14 La première révolution
Une autocratie manquée cesse d’être légitime.
Vassili KLIOUTCHEVSKI.
La plus funeste des guerres les plus funestes, puis, comme conséquence immédiate, une révolution depuis longtemps préparée par un régime policier, de Cour et de camarilla.
Sergueï WITTE.
La défaite militaire prive le monarque absolu de légitimité. Par sa situation de protecteur unique de l’État, il n’a pas le droit de perdre une guerre. Nicolas l’avait compris et il était mort, conscient de son inadéquation, quelle que fût la cause physique de sa mort.
Nicolas II ne se sent pas responsable de la défaite, parce qu’il croyait ne pas vouloir la guerre. L’explication communément admise est la suivante : le tsar, faible, y a été poussé par des aventuriers tels que Biezobrazov et ses amis. On trouve un écho de cette interprétation dans le jugement de Witte sur le « régime policier, de Cour et de camarilla » instauré en Russie. Il est à noter que la formule de Witte, se rapportant à la guerre russo-japonaise et à la première révolution, s’applique tout aussi parfaitement à la seconde révolution qui suit la Première Guerre mondiale, cette dernière méritant plus encore l’appellation de « plus funeste des guerres les plus funestes ».
Le complot est une merveilleuse explication des événements. Il ne nécessite pas de précisions supplémentaires, puisque l’action des forces obscures est, par nature, secrète, invisible, et qu’elles sont invulnérables. L’atmosphère dans laquelle vivent Nicolas II, sa famille, son entourage, le caractère de l’empereur, l’apparition à la Cour de mages et de guérisseurs, le rôle joué dans le pays par la police secrète, fournissent les éléments rêvés pour les rumeurs de complots. Witte parle d’un complot de la « camarilla ». Mais il y aussi le « complot révolutionnaire », soigneusement entretenu par la police. En « dénonçant » une politique économique fatale pour l’État, inventée par des « conspirateurs juifs », les Protocoles des sages de Sion visent, comme Henri Rollin en fait la démonstration convaincante, la politique de Sergueï Witte, sa réforme des finances russes. L’instauration de la parité de la monnaie, le monopole de l’alcool, la construction intensive de voies ferrées, les mesures favorisant le développement du capitalisme en Russie sont présentés comme autant de réalisations des tâches assignées par les « sages de Sion1 ». Witte prend connaissance des Protocoles en 1901, alors qu’il est ministre des Finances, avant même leur publication en russe (1903) par la revue Znamia, dans une version retravaillée par Krouchevan, antisémite notoire. En 1905, au poste de président du Conseil des ministres, Witte remet le texte, pour analyse, au directeur du département de la police, Lopoukhine. Sergueï Witte sait pertinemment qu’il ne sert pas les juifs, mais il est lui-même persuadé de l’existence d’un centre juif mondial, définissant une politique pour tous les juifs. Le directeur du département de la police ne parvient pas à convaincre le Premier ministre que « cette organisation n’existe que dans les légendes antisémites ». Par la suite, comme en témoignent ses Mémoires, Witte adoptera le point de vue de Lopoukhine.
Les rumeurs, les conversations sur les complots, sur les forces secrètes et diaboliques menaçant l’empire et l’autocratie, ne font que croître et se répandre, sur le fond des problèmes réels que la défaite militaire a poussés à la limite de l’explosion.
Tous savent où est le problème principal. « L’avenir de la Russie est étroitement lié à l’avenir de l’agriculture russe… L’avenir de la Russie se trouve dans les campagnes2 », affirme l’auteur allemand d’un livre fortement antirusse, intitulé L’Avenir de la Russie et publié en 1906. En août 1905, au moment des pourparlers de paix de Portsmouth, le docteur Rudolf Martin, conseiller d’État au service impérial des statistiques, avait fait paraître son premier ouvrage : L’Avenir de la Russie et du Japon, dans lequel il annonçait la victoire japonaise. Le second livre, publié au plus fort de la révolution russe, déclare que la Russie n’a pas d’avenir, car l’agriculture russe est sans perspective. En 1969, l’auteur de la très officielle Histoire économique de l’URSS, V. Tchentoulov, affirme : « La question agraire fut la question centrale de la première révolution russe3. »
En 1898, Sergueï Witte adressait au jeune tsar une note dont le sujet tenait en deux phrases : « La question paysanne est aujourd’hui, j’en suis profondément convaincu, une question de premier plan dans la vie de la Russie. Il est indispensable d’y mettre de l’ordre4. »
Le ministre des Finances emploie une formule prudente : « mettre de l’ordre ». Il ne veut pas effrayer l’empereur par des propositions révolutionnaires. Il rappelle la grande réforme de 1861, qui a libéré les paysans russes du servage, et évoque la nécessité de remettre de l’« ordre » dans les campagnes, de résoudre les problèmes accumulés durant les décennies qui ont suivi l’émancipation. Sergueï Witte argumente en financier : avant la libération, le budget était de trois cent cinquante millions de roubles ; l’émancipation a permis de le porter à un milliard quatre cents millions. La population de Russie est de cent trente millions de personnes. En France, cependant, le budget équivaut à un milliard deux cent soixante millions de roubles, pour trente-huit millions d’habitants, et celui de l’Autriche à un milliard cent millions de roubles pour quarante-trois millions de personnes5.
La Russie, explique le ministre des Finances, a besoin de moyens pour une industrialisation intensive du pays. L’agriculture, principale source de revenus pour l’État, n’en fournit pas assez.
L’énergie impulsée par 1861 s’est épuisée. Les paysans intéressent Witte principalement en tant que contribuables. Il ne cesse d’augmenter le poids des impôts, mais l’État a des besoins de plus en plus importants. L’appauvrissement des paysans met un terme à la pression fiscale, le mécontentement grandit dans les campagnes, se transformant en révolution. Aux années 1880 et 1890, plutôt paisibles, succèdent les turbulentes années 1900. Parmi les principales causes de cette agitation, se trouvent l’accroissement de la population rurale et la venue d’une nouvelle génération, postérieure à l’abolition du servage.
Les troubles paysans, la révolution de 1905-1906 sont placés sous un grand mot d’ordre, traduisant la principale visée de la population rurale : plus de terre ! En 1917, les bolcheviks l’emporteront parce qu’ils choisiront pour slogan, outre l’arrêt immédiat de la guerre : la terre aux paysans ! Dans les premières années du XXe siècle, la vie politique se développe en Russie à une vitesse fulgurante : une multitude de partis apparaît, reflétant les tendances les plus diverses. Dans leur immense majorité – tous les partis révolutionnaires et de nombreux mouvements libéraux ou centristes –, ils soutiennent la revendication paysanne.
Le manque de terre dont souffrent les paysans et la possibilité d’y remédier en la retirant aux propriétaires nobles est l’un des premiers mythes russes du XXe siècle. Un mythe qui perdure, malgré tous les faits le réfutant. Comme toujours, les arguments rationnels ne parviennent pas à ébranler la représentation mythique de la réalité. Et cela d’autant moins que le mythe est utile aux partis politiques qui l’exploitent dans leurs intérêts.
1906 voit la parution d’un ouvrage de P. Maslov, intitulé La Question agraire en Russie, comportant tous les éléments pour mettre fin au mythe. L’auteur dispose des données statistiques officielles. Les statistiques montrent tout d’abord qu’il y a de la terre en Russie, réduisant à néant toutes les considérations sur une quelconque « exiguïté » dans ce domaine. En soustrayant un tiers du territoire russe (au nord et au nord-est), impropre aux travaux agricoles, on obtient 2,1 dessiatines (une dessiatine équivaut à 1,092 hectare) de terre convenable par personne, contre 0,82 dessiatine en France, et 0,62 dessiatine en Allemagne6. Plus grave, dans ses conséquences, est le mythe des propriétaires détenant toute la terre. Les nobles, en fait, ne cessent de vendre des terres, à compter des années 1860. En 1905, les paysans possèdent près de cent soixante-quatre millions de dessiatines, les nobles cinquante-trois millions (dont une part importante se compose de forêts). En 1916, 80 % des terres cultivables appartiendront aux paysans, qui loueront en outre à bail une partie de celles restées aux nobles7. Le partage des terres nobles après la révolution d’Octobre sera la preuve même du caractère mythique du slogan : « La terre aux paysans ! » Chaque paysan en obtiendra de 0,1 dessiatine (dans les gouvernements de Moscou, Novgorod et Viatka) à 0,50-1,00 (dans ceux de Pétersbourg ou Saratov)8.
Le caractère mythique de la principale revendication paysanne soutenue par les partis politiques, ne change rien à un fait bien réel : la pauvreté d’une partie considérable de la paysannerie. « À peine plus de la moitié vivent, les autres ne font que survivre », déclare Witte à Nicolas II9. Le retard de l’agriculture russe s’explique par son rendement extrêmement faible. Les paysans produisent de deux à quatre fois moins que leurs homologues des pays européens. « Le paysan allemand, annonce fièrement Rudolf Martin, tire aujourd’hui de sa terre un revenu trois fois supérieur à celui du moujik russe10. » Pour produire la quantité de grain que le paysan russe tire d’une terre de 2,6 dessiatines, le « Français n’a besoin que d’une surface d’une demi-dessiatine11 ».
Rudolf Martin note qu’en 1800, la différence n’était pas grande entre paysans russes et allemands. « Aussi primitifs que fussent les outils du paysan russe, ils ne pouvaient être très inférieurs à ceux du paysan allemand12. »
Un siècle passe et, selon S. Prokopovitch, le paysan russe a conservé les techniques agricoles du XVIe siècle13. L’araire est toujours largement utilisée au début du XXe siècle. L’assolement triennal est le système dominant.
Dans sa note à Nicolas II, Sergueï Witte justifie la nécessité de « mettre de l’ordre » dans la question paysanne par des considérations financières ; toutefois, il rejette la grande responsabilité du retard agricole de la Russie sur un facteur idéologique : l’existence de l’obchtchina. Aussi voit-il la résolution de la question paysanne dans la transformation du paysan en « individu véritablement libre14 ». Il écrit : « Le paysan est l’esclave de ses compagnons de village et de l’administration rurale15. »
L’impact négatif de l’obchtchina sur le développement de l’agriculture semble une évidence. Dans les régions de la Baltique où les terres sont moins bonnes qu’en Russie centrale, le rendement est meilleur. Mais la noblesse continue de redouter une complète libération des paysans. L’État voit toujours un intérêt à maintenir l’obchtchina, en tant qu’instrument de contrôle. Enfin, on est en plein débat idéologique de fond. « Il a été proclamé », écrit Witte dans le chapitre qu’il consacre à la question paysanne, « que l’obchtchina était une particularité du peuple russe et qu’y porter atteinte signifierait attenter à la spécificité de l’esprit russe. L’obchtchina, nous dit-on, existe depuis le fond des âges, elle est le ciment de la vie populaire russe16. » Sergueï Witte s’élève contre cette vision des choses, la propriété collective (celle de l’obchtchina) n’étant pour lui qu’une étape dans le développement culturel et étatique. Il prône la nécessité de « passer à l’individualisme, à la propriété individuelle17 ».
Dans son adresse à Nicolas II, Witte suggère de « faire du paysan un individu véritablement libre », de lui permettre de quitter l’obchtchina et de lui accorder tous les droits dont jouissent les autres couches sociales. « Quel effet cette lettre produisit-elle sur le souverain, je l’ignore, conclut Witte, car le souverain, par la suite, n’aborda plus ce sujet avec moi18. »
La réforme effectuée en 1906 se fonde sur le programme proposé en 1898. Witte estime, d’ailleurs, que Stolypine lui a « volé » son projet. On peut considérer que Piotr Stolypine passe dans le camp de ceux qui voient dans la propriété commune des terres (à travers l’obchtchina) et dans l’absence de paysans libres, propriétaires individuels, la raison du retard de l’agriculture russe. L’assassinat de Stolypine en 1911 montre que ce moyen de résoudre la question la plus importante de la vie russe connaît de très nombreux adversaires.
L’apparition de partis politiques, engendrés par le mécontentement général qu’ils tentent de maîtriser et de diriger, est l’expression de la crise croissante qui affecte le pays. Jusqu’au début du XXe siècle, la Russie ignore les partis au sens moderne du terme. Il y a, bien sûr, des sociétés secrètes, des organisations clandestines. « La Volonté du Peuple » est la première à s’imposer en « parti ». Ses membres se qualifient parfois de « partions » (partiontsy). Mais il faut attendre la véritable naissance des partis pour qu’apparaisse le mot partiïsty, désignation aujourd’hui familière des militants d’un parti.
En mars 1898, les cercles sociaux-démocrates surgis dans diverses villes de Russie, font une première tentative pour s’unir. À Minsk, se tient le premier Congrès de leurs représentants, qui annonce la création d’un Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Neuf personnes participent au Congrès, aussitôt arrêtées par la police. Durant l’été de la même année, Gueorgui Plekhanov (1856-1918), l’un des fondateurs de la social-démocratie russe, qui a participé à la création de la Deuxième Internationale, évoque la situation du mouvement révolutionnaire en Russie et fait cette prédiction : « Le mouvement révolutionnaire ne peut triompher en Russie que comme mouvement révolutionnaire ouvrier. Nous n’avons d’autre issue et il ne peut y en avoir. » En juillet 1903, à Bruxelles, les sociaux-démocrates, réunis en Congrès – qu’ils qualifient de « deuxième » – décident pour de bon la création du POSDR. Lénine, présent, propose son « plan d’organisation » du parti sur le modèle de l’armée, avec un objectif clair : le renversement de l’autocratie. Il formule ce plan dans une brochure intitulée : Que faire ? Le futur chef du parti donne à cette question une réponse simple : faire la révolution.
À cette époque, fonctionne déjà un Parti socialiste-révolutionnaire, issu de divers groupes et unions poursuivant la tradition de « La Volonté du Peuple ». Les socialistes-révolutionnaires (SR) misent sur la paysannerie dans laquelle ils voient la grande force de la révolution à venir. La solution qu’ils proposent pour la question paysanne est la suivante : la « socialisation de la terre ». Ils veulent anéantir complètement la propriété privée de la terre et mettre cette dernière à la disposition de toute la société. Pour les socialistes-révolutionnaires, l’instrument privilégié de l’action sur les masses est la terreur. L’assassinat du ministre de l’Instruction publique Bogoliepov par l’étudiant Piotr Karpovitch est toutefois un acte solitaire, une vengeance pour la loi autorisant à enrôler dans l’armée, comme simples soldats, les étudiants prenant part aux « désordres », ou à les renvoyer définitivement de l’Université. Un historien du mouvement révolutionnaire russe note que les troubles estudiantins des années 1899-1902, contre lesquels luttait Bogoliepov, ont fourni nombre de martyrs : il y eut en effet quantité d’étudiants exclus. Le résultat est que les anciens participants à ces troubles constituent bientôt le « corps des officiers de toutes les organisations révolutionnaires de la période de la révolution de 1905, tant socialistes-révolutionnaires que sociaux-démocrates »19.
Piotr Karpovitch est exécuté et la loi relative aux étudiants n’est pas abolie. La même année 1901, le Saint-Synode excommunie Léon Tolstoï, lançant l’anathème sur cet apôtre de la non-résistance.
En avril 1902, Stepan Balmachev, enrôlé un an comme soldat pour avoir pris part aux troubles, tue de deux coups de revolver le ministre de l’Intérieur Sipiaguine. C’est la première opération de l’Organisation de combat des socialistes-révolutionnaires. La cour martiale condamne le terroriste, qui vient d’avoir vingt et un ans, à la mort par pendaison. L’Organisation de combat réplique par de nouveaux assassinats, que le parti qualifie d’« exécutions ». Le prince Obolenski est ainsi tué pour avoir durement réprimé les paysans de Poltava, et le gouverneur d’Oufa, Bogdanovitch, pour avoir donné l’ordre de tirer sur les ouvriers en grève de Zlatooust.
La Russie revient trente ans en arrière. Cette nouvelle vague de terrorisme est perçue comme une réponse à la politique sans pitié menée par les autorités. L’éditeur du Temps Nouveau (Novoïé vremia) note, le 14 novembre 1904 : « On peut se demander si le gouvernement a des amis. Et répondre avec une parfaite certitude : non. Quels amis peuvent avoir des imbéciles et des crétins, des pillards et des voleurs ?20 » On ne peut, certes, avoir de doute sur la loyauté d’Alexandre Souvorine envers l’autocratie. Mais lui-même n’est pas satisfait du gouvernement de Nicolas II. Le libéral Iossif Hessen rapporte une rencontre, après l’assassinat de Sipiaguine, avec un haut fonctionnaire du ministère de la Justice, le futur ministre Ivan Chtcheglovitov. « Que dites-vous de cela ? » demande Chtcheglovitov à Hessen qu’il connaît bien. Ce dernier répond : « Eh bien, c’est horrible. » Et il entend : « Horrible ! Horrible ! Ce n’est jamais qu’un prêté pour un rendu21. » Le ministre de l’Intérieur n’était pas aimé jusque dans les cercles gouvernementaux.
Cette nouvelle spirale du terrorisme en Russie a pour particularité d’être étroitement liée à la police.
Après l’assassinat de Sipiaguine, Viatcheslav Plehwe devient ministre de l’Intérieur. Alexandre Guerassimov, nommé par Plehwe à la tête de la section pétersbourgeoise de l’Okhrana, brosse le portrait de son chef, dans ses Mémoires écrits en émigration : un leader d’envergure, un homme trop imbu de sa personne, mais fort, ayant de l’autorité et tenant entre ses mains tous les fils de la politique intérieure22. Plehwe, écrit Guerassimov, « n’est mû que par une idée : il n’y a pas de révolution dans le pays. Tout cela n’est qu’inventions d’intellectuels. La masse des ouvriers et des paysans est profondément monarchiste. Il faut neutraliser les agitateurs et liquider sans hésiter les révolutionnaires »23.
Le programme de Sergueï Zoubatov (1863-1917), chef de la section moscovite de l’Okhrana, permet – du moins son auteur l’affirme-t-il – de régler les deux problèmes à la base de la théorie de Plehwe. Le nouveau ministre de l’Intérieur nomme Zoubatov à la tête de la section spéciale du département de la police, en lui confiant la question de la révolution. On prétend que les pyromanes font les meilleurs pompiers. Les policiers les plus efficaces sont produits, en Russie, par des gens qui, dans leur jeunesse, se sont passionnés pour les théories visant à saper le régime. Sergueï Zoubatov est l’un d’eux.
La grande idée de Zoubatov est de considérer la révolution, non comme un problème policier, mais comme une affaire politique. Sa mission, telle qu’il se la représente, consiste à rallier les ouvriers à l’autocratie, en les aidant à défendre leurs intérêts économiques contre les capitalistes. Piotr Zavarzine, l’un des gendarmes russes les plus fameux, successeur de Zoubatov à la section moscovite de l’Okhrana, écrit : « S. Zoubatov est non seulement un homme incontestablement fort, mais encore une personnalité hors du commun. » Zavarzine résume la situation de façon claire et concise : « Il n’y avait pas en Russie d’organisation nationale saine et le rêve de Zoubatov était d’en impulser la création. Partant de ce principe, il se fixa sur l’idée de légaliser, au sein d’une organisation ouvrière, une part minimale de la doctrine politique et économique prônée par les socialistes dans leurs programmes, mais sur la base de l’Autocratie, de l’Orthodoxie et de l’Esprit national russe24. »
Le programme de « socialisme policier » élaboré par Sergueï Zoubatov, est plus vaste que ne l’indique Zavarzine. En 1901, sous l’égide secrète de l’Okhrana de Moscou, donc de Zoubatov, est créée une « Société d’entraide des ouvriers des productions mécaniques ». La même année, à Minsk, des agents de Zoubatov organisent un « Parti juif ouvrier indépendant ». Le « père de la provocation » juge indispensable de contrôler, outre le mouvement ouvrier, les mouvements nationaux, et il commence par les juifs dont le rôle dans la révolution devient manifeste au début du siècle. En avril 1904, des partisans des idées de Zoubatov fondent, à Pétersbourg, une « Union des ouvriers russes des fabriques et usines de Saint-Pétersbourg », au sein de laquelle le pope Gapone, agent de l’Okhrana, a un rôle prépondérant.
Le programme politique de Sergueï Zoubatov est une des facettes de son combat contre la révolution. Il accorde une attention toute particulière à la lutte contre les partis révolutionnaires. Zoubatov est avant tout un excellent policier. Il apporte des innovations techniques, permettant bientôt à la police russe de rattraper son retard sur ses homologues d’Europe de l’Ouest : photographies de toutes les personnes appréhendées, étude des empreintes digitales, enregistrement systématique de tout individu mis en état d’arrestation, etc. Il dépasse même, et de beaucoup, les polices des autres pays dans le domaine de l’infiltration des organisations, groupements et unions révolutionnaires. Les agents secrets – voilà, de son point de vue, la clef de la réussite. Ses agents, qu’il envoie dans les organisations révolutionnaires, ne se bornent pas à être des observateurs. « Nous vous lancerons sur la piste de la terreur, explique-t-il aux prévenus qu’il recrute, et nous l’écraserons. » Zoubatov est un grand recruteur et il enseigne son art aux jeunes gendarmes : « Vous devez, messieurs, considérer votre collaborateur comme une femme aimée avec laquelle vous auriez une liaison secrète. Prenez-en soin comme de la prunelle de vos yeux. Un pas imprudent, et vous la couvrez d’opprobre25. »
Le terme de « collaborateur » ou « collaborateur secret » (en abrégé seksot) pour désigner un agent secret de la police, se conservera à l’époque soviétique.
Les succès de Sergueï Zoubatov, qui se heurte à des résistances dans les cercles conservateurs de l’Okhrana, sont incontestables. Au nombre de ses « proies », Evno Azef, devenu, avec l’aide et sous le contrôle de la police, chef de l’Organisation de combat des socialistes-révolutionnaires.
Infiltrées par deux provocateurs, agents secrets de la police, les organisations révolutionnaires, fournissent d’immenses possibilités aux organisateurs de provocations. Les terroristes, qui exécutent les ordres de leurs chefs au service de l’Okhrana, sont une arme puissante que l’on commence à utiliser pour promouvoir des idées politiques, écarter les fonctionnaires qui gênent la progression dans le service, vider des querelles entre départements de l’administration. Ardent partisan de l’utilisation d’un « système de provocation », Viatcheslav Plehwe en deviendra la victime. Il accepte que l’agent de l’Okhrana Azef prenne la tête de l’Organisation de combat. Un membre de cette dernière, Iegor Sazonov, lance une bombe sur la voiture du ministre de l’Intérieur, le 28 juillet 1904, et le tue.
L’assassinat de Plehwe, deuxième ministre de l’Intérieur en deux ans, ébranle l’opinion, la convainc de la toute-puissance des terroristes et de la faiblesse du pouvoir. La nomination à la tête du ministère de l’Intérieur du prince Sviatopolk-Mirski, qui déclare que le gouvernement veut instaurer des relations de « confiance » avec la société, est accueillie comme le début du « printemps », et semble prouver que le gouvernement, effrayé, est prêt à faire des concessions.
Le nouveau ministre présente à Nicolas II un projet de décret en faveur « d’importantes transformations intérieures ». Il prévoit, entre autres, d’accorder aux paysans l’ensemble des droits dont jouissent les autres couches sociales, de supprimer toutes les restrictions frappant les « vieux-croyants ». Évoquant la convocation par l’empereur, en novembre 1904, d’un conseil pour débattre du projet de Sviatopolk-Mirski, Witte souligne les progrès accomplis par le souverain dans sa « vision politique ». En effet, lorsque, auparavant, Witte disait à l’empereur : « Telle est l’opinion de la société », il entendait en réponse : « Mais qu’ai-je à faire de l’opinion de la société26 ? ».
Le tsar ne parvient à admettre la nécessité de prendre en considération l’opinion publique qu’au prix d’un immense effort. Le 9 décembre 1904, le Messager du gouvernement annonce que le président du Zemstvo de la province de Tchernigov a télégraphié au souverain une requête portant « sur une série de questions d’ordre étatique général ». L’empereur trace de sa main sur le télégramme : « Je trouve cet acte du président du Zemstvo de Tchernigov insolent et dénué de tact. Les problèmes de l’État ne concernent pas les assemblées de zemstvos, dont la sphère d’activité et les droits sont clairement délimités par la loi. » Consignant dans son journal le texte de la résolution, Alexis Souvorine ajoute : « Impression pénible et désagréable. C’est la répétition de la fameuse formule sur les “rêves insensés”27. » L’éditeur du Temps Nouveau, journal de droite très populaire, comprend, horrifié, que les idées de Nicolas II n’ont pas changé depuis 1894, année où, montant sur le trône, il rejetait toute prétention des zemstvos à prendre part à l’action de l’État.
Le contexte change cependant, et Nicolas lui-même est contraint de l’admettre. Les journaux débattent de projets de réformes radicales. En octobre 1904, à Paris, se réunissent les délégués des mouvements libéraux et des partis révolutionnaires, qui décident de coordonner leur action contre le régime autocratique. En novembre de la même année, a lieu, à Pétersbourg, un congrès des acteurs les plus modérés des zemstvos, qui réclament la liberté de parole et de la presse, l’inviolabilité de la personne, l’égalité des paysans avec toutes les autres couches de la société, la convocation d’une assemblée de « représentants du peuple librement élus », la participation des délégués du peuple au travail législatif, à la préparation du budget de l’État et au contrôle des activités de l’administration.
Contemporains des événements et historiens s’accordent sur un point : la révolution commence le 9 janvier 1905. Après la prise du pouvoir par les bolcheviks, le 9 janvier (22 février, selon le nouveau calendrier) sera férié. Il faudra attendre que Staline décide que la révolution n’est plus à la mode, pour que le peuple soviétique cesse de célébrer l’anniversaire du « Dimanche sanglant ».
Au matin du dimanche 9 janvier 1905, les ouvriers de Pétersbourg, porteurs d’une pétition, partent en cortège vers le Palais d’Hiver, pour prier le tsar de satisfaire leurs revendications : journée de travail de huit heures et augmentation de salaire. L’organisateur de la manifestation est l’« Union des ouvriers russes des fabriques et usines », dirigée, nous l’avons dit, par le pope Grigori Gapone, agent de l’Okhrana. L’initiateur de la « Société », Sergueï Zoubatov, protecteur de Gapone, est convaincu de la nécessité d’une union des ouvriers et du tsar. Le progrès n’est possible en Russie, il en est certain, que grâce à l’autocratie. Zoubatov aime à répéter : « Au temps d’Ivan IV le Terrible, on écartelait et on arrachait les narines. Au temps de Nicolas II, nous sommes au seuil du parlementarisme28. »
Le « Dimanche sanglant » semble grossir, comme une loupe, les particularités de l’époque : un mouvement de protestation organisé par l’Okhrana ; un agent de la police secrète à la tête d’un mouvement d’ouvriers aux revendications modérées, qui déclare haut et fort sa loyauté à la monarchie ; une attitude du pouvoir inexplicablement dure : on tire sur cette manifestation pacifique. Selon les données officielles, on dénombre quatre-vingt-seize tués et trois cent trente-trois blessés (dont trente-quatre mourront des suites de leurs blessures). Les sources non officielles parlent de centaines de tués (entre huit cents et mille). Nicolas II n’est pas à Pétersbourg. Le 9 janvier, il note dans son journal : « Rude journée ! De graves désordres ont eu lieu à Pétersbourg, des ouvriers ayant souhaité marcher jusqu’au Palais d’Hiver. La troupe a dû tirer en divers points de la ville, il y a eu de nombreux morts et blessés29. » Pourquoi la troupe a-t-elle « dû tirer » ? – la chose demeure mystérieuse. Diverses explications ont été avancées, en particulier celle d’un « complot de la camarilla » contre Nicolas II, visant à le remplacer par un « tsar fort ». Le biographe le plus récent du dernier empereur juge cette version des événements « séduisante », mais par trop romantique. « En Russie, écrit-il, on adore trouver des conspirations, là où il n’y a, d’ordinaire, que je-m’en-foutisme pur. Quelqu’un n’a pas vérifié quelque chose ni prévenu quelqu’un… Quelqu’un, désireux de se garantir, a fait venir la troupe et éloigné le tsar de Pétersbourg… C’est par bêtise ou par paresse que, le plus souvent, adviennent chez nous de terribles et grands événements30. » Ainsi l’historien russe de 1993 considère-t-il le « Dimanche sanglant ». Un contemporain des événements rapporte le choc produit sur tous par ce mitraillage d’une foule désarmée qui allait trouver le tsar, avec des icônes et des chants. « La fusillade montra combien le pouvoir surpassait en puissance la foule sans armes, mais aussi que les fondements mêmes du pouvoir commençaient à vaciller31. »
À la fin de décembre 1904, est tombée l’annonce de la chute de Port-Arthur, renforçant les tendances antigouvernementales. 1905 s’ouvre sur le « Dimanche sanglant » et, le 4 février, à Moscou, le grand-duc Sergueï Alexandrovitch (oncle de Nicolas II) est assassiné par un membre de l’Organisation de combat. Le terroriste, Ivan Kaliaev, est jugé rapidement et sans pitié : il est pendu le 10 mai. L’assassin de Plehwe, Iegor Sazonov, est condamné, non à mort, mais aux travaux forcés à perpétuité. Ces écarts entre les châtiments trahissent l’incapacité du pouvoir à choisir une politique de résistance à la révolution.
Après le 9 janvier, le ministre de l’Intérieur, le « libéral » Sviatopolk-Mirski, est « remercié » et remplacé par Alexandre Boulyguine. Simultanément, « aux fins de préserver l’ordre étatique et la sécurité publique », on crée un poste de gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, doté de pouvoirs extraordinaires. Nicolas II le confie à l’ancien chef de la police de Moscou, le général Dmitri Trepov. Toute la police de l’empire se trouve entre ses mains. Le général Trepov entrera dans l’histoire par un ordre qu’il donnera à la police chargée de disperser les manifestations d’ouvriers : « Ne pas ménager les cartouches32 ! »
Le choix du général Trepov s’explique par la confiance qu’il inspire à l’empereur. Mais l’important, ici, tient moins à la personnalité de l’homme chargé de remettre de l’ordre, qu’à la nomination simultanée, de fait, de deux ministres de l’Intérieur ; ou, selon l’interprétation des contemporains, d’un ministre et d’un dictateur. En une journée, le 18 février 1905, sont promulgués trois actes gouvernementaux contradictoires : un manifeste impérial appelant les « bonnes volontés de toutes les couches de population et de tous les ordres » à favoriser l’anéantissement de la sédition et à s’opposer aux troubles ; un oukaze du Sénat ordonnant au Conseil des ministres d’examiner et d’étudier les propositions de réformes étatiques adressées par les associations et les personnes privées ; un rescrit au ministre de l’Intérieur sur la nécessité de convier les représentants du peuple à prendre part aux « travaux préparatoires et à l’examen des propositions de lois ».
Dans ce rescrit, la Couronne donne publiquement, pour la première fois, son accord pour la convocation d’une assemblée représentative. Le manifeste, cependant, affirme l’intangibilité du pouvoir autocratique. À la fin de février, vient la nouvelle de la lourde défaite subie par l’armée russe à Moukden.
La révolution ne cesse de rallier de nouvelles couches de la population.
Les paysans incendient les propriétés nobles – c’est ce que l’on appelle les « désordres agraires ». Les ouvriers organisent des grèves, accompagnées de manifestations de rues qui dégénèrent en heurts avec la police. Au cours de l’été 1905, a lieu la mutinerie du cuirassé Prince Potemkine de Tauride. Le drapeau rouge, hissé sur ce bâtiment militaire, deviendra le symbole de la révolution de 1905. L’intelligentsia libérale vire rapidement « à gauche ». On voit naître une multitude d’unions professionnelles, touchant toute la Russie : union des ingénieurs et des techniciens, des avocats, des médecins, des agronomes, des statisticiens, etc. Au début du mois de mai 1905, le congrès des délégués des organisations professionnelles, réuni à Moscou, crée une « Union des unions » et se dote d’un programme politique : il revendique la convocation d’une Assemblée constituante. Complètement désorienté, le gouvernement ballotte de droite et de gauche. De la façon la plus inattendue, le général Trepov accepte soudain la restauration des autonomies universitaires, donnant ainsi satisfaction aux revendications des professeurs et des étudiants. Les universités jouissent désormais de l’extra-territorialité (la police n’a plus le droit d’y pénétrer) et deviennent, dans les villes, le centre du mouvement révolutionnaire.
Les marches – royaume de Pologne, gouvernements de la Baltique, région du Sud-Ouest (Petite-Russie), Sibérie, Caucase, Finlande, Asie centrale – s’embrasent. Dans chacune de ces régions, le mouvement révolutionnaire prend un tour particulier. Vassili Klioutchevski qui, nous l’avons vu, explique l’expansion territoriale de la Russie par la nécessité politique, qualifie le conflit contre le Japon de « guerre la plus funeste et la plus accablante qu’ait jamais menée la Russie » ; il estime toutefois que le nord de la Manchourie est « indispensable à la défense de la Sibérie-orientale et de la région du Primorié33 ». Vassili Klioutchevski perçoit clairement la fragilité de l’empire.
La grande différence entre les marches occidentales et orientales, dans la nature du mouvement révolutionnaire, réside dans le fait ce qu’en Pologne, en Finlande et, pour partie, dans les gouvernements de la Baltique, les slogans nationaux jouent un rôle important, cependant que dans le Caucase et en Asie centrale, la question paysanne est, comme en Petite-Russie et en Russie centrale, primordiale.
L’une des grandes techniques de lutte contre la révolution consiste à attiser les querelles nationales. La police organise des pogroms. En août 1905, un véritable massacre a lieu à Bakou et à Choucha. On compte des centaines de morts de part et d’autre, dans cet affrontement entre Arméniens et Azéris – ces derniers étant alors qualifiés de Tatars. Ces heurts sanglants, qui frappent les contemporains par le nombre de tués, méritent également l’attention des historiens par le fait qu’un des premiers signes annonciateurs de l’effondrement de l’Empire soviétique sera les massacres d’Arméniens à Bakou et à Stepanakert (nom soviétique de l’ancienne Choucha). En trois quarts de siècle, le pouvoir communiste se révélera incapable de remédier aux maux de la Russie. Lui aussi, aura ses « experts », convaincus que les affrontements des diverses nationalités ne peuvent qu’aider le centre à conserver son pouvoir.
L’arme essentielle de lutte contre la révolution sur les marches demeure, comme au centre, la force militaire. Le calme ne revient qu’en Finlande, après que la Grande-Principauté a recouvré son autonomie. Brossant un tableau de la situation dans le pays, Sergueï Witte énumère : « Les gouvernements baltes… étaient presque en état de siège, les troupes de la région militaire de Vilna y étaient sur le pied de guerre… Des districts entiers et des villes du Caucase étaient en pleine émeute… Le royaume de Pologne était en révolte presque ouverte, mais la révolution se cantonnait dans ses limites, ne débordant que çà et là sur l’extérieur, parce que les forces armées y étaient assez conséquentes et que s’y trouvait le gouverneur-général Skalon qui, sans être un aigle, se montrait courageux… »
L’homme d’État en conclut : là où le pouvoir est aux mains d’un gouverneur résolu, qui ne vacille pas, le mouvement révolutionnaire ne s’étend pas ; là où le pouvoir est détenu par un représentant indécis du pouvoir, des soulèvements se produisent. « Ainsi, dans le Caucase, où le comte Vorontsov-Dachkov mène une politique qui se traduit par une alternance constante de mesures réactionnaires et des plus libérales34. »
En octobre 1905, partis révolutionnaires et unions professionnelles organisent la première grève politique générale de l’histoire de Russie, à laquelle s’associent les chemins de fer. Nicolas II écrit à sa mère, le 19 octobre : « … Tu as, bien sûr, le souvenir de ces jours de janvier que nous avons passés ensemble à Tsarskoïé… Or, ils ne sont rien, en comparaison des jours d’aujourd’hui. Les grèves des voies ferrées, commencées aux environs de Moscou, ont aussitôt gagné toute la Russie. Pétersbourg et Moscou se sont retrouvés coupés des gouvernements intérieurs… Après les chemins de fer, la grève s’est étendue aux fabriques et aux usines, et même, ensuite, aux administrations des villes. Peux-tu imaginer pareille ignominie ?… Il n’était question que de grèves, de sergents de ville, de Cosaques et de soldats assassinés, de désordres, de troubles et d’agitation35… »
Nicolas II pourrait ajouter la naissance, à Pétersbourg, pour conduire la grève générale, d’un Soviet des députés ouvriers, embryon de deuxième pouvoir. C’est alors qu’on voit apparaître, dans le lexique politique, le mot « Achéron », emprunté à la mythologie grecque. Hommes politiques et publicistes russes voient dans le mouvement révolutionnaire un fleuve infernal, dont les vagues menacent de submerger tout et tout le monde. La révolution se transforme en confrontation de deux forces terribles : l’autocratie et l’« Achéron ». Tout en craignant que les vagues de ce dernier ne viennent les frapper, les courants libéraux n’en tiennent pas moins l’autocratie pour leur principal ennemi. « Le libéralisme, se souvient Vassili Maklakov, se crut donc obligé de s’appuyer sur… l’Achéron36. »
Évoquant, en émigration, les événements de 1905, le libéral Iossif Hessen brosse un terrible tableau du chaos révolutionnaire : « Des troupes démobilisées, rentrant en désordre d’Extrême-Orient, saccageaient tout sur leur passage. Des gibiers de potence, commandités par l’administration locale, organisaient, dans les villes, des massacres de juifs et d’intellectuels. Les partis révolutionnaires attaquaient la police et les gendarmes à coups de bombes et de revolvers, et, sous la conduite du Soviet des députés ouvriers et paysans, qui venait de se former, forçaient la population à une deuxième, puis une troisième grève générale, manifestement vouée à l’échec. Aujourd’hui qu’est révélé le rôle immense joué par la provocation dans les mouvements sociaux, on a peine à imaginer que l’organisation de ces grèves, comme de l’insurrection armée de décembre à Moscou, ait pu – contre tout bon sens – s’effectuer sans qu’elle y mît la main37. »
L’insurrection armée, déclenchée à Moscou en décembre 1905, est le point culminant de la révolution qui agitera le pays encore de longs mois, mais en perdant implacablement de sa vigueur. Deux jours après avoir pris une décision qui lui coûte terriblement, Nicolas II écrit à sa mère : « Durant ces effroyables journées, j’ai vu constamment Witte. Nos entretiens commençaient le matin et s’achevaient le soir, dans la complète obscurité. Il fallait choisir entre deux voies : nommer un militaire énergique et s’efforcer, de toutes les forces, d’écraser la sédition ; ou bien, accorder les droits civiques à la population – liberté de parole, de la presse, de réunions, d’unions, etc. Avec, en outre, l’obligation de faire passer tous les projets de loi par une Douma d’État… Il ne s’agit rien moins que d’une Constitution. Witte défendait ardemment cette voie. Et tous ceux auxquels je m’adressais me répondaient comme Witte38. » Le 17 octobre 1905, Nicolas II signe le manifeste marquant formellement la fin du pouvoir absolu en Russie.
Nicolas II formule dans sa lettre le contenu du manifeste : droits civiques et convocation d’un Parlement : la Douma. Après une explosion de joie, vient aussitôt la déception. Les révolutionnaires trouvent qu’ils ont obtenu trop peu, les partisans de l’autocratie s’indignent des concessions démesurées faites au « parlementarisme ». Nicolas II, lui, est furieux de cette « Constitution » qu’on lui a arrachée.