7 L’esprit du temps



L’honneur du peuple russe exige de montrer ses capacités et son acuité dans les sciences, et que notre Patrie puisse employer ses fils, non seulement à la vaillance guerrière et autres affaires importantes, mais aussi aux réflexions d’un savoir élevé.

Mikhaïl LOMONOSSOV.


La « Chronologie », jointe à l’article « Russie » publié en 1899 dans le Dictionnaire encyclopédique, retient dix dates des vingt années de règne élisabéthain : cinq ont trait à des opérations militaires ; l’hetmanat de Razoumovski est également consigné (1750-1764), ainsi que la création de la première banque de Russie (1754) et trois événements caractéristiques des temps nouveaux : fondation de l’Université de Moscou (1755), du théâtre public de Pétersbourg (1756), de l’Académie des beaux-arts (1757). Concluant sa biographie d’Élisabeth, Nikolaï Kostomarov relève « deux actes importants de ce règne, sur le plan du gouvernement intérieur : la propagation de l’instruction… et la suppression des douanes dans le pays ».

La « propagation de l’instruction » dont parle l’historien est en fait la mise sur pied d’une nouvelle culture. La culture russe d’alors remonte aux temps les plus reculés : elle consiste en un folklore extrêmement riche et diversifié. Vladimir Weidlé proposera de l’appeler : la « culture horizontale ». L’auteur des Missions de la Russie insiste : « Comment ne pas s’extasier devant la richesse du folklore russe ? » Mais il fait ce constat : « La culture horizontale ne peut en aucun cas remplacer la culture verticale1. »

Le besoin d’une nouvelle culture, verticale, peut s’expliquer par le fait que « le meilleur Ioubok2 ne saurait être comparé à une icône de Roublev », que « la byline d’Ilia de Mourom n’est pas la Divine Comédie ni même la Chanson de Roland3 », mais cela ne suffit pas. Pierre le Grand avait commencé à insuffler une nouvelle culture à des fins strictement pratiques : elle lui était nécessaire pour renforcer la puissance de l’État. Le caractère technique et utilitaire des emprunts faits par Pierre impliquait une transformation du mode de vie et du comportement. La culture horizontale reposait sur une conception religieuse du monde. La culture verticale, elle, est profane.

En 1719, Ivan Possochkov (1652-1726), issu d’une famille d’artisans joaillers, marchand et manufacturier, auteur du Traité de la pauvreté et de la richesse, premier ouvrage d’économie russe, exposait dans son Testament paternel, les règles d’une vie vertueuse dont la finalité était le salut de l’âme. En 1733, Vassili Tatichtchev, fonctionnaire d’État, auteur de la première histoire russe, écrit son Entretien de deux amis sur l’utilité des sciences et des établissements d’instruction. Il y prône la « vie profane ». Le hasard a voulu, sans doute, qu’Ivan Possochkov, qui jouissait de la bienveillance de Pierre le Grand, mourût en 1726, un an après l’empereur, à la forteresse Pierre-et-Paul, et que Vassili Tatichtchev, dont la carrière avait commencé sous le règne de Pierre, fût exilé par Élisabeth.

Les partisans des deux cultures et des deux modes de vie ne polémiquent pas entre eux, non seulement parce qu’ils ne se lisent pas, mais aussi parce qu’ils s’adressent à des publics différents. C’est là l’intérêt d’étudier en parallèle les deux auteurs évoqués ci-dessus et leurs deux points de vue. La comparaison met en évidence le caractère socio-politique du conflit qui oppose cultures horizontale et verticale.

Ivan Possochkov place successivement son fils dans diverses conditions sociales et lui donne les conseils indispensables pour chaque cas. Le fils peut devenir marchand, paysan, ouvrier, mendiant, chantre, prêtre, il peut même être patriarche, se retrouver clerc, juge, se faire soldat et atteindre au grade d’officier. Possochkov ne reconnaît qu’une science : « Comment vivre d’une manière utile à l’âme », afin d’atteindre au salut éternel. Tatichtchev, lui, fonde son point de vue sur la conviction qu’il n’existe qu’une loi naturelle pour tous. Outre la venue du Christ, il voit deux moments capitaux dans l’histoire de l’humanité : l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie.

Divergents dans leur vision du sens de la vie, les auteurs donnent des conseils diamétralement opposés quant à l’attitude à adopter envers les autres confessions. Reconnaissant qu’il ne fut pas très éloigné, au temps de sa jeunesse, du « mal schismatique » et gardant en mémoire l’influence du Schisme sur les esprits, Ivan Possochkov suggère d’« extirper sans tarder » l’ivraie, afin que « les restes de bon grain n’en soient pas étouffés ». Partant du principe qu’on « n’enseignera jamais le bien » aux schismatiques et qu’on « n’en tirera jamais autant, en vingt ans, par la science que par la cruauté », il propose de les rechercher soigneusement et, une fois trouvés, de les mener au bûcher4. Vassili Tatichtchev, pour sa part, condamne « Nikone et ses héritiers » qui, « exerçant leur fureur sur les schismatiques insensés, les poussèrent par milliers au bûcher, les firent passer par le fil de l’épée ou chasser de l’État5 ».

La dispute sur les cultures, le débat – ou conflit – entre les cultures sont axés sur le rapport à la vie et le mode de vie. Ils sont d’une importance capitale pour déterminer la nature de l’État et ses finalités. La culture horizontale a un caractère national et défensif ; la culture verticale est un attribut de l’Empire qui inclut différents peuples et cultures. La propagation de l’instruction est en partie suscitée par l’élargissement des frontières de l’Empire de Russie.

Nationale ou impériale, populaire ou aristocratique, la culture devient un signe distinctif, elle conduit à une fracture et au maintien de cette fracture. Le caractère conflictuel, la lutte constante des deux cultures s’expriment dans l’adoption du latin comme langue d’enseignement à l’Académie des sciences : le latin est la langue de communication entre les enseignants étrangers et les étudiants russes, il permet une percée dans le monde de la culture et de la science européennes. Mais il est la langue catholique par excellence, donc la langue ennemie.

Vladimir Weidlé a une très heureuse image pour traduire les relations entre les deux cultures : « La Russie a toujours évoqué une énorme vatrouchka6, faite d’une pâte magnifique mais qu’une maîtresse de maison trop pingre aurait recouverte d’une mince couche de fromage7 ». Oswald Spengler voit dans la culture russe l’exemple même d’une pseudomorphose historique. Le philosophe allemand emprunte ce terme à la minéralogie : une couche de pierre est parsemée de minéraux, peu à peu emportés par l’eau ; les vides sont comblés par de la lave volcanique qui se cristallise. Les cristaux nouvellement formés emplissent l’ancienne forme, leur structure interne contredit la structure extérieure. Telle est la pseudomorphose. La fondation de Pétersbourg, estime Spengler, « qui injecta l’âme russe primitive dans la forme étrangère du haut baroque, puis des Lumières8 », est un exemple de pseudomorphose historique.

À la charnière de l’Ancien et du Nouveau, apparaît Mikhaïl Lomonossov, « véritable fondateur des nouvelles littérature et culture russes…, père de la nouvelle civilisation russe », comme le qualifie un historien de la littérature, qui complète ainsi le portrait du premier grand savant russe : « Lomonossov avait deux passions, le patriotisme et l’amour de la science9 ». Si Lomonossov n’avait pas existé, il eût été impossible de l’inventer, tant il symbolise à merveille les deux cultures et leurs interrelations.

Fils d’un pêcheur de Kholmogory, sur les bords de la mer Blanche, Mikhaïl Lomonossov (1711-1765) apprend très tôt l’écriture slavonne et se rend à pied (comme le veut la légende) à Moscou, au cours de l’hiver 1731, pour entrer à l’Académie gréco-latino-slave. Il y fait ses études, sans recevoir la moindre aide de chez lui. En 1736, parmi les douze meilleurs élèves de l’Académie, il est envoyé en Allemagne où il étudie la philosophie, la physique et la chimie, auprès du célèbre Chrétien Wolf, à Marbourg, puis les mines. D’Allemagne, il envoie à Pétersbourg, en 1739, l’Ode sur la défaite des Turcs et des Tatars et sur la prise de Khotine, éloge de l’extraordinaire victoire de l’armée russe et glorification de l’impératrice Anna. L’Ode n’eût sans doute pas présenté un intérêt particulier, si elle n’était le premier poème russe rédigé selon les nouvelles règles de la versification appelées à s’imposer.

Savant universel, intéressé par d’innombrables sciences, poète, auteur de la première grammaire russe, Mikhaïl Lomonossov est aussi un ardent patriote. Après quelques années en Allemagne où il parachève son instruction, marié à une Allemande, il rentre au pays et se fait le champion de la lutte contre l’« emprise allemande » à l’Académie des sciences, contre l’influence allemande sur la science et la culture russes toute neuves. Les rares savants russes qui travaillent à l’Académie ont quelques raisons de s’indigner du grand nombre d’étrangers que compte la seule institution scientifique de Russie. Ils s’irritent aussi de voir que, parmi les étrangers pris à l’Académie, beaucoup sont ignorants et considèrent leur origine étrangère comme le meilleur des diplômes. La colère encore vivace suscitée par la récente toute-puissance des favoris « allemands » des deux Anna, achève de nourrir le patriotisme de Mikhaïl Lomonossov.

Le nationalisme comme doctrine sera inventé en Europe au début du XIXe siècle. Le XVIIIe siècle, particulièrement en Allemagne, connaît bien, en revanche, la notion de patrie. Incontestablement, Lomonossov est au fait des nouvelles idées. En 1772, Goethe écrira une recension de l’ouvrage intitulé De l’amour de la patrie. En 1779, Frédéric II écrira ses Lettres sur l’amour de la patrie. En Russie aussi, l’idée que la foi et la religion constituent le seul lien entre des hommes parlant la même langue et vivant dans les limites d’un territoire donné (un État), appartient désormais au passé.

Le patriotisme de Mikhaïl Lomonossov, son amour de la patrie naissent dans son combat contre les étrangers, dans la résistance qu’il leur oppose. Lomonossov est fermement convaincu que la Terre de Russie « peut enfanter des Platon de notre race » et des « Newton, profonds penseurs ». Il croit tout aussi fermement qu’il importe de protéger l’histoire nationale des atteintes étrangères. Le passé russe est, pour le grand savant, une valeur aussi indestructible que l’était la foi pour le protopope Avvakoum. Lomonossov critique impitoyablement les résultats de l’étude de la Sibérie effectuée, des années durant, par Gerhard Friedrich Miller, ainsi que ses recherches sur l’histoire russe. Les origines allemandes de ce membre de l’Académie des sciences expliquent, pour Lomonossov, qu’il se permette d’écrire que Iermak se livrait au brigandage avant son expédition de Sibérie, et que « Nestor s’est trompé ». Lomonossov s’indigne particulièrement de la « théorie normande » de Miller, selon laquelle les premiers princes russes étaient tous varègues. Non content de proposer une critique scientifique, le savant russe adresse une plainte à l’impératrice Élisabeth. La première revue scientifique russe, fondée par le même Gerhard Friedrich Miller, reconnaît que son point de vue sur Nestor est erroné et l’explique par une connaissance insuffisante de la langue russe.

Le nouveau contenu culturel a quelque peine à se loger dans le lit de Procuste des anciennes formes. L’importance du premier grand savant russe, qui joua un rôle considérable dans la création de l’université de Moscou (1755), excède largement le cadre de la lutte contre les savants allemands de l’Académie des sciences. Son combat, toutefois, reflète l’esprit du temps, il est partie intégrante du patriotisme russe qui prend alors son essor et se traduit ainsi : la science « allemande » était indispensable, mais l’afflux d’Allemands est dangereux. Dans son Ode à Élisabeth, écrite à propos de la victoire sur les Suédois durant la guerre de 1741-1742, Lomonossov écrit : « Baise, Stockholm…, le glaive élisabéthain » ; il veut que « le monde entier ait la crainte des Russes. À travers nous, nos limites au septentrion, au ponant et au levant se sont faites immenses10 ». Il refuse cependant de reconnaître la nécessité de la présence étrangère en Russie. Le patriotisme de Mikhaïl Lomonossov est de nature agressivement défensive et fait de lui la force motrice de l’époque élisabéthaine, époque de propagation de l’instruction.

Cette propagation s’effectue par à-coups, sans plan semblable à celui qui inspirait Pierre le Grand, mais aussi sans la hâte fébrile inhérente à l’action du premier empereur. L’enseignement d’un savoir strictement utilitaire, que Pierre jugeait indispensable de donner à ses sujets, bâtisseurs de l’État qu’il avait conçu, effrayait moins que l’intérêt, né après sa mort, pour des connaissances sans application pratique immédiate. Les peurs sont de divers ordres. Vassili Tatichtchev, qui prône l’utilité des « sciences profanes », doit répondre à ses détracteurs politiques qui prétendent que « plus le peuple d’un État est simple, plus il est docile et commode à gouverner, et moins le danger des émeutes et soulèvements est grand », et qu’en conséquence il n’est pas utile de diffuser les sciences. Tatichtchev montre qu’en Russie comme en Turquie, c’est « l’ignare canaille » qui s’émeute et que l’enseignement des sciences est donc bénéfique à l’État.

Le premier centre scientifique russe – l’Académie des sciences – est divisé en trois classes : astronomie et géographie ; physique (comprenant aussi la chimie, la botanique et la géologie) ; physique-mathématique (incluant les constructions mécaniques, l’architecture, l’agriculture). L’Académie des sciences est simultanément une université, qui engendre des spécialistes : ses géographes et astronomes doivent principalement former des navigateurs, capables d’effectuer des descriptions géographiques, de découvrir des terres inconnues et de les soumettre à la puissance russe ; les savants qui œuvrent dans la deuxième classe, préparent des spécialistes des mines, des géologues et des botanistes, susceptibles d’apporter du profit à l’État en recherchant de nouveaux minéraux et de nouvelles plantes ; la troisième classe, enfin, dispense son enseignement aux futurs constructeurs de canaux, ingénieurs, etc.

Le gouvernement considère l’Académie des sciences d’un point de vue essentiellement utilitaire. Fondée en 1755 grâce aux efforts d’Ivan Chouvalov, l’université de Moscou est prévue pour des sciences d’un autre type – nous parlerions aujourd’hui de sciences humaines. L’Université comprend trois facultés : juridique (droit et politique), médicale (anatomie, pharmacie, histoire naturelle), philosophique (logique, métaphysique, éloquence, histoire russe et universelle). Les cours ont lieu en latin ou en russe, selon les capacités du professeur. Les étudiants, représentants de toutes les couches sociales à l’exception des serfs (si un noble décide d’instruire un de ses serfs, il doit d’abord l’affranchir), subissent un examen d’entrée. Le corps des cadets et l’Académie de marine dispensent également un enseignement ; quant à l’Académie des beaux-arts, d’abord considérée comme une composante de l’Académie des sciences, elle devient un établissement autonome en 1759.

En 1708, le lecteur russe avait pu découvrir le premier ouvrage profane, imprimé « à l’aide de caractères nouvellement inventés à Amsterdam », autrement dit en alphabet « sécularisé ». Pierre le Grand qui tenait à imposer le nouvel alphabet, avait lui-même indiqué ce qu’il convenait d’imprimer : oukazes et traductions de précis de fortifications, d’artillerie, d’architecture, manuels pour les ingénieurs, etc. Le public potentiel était très peu nombreux. De plus, le tsar veillait personnellement à ce qu’on ne traduise que l’essentiel, et non le « bavardage ». Trouver des traducteurs présentait quelques difficultés : « Ceux qui maîtrisaient la langue, ignoraient les arts, et ceux qui maîtrisaient les arts, ignoraient les langues. » Il arrivait donc parfois que la traduction fût tout bonnement incompréhensible. les amateurs de littérature profane continuaient de lire des manuscrits. Les lecteurs de littérature religieuse disposaient d’ouvrages réalisés à l’imprimerie du Saint-Synode – livres de liturgie et abécédaires.

La situation change au milieu du siècle. En 1748, Élisabeth propose à l’Académie de « faire un effort pour traduire et imprimer en russe des livres profanes de contenu divers, dans lesquels l’utilité et l’amusement fussent combinés à une morale convenant à la vie du monde ». L’Académie « fait un effort » et propose à tous ceux qui le souhaitent de traduire des ouvrages étrangers, promettant, en guise d’honoraires, cent exemplaires de la traduction. Des étudiants de collèges et de l’Université répondent à l’appel. L’activité éditoriale est stimulée au point qu’on se voit dans l’obligation d’ouvrir une seconde imprimerie.

Sous le règne de Pierre, on avait vu naître une littérature et une poésie authentiquement russes. À l’origine de la poésie russe moderne, on trouve les satires du prince Antiochus Cantemir (1709-1744), ambassadeur à Paris durant les huit dernières années de sa vie, et les ouvrages de Vassili Trediakovski (1703-1768), fils d’un prêtre indigent, ayant fait des études dans la capitale française. Rentré de France, Trediakovski est nommé secrétaire de l’Académie. Vient ensuite Mikhaïl Lomonossov, qui contribue grandement au développement de la langue russe littéraire.

Les genres pratiqués par les premiers poètes russes – satire, ode, panégyrique – excluent pour une bonne part le lyrisme, élément capital de la prose. À la fin du XVIIe siècle, le roman de chevalerie, arrivé en Russie par la Pologne, est devenu très populaire. La morale tient de moins en moins de place dans cette littérature, au profit d’une intrigue complexe qui entrelace épisodes romanesques et aventures chevaleresques du héros. Peu enclin, d’ordinaire, aux épanchements lyriques, Paul Milioukov résume : « L’introduction de l’élément amoureux fut la première conquête de la littérature, arrachée à la vie, et le premier acquis de la vie, emprunté à la littérature11. » Le héros des premiers récits russes originaux est, le plus souvent, un Russe envoyé étudier en Europe. Arrivé en terre étrangère, le matelot Vassili ou le vaillant cavalier Alexandre, s’éprend d’une belle jeune fille, souvent princesse ; il a le mal d’amour, souffre, écrit des vers énamourés. Au terme d’innombrables aventures, il s’unit à l’objet de sa flamme, ou périt tragiquement.

L’imprimerie offre la possibilité de former un large cercle de lecteurs. Réciproquement, l’apparition de lecteurs exerce une influence sur l’imprimerie, en lui dictant le goût du jour. Noble de petite fortune, propriétaire foncier et écrivain, Andreï Bolotov laisse de très intéressants Mémoires, intitulés : Vie et aventures d’Andreï Bolotov décrites par lui-même à l’intention de sa descendance. Lecteur passionné, Bolotov garde, jusqu’à la fin de ses jours, le souvenir de ce qu’il a lu depuis l’enfance. Ses Mémoires sont un catalogue de la littérature profane accessible aux Russes cultivés, à compter de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Le goût de la lecture est venu à Bolotov à l’âge de onze ans, avec la découverte, dans un pensionnat français, des Aventures de Télémaque. Le roman de Fénelon, traduit par Trediakovski, sera, des années durant, la lecture favorite des Russes, malgré toute la gaucherie de la traduction. Le jeune Bolotov a lu également Gil Blas de Lesage, Cleveland ou le philosophe anglais, fils naturel de Cromwell de l’abbé Prévost, ainsi que des romans russes originaux et les tragédies d’Alexandre Soumarokov (1717-1777), le plus célèbre dramaturge russe du temps.

Le besoin d’œuvres dramatiques est induit par un intérêt croissant pour le théâtre. Le théâtre créé par le tsar Alexis Mikhaïlovitch n’était accessible qu’à la Cour. Pierre le Grand, lui, avait conçu l’idée d’un « théâtre accessible à tous » et, sur son ordre, un « Temple de la comédie » avait été érigé, en 1702, sur la place Rouge. Mais on manquait de spectateurs, avant tout parce qu’il n’y avait pas de répertoire approprié : les tragédies allemandes ou les comédies de Molière étaient traduites si effroyablement, de façon si alambiquée qu’il était impossible de comprendre l’action.

En 1749, les jeunes nobles du corps des cadets créent leur théâtre et montent quatre pièces d’Alexandre Soumarokov. Un historien de la littérature fait de ce dernier le premier écrivain professionnel de la littérature russe. Soumarokov n’est pas un aristocrate dillettante, à l’instar de Cantemir ; il n’est pas professeur, comme Trediakovski ou Lomonossov. Il est issu d’une famille noble aisée de Moscou, a fait ses études au corps des cadets de Saint-Pétersbourg et maîtrise à la perfection le français. Avec le soutien de Lomonossov, il impose, dans la jeune littérature russe, la suprématie du clacissisme, faisant de Boileau l’autorité incontestée.

Alexandre Soumarokov, qui se voit tout à la fois comme le Racine et le Voltaire russes, écrit des pièces, des satires, des chansons galantes. Ses tragédies remportent un succès tout particulier, et parmi elles, sa version russe du Hamlet de ce Shakespeare bien « peu éclairé ». Les œuvres de Soumarokov constituent le répertoire de base du premier théâtre public russe. La « première représentation payante d’une libre tragédie russe pour le peuple » a lieu le 5 mai 1757. Le répertoire s’enrichit bientôt de traductions, en particulier des comédies de Molière. En 1757, on joue six d’entre elles, et deux de plus l’année suivante. Est-il témoignage plus convaincant du rôle de la langue et de la culture françaises, qui relèguent au second plan la langue allemande, pourtant dominante peu auparavant ?

En 1755, commence à paraître la première revue russe. Elle est éditée par l’Académie des sciences, et le rédacteur en chef en est, nous l’avons dit, l’historien Miller avec lequel Lomonossov dispute vivement. Ces Œuvres mensuelles destinées à l’utilité et au divertissement sont réalisées par Miller sur le modèle des éditions périodiques de Hambourg, Hanovre, Leipzig, qui, de leur côté, imitent les fameuses revues anglaises que sont le Tatler (Le Babillard), le Spectator, le Guardian, publiées par Addison et Steele. Les inédits des Œuvres mensuelles sont des poèmes, abondamment fournis par Soumarokov, Mikhaïl Kheraskov (1733-1807) et d’autres auteurs, tous élèves du corps des cadets. En 1759, Alexandre Soumarokov entreprend d’éditer la première revue privée, L’Abeille industrieuse, et, en 1760, Kheraskov publie à son tour sa revue : Le Divertissement utile.

Le tirage de ces publications est minuscule (les Œuvres mensuelles, la plus populaire, comptent entre cinq et sept cents abonnés), mais leur importance comme berceau de la pensée sociale russe, comme atelier de création – souvent sur la base de traductions – de la nouvelle langue russe et d’un lexique philosophique, est inappréciable.

Le biographe d’Élisabeth constate, prudent : « Protégeant en général l’instruction livresque et écrite en Russie, le gouvernement préservait en même temps son pouvoir des fruits de l’instruction livresque qu’il ne jugeait pas souhaitables12. » Cela se traduit d’abord par l’instauration d’une censure ecclésiastique très stricte : il est impossible de publier des ouvrages à caractère religieux sans autorisation du Saint-Synode. Bien plus, il est interdit, sauf, là encore, avec la bénédiction du Synode, d’importer en Russie des ouvrages russes édités à l’étranger, ou des livres en langues étrangères, s’ils mentionnent des figures des précédents règnes. Le rôle considérable de la censure ecclésiastique est un des signes du temps : l’impératrice Élisabeth est une souveraine très pieuse et, comme l’écrit son biographe, « tous ses ordres tendaient à l’élargissement de la foi orthodoxe parmi ses sujets et à l’abaissement des autres confessions13 ».

La lutte contre les « autres confessions », leur « abaissement » incluent d’impitoyables persécutions à l’encontre des vieux-croyants. « Au XVIIIe siècle, note l’historien, aucun règne, en Russie, ne montra autant d’intolérance envers les schismatiques… Les inclinations religieuses de l’impératrice l’amenaient à subir certaines influences et, dans sa haine du Schisme, elle atteignit à l’intolérance absolue. De leur côté, les schismatiques persécutés sombraient dans une telle folie qu’ils en venaient à ériger le suicide en dogme religieux14. » N. Kostomarov fait ici allusion aux immolations par le feu, de plus en plus fréquentes parmi les vieux-croyants qui échappent ainsi aux persécutions.

Les deux niveaux de la vatrouchka, pour reprendre l’image de Vladimir Weidlé – la « pâte magnifique » du peuple et la mince couche de « fromage blanc » noble, ont des modes de vie de plus en plus divergents. Des différences de condition ont toujours existé, induisant, en règle générale, un écart dans les possessions matérielles. Mais sous le règne d’Élisabeth, la fracture se creuse aussi dans le comportement et le code de vie. Les guides pratiques, le plus souvent traduits, deviennent très populaires, en particulier L’Honnête miroir de la jeunesse, déjà évoqué. En 1767, il en est à sa cinquième édition. La Parfaite éducation des enfants, contenant des règles de comportement décent pour les jeunes gens de noble lignée et de rang aristocratique, de l’abbé Bellegarde, connaît trois éditions (1747, 1759, 1778).

Les guides enseignent aux jeunes nobles à « ne pas être semblables à des moujiks des campagnes », à marcher, à saluer, à se tenir à table, à mener des conversations mondaines (sans contredire trop brutalement l’interlocuteur, en exprimant son point de vue avec modération et sans toujours dire la vérité). Ils donnent de précieux conseils sur la façon de se conduire à la Cour (montrer de l’audace, déclarer ses mérites et demander des récompenses, car « il n’y a que Dieu que l’on sert pour rien »). Les guides insistent aussi sur le fait que la marque du « bon ton » est la connaissance des langues étrangères.

La capitale, Pétersbourg, à laquelle la fille de son fondateur accorde une grande attention, est en quelque sorte le symbole du règne d’Élisabeth. La ville est désormais comparable à Moscou par le nombre d’habitants. Le luxe de ses palais et de ses monuments, la beauté de ses ponts, la largeur de ses avenues laissent loin derrière l’ancienne capitale. Les spécialistes de l’architecture russe parlent de « Baroque élisabéthain », principalement lié au nom de Bartolomeo Rastrelli (1700-1771), surnommé en Russie Bartholomée Bartholomeïevitch. Fils d’un sculpteur italien venu en Russie au temps de Pierre le Grand (il mourut en 1741), Rastrelli bâtit des palais à Pétersbourg (entre autres, le Palais d’Hiver pour lequel Élisabeth dépensera des fortunes, sans pouvoir jamais s’y installer : la construction n’en sera achevée qu’un an après le décès de l’impératrice), des églises, des hôtels particuliers (tout riche propriétaire foncier s’enorgueillit de sa maison, construite dans le style de l’architecte de l’impératrice).

Disciple des architectes français mais empruntant aussi beaucoup aux Allemands (Munich, Dresde, Vienne lui servent de modèles), Rastrelli exécute de splendides palais, remarquables par la noblesse de leurs proportions et l’art avec lequel la monotonie des façades est rompue, au moyen de colonnes et de saillies ; des palais luxueux, somptueux, avec cette abondance de motifs décoratifs qui caractérise le baroque, aux intérieurs très ornementés. Les Mémoires de Catherine II attestent que ces palais sont absolument sans confort ni commodités ; le plus souvent construits en bois, ils brûlent en un clin d’œil, avec leurs décorations intérieures et leur mobilier de prix.

Les écrits des ambassadeurs étrangers, les témoignages des contemporains s’arrêtent amoureusement sur le fantastique mélange de luxe et d’indigence, de raffinement et de grossièreté, caractérisant le palais de l’impératrice. Catherine II est frappée de voir que l’on pose un plat d’or sur une table au pied cassé. La future impératrice commet un petit poème qui exprime tout le désarroi d’une jeune princesse allemande, se retrouvant soudain dans un univers qu’elle ne comprend pas :

Jean bâtit une maison

Qui n’a ni rime ni raison :

L’hiver on y gèle tout roide,

L’été ne la rend pas froide.

Il y oublia l’escalier

Puis le bâtit en espalier.

Catherine traduit parfaitement l’impression produite par la Cour impériale, qui reflète la fracture, perçue par de nombreux observateurs, entre décor et réalité, entre les façades et l’intérieur des édifices. Autant de traits inhérents à l’ensemble du pays. Des changements s’effectuent, irrésistiblement : le chapitre pétersbourgeois s’ouvre dans l’histoire de Russie. Une relève des générations est en cours. À celle qui a vécu le Temps des Troubles et le redressement de l’État moscovite, en succède une autre, témoin des bouleversements pétroviens. Des hommes apparaissent, formés durant les années d’assimilation des réformes et des débuts de l’instruction, années de victoires militaires qui donnent le sentiment d’un État solide et puissant.

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