9 Un empereur excentrique
Pierre III montrait tous les signes d’un développement mental attardé, il était un enfant monté en graine.
Sergueï SOLOVIEV.
Le jugement émis par l’auteur de l’Histoire de la Russie compte parmi les plus durs. Nikolaï Karamzine évoque les « pitoyables tares du malheureux Pierre III », et Vassili Klioutchevski en vient à la conclusion que « l’héritier du trône est la chose la plus déplaisante parmi celles laissées par l’impératrice Élisabeth ». Paul Milioukov, enfin, décrit Pierre III comme un être « faible au physique et au mental ».
Petit-fils, nous l’avons dit, à la fois de Pierre le Grand (il est le fils de sa fille) et de Charles XII (il est le neveu de la sœur du roi de Suède), Charles-Pierre-Ulrich, le futur Pierre III, est né en 1738, dans la famille du duc de Holstein-Gottorp. Initialement, il se prépare à ceindre la couronne de Suède, lorsqu’en 1742, sa tante, l’impératrice Élisabeth, en fait l’héritier du trône russe. Alors qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre correctement le suédois ni les principes de la religion luthérienne, le voici contraint d’entreprendre l’étude (qu’il ne terminera jamais vraiment) de la langue russe et du catéchisme orthodoxe. Les contemporains notent qu’Élisabeth elle-même fut médusée devant son ignorance. « La nature, écrit Vassili Klioutchevski, fut moins bienveillante à son égard que le destin. » Au demeurant, le destin ne lui est pas non plus très favorable. À quatre heures de l’après-midi, ce 25 décembre 1761, l’annonce est officielle : « L’impératrice Élisabeth Petrovna s’est éteinte et le maître de l’Empire de Russie est désormais Sa Majesté l’empereur Pierre III. » Le 7 juillet 1762, on annoncera que Pierre III, après avoir abdiqué, « a succombé à une colique hémorroïdale ».
L’aisance avec laquelle Pierre III, unique héritier légitime, monte sur le trône n’a d’équivalent que celle avec laquelle, empereur légitime, il sera renversé par la suite. Dans leurs Mémoires, les contemporains, et parmi eux l’épouse de Pierre III, Catherine, et la sœur de sa favorite, Catherine Dachkova, brossent le portrait d’un homme qui fait tout pour dresser contre lui ce que l’on peut appeler la « société russe ». Après avoir signé la paix avec la Prusse et rendu à Frédéric II tous les territoires conquis par l’armée russe, anéantissant par là même la totalité des efforts consentis pendant la guerre de Sept Ans, il entreprend aussitôt de préparer une guerre contre le Danemark, dans le but d’agrandir les limites de son Holstein natal. L’empereur montre un dédain manifeste pour le clergé orthodoxe, il ferme les églises privées et, surtout, il se lance dans la sécularisation des biens immobiliers de l’Église. Il fait revêtir l’uniforme prussien à l’armée, s’entoure d’une garde personnelle composée d’étrangers, essentiellement des déserteurs de l’armée prussienne.
Dans ses Mémoires, Catherine Dachkova souligne que Pierre III suscite un « mépris général ». Membre du complot qui renversera l’empereur, la princesse Dachkova écrit : « Se présenter le matin à la revue en caporal-chef, bien déjeuner, boire un bon vin de Bourgogne, passer la soirée avec ses bouffons et quelques femmes, exécuter les ordres du roi de Prusse – voilà ce qui faisait tout le bonheur de Pierre III1. » Elle reconnaît toutefois que l’empereur n’est pas méchant homme. On ne pourra en dire autant de son fils, Paul, qui, lui, restera sur le trône, non pas six mois mais six ans.
Le comportement de Pierre III est souvent stupide, absurde, il évoque les frasques d’un enfant attardé. La chose paraît d’autant plus étrange que l’empereur ceint la couronne à trente-trois ans. Les contemporains se refusent à lui chercher des circonstances atténuantes. Pierre III ordonne « à tous les popes de raser leurs barbes » et de « porter le costume des pasteurs étrangers ». Un demi-siècle plus tôt, son grand-père, Pierre le Grand, avait fait de même. Pierre III idolâtre Frédéric II mais, après tout, les philosophes français, Voltaire en tête, sont également des enthousiastes du roi de Prusse. Ces derniers, il est vrai, ne lui rendent pas les territoires conquis, préférant attendre de lui quelques subsides.
La mort de Pierre III a deux grandes causes : tout d’abord, la société russe interprète sa conduite comme l’instauration d’une nouvelle Bironovchtchina, une volonté d’offenser l’honneur national ; il y a ensuite les ambitions de son épouse, Catherine, qui, peu après son arrivée en Russie, commence à rêver du trône et se prépare activement à s’en emparer.
Vassili Klioutchevski prend le ton de l’élégie pour écrire, à propos de Pierre III : « Hôte fortuit du trône russe, il fusa, étoile filante, au firmament politique de la Russie, laissant chacun se demander pourquoi il y était apparu2. » Difficile, malgré tout, de voir dans le petit-fils de Pierre le Grand un « hôte fortuit du trône russe ». La présence de Catherine Ire, celle des deux Anna le furent bien plus. La réponse à la question : « Pourquoi Pierre III est-il apparu au firmament de Russie ? » est en revanche facile à donner.
On note une étrange contradiction entre le portrait de Pierre III laissé par ses contemporains, unanimes à le dépeindre « défiguré par la petite vérole, presque continuellement ivre, maladif et d’une bizarre tournure d’esprit3 », et le contenu des oukazes qu’il signe durant les six mois de son règne.
Le principal grief des contemporains et des historiens à l’égard de Pierre III est d’avoir renoncé à combattre Frédéric II et signé, en avril 1762, un traité de paix avec la Prusse, dans lequel un paragraphe prévoit la prochaine conclusion d’une alliance offensive et défensive entre les deux États. Mais Pierre III n’a jamais dissimulé son admiration pour le roi de Prusse, se vantant même publiquement d’envoyer à Berlin des informations sur le mouvement des troupes russes. Il n’a jamais laissé planer le moindre doute quant à ses projets de paix immédiate, dès qu’il monterait sur le trône. L’amour que Pierre III voue à Frédéric II a quelque chose d’hystérique. Il n’en demeure pas moins que l’idée d’une alliance avec la Prusse est une des variantes permanentes de la politique étrangère russe. Une fois son époux renversé, Catherine II elle-même ne renoncera pas à l’alliance avec Frédéric II.
La décision prise par le gouvernement de Pétersbourg, au début de 1762, de tenter une nouvelle percée dans le Caucase, s’inscrit dans la politique russe traditionnelle. Une forteresse, Mozdok, est bâtie sur la rive gauche du Moyen-Terek. Quelques tribus de Petite-Kabardine y sont transférées sous la protection des troupes russes. Catherine II utilisera Mozdok pour son offensive dans le Caucase.
Un biographe de Catherine II écrit, non sans ironie : « En politique intérieure, Pierre III se montrait lui aussi un réformateur audacieux. Les oukazes succédaient aux oukazes : ils portaient sur la sécularisation des possessions du clergé, la libération de la noblesse du service obligatoire, la suppression de la “Chancellerie secrète” » Et de poser cette question : « Pierre était-il, en fin de compte, un libéral4 ? » La question peut être formulée autrement : pourquoi l’empereur signait-il des oukazes à caractère indiscutablement libéral ? Là gît l’énigme, que les historiens élucident diversement. Certains expliquent l’action réformatrice de Pierre III par des caprices, un désir de tout bouleverser, de tout transformer d’un coup de plume. D’autres y décèlent l’influence de ses conseillers, dont le chancelier Mikhaïl Vorontsov qui tient d’autant plus à rehausser le prestige du souverain que son destin personnel y est directement lié.
Auteur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à Genève, de Mémoires sans complaisance, le prince Piotr Dolgoroukov rapporte le récit d’un contemporain de Pierre III, le prince Mikhaïl Chtcherbatov, sur la manière dont fut conçu l’oukaze libérant la noblesse du service obligatoire. Ayant mandé le secrétaire d’État Dmitri Volkov, l’empereur lui déclara : « J’ai dit à Vorontsova [il s’agit d’Élisabeth Vorontsova, la maîtresse de Pierre] que je travaillerais avec toi une partie de la nuit à une loi d’une extrême importance. Il me faut donc, pour demain, une loi dont on parlera à la Cour et en ville. » Volkov s’inclina et, le lendemain, la loi était prête. Pour en revenir à la question de V. Klioutchevski sur les raisons de l’apparition de Pierre III au firmament russe, on peut dire que le petit-fils de Pierre le Grand est apparu pour signer le manifeste du 18 février 1762, qui accorda « la franchise et la liberté à toute la noblesse de Russie ».
Il ne fait pas de doute que ce document, l’un des plus importants de l’histoire russe, eût vraisemblablement été signé par un des successeurs de Pierre III : tout y conduisait, le développement de l’État l’exigeait. Excentrique, haï de ses contemporains et descendants, l’empereur ne fit qu’accélérer le mouvement. Considérant l’histoire de la Russie comme celle de la formation de l’État russe, Boris Tchitcherine propose un schéma très simple. En construisant l’édifice de l’État, les tsars moscovites privèrent de liberté toutes les couches de la société : toutes durent assumer un lourd service d’État. Les premiers « asservis » furent les boïars, puis les citadins (possadskié lioudi), enfin les paysans. Pour que les « hommes de service » pussent s’acquitter de leur tâche, on leur donna des terres et, comme une terre déserte n’est d’aucun rapport, on y fixa la population à la terre. « L’asservissement des uns, résume l’historien, entraîna l’asservissement des autres. » Puis, quand l’État fut consolidé et put se contenter d’un service libre, et non plus obligatoire, on assista au processus inverse : la libération. On affranchit d’abord les nobles, puis les habitants des villes, enfin la paysannerie5.
L’importance du manifeste de Pierre III tient essentiellement au fait qu’il donne l’impulsion, qu’il renverse le processus. On notera que l’affranchissement des paysans, condition sine qua non de survie de la Russie libre, sera proclamé un siècle et un jour plus tard, le 19 février 1862. Ce délai de cent ans jouera un rôle funeste dans l’histoire de la Russie.
Boris Tchitcherine a une heureuse formule : l’asservissement des uns entraîne celui des autres. En conséquence, l’affranchissement des uns doit également – les paysans en sont fermement convaincus – entraîner celui des autres. Les nobles étaient dotés de terres et de paysans en échange du service d’État. Dès qu’ils se voient libérés de ce service, leur pouvoir sur la terre et les serfs cesse d’être justifié, légitime. Les espoirs suscités par le manifeste de 1762 ne se réaliseront pas. La déception déclenchera, dix ans plus tard, une guerre paysanne, sous la conduite d’Emelian Pougatchev.
Le renversement de Pierre III n’est provoqué ni par son excentricité, ni par ses absurdes trouvailles, ni, d’ailleurs, par ses raisonnables décrets. Il eût pu gouverner jusqu’à sa mort naturelle, n’eût été l’ambition de son épouse. Le complot contre Pierre III est l’un des épisodes les mieux connus de l’histoire russe. On dispose des récits des acteurs eux-mêmes et des témoins, notamment des Mémoires et des lettres de Catherine II, des carnets de Catherine Dachkova – qui se figure, de façon quelque peu exagérée, être le principal ressort de la conspiration –, des rapports détaillés des ambassadeurs qui connaissent à la perfection les coulisses des intrigues de palais. Le sujet a en outre inspiré des études historiques, des romans, des films. Et pourtant, bien des détails du « complot de l’impératrice » restent mystérieux.
L’idée de ne pas laisser Pierre accéder au trône est née à la fin du règne d’Élisabeth : des plans allant dans ce sens sont élaborés par Bestoujev-Rioumine, par Nikita Panine, gouverneur de Paul, le fils de Pierre III et de Catherine, et bien d’autres. On songe aussi à écarter Pierre III, au profit de Paul, alors âgé de sept ans, Catherine assurant la régence. D’aucuns se souviennent également que l’empereur Ivan Antonovitch vit encore (reclus à la forteresse Pierre-et-Paul). Mais il ne s’agit que de projets, de conversations, de rêves vagues. À ceci près qu’on dispose « d’une arme qui a fait ses preuves dans les coups de force » : la garde.
Les fils de la conspiration se nouent donc mollement, malhabilement, dans la peur : Pierre III est le souverain légitime. Deux impulsions, venues de l’empereur lui-même, vont mettre en branle le mécanisme du complot. Catherine est convaincue que Pierre III a l’intention d’épouser Élisabeth Vorontsova, et la garde, de son côté, ajoute foi aux rumeurs selon lesquelles le tsar a l’intention de la supprimer, comme, en son temps, Pierre le Grand avait anéanti les streltsy.
Les conjurés sont peu nombreux, ils n’ont ni véritable chef ni certitude de l’emporter. En outre, Pierre III a dans son camp le feld-maréchal Munich, militaire expérimenté qui commande les Holsteinois, tout dévoués à l’empereur. Après la prise de Pétersbourg par les conjurés, le feld-maréchal recommande à l’empereur, établi à Peterhof, de gagner par la mer la Poméranie où se trouve l’armée russe. Mais Pierre III est indécis. Un historien dira de lui qu’il fut renversé du trône, comme un enfant qu’on envoie se coucher. Arrêté, il demande qu’on lui laisse les quatre choses auxquelles il tient le plus au monde : son violon, son chien préféré, le négrillon affecté à son service et Élisabeth Vorontsova. Tout lui est accordé, hormis la Vorontsova que l’on envoie à Moscou pour la marier.
Force est d’approuver le jugement de Vassili Klioutchevski qui qualifie cette révolte de palais de « révolution la plus joyeuse et la plus élégante de toutes celles qu’il nous fut donné de connaître, effectuée sans verser la moindre goutte de sang ». Il s’agit, selon son expression, d’une « authentique révolution de dame ». L’historien considère en revanche que cette « révolution élégante et joyeuse » coûte trop cher en vin : lors de son entrée triomphale à Pétersbourg, le 30 juin 1762, Catherine ordonne d’ouvrir tous les débits de boissons. Mais, comme le calculeront par la suite les tenanciers, on ne boit que pour vingt-quatre mille roubles et quelques kopecks au total, ce qui n’est pas énorme, même pour l’époque.