuse. Vassili Klioutchevski constate que cette évolution s’effectue « indépendamment de la volonté » de Moscou, mais il ajoute que ces guerres « furent la suite directe de la politique d’unification menée par la dynastie précédente, une lutte pour les parties de la Terre russe que l’État moscovite ne détenait pas encore1 ». Le très populaire historien russe du XIXe siècle résume magnifiquement l’essentiel du point de vue traditionnellement adopté à l’égard d’un épisode capital dans l’histoire de l’Empire russe : le rattachement de la Petite-Russie à l’État moscovite.

La formule « indépendamment de la volonté des hommes politiques moscovites » traduit le comportement attentiste du tsar Alexis qui, longtemps, ne se résolut pas à accepter le cadeau inouï que représentait la Petite-Russie. La « suite directe de la politique d’unification » fait référence à la ligne stratégique ininterrompue qui s’étend d’Ivan IV Rurikovitch, dont la prise de Kazan est une première pierre à l’édifice impérial, à Alexis Romanov qui accepte finalement ce qui n’avait jusqu’alors jamais appartenu à la Moscovie, mais, de nombreux siècles auparavant, avait été partie intégrante de la Terre russe : le territoire de l’ancienne Russie kiévienne. Pour Vassili Klioutchevski, le fait n’est pas douteux : « l’unification » est réalisée. Ses collègues historiens ne le contestent pas, quelles que soient leurs opinions politiques, de même que les spécialistes soviétiques qui se consacrent à l’étude du passé. Les historiens occidentaux partagent également ce point de vue. À la fin du XIXe siècle, Anatole Leroy-Beaulieu écrit que « l’ukrainophilisme et les poètes malo-russes (petits-russiens) ne sont guère plus dangereux pour la Russie que ne le sont pour l’unité française la renaissance d’une littérature provençale, et ces félibres du Midi chez lesquels une police ombrageuse pourrait aussi relever parfois plus d’un écart de langage2 ». En 1992, Lev Goumilev note à propos du passage de la Petite-Russie « sous la haute main du tsar moscovite », en 1654 : « Effectué sur la base de la conception naturelle du monde qui était celle du peuple, le choix se révéla juste3. » Si l’historien songeait à « l’amitié indéfectible » des peuples russe et ukrainien, il se trompait, car l’encre de son livre n’avait pas eu le temps de sécher que l’Ukraine se déclarait État souverain et quittait les limites de l’U.R.S.S. L’Ukraine indépendante se dit la continuatrice de l’histoire de la Russie kiévienne, de la Petite-Russie de Bogdan Khmelnitski et de l’État ukrainien qui connut une brève existence après la révolution de 1917.

« La question de la Petite-Russie » – ainsi certains historiens désignent-ils les événements de la seconde moitié du XVIIe siècle – est, avant de concerner la Moscovie, un problème intérieur polonais. Au milieu du XVIIe siècle, les frontières de l’Ukraine sont à chercher sur les cartes de la Rzeczpospolita. Le mot Ukraine, nous l’avons dit, désigne les marches au sud-est de Varsovie et Cracovie, les terres situées de part et d’autre du Dniepr, limitrophes de la Moscovie, de la Crimée tatare, de l’Empire ottoman détenteur des principautés du Danube, et de la Hongrie, elle aussi vassale du sultan.

Après l’invasion de Batou, la Rus méridionale est devenue partie intégrante du grand-duché de Lituanie. Après l’Union de Lublin, conclue en 1569 entre la Pologne et la Lituanie qui fondent un État uni – la Rzeczpospolita –, ce territoire passe sous domination polonaise. En Lituanie, près des neuf dixièmes des paysans sont des propriétaires libres ; en Pologne en revanche, la paysannerie est entièrement asservie. Doté par le gouvernement des terres fertiles du sud de la Russie, les magnats polonais apportent avec eux le servage. Le plus souvent, leurs propriétés sont d’immenses latifundia, qui permettent la réalisation de gigantesques bénéfices, résultat d’une exploitation impitoyable des serfs. La particularité de l’Ukraine tient à son système d’exploitation des terres : les magnats polonais consentent des baux à des juifs qui prélèvent l’impôt sur leurs domaines, se substituant ici au propriétaire et jouissant de tous ses droits. La colère des paysans se concentre donc tout entière sur le locataire.

La dure condition des paysans ukrainiens est cependant peut-être moins rude que celle de la paysannerie russe, exploitée par des seigneurs russes orthodoxes. La grande différence entre l’Ukraine et l’État moscovite tient à l’existence de la cosaquerie. La création, au milieu du XVIe siècle, de la Sietch zaporogue, république franche cosaque, place le gouvernement polonais devant un problème insoluble. La paysannerie libre, trouvée par les seigneurs de Pologne à leur arrivée dans les steppes méridionales, a été soumise au servage. Les Cosaques, eux, n’entrent pas dans le cadre étatique en vigueur ; d’un autre côté, il est impossible de les anéantir. Bien plus, à l’occasion, la Rzeczpospolita les appelle à la rescousse, pour lutter contre les Tatars, les Turcs, les Suédois ou Moscou. En 1646, deux mille quatre cents Cosaques partent pour la France, avec l’accord du roi de Pologne, et participent à la prise de Dunkerque, arrachée aux Espagnols.

Les Cosaques sont donc utiles, mais ils n’en font qu’à leur tête et sont dangereux. Leur activité principale, « le pain des Cosaques » ainsi qu’ils disent eux-mêmes, consiste à effectuer des raids sur les terres turques et tatares. Cavaliers hors pair, ils s’y entendent également comme personne à manœuvrer leurs tchaïkas – des barques légères. En six semaines, les Cosaques fabriquent une barque en bois, bordée d’écorce de tilleul et enduite de goudron, susceptible de transporter de quarante à soixante hommes. Deux gouvernails – à l’avant et à l’arrière –, dix à seize rames donnent à la tchaïka une mobilité et une rapidité, que ne peuvent concurrencer les bateaux turcs. Raids de cavalerie et expéditions maritimes en direction du littoral anatolien irritent et effraient les Turcs, qui finissent par se plaindre au roi de Pologne. Étienne Bathory, nous l’avons vu, avait trouvé le moyen de rendre les Cosaques inoffensifs, tout en préservant leur utilité. Un Registre avait été établi, le gouvernement prenant à son service un nombre strict de Cosaques (d’abord cinq cents puis, au plus fort de la guerre, Bathory avait accepté d’aller jusqu’à six mille), auxquels on versait une solde.

Les Cosaques du roi de Pologne se divisent en régiments commandés par des colonels élus ; l’armée tout entière choisit un hetman, un essaoul (officier qui assiste l’hetman), un chancelier (ou secrétaire général – generalnyï pisar) et un juge.

Outre les Cosaques enregistrés, on trouve des Cosaques libres de la Sietch, qui n’ont à répondre que devant leur hetman, et encore, uniquement en temps de guerre.

Avec le renforcement du servage, la liberté cosaque attire des paysans toujours plus nombreux, venus des marches polonaises. Le conflit s’aggrave, des révoltes éclatent les unes après les autres, férocement réprimées par Varsovie. Le conflit national et social est brutalement rendu plus aigu par le conflit religieux. L’Union de Brest-Litovsk, en 1569, a donné le signal des attaques contre l’Église orthodoxe : les églises sont supprimées, la hiérarchie ecclésiastique liquidée, les croyants persécutés. Les Cosaques prennent la défense de la foi. Non que leur zèle religieux soit particulièrement intense. Comment le serait-il, d’ailleurs ? La région du Zaporojié ne possède pas une seule église, et les prêtres n’y sont pas autorisés. En outre, au cours de leurs raids, les Cosaques pillent avec le même enthousiasme lieux de culte orthodoxes et catholiques. Les Cosaques ne brandissent donc l’étendard de l’orthodoxie que parce qu’il sanctifie leur lutte. En 1620, le chef des Cosaques zaporogues, Piotr Sagaïdatchny qui, au Temps des Troubles, avait soutenu les Polonais contre Moscou, parvient à convaincre le patriarche de Jérusalem, de passage à Kiev, de consacrer le métropolite de Kiev et d’ordonner des évêques.

Les Polonais les plus lucides ont parfaitement conscience de la dure condition des paysans ukrainiens. On voit ainsi se répandre parmi eux un quatrain en latin, expliquant parfaitement la cause des révoltes : « Le glorieux royaume de Pologne est le Ciel des nobles, le paradis des juifs et l’enfer des paysans4. » Le mécontentement des paysans et des Cosaques se déverse en soulèvements armés. Les Cosaques, en effet, militaires professionnels, ne sont pas les seuls à détenir des armes. Les paysans, fréquentes victimes des incursions tatares, en ont aussi. Les révoltes successives ne sont pas dirigées contre le pouvoir du roi, elles lui sont au contraire une sorte d’adresse : on le prie de rétablir la justice foulée aux pieds par les seigneurs, les juifs, les prélats catholiques et uniates.

En 1632, une délégation cosaque, arrivée à Varsovie après la mort de Sigismond III et revendiquant le droit de participer à l’élection du nouveau roi – elle allègue du fait que les Cosaques sont autant une part de l’organisme étatique de la Rzeczpospolita que la szlachta –, s’attire cette réponse : les cheveux et les ongles sont aussi des parties de l’organisme, mais on les coupe quand ils dépassent trop.

L’écrasement d’une nouvelle révolte, en 1638, semble mettre un terme à la cosaquerie. Le Registre est réduit à mille deux cents hommes, on retire aux Cosaques le droit de choisir leur hetman et leurs officiers, Varsovie envoie un commissaire du gouvernement, on confisque les terres cosaques. La décennie qui suit est un temps de colonisation fulgurante et intensive de l’Ukraine par la Pologne.

L’injure personnelle faite au sotnik (centenier) cosaque Bogdan Khmelnitski – son voisin, un noble polonais, s’empare de son domaine, lui vole sa compagne et fouette à mort son fils âgé de dix ans – est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Bogdan Khmelnitski s’enfuit dans la Sietch et soulève les Zaporogues, les appelant à lutter pour les droits cosaques. Ses talents de capitaine et de diplomate, son charisme, la popularité de ses mots d’ordre, ainsi que la faiblesse du gouvernement polonais, assurent aux Cosaques une victoire dont ils sont les premiers surpris.

Préparant le soulèvement, Bogdan Khmelnitski ne se contente pas d’envoyer par toute l’Ukraine des messagers incitant les populations à combattre pour la foi et contre les pans ; il se rend lui-même en Crimée pour demander l’aide du khan. Quatre mille cavaliers tatars arrivent ainsi en Ukraine dans le but de soutenir les Cosaques et de piller leur content.

L’armée tataro-cosaque multiplie les victoires les plus fracassantes sur les Polonais (aux Eaux-Jaunes – Jovti Vody –, à Korsoun) ; elle fait prisonniers leurs commandants et officiers, s’empare de leurs armes. Toute la Rus du sud-ouest se retrouve ainsi aux mains de Bogdan Khmelnitski. La fin du mythe de la puissance militaire polonaise décuple les forces des révoltés : prenant les armes contre les propriétaires, des milliers de paysans viennent grossir les rangs des troupes cosaques.

La mort du roi Ladislas en mai 1648, aussitôt après la défaite polonaise des Eaux-Jaunes, détourne l’attention de Varsovie du conflit qui se déroule en Ukraine. Cosaques et Tatars mettent ce répit à profit et, sous la conduite de Khmelnitski, assiègent Lvov, arrivent aux portes de Zamosc, pénétrant directement en territoire polonais. La voie de Varsovie semble désormais ouverte à l’hetman zaporogue. Mais Bogdan Khmelnitski ne guerroie pas contre la Pologne. Auteur d’une biographie de l’hetman en trois volumes, Nikolaï Kostomarov reproche à Khmelnitski de n’avoir pas souhaité poursuivre plus loin sa marche triomphale au cœur de la Rzeczpospolita : « Il eût pu contraindre les pans à accepter les conditions les plus extrêmes…, obliger la Pologne à un changement radical, y anéantir l’ordre aristocratique, jeter les fondements d’un ordre nouveau, tant étatique que social. » Et l’historien de conclure : « Il n’était ni né ni préparé pour un exploit aussi grandiose. » Kostomarov l’explique ainsi : « Fils de son siècle, Khmelnitski avait fait siennes les conceptions, les habitudes sociales polonaises et, à l’instant décisif, elles se manifestèrent en lui5. »

Kostomarov a raison de voir en Khmelnitski un « fils de son siècle » et de souligner la nature profondément polonaise de l’hetman. Dans sa jeunesse, Bogdan s’est battu avec les Polonais contre les Turcs, son père était même tombé sur le champ de bataille. Sa révolte contre les Polonais lui est dictée par l’outrage qu’il a personnellement subi, et non par une hostilité à l’égard de la Rzeczpospolita. Renonçant à poursuivre le siège de Zamosc, Bogdan Khmelnitski rentre à Kiev où on lui fait un triomphe. La population le voit comme un sauveur, nouveau Moïse tirant son peuple de l’esclavage. En route pour Moscou, le patriarche de Jérusalem, s’attarde à Kiev, félicite l’hetman pour ses victoires, lui remet ses péchés et lui donne sa bénédiction pour une nouvelle guerre contre les « Latins ».

La défaite de l’armée polonaise est le signal d’un effroyable massacre des Polonais et des juifs. Le pogrom, entré dans l’histoire du peuple juif sous le nom de « Catastrophe », dépasse tout ce qu’a connu l’Europe depuis les croisades. Le nombre exact des victimes n’a jamais pu être établi. Les morts se comptent pas dizaines de milliers, près de sept cents hameaux et bourgs sont détruits. Les contemporains ont gardé la mémoire de la cruauté monstrueuse avec laquelle Cosaques et paysans se vengent des juifs, n’épargnant ni les femmes ni les enfants. C’est à cette époque que l’archimandrite Joachim Galiatovski, auteur prolixe d’ouvrages sur le catholicisme, l’islam et le judaïsme, lance cet appel, dans un ouvrage intitulé Le Messie véridique, écrit en ukrainien et dédié au tsar Alexis : « Nous autres, chrétiens, devons renverser et livrer aux flammes vos lieux de culte juifs dans lesquels vous blasphémez contre Dieu ; nous devons vous retirer vos synagogues et les transformer en églises ; nous devons vous chasser de nos villes et de nos États, en tant qu’ennemis du Christ et des chrétiens, vous passer par le fil de l’épée, vous noyer dans nos fleuves, vous faire périr de toutes les façons6. »

Rien ne permet de penser que les Cosaques et les paysans qui égorgent, noient et tuent « de toutes les façons » les juifs, aient jamais lu Joachim Galiatovski. Quoi qu’il en soit, ses livres reflètent parfaitement les sentiments du clergé orthodoxe en Ukraine.

Au cours de l’été 1649, l’immense armée de Khmelnitski, forte, selon certaines sources, d’au moins cent cinquante mille Cosaques et paysans (ces derniers se considérant comme des Cosaques) et soutenue par les Tatars de Crimée amenés par le khan Islam-Ghireï, marche contre les Polonais. La bataille de Zboriv commence bien pour les Cosaques qui font irruption dans le camp polonais où se trouve le roi Jean-Casimir, nouvellement élu (c’est le frère de Ladislas). Mais ils n’obtiennent pas la victoire définitive : le khan de Crimée, ayant reçu du roi présents et promesses, abandonne le combat.

Le traité de Zboriv est signé. Dix ans plus tôt, les termes en eussent paru grandioses. En 1649, ils semblent insuffisants. La Rzeczpospolita s’engage à prendre à son service (autrement dit, à inscrire dans le Registre) quarante mille Cosaques, choisis par l’hetman. Les troupes polonaises n’ont plus le droit de séjourner en territoire cosaque. Les juifs ne sont pas autorisés non plus à s’y installer. Les villes continuent d’être régies par le droit de Magdebourg : autogestion pour la petite-bourgeoisie qui dispose de ses propres tribunaux, répartition des artisans en corps de métiers, dotés de blasons et de sceaux. Le métropolite de Kiev devient en outre membre du Sénat. De son côté, Bogdan Khmelnitski, déclaré hetman à vie, accepte de maintenir dans leur condition antérieure les paysans qui l’ont suivi, mus par l’espoir de devenir de libres agriculteurs cosaques. Les propriétaires terriens polonais reviennent en Ukraine.

Bogdan Khmelnitski se contente d’une large autonomie, sans pourtant se résoudre à rompre définitivement avec la Rzeczpospolita. Parallèlement, toutefois, il s’efforce d’obtenir le soutien de Moscou – il propose de se faire sujet du tsar – et du sultan, promettant de devenir son vassal. L’hetman entretient également une correspondance avec les États occidentaux. À l’occasion de ses victoires sur les Polonais, Khmelnitski reçoit une lettre de Cromwell, qui appelle l’hetman à en finir avec les nobles de Pologne, le clergé romain, l’idolâtrie et les juifs. Certains historiens tiennent cette lettre pour un apocryphe, bien que s’y trouvent clairement formulés les idées du Lord-Protecteur.

La Diète polonaise refuse de liquider l’Union – l’une des principales exigences cosaques – et d’accueillir le métropolite au Sénat. La guerre est donc inévitable. En mai 1650, à Berestetchko, l’armée tataro-cosaque de Khmelnitski et les troupes polonaises s’affrontent à nouveau. Au cœur de la bataille, les Tatars prennent la fuite, enlevant l’hetman. Privée de commandement, l’armée cosaque est défaite. Un nouvel accord, signé à Bila-Tserkva en septembre 1651, réduit à vingt mille le nombre des Cosaques portés sur le Registre. L’hetman est soumis à un « Grand hetman » polonais (commandant suprême des troupes de la Rzeczpospolita), le territoire cosaque est limité à la voïevodie de Kiev, Tchernigov et Bratslav sont repris, les juifs ont à nouveau le droit de gérer à bail les domaines privés et royaux en Ukraine.

Depuis le début de la révolte, Bogdan Khmelnitski demande l’aide de Moscou qui ne s’empresse guère de la lui accorder, et cela pour plusieurs raisons. Les Cosaques – les Tcherkassiens, comme on les appelle – ne bénéficient pas d’une sympathie particulière : le souvenir est encore vif des Zarucki, Lissowski, ainsi que des régiments cosaques dont disposaient les imposteurs. L’émeute moscovite de 1648 est un exemple tout frais de ce dont est capable la volnitsa. En outre, on juge ambiguë l’attitude de cet hetman qui demande la protection de Moscou, tout en engageant des pourparlers secrets (dont Alexis est informé) avec la Turquie, et sans avoir définitivement rompu avec la Rzeczpospolita. De plus, prendre parti pour Khmelnitski signifie entrer en guerre contre la Pologne, ce que le tsar Alexis ne veut pour rien au monde, car il ne s’y sent pas prêt. En 1649, répondant enfin à la demande de Khmelnitski, le tsar accepte de prendre les Cosaques « sous sa protection », mais à la condition que la Pologne soit d’accord. Ardent partisan de la réunion de l’Ukraine à la Russie, Nikone s’efforce de convaincre Alexis de la nécessité d’élargir le monde orthodoxe placé sous l’autorité de Moscou.

La diplomatie moscovite se montre lente, prudente, elle attend que la situation soit mûre. L’important est de ne pas opposer une fin de non-recevoir à Khmelnitski, tout en maintenant des relations normales avec la Pologne. En juillet 1650, un ambassadeur vient présenter les doléances de Moscou à Varsovie. Tout d’abord, dans certains documents officiels, les Polonais ont déformé le titre du tsar ; ensuite, des « livres déshonorants » ont été publiés en Pologne, dans lesquels on manquait de respect au tsar et au peuple de Moscovie. L’ambassadeur exige que les ouvrages en question soient livrés aux flammes et que les propriétaires des imprimeries, imprimeurs et propriétaires des domaines où se trouvent ces imprimeries, soient châtiés. Les Polonais brûlent quelques livres, mais rejettent les autres demandes, et s’étonnent que le tsar menace d’entrer en guerre sous des prétextes aussi futiles. Trois ans plus tard, un nouvel ambassadeur arrive à Varsovie, avec les mêmes doléances. Et se voit signifier le même refus sans réplique. Cette fois, pourtant, les Polonais ont le choix : le tsar accepte de pardonner l’injure faite à son honneur, si l’Union est liquidée et si l’on cesse de persécuter les orthodoxes sur le territoire de la Rzeczpospolita.

Ces nouvelles exigences, inacceptables pour les Polonais, signifient que Moscou a pris une décision. Le 1er octobre 1653, Alexis convoque le Zemski sobor, pour lui poser cette question : convient-il de placer l’hetman Bogdan Khmelnitski et toute l’armée zaporogue sous l’autorité du tsar ? Les membres de l’Assemblée sont informés que le sultan turc convie les Cosaques à se soumettre à son pouvoir. Le Sobor décide que, le roi Jean-Casimir persécutant l’orthodoxie, l’hetman et toute l’armée zaporogue sont libérés de leur serment au monarque polonais ; libres, ils peuvent être pris sous la haute autorité du souverain.

Les ambassadeurs moscovites arrivent le 31 décembre 1653 à Pereïaslavl, où se trouve l’état-major de Bogdan Khmelnitski. Le 8 janvier, la Rada (assemblée) de l’armée zaporogue, ayant entendu l’invite de l’hetman à se placer au service du « tsar chrétien orthodoxe d’Orient », décide de se rattacher à Moscou sous le nom de « Petite-Russie ». Dans son message de remerciement, Bogdan Khmelnitski, qui se qualifie lui-même de « plus humble des serviteurs », de « serviteur et sujet fidèle », donne un nouveau titre à Alexis Mikhaïlovitch : « tsar et grand-prince, autocrate de toutes les Russie, Grande et Petite ».

Le Zemski sobor décide donc de prendre « sous la haute main du tsar » l’hetman Bogdan Khmelnitski et toute l’armée zaporogue. C’est avec eux, et eux seuls, qu’est passé l’accord de Pereïaslavl. Le nombre des Cosaques est fixé à soixante mille, qui conservent tous leurs droits et franchises. Le tsar envoie, pour leur solde, un million huit cent mille efimoks. La szlachta garde également tous ses droits, à condition qu’elle prête serment au tsar. Le droit de Magdebourg, complètement ignoré des villes russes, est maintenu dans celles de Petite-Russie. En revanche, les droits de l’hetman, dans le domaine diplomatique, sont brutalement restreints ; il lui est, entre autres, interdit d’entretenir des liens avec le roi de Pologne et le khan de Crimée, sans autorisation du tsar. Les villes de Petite-Russie (dont Kiev) ont l’obligation d’accepter des voïevodes de Moscou, qui n’interviendront pas dans les affaires intérieures de l’armée zaporogue. Le territoire cosaque se voit agrandi par rapport au traité de Bila-Tserkva, tout en restant dans les limites fixées par celui de Zboriv.

Après avoir prêté serment et promis de respecter l’accord, les délégués de la Rada demandent que les ambassadeurs moscovites prêtent à leur tour serment, au nom du tsar. Ils essuient un refus. Le modèle polonais, qui veut que les rois s’engagent sous serment devant leurs sujets, est rejeté, Moscou considérant que « les rois polonais, infidèles et non autocrates, ne respectent pas leur serment », tandis que le tsar moscovite, monarque absolu, n’a qu’une parole.

Le clergé de Petite-Russie se montre réservé à l’extrême et refuse longtemps de prêter serment au tsar. En juillet 1654, il envoie une députation à Moscou, porteuse de diverses demandes : maintenir l’Église orthodoxe de Petite-Russie sous l’autorité du patriarche de Constantinople (autrement dit, ne pas la placer sous la juridiction du patriarche moscovite) ; ne pas nommer de Moscovites dans les hauts lieux religieux de Petite-Russie ; ne pas transférer à Moscou les individus condamnés par le tribunal ecclésiastique. Ce n’est qu’après avoir obtenu satisfaction, que le clergé de Petite-Russie prête serment au tsar.

Bogdan Khmelnitski et son armée zaporogue entrent en guerre contre les Polonais en 1648 ; mais après leurs victoires, ils se mettent à rêver d’une Ukraine indépendante. Et Moscou leur apparaît comme un protecteur, un défenseur. Dans la capitale moscovite, en revanche, on tient la Petite-Russie pour un sujet du tsar, auquel on accepte, temporairement, de laisser quelques marques d’autonomie, tout en s’empressant d’envoyer dans la région des voïevodes et une armée de fonctionnaires. L’historien ukrainien Grouchevski tire des événements cette conclusion toute simple : « L’Ukraine vivait comme un État indépendant : un hetman élu, aidé de la starchina (les hauts dignitaires) et de la Rada de l’armée, gouvernait le pays tout entier. Khmelnitski et la starchina voulurent préserver ce régime, après avoir accepté la protection du tsar moscovite. Moscou refusa, car la puissance moscovite n’était pas un État libre7. »

Cosaques, membres du clergé et cités marchandent leurs droits et privilèges. Seule, la condition des paysans demeure inchangée, touchée ni par les succès militaires de Khmelnitski, ni par la décision de la Rada de Pereïaslavl : le servage est maintenu, les paysans continuent de travailler pour leurs anciens seigneurs polonais ralliés au tsar, ou pour de nouveaux propriétaires cosaques et pour le tsar moscovite qui prélève l’impôt.

Les témoins de l’époque notent que peu, après s’être placé « sous la haute main du tsar » et en avoir éprouvé la lourdeur, Khmelnitski commence à se lamenter, répétant : « Ce n’est pas ce que je voulais et il n’aurait pas dû en être ainsi. » Mais il est un peu tard pour se désoler : Moscou est entrée en guerre contre la Pologne, afin de défendre ses nouvelles possessions. Le prétexte est toujours le même : des erreurs dans le titre du tsar et des livres antimoscovites. Affaiblie par le conflit qui l’a opposée aux Cosaques, la Pologne multiplie les défaites. L’armée russe part en campagne en février 1654 et, en septembre, Smolensk capitule. La garnison polonaise dépose les armes aux pieds du vainqueur là où, en 1634, l’armée du voïevode Cheïne s’était rendue aux Polonais.

Au cours de l’été 1654, l’État moscovite est frappé par une épidémie de peste. Chargé de gérer les affaires du pays à Moscou en l’absence du tsar parti à la guerre, Nikone réussit à persuader la tsarine et la Cour de quitter la capitale, puis s’en éloigne à son tour. L’épidémie est effroyable, la mortalité (là où des informations ont pu être collectées) oscille entre 85 et 97 %. L’armée moscovite n’en continue pas moins ses opérations victorieuses, ce qui donne une idée de la puissance de l’État. En 1655, les troupes russes s’emparent de la Biélorussie et des principales villes lituaniennes : Vilnius, Kovno, Grodno. Alexis devient ainsi « tsar et grand-prince de toutes les Russie, Grande, Petite et Blanche ». En mars 1656, le voïevode de Moldavie, Étienne, prie le tsar d’accepter la sujétion de son pays. En juin, le tsar moscovite donne son accord ; il prend sous « sa haute main » la Moldavie orthodoxe, jusqu’alors vassale du sultan turc.

Déjà engagée dans une guerre contre la Pologne, Moscou lance un défi à la Turquie. Au même moment, éclate un conflit avec la Suède. Renonçant au trône, la reine Christine abdique en faveur de son cousin, Charles-Gustave, couronné sous le nom de Charles X. Assaillie par Moscou, la Pologne semble aux Suédois une proie magnifique. Le moment paraît opportun pour vider de vieilles querelles. En juillet 1655, l’armée suédoise déferle sur la Rzeczpospolita. En septembre, les assaillants tiennent presque tout le pays, y compris Varsovie et Cracovie. La campagne suédoise entrera dans l’histoire polonaise sous le nom de « déluge ».

La rencontre des deux grands ennemis de la Pologne est inévitable. Elle a lieu en Lituanie, où arrivent les troupes suédoises et où se trouvent déjà les régiments moscovites. Le « Grand hetman » lituanien Radziwill, incapable de résister, opte pour la Suède et signe un traité aux termes duquel la Lituanie devient sujet suédois.

Le nœud « petit-russien » se fait de plus en plus serré. La guerre commence entre la Suède et Moscou. À leur habitude, les Suédois marchent en direction de Pskov. Ils n’atteignent pas la ville, se contentent de mettre à sac le monastère de la Petchora. Le prince transylvanien Rakoczi se jette à son tour dans la bagarre, allié à la Suède. Bogdan Khmelnitski, qui envisage sérieusement de rompre avec Moscou, entre en pourparlers avec lui. Charles X, Rakoczi et Khmelnitski établissent un plan de partage de la Pologne : le roi de Suède exprime le souhait de régner sur le centre du pays, la Poméranie et Dantzig, ainsi que la Livonie ; le prince transylvanien aurait, lui, la Petite-Russie, la Mazovie et la Lituanie, ainsi que le titre de roi. Radziwill et les Cosaques obtiendraient également quelques miettes.

Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, fait montre d’un extraordinaire esprit d’à propos. Détenteur de la petite principauté de Brandebourg-et-Prusse, vassale de la Pologne, il réussit à obtenir son indépendance, en se plaçant sous suzeraineté suédoise, puis il se libère de cette tutelle, en se proposant comme médiateur dans le conflit suédo-moscovite. Moscou refuse mais, pour la première fois dans l’histoire, la Prusse fait parler d’elle sur le terrain diplomatique.

En octobre 1656, la paix est signée à Vilnius, entre Moscou et Varsovie. Les termes en sont assez inattendus : en échange de la promesse ferme qu’à la mort de Jean-Casimir, le tsar Alexis sera élu roi de Pologne, les Russes rendent tous les territoires conquis. Le traité de Vilnius est l’exact reflet de la querelle qui oppose les conseillers du tsar sur l’orientation à donner à la politique étrangère moscovite. Le rattachement de la Petite-Russie contraint à choisir entre le Sud et l’Ouest. Athanase Ordyne-Nachtchokine, le plus proche conseiller d’Alexis dans les années 1650 et 1660, remarquable diplomate et homme d’État, qui sera, entre 1667 et 1671, le premier chancelier russe et anticipera maintes réformes de Pierre le Grand, est opposé à l’orientation « petite-russienne ». Il ne cesse de répéter que la Petite-Russie ne vaut pas les sacrifices consentis pour elle, que la grande visée de la politique étrangère moscovite doit être la conquête du littoral de la Baltique, l’accès à la mer. En conséquence, estime Ordyne-Nachtchokine, l’ennemi numéro un de Moscou est la Suède, et non la Pologne. Les Ukrainiens, eux, tiennent le chancelier pour leur principal adversaire, à Moscou. Nikone est également partisan d’une réconciliation avec la Pologne ; il rêve en effet d’une union des peuples chrétiens contre les infidèles.

Le traité est conclu avec la Pologne, sans que Khmelnitski en soit informé. Les représentants qu’il envoie à Vilnius ne sont pas acceptés à la table des négociations. On leur fait valoir que Khmelnitski et les Cosaques, étant de simples sujets, n’ont pas à donner leur avis là où les ambassadeurs des souverains décident de leur sort. Khmelnitski réplique par la signature d’un accord secret contre la Pologne, avec la Suède et Rakoczi. La mort de Bogdan Khmelnitski, au cours de l’été 1657, met brutalement un terme à ces projets. Mais les soucis avec la Petite-Russie ne font que commencer pour Moscou.

L’héritier de Khmelnitski, son fils Iouri, âgé de seize ans, avait été élu de son vivant même. Après la mort de son père, il renonce, écrasé par la lourdeur de la tâche qui l’attend, et les Cosaques optent pour un compagnon d’armes de l’hetman, remplissant jusqu’alors les fonctions de chancelier (generalnyï pisar) : Ivan Vyhovski. Le colonel Pouchkar soulève les Cosaques contre lui, en s’appuyant sur les « gueux » – paysans « sans feu ni lieu », qui attendent la récompense de leur participation à la guerre de libération et rêvent de devenir cosaques, autrement dit d’être inscrits sur le Registre. Moscou soutient Vyhovski, qui écrase les insurgés. Mais les relations entre la starchina cosaque et les autorités moscovites se font plus tendues, au fur et à mesure que s’accroît le pouvoir des voïevodes envoyés en Petite-Russie. Ainsi quand, dans une lettre au tsar, Vyhovski qualifie les Cosaques de « libres » sujets, il a droit à un coup de semonce : ordre lui est donné de parler des Cosaques comme de « sujets éternellement dévoués » au tsar.

L’hetman entre en pourparlers avec la Pologne. Dès lors, la place d’Ivan Vyhovski dans l’histoire russe est fixée sans appel : c’est un traître. L’historien Lev Goumilev le dit sans ambages : « … Vyhovski prit le parti des Polonais et conclut avec la Pologne une alliance politique, l’Union de Hadiatch, qui rendait l’Ukraine à la Rzeczpospolita8. » L’accusation s’accompagne de cette explication : Vyhodski appartient à la szlachta polonaise. Le fait n’est pas douteux, mais Bogdan Khmelnitski en était lui aussi. Le projet de l’hetman a le soutien de l’armée zaporogue. Le 6 septembre 1658, la Rada, réunie à Hadiatch (la même qui s’était réunie à Pereïaslavl, le 8 janvier 1654), entérine le traité avec la Pologne.

L’un des articles les plus importants de l’accord est la reconnaissance par la Pologne de l’Ukraine autonome, baptisée Grande-Principauté Russe. Cela signifie que la Rzeczpospolita s’agrandit, englobant dans la Fédération de Pologne et de Lituanie, un troisième membre : l’Ukraine. L’historien ukrainien Mihajlo Grouchevski, qui n’aime guère la Pologne, reconnaît malgré lui : « Du point de vue politique, cela eut des côtés positifs. » Les conditions imposées par la paix de Hadiatch montrent que Vyhodski remporte une remarquable victoire. Le traité prévoit en effet : l’égalité pleine et entière de l’orthodoxie et du catholicisme sur tout le territoire de la Rzeczpospolita ; un siège au Sénat pour le métropolite de Kiev et cinq évêques ; l’enregistrement de soixante mille Cosaques ; l’élection au Sénat d’orthodoxes, et non plus des seuls catholiques. Il reconnaît l’autorité de l’hetman, qui a le droit de frapper monnaie. La Grande-Principauté Russe est libérée de l’obligation de payer des impôts à Varsovie. Le traité envisage encore : la neutralité de la Petite-Russie, en cas de guerre entre la Pologne et Moscou (avec cette clause particulière : si l’agression vient de Moscou, les Polonais s’engagent à porter secours à la Petite-Russie) ; l’autorisation d’ouvrir une Académie à Kiev, dotée des mêmes droits que l’université de Cracovie ; la possibilité de créer librement des collèges, des institutions scolaires et des imprimeries, ainsi que de publier des livres (la seule restriction étant de ne pas offenser la personne du roi).

Au terme de débats houleux, la Diète entérine le traité. Pour certains historiens, la Pologne n’a pas la moindre intention d’en respecter les conditions. Quoi qu’il en soit, l’accord montre qu’une partie de la starchina cosaque est mécontente du rattachement à Moscou qui, de son côté, répond aux décisions de la Rada de Hadiatch, en envoyant les troupes du voïevode Troubetskoï contre Vyhodski. À la bataille de Konotop (juin 1659), les Cosaques, qui ont appelé les Tatars à la rescousse, mettent en pièces la cavalerie moscovite qui perd au moins cinq mille hommes.

Moscou se hâte de terminer la guerre qui l’oppose à la Suède depuis plus de trois ans. Signée en 1661, au terme de longs pourparlers, la paix de Kardis confirme la perte par Moscou de toutes ses conquêtes de Livonie. Une deuxième guerre commence avec la Pologne. Cette fois, les armées moscovites subissent défaite sur défaite, ce qui n’empêche pas le pouvoir du tsar de se renforcer en Petite-Russie. Moscou joue habilement des désaccords entre la starchina cosaque et la plèbe, et des guerres intestines qui déchirent la cosaquerie. La Rada, qui renverse Vyhovski et opte pour l’hetman Iouri Khmelnitski, pose les conditions de la soumission à Moscou, complétant les anciens articles de Bogdan Khmelnitski, de quelques autres empruntés à la paix de Hadiatch. Ils sont toutefois rejetés par le voïevode Troubetskoï. En septembre 1659, la Rada est convoquée à Pereïaslavl, en présence des troupes moscovites. Troubetskoï contraint les Cosaques à accepter de nouvelles conditions, ajoutées au premier traité de Pereïaslavl. Elles restreignent considérablement le pouvoir de l’hetman et augmentent le nombre des villes auxquelles Moscou impose des voïevodes.

La Petite-Russie connaît alors son « Temps des Troubles » : les hetmans changent sans cesse, ils sont parfois deux à diriger en même temps l’armée cosaque. Les rives du Dniepr se séparent de plus en plus nettement, on voit naître deux Ukraine, celle de la rive droite et celle de la rive gauche, occidentale et orientale. Le nombre des hetmans augmente, chaque rive ayant le sien, sinon deux.

On commence à chercher de la place sur la carte, à chercher aussi un protecteur, à défaut d’allié. Un demi-siècle durant, l’Ukraine expérimente toutes les alliances possibles avec ses voisins. Khmelnitski avait choisi Moscou, Vyhovski la Pologne, Petro Dorochenko, lui, opte (en 1668) pour le sultan turc (la Rada, à laquelle l’hetman avait laissé le choix entre les Moskals – Moscovites –, les Polonais ou les Turcs, se prononce en faveur des derniers) ; Mazepa, enfin, choisira les Suédois, en 1708. Les hetmans de Petite-Russie visent surtout, en fait, à préserver leur pouvoir ; c’est pour cela qu’ils appellent à la rescousse tantôt les Russes et les Tatars, tantôt les Polonais et les Turcs.

L’État moscovite, qui ne s’était guère hâté de répondre à l’appel de Khmelnitski, ne ménage ni ses efforts ni ses moyens, une fois prise la décision du rattachement de la Petite-Russie, pour conserver le territoire acquis. Les échecs enregistrés au cours de la deuxième guerre contre la Pologne poussent le tsar Alexis à rechercher une solution pacifique. Athanase Ordyne-Nachtchokine ne cesse, de son côté, de vanter les mérites de la paix – voire d’une alliance – avec la Pologne. Le roi de Pologne, à son tour, donne son accord pour des pourparlers avec Moscou : le choix de l’hetman de l’Ukraine de la rive droite, Dorochenko, qui a décidé de devenir sujet turc, entraîne le risque d’une incursion du sultan en Pologne. Mais Jean-Casimir est encore plus affaibli par la révolte (le rokosz) d’un des magnats polonais les plus influents, Jerzy Lioubomirski. Pour les historiens polonais, Lioubomirski porte, au même titre que Bogdan Khmelnitski, la responsabilité de la perte de l’Ukraine.

Aux termes du traité d’Androussovo (1667), la Pologne conserve la Lituanie, tandis que Moscou récupère Smolensk, la Sévérie et l’Ukraine de la rive gauche. Ordyne-Nachtchokine, qui mène les pourparlers, obtient en outre Kiev, pourtant située sur la rive droite. Le diplomate russe réussit à persuader les Polonais de céder la ville à Moscou pour deux ans. La « mère des villes russes » ne sera jamais rendue à la Pologne. Les contemporains apprécient à sa juste valeur la victoire d’Ordyne-Nachtchokine : « Le retentissement, par toute l’Europe, de cette paix de treize ans attendue par tous les peuples chrétiens, offre à Nachtchokine un immense monument dans le cœur des générations à venir9. »

Au cours des pourparlers, Ordyne-Nachtchokine doit lutter, non seulement contre les arguments avancés par les Polonais, mais aussi contre la résistance d’Alexis qui juge son diplomate trop conciliant. Ordyne-Nachtchokine tente de convaincre le tsar de faire la paix avec la Pologne, en restant modéré sur les exigences : « Visons Polotsk et Vitebsk, mais si les Polonais s’entêtent, alors, quel besoin avons-nous de ces villes ? » Les villes en question resteront à la Pologne. Toutefois, dans son rapport au tsar, Ordyne évoque aussi la possibilité de se retirer de toute la Petite-Russie, et pas seulement de la rive droite, au nom d’une alliance solide avec la Pologne. Une éventualité qu’Alexis rejette avec la dernière énergie : « Il n’est pas digne qu’un chien mange ne fût-ce qu’un morceau du pain orthodoxe [en d’autres termes : les Polonais ne doivent pas non plus posséder la Petite-Russie occidentale] : cela ne peut advenir qu’en raison de nos péchés, et non par notre volonté10. »

Le diplomate russe ne cherche pas à faire alliance avec la Pologne parce qu’il nourrit une tendresse particulière envers les Polonais ; il les tient au contraire pour un peuple « fort vacillant, sans cœur et inconstant ». L’union avec la Pologne lui apparaît simplement comme un début de réalisation de son grand projet. Une fois la paix signée entre Moscou et Varsovie, les chrétiens orthodoxes vivant sous l’autorité du sultan (Moldaves, Valaques), se rallieront au tsar orthodoxe ; puis viendront les peuples slaves, de l’Adriatique à la « mer des Allemands » et à « l’océan du Nord ». Or, le fondement de cette future puissance doit être l’union dynastique avec la Pologne, après l’accession du tsar moscovite au trône polonais.

Dans le dernier quart du XVIIe siècle, ce plan semble relever de la plus haute fantaisie : cinquante ans seulement se sont écoulés depuis le « Temps des Troubles », qui semblait avoir rayé Moscou de la carte géopolitique. Pourtant, il se passera moins d’un siècle avant que l’utopique projet d’Athanase Ordyne-Nachtchokine ne commence à devenir réalité.

Moscou se voit contrainte, [« en raison de ses péchés », comme l’avait prévu le tsar Alexis] de se contenter de la rive gauche, autrement dit de la Petite-Russie orientale. Elle y renforce sa présence, ne cesse de restreindre les droits des Cosaques. En mars 1669, à la Rada de Gloukhov, en présence du prince Romodanovski, voïevode chargé de la zone-frontière, a lieu l’élection d’un nouvel hetman, Ivan Mnohohrichny, et sont adoptés les articles dits de Gloukhov, fixant les relations entre Moscou et la Petite-Russie. L’armée zaporogue est réduite à trente mille Cosaques, l’hetman perd le droit d’accéder directement au tsar, les villes principales se voient dotées de voïevodes. Ces nouvelles relations sont parfaitement illustrées par le destin de l’hetman Mnohohrichny. L’hetman qui, comme l’écrivent ses contemporains, a la langue un peu vive, surtout lorsqu’il a bu, parle un jour insolemment du tsar ; accusé de trahison, il est condamné à mort, puis gracié et exilé en Sibérie. Dix-huit ans ont passé depuis la Rada de Pereïaslavl.

Vassili Klioutchevski critique la politique extérieure du tsar Alexis, dont il explique les échecs principalement par la « question petite-russienne ». Pour l’historien russe, cette question, « par son action directe ou indirecte, compliqua la politique étrangère de Moscou11 », « la rendit plus ardue, la gâta, l’enlisa dans les inextricables querelles petites-russiennes, fractionna ses forces dans la lutte contre la Pologne…12 ». Historien moderne de la Pologne, Norman Davies porte un jugement très différent sur la politique d’Alexis : « De fait, l’Ukraine tomba sous la dépendance de Moscou. Les éternelles prétentions de la principauté de Moscou au statut d’“Empire de Russie” eurent vite un fondement réel13. »

Les reproches de Vassili Klioutchevski peuvent sembler étranges : toute conquête, en effet, « complique » la politique, de nouveaux voisins apparaissent, et il faut digérer le territoire avalé. Les raisons du mécontentement exprimé par l’historien s’éclairent cependant, lorsqu’il écrit que dans le traité d’Androussovo, Moscou renonce, en raison des « inextricables querelles petites-russiennes », à « la Lituanie et la Biélorussie, de même qu’à la Volhynie et à la Podolie », et se maintient « tout juste dans l’Ukraine de la rive gauche, avec Kiev de l’autre côté du Dniepr ». Les reproches de Vassili Klioutchevski tiennent uniquement au fait que le rattachement de la Petite-Russie à Moscou s’accomplit moins vite et moins bien qu’il ne le souhaiterait.

Un simple regard sur la carte balaie tous les doutes : un coup très rude est porté à la Rzeczpospolita. Elle rend à Moscou toutes les conquêtes du « Temps des Troubles » reconnues par le tsar en 1619 et confirmées par la paix définitive conclue à Polianovo en 1634 ; elle cède, en outre, de nouveaux territoires. L’affaiblissement de la Pologne et le renforcement de Moscou qui en résulte, rendent aussi inéluctable la confrontation avec la Suède. Avec cette nuance qu’après la paix d’Androussovo, apparaît la possibilité d’une union polono-moscovite contre l’ennemi du Nord. Le passage de la Petite-Russie de la rive droite, occidentale, sous « la haute main du sultan turc » (conséquence, pour une bonne part, de l’affaiblissement de la Pologne) est le signal d’une guerre contre la Turquie, qui occupera les quatre dernières années de la vie d’Alexis et tout le règne de son fils Fiodor. Ce conflit très lourd, qui affecte le territoire de la Petite-Russie et de la Crimée, aura pour effet secondaire d’inclure l’État moscovite dans le concert des puissances européennes. Ces dernières, en effet, ne cessent de chercher des alliés pour combattre l’Empire ottoman, qui s’est emparé des Balkans et caresse le rêve inquiétant d’une importante percée à l’Ouest.

Le rattachement de la Petite-Russie à l’État moscovite a des conséquences immédiates, mais surtout des conséquences plus lointaines, qui apparaîtront peu à peu et auront une influence décisive sur le destin du pays. Parmi les premières, évidentes, il y a, nous l’avons dit, l’affaiblissement de la Pologne, donc, le renforcement de Moscou. Parmi les secondes, notons une fois encore le transfert à Moscou du « monde savant de Kiev », pour reprendre l’expression de Kostomarov.

Au début du XVIIe siècle, le capitaine Jacques Margeret constatait : « L’ignorance du peuple russe est mère de sa piété ; le peuple russe hait l’étude, en particulier le latin ; il ignore les écoles et les universités ; seuls les prêtres enseignent aux jeunes gens à lire et à écrire, encore que bien peu soient vraiment concernés14. » L’État ne souffre pas de l’ignorance de la population ; en cas de nécessité, il loue les services d’étrangers en qualité de techniciens. La question de l’instruction est soulevée par l’Église, lorsqu’on entreprend de réviser les textes sacrés. Il faut, en premier lieu, des correcteurs. Puis, quand survient le Schisme, on a besoin de prédicateurs, capables de démontrer la justesse des points de vue de l’Église officielle. Le savoir devient une arme dans la lutte contre les vieux-croyants, dont le grand idéologue, le protopope Avvakoum, affirmait, nous l’avons vu, que « le rhéteur et le philosophe ne peuvent être chrétiens », et tirait orgueil de son ignorance. L’Église déclare l’alphabétisation obligatoire, certes pas pour la population, mais pour le clergé. Le concile de 1666-1667 décide : « Nous ordonnons que tout prêtre enseigne la lecture et l’écriture à ses enfants. »

Mais cela ne suffit pas car les prêtres sont loin, eux-mêmes, de savoir tous lire et écrire. Le besoin d’écoles commence à se faire sentir. Le recours aux Ukrainiens orthodoxes, instruits et proches par la langue, est inévitable. L’Église orthodoxe moscovite, qui vit en parfaite symbiose avec l’État, pourrait fort bien demeurer dans la certitude tranquille de sa piété, convaincue qu’étant l’Église de la « Troisième Rome », il ne lui faut d’autre savoir que celui donné par les apôtres. L’orthodoxie ukrainienne, elle, ne jouit pas de la protection de l’État qui, à compter de Sigismond III, lui mène une guerre à mort ; elle est en outre persécutée par l’Église catholique et contrainte de résister à l’Union qui lui prend des fidèles. L’instruction est une arme terrible contre l’orthodoxie. Les collèges jésuites poussent comme des champignons, à Vilnius, Polotsk, Iaroslavl de Galicie, Lvov, Loutsk, Peremysl, puis en 1620 à Kiev, en 1624 à Ostrog, etc. L’instruction offre de multiples possibilités à la Rzeczpospolita. L’éducation jésuite implique le rejet de l’orthodoxie. La noblesse d’origine ukrainienne passe directement au catholicisme, les citadins rejoignent l’Église uniate.

Pierre Mohila, héritier d’une grande famille moldave, est nommé, nous l’avons vu, métropolite de Kiev, en 1633. Ses efforts aboutissent à la création du collège, puis de l’Académie de Kiev, qui dispense un enseignement aux orthodoxes. Biographe du métropolite de Kiev, N. Kostomarov écrit : « L’idéal de Mohila était un Russe qui, gardant solidement sa foi et sa langue, eût été, par son degré d’instruction et ses facultés spirituelles, sur un pied d’égalité avec les Polonais auxquels le destin l’avait lié sur le plan étatique15. »

L’Académie de Kiev et ses élèves deviennent la source à laquelle Moscou puise des « spécialistes », susceptibles de l’aider à élever le niveau d’instruction du clergé moscovite et à combattre le Schisme.

En 1640, Pierre Mohila écrit au tsar pour tenter de le persuader d’installer à Moscou un monastère où des moines de Kiev enseigneraient la lecture et l’écriture grecques et slavonnes. Son projet est réalisé, après un temps, par le boïar le plus proche d’Alexis, précepteur de son fils aîné, Fiodor Rtichtchev. Parmi les savants de Kiev qu’il convie à Moscou, se trouve un élève de l’Académie de Kiev, appelé par la suite à y enseigner, Épiphane Slavinetski. Il devient le principal correcteur des livres religieux, le traducteur des Pères de l’Église, et se voit confier la retraduction de la Bible. Il aura le temps d’achever, avant sa mort, le Nouveau Testament et le Pentateuque.

Un autre élève de l’Académie de Kiev, Siméon de Polotsk, appelé à Moscou par le tsar, jouera un rôle important dans le développement de la culture. On lui doit des essais théologiques soutenant, au plus fort de la lutte contre les schismatiques, le point de vue officiel ; mais il écrit aussi en mètre syllabique rimé des comédies représentées devant le tsar. Ce sont les débuts de la littérature russe profane, même si Siméon de Polotsk tire les sujets de ses comédies des Saintes Écritures.

Le transfert du « monde savant de Kiev » à Moscou est un processus difficile. Pour commencer, la source des connaissances paraît suspecte, contaminée par la « latinité », et la langue latine est considérée comme « maudite ». La science semble incroyablement pesante. Alors que l’alphabétisation commence péniblement à se répandre, voici que l’on prétend qu’il existe une grammaire distinguant les parties du discours, les propositions, etc.16. La première Grammaire de la langue slave est due, en 1629, à Meleti Smotricki qui fut, un temps, recteur du collège de Kiev. Des générations de Russes utiliseront cette grammaire, malgré l’instabilité des convictions religieuses de Smotricki, qui devait renoncer à l’orthodoxie au profit de l’Union.

L’influence petite-russienne transparaît partout : en théologie, bien sûr – c’est la science des sciences –, mais aussi en littérature, dans les questions d’éducation et de morale. Le Catéchisme de Siméon de Polotsk, donne les fondements de la foi, les Dix Commandements, mais aussi des exemples de questions que peuvent poser les prêtres pendant la confession, et aide à trouver des réponses. Le Catéchisme recèle ainsi la définition de l’homme ivre : « Est véritablement ivre celui qui, le jour suivant, ne se rappelle plus ce qu’il a fait et dit, avec qui il était, comment il est rentré chez lui et s’est couché ; en revanche, n’est pas vraiment ivre celui qui, bien que vacillant, se souvient de tout ». En se fondant sur cette définition, le prêtre est à même de décider du degré de culpabilité de celui qu’il entend en confession.

Par la Petite-Russie, arrive à Moscou un style architectural particulier, appelé « baroque ukrainien ». Il vient d’Occident, à travers la Pologne et la Petite-Russie. De nombreuses églises sont construites, à Moscou et dans la région, contre la tradition. Les innovations architecturales permettent de mesurer la puissance de l’influence étrangère, car le gouvernement de Moscou a coutume de surveiller très strictement le respect des normes en vigueur ; le modèle est alors la Cathédrale de l’Assomption, édifiée sous Ivan III, et il est prescrit de « ne rien créer selon son imagination ».

À Moscou, le « monde savant de Kiev » se heurte à une résistance farouche. Ce n’est pourtant pas un affrontement entre « progressistes » et « réactionnaires ». Avvakoum reprend mot pour mot la formule du prédicateur petit-russien Jan Vichenski : « Va ton chemin, sage Latin, avec ta foi et ta sagesse ; et nous irons notre chemin, avec notre foi et notre stupidité apostolique. » Nikolaï Kostomarov conclut par ces mots son portrait de l’historien et prédicateur Joachim Galiatovski, auteur d’ouvrages contre les juifs, les musulmans et les catholiques : « Avec toute son ignorance, ses croyances populaires inoculées dès le plus jeune âge et que l’école n’avait pas réussi à extirper (il est vrai qu’elle ne s’y était guère efforcée), avec sa crédulité envers le mot imprimé, sa servilité devant tout ce qui prétend relever de l’Église orthodoxe, sa sauvagerie absolue, prête à brûler, noyer, égorger tout ce qui ne croit pas comme il convient, mais aussi avec un don incontestable, perceptible dans l’harmonie de ses formulations, la clarté de son verbe, le caractère accessible de son discours et, plus encore, cette vivacité qui est toujours la marque du talent…, Galiatovski, plus qu’aucun autre, peut être qualifié de représentant de son siècle dans la littérature russe méridionale17. »

L’apparition des Petits-Russiens suscite la critique à Moscou, car cette science dont ils s’enorgueillissent humilie le clergé local ; le non-respect des traditions paraît en outre saper les fondements, et la préférence accordée au latin sur le grec semble une contamination de la religion. Toutefois, les disputes, littéralement acharnées, contraignent l’Église moscovite à s’initier à de nouvelles idées, à débattre de ce qui, la veille encore, était vérité intangible. En 1691, au tout début du règne de Pierre le Grand, le concile de Moscou déclarera anti-orthodoxes les écrits de Siméon de Polotsk, de son disciple Sylvestre Medvedev, exécuté pour avoir participé à un complot politique, de Galiatovski, de Pierre Mohila et d’autres représentants du « monde savant de Kiev ». Dix ans plus tard toutefois, à l’initiative de Pierre le Grand, les Petits-Russiens deviendront les enseignants de l’Académie ecclésiastique de Moscou, créée en 1686. Dans cette Académie, qui se voudra « gréco-latino-slave », l’enseignement sera dispensé à la manière de Kiev et la plupart des élèves viendront de Petite-Russie. Enfin, les fonctions les plus importantes au sein du clergé seront tenues par des Petits-Russiens.

L’Académie moscovite serait, selon l’historien S. Soloviev, « une citadelle voulue par l’Église orthodoxe pour elle-même, en vue de l’inévitable confrontation avec l’Occident qui prônait une autre foi ; elle ne fut pas seulement un établissement d’enseignement, elle fonctionna aussi comme une redoutable Inquisition ». Cependant, malgré cette fonction de contrôle et de défense, la création de l’Académie ecclésiastique allait jouer un rôle important dans le relèvement du niveau d’instruction du clergé orthodoxe. Là encore, ce fut une des conséquences de l’intégration de la Petite-Russie orientale à l’État moscovite.

Lev Goumilev, qui voit dans le conflit entre les traditions orthodoxes moscovites et ukrainiennes la cause du Schisme, insiste sur la justesse du choix effectué par la Petite-Russie en faveur de Moscou, car « il n’y avait, au sein de la Russie, aucune discrimination à l’égard des Ukrainiens ». La remarque est juste, mais elle ne vaut que pour les Ukrainiens individuellement, et non pour l’Ukraine en tant que partie de l’État moscovite, puis de l’Empire de Russie. Comme la Pologne l’avait fait avant elle, Moscou avale la classe dirigeante de Petite-Russie. Si les Polonais s’efforçaient de récupérer, par le biais de la religion, l’élite des territoires conquis, les Russes préfèrent offrir aux Ukrainiens la possibilité de participer à la vie de l’État, dans l’administration, l’armée, l’Église.

La percée au sud-ouest n’est pas le seul résultat de la politique expansionniste menée par Moscou. Celle-ci s’oriente aussi vers le Nord, la Sibérie. Les conquistadors russes, atamans cosaques à la tête d’une poignée de « libres volontaires », s’emparent d’un gigantesque territoire, peuplé de rares tribus ignorant les armes à feu. L’immensité, la faible résistance des indigènes, les richesses – argent, fourrures – attirent irrésistiblement les conquérants. Vassili Poïarkov atteint les rivages de l’océan Pacifique et découvre l’Amour. Contournant les limites orientales du continent eurasien, Semion Dejnev découvre un passage entre l’Asie et l’Amérique, quatre-vingts ans avant Behring (dont le détroit portera ensuite le nom). Ierofeï Khabarov conquiert les terres bordant l’Amour et la Daourie. Athanase Pachkov, voïevode de l’Ienisseï, pénètre dans le bassin de l’Amour par la Transbaïkalie. Dans sa Vie, Avvakoum consacre de nombreuses pages à son tourmenteur, le même Pachkov, un homme qui, hors ses qualités de bâtisseur d’empire, se révèle cruel et sans cœur.

En atteignant l’Amour, les Russes rencontrent pour la première fois la Chine, qui prétend que ce territoire appartient à son empereur. En 1652, Khabarov défait un détachement chinois, qui gênait sa progression. Le conflit qui éclate avec cette puissance inconnue éveille l’intérêt de Moscou. En 1654, l’ambassadeur Fiodor Baïkov est envoyé en Chine, porteur d’une lettre du tsar Alexis, énumérant tous les titres du souverain moscovite et retraçant sa généalogie, depuis l’empereur Auguste et son parent le prince Rurik. Les instructions faites à Baïkov (elles montrent que Moscou dispose de quelque information sur la Chine) interdisent à l’émissaire de tomber face contre terre devant l’empereur et de lui baiser les pieds, mais non la main18. Fiodor Baïkov, qui respecte ces ordres à la lettre, n’est pas reçu par l’empereur.

En 1665, les Russes bâtissent la forteresse d’Albazine autour de laquelle, dans le quart de siècle suivant, se concentrera le conflit russo-chinois. En 1683, les Chinois assiègent la forteresse, la prennent et la détruisent en 1685. Les Russes la rebâtissent, et les Chinois l’assiègent à nouveau, en 1686.

En 1675, un émissaire russe, Nicolas Spafari, est reçu par l’empereur, mais il refuse de se prosterner jusqu’à terre et sa mission, comme la précédente, s’achève sans résultat. Les relations diplomatiques se font plus fréquentes, les points de litige se multiplient, les Russes assujettissant des peuples placés sous la dépendance de l’empereur.

En 1689, s’ouvrent, à Nertchinsk, des pourparlers entre les deux parties. La délégation chinoise est accompagnée par une armée de dix mille hommes. Deux jésuites, Gerbillon et Pereiza, venus avec les Chinois, servent d’interprètes. En août, le traité de Nertchinsk est signé, fixant la frontière entre les deux États ; elle passe le long des rivières Argoun et Goritsa. D’un commun accord, Albazine est détruite et la garnison russe évacuée. Les deux parties s’entendent également sur les conditions du commerce russo-chinois.

Le traité de Nertchinsk est signé durant la dernière année de la régence de Sophie, sœur de Pierre le Grand : l’État moscovite traverse alors une nouvelle crise dynastique. L’une des conséquences du traité est l’abandon par les Russes de la région de l’Amour qui se trouvait entre leurs mains. Mais la progression n’est pas finie pour autant ; elle est simplement stoppée. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Empire de Russie reprendra tous les territoires perdus à la fin du XVIIe siècle.

L’historien moderne de la Pologne, Norman Davies note la constance de l’État moscovite qui, en cas d’échec, repousse la réalisation d’un projet mais n’y renonce jamais ; il qualifie ce trait de « magnifique fermeté des Moscovites, caractérisant toute leur histoire19 ». L’historien russe Milioukov, lui, citant les documents diplomatiques des XVe et XVIe siècles qui illustrent l’élargissement de la principauté de Moscou, écrit : « Le pas lourd, mesuré de “l’hôte de pierre” moscovite est à même de produire, sur le lecteur le plus dépassionné des rapports d’ambassade les plus secs, l’impression d’un suffocant cauchemar20. » Il convient de rappeler que l’auteur de cette image frappante, Paul Milioukov, se fixera comme tâche principale, lorsqu’il deviendra ministre des Affaires étrangères en 1917, de prendre Constantinople et les Détroits, autrement dit de poursuivre l’agrandissement de l’Empire de Russie, devenu entre-temps une république démocratique.

Загрузка...