1 L’Eurasie



Toute l’histoire de l’Eurasie se résume à une suite de tentatives pour créer un État eurasien.

Gueorgui VERNADSKI, Berlin, 1927.

La victoire de l’Internationale rouge de notre Parti communiste… est la manifestation historique de l’État eurasien.

Vladimir VERNADSKI, Moscou, 1941.

Nous sommes eurasiens : la préservation de l’union des Slaves et des Türks, des musulmans et des orthodoxes est l’essence même de l’idée eurasienne.

Extrait du journal Den’ (« Le Jour »),


Moscou, 1992.


L’Eurasie et l’eurasisme, deux notions qui entrent dans le vocabulaire politique et scientifique en 1921. Un groupe de jeunes chercheurs russes, réfugiés dans l’émigration, fait alors paraître un recueil d’articles intitulé L’Issue à l’Est. Les auteurs – historiens, géographes, philosophes, théologiens, linguistes – ont été les témoins de la révolution et de la guerre civile, de l’effondrement de l’Empire russe, de cette catastrophe de 1917 qui rappelle étrangement le « Temps des Troubles » vécu par la Russie au XVIIe siècle. « La Russie est en ruine. Le corps de sa puissance est déchiré, brisé. Son âme est troublée, empoisonnée, choquée1… » Ce qui importe, alors, c’est de retrouver l’espoir. Et, sous un habillage nouveau, les Eurasiens proposent une réédition de la fameuse idée d’une voie particulière pour la Russie, de sa mission. À cheval sur deux continents, réunissant l’Europe et l’Asie mais ne s’identifiant ni à l’une ni à l’autre, étant à la fois l’une et l’autre, la Russie apparaît aux auteurs de L’Issue à l’Est, comme un troisième terme, un monde à part. Un discours qui s’apparente incontestablement à la formule de la « Troisième Rome ». L’année même de la parution du manifeste des Eurasiens, Nikolaï Oustrialov, idéologue du renoncement à la lutte contre le pouvoir soviétique, voit d’ailleurs dans la IIIe Internationale, une possibilité de réaliser l’idée russe de la Troisième Rome.

Prônant la haine de l’Occident et de la « latinité » comme tous leurs prédécesseurs, les Eurasiens insistent sur la nécessité d’une « troisième voie » pour la Russie, entre les deux subcontinents. Cette voie, toutefois, ne passe pas exactement au milieu. Les Eurasiens, en effet, penchent nettement vers l’Orient. Le titre de leur recueil est, sous ce rapport, sans ambiguïté. La révolution d’Octobre leur apparaît comme la preuve de la défaite d’une Russie ayant choisi la voie de l’Occident, et le signe d’un nécessaire virage à l’est. La décision prise par Lénine de ramener la capitale, de Saint-Pétersbourg, ville tournée vers l’Occident, à Moscou, semble démontrer que les bolcheviks ont perçu la nature eurasienne du pays. Le Congrès des Peuples d’Orient, organisé par le Komintern en 1920 à Bakou et déclarant la « guerre sainte » à l’impérialisme, est une preuve supplémentaire de l’eurasisme des bolcheviks. « Bien qu’entourée d’ennemis, déclare alors le délégué de Moscou, la Russie soviétique peut fourbir une arme à l’intention des ouvriers et paysans russes, mais également hindous, perses, anatoliens, et les conduire, unis dans le combat, vers des victoires communes2. »

Les historiens eurasiens lisent la catastrophe consécutive à la révolution à la lumière de l’oscillation perpétuelle entre l’est et l’ouest qui, depuis mille ans, caractérise les peuples d’Eurasie. Gueorgui Vernadski affirme : « Toute l’histoire de l’Eurasie se résume à une suite de tentatives pour créer un État eurasien uni. Des tentatives effectuées de tous côtés, à l’est comme à l’ouest. C’est à cela que tendaient les efforts des Scythes, des Huns, des Khazars, des Turco-Mongols et des Slavo-Russes. Dans ce combat historique, la victoire est revenue aux Slavo-Russes3. »

Traditionnellement, les historiens russes divisaient le passé en différentes périodes, selon le règne de tel ou tel prince ou tsar, et le lieu de sa capitale (Kiev, Moscou, Saint-Pétersbourg). Les marxistes effectuent leur propre découpage, fondé sur la notion de classes. Gueorgui Vernadski propose à son tour une chronologie, « eurasienne », basée sur les rapports entre la steppe et la forêt dans l’histoire russe. Vernadski voit à l’origine du processus historique, les tentatives faites pour réunir steppes et forêts – deux notions auxquelles il donne une valeur, non pas géologique ou botanique, mais bel et bien culturelle. L’historien note le mouvement de balancier du sud et de l’est vers le nord/nord-est. Avec, pour but ultime, l’union de la forêt et de la steppe ou, en d’autres termes, l’extension de l’État russe presque jusqu’aux limites naturelles de l’Eurasie.

Un point retient particulièrement l’attention dans la direction du processus historique défini par Gueorgui Vernadski, au sein de l’espace eurasien : la notion d’« État eurasien uni ». L’unité comme garantie de puissance, est, pour l’historien eurasien, la condition absolue, le grand but à atteindre.

Confrontés à un nouveau méandre – post-révolutionnaire – de l’histoire russe, les Eurasiens en reviennent aux traditionnelles, aux éternelles questions de la Russie : Orient ou Occident ? Autocratie ou démocratie ? Le virage à l’est est, certes, l’affirmation d’une vision optimiste de l’avenir, mais peut-être plus encore le choix d’un nouveau modèle pour une Russie renaissant de ses cendres.

Constatant, à la fin du XIXe siècle, un engouement pour l’« Orient », le philosophe et poète Vladimir Soloviev (1853-1900), ardent partisan d’un rapprochement entre orthodoxie et catholicisme, interroge la Russie : « Quel Orient veux-tu être ? L’Orient de Xerxès ou du Christ ? » Un quart de siècle plus tard, les Eurasiens répondent : au-dessus de la Russie se dresse « l’ombre du grand Gengis Khan, qui a réuni l’Eurasie ». Rejetant le modèle byzantin traditionnel, les Eurasiens prennent pour modèle l’Empire mongol de Gengis et de ses descendants, empire païen, despotique, dont tous les sujets sont soumis aux intérêts de l’État.

La vision eurasienne de l’histoire russe naît d’une situation de crise. Dans un moment d’extase poétique, Alexandre Blok s’écrie, en 1918 : « Scythes nous sommes, et Asiates, aux yeux avides et bridés ! » En avril 1941, signant avec le Japon un pacte de non-agression, Staline affirme, satisfait, au ministre des Affaires étrangères japonais Matsuoka : nous sommes, vous et nous, des Asiates. Le danger d’une guerre avec l’Allemagne, qui terrorise Staline, se fait alors de plus en plus menaçant. En 1992, le cri retentit de nouveau : nous sommes eurasiens ! Comme jamais auparavant, l’État russe, perdant du terrain à l’ouest, espère se refaire une santé en se tournant vers l’est, reprendre des forces et revenir à ses anciennes frontières. Au début des années quatre-vingt, les frontières occidentales de l’empire soviétique, jamais véritablement fixées, dépassaient largement celles de l’Empire de Russie et de l’Eurasie. Cela explique la violence particulière du retour de balancier. Cette onde de choc, toutefois, affecte un territoire dont les frontières naturelles sont marquées, à l’est par l’océan Pacifique, au sud par des déserts, à l’ouest par la Baltique.

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