5 La fille de Pierre le Grand



La fureur contre les Allemands a réveillé le sentiment national ; ce nouveau courant de l’agitation politique oriente peu à peu les esprits vers la fille de Pierre.

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


L’indifférence d’Anna Leopoldovna envers la chose gouvernementale, les dissensions constantes entre ses ministres, le très grand nombre d’Allemands gravitant autour du trône et qui ne va nullement en diminuant après le renversement de Biron, le désir, enfin, exprimé par la régente de ceindre la couronne, suscitent des doutes quant à la solidité du régime.

Trois circonstances alimentent ce sentiment. Tout d’abord, il existe une tradition de « putschs » : Anna Leopoldovna est la troisième souveraine montée sur le trône avec l’aide de la garde. Ensuite, il y a une héritière, la plus jeune fille de Pierre le Grand, Élisabeth, obstinément tenue à l’écart à chaque changement de souverain. Enfin, les puissances européennes montrent un vif intérêt, recherchant, chacune pour elle-même, le soutien de la Russie. Le XVIIIe siècle connaît des guerres pour les héritages espagnol, polonais, autrichien. La France, l’Autriche, la Prusse, la Suède ne voient pas d’inconvénient à en mener une autre pour l’héritage russe. L’un des objectifs officiels du conflit déclenché par la Suède contre la Russie est un appui – au demeurant non demandé – à « l’héritière légitime », Élisabeth.

Les historiens russes notent unanimement l’accroissement des sentiments anti-allemands dans l’opinion et le transfert du sentiment national sur la fille de Pierre le Grand. Ils consignent fidèlement les tendances manifestes en Russie au temps des trois souveraines, tout en confirmant le caractère irrationnel du sentiment national. Élisabeth Petrovna est née trois ans avant le mariage de Pierre et de Catherine, ce qui avait fourni un prétexte pour l’écarter du trône. Si les origines russes de l’empereur ne font pas le moindre doute, la mère d’Élisabeth, en revanche, née Marthe Skavronska et rebaptisée en Catherine après sa conversion à l’orthodoxie, n’est pas russe. Le père d’Anna Leopoldovna, Charles-Léopold, duc de Mecklembourg-Schwerin, est allemand, mais Anna a pour mère, Catherine Ioannovna, fille du frère de Pierre le Grand. En conséquence, laquelle des deux est la plus russe ? De la mère ou du père, quel est l’élément essentiel pour déterminer l’origine ? On ne saurait donner de réponse définitive à ces questions. Il existe en revanche des sentiments qui, en l’occurrence, font d’Élisabeth Petrovna le symbole de la Russie et l’emblème de la lutte contre les étrangers.

Relatant le coup de force du 25 novembre 1741, qui place sur le trône la fille de Pierre le Grand, V. Klioutchevski écrit : « Ce coup de force s’accompagna de bruyantes déclarations patriotiques, de manifestations frénétiques du sentiment national, humilié par la domination étrangère : on fit irruption dans les maisons occupées par des Allemands, on brutalisa jusqu’au chancelier Ostermann et au feld-maréchal Munich1. » Les patriotes ne peuvent savoir, alors, que le coup de force contre les « Allemands » a été préparé par les « Allemands » eux-mêmes, si l’on englobe sous ce terme l’ensemble des étrangers.

Les contemporains laissent des portraits incroyablement flatteurs d’Élisabeth. L’épouse de l’ambassadeur anglais, qui fréquente assidûment la grande-duchesse, évoque ses magnifiques cheveux châtains, ses yeux bleus si expressifs, ses belles dents, sa bouche charmante. Grande et bien faite, ayant hérité l’énergie de son père, Élisabeth aime s’amuser et passe en festivités toutes les années durant lesquelles elle est tenue loin de la Cour. Son confident le plus proche est un Allemand de Hanovre, Lestocq, médecin venu en Russie au temps de Pierre le Grand et placé par Catherine Ire au service de sa fille Élisabeth.

Chirurgien personnel d’Élisabeth, Lestocq tente de la convaincre de faire valoir ses droits au trône dès la nuit du décès de Pierre II, en demandant l’aide de la garde. Élisabeth refuse. Dix ans plus tard, la situation a changé. L’espoir de voir tomber la suprématie des « Allemands » après la mort d’Anna Ioannovna, ne s’est pas justifié. Le gouvernement d’Anna Leopoldovna paraît vacillant. Et surtout, le « parti français » entre en action, sous la conduite du marquis de La Chétardie, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Lors de son séjour à Paris, Pierre le Grand avait proposé de marier Élisabeth à l’héritier du trône français, le futur Louis XV. Le mariage n’avait pas eu lieu, mais Élisabeth en avait gardé une certaine passion pour la France dont elle connaissait la langue, et semblait bien disposée envers les intérêts français.

Le « parti français » comprend, outre La Chétardie, l’ambassadeur de Suède, Nolken, qui nourrit l’espoir, qu’une fois sur le trône, Élisabeth acceptera de rendre les territoires conquis par Pierre. Le coordinateur de l’action des « Français » est le médecin Lestocq, qui s’occupe surtout de répartir les fonds transmis par les ambassadeurs. Tout Pétersbourg est au courant qu’un complot se prépare, seule Anna Leopoldovna refuse d’y ajouter foi. Elle a fixé son couronnement au 25 novembre 1741, jour de sa fête. Dans la nuit du 24 au 25, poussée par Lestocq qui assume l’organisation du coup de force, Élisabeth se présente à la caserne du Preobrajenski. Elle rappelle aux grenadiers de qui elle est la fille et obtient leur complet soutien. Les conjurés arrêtent Munich, Ostermann, Loewenwold et le chancelier Golovkine. Élisabeth dépêche un messager au feld-maréchal Lascy, avec cette question : « De quel parti êtes-vous ? » « De celui qui règne aujourd’hui », répond le vieux chef de guerre qui ne sait pas, au juste, à qui appartient la couronne. Cette sage réponse, modèle de prudence, lui sauve la vie. Munich et Ostermann, qui ont loyalement servi la régente renversée, sont condamnés à de terribles châtiments : Ostermann au supplice de la roue, Munich à l’écartèlement. Leur grâce est annoncée à l’instant de l’exécution. La souveraine a commué leur peine en déportation en Sibérie. Il n’y a pas que des punitions : l’avènement de la nouvelle impératrice s’accompagne d’innombrables retours en grâce pour les victimes des précédents gouvernants : Menchikov, Pierre II et les deux Anna.

Le règne d’Élisabeth commence. Il durera vingt ans. Les historiens apprécient diversement l’action de l’impératrice. En 1811, N. Karamzine écrit sans complaisance : « Un médecin français2 et quelques grenadiers ivres hissèrent la fille de Pierre sur le trône du plus grand Empire du monde, aux cris de : “Mort aux étrangers ! honneur aux habitants de Russie !” » Et de tirer le bilan : « Le règne d’Élisabeth ne fut marqué par aucun coup d’éclat particulier dans le domaine de la pensée étatique3. » Cent ans plus tard, V. Klioutchevski, qui a parfois des jugements mordants, estime : « Le règne d’Élisabeth ne fut pas sans gloire, ni même sans utilité4. » Karamzine, lui, trouve Élisabeth « oisive, en quête de toutes les voluptés ». Klioutchevski voit en elle « une dame russe du XVIIIe siècle, intelligente et bonne, mais désordonnée et originale ». Et il ajoute : « … selon la bonne habitude russe, beaucoup la dénigrèrent de son vivant et, toujours selon la coutume russe, tous la pleurèrent après sa mort5. »

Tous les historiens évoquent la passion que voue la fille de Pierre aux fêtes, aux danses, aux bals masqués. Klioutchevski considère même que « depuis la régence de la princesse Sophie et jusqu’en 1762, jamais la vie ne fut plus légère en Russie, et aucun règne ne laissa un souvenir aussi plaisant6 ».

La « légèreté de la vie », le « plaisant souvenir » évoqués par l’historien concernent exclusivement la Cour, ainsi qu’un cercle très étroit du chliakhetstvo. Dans un long poème plein d’ironie, intitulé Histoire de l’État russe, A. Tolstoï (1817-1875) traduit de la façon la plus concise la grande contradiction du temps : « Élisabeth est une joyeuse tsarine : elle chante et s’amuse, dommage qu’il n’y ait pas d’ordre. » Le refrain « Dommage qu’il n’y ait pas d’ordre » s’applique, il est vrai, à l’histoire de la Russie dans son ensemble, du moins telle que la perçoit le poète. La fracture entre la Cour et cette mince couche de nobles éclairés qui a commencé d’apparaître sous le règne de Pierre le Grand et continue de s’accroître malgré les difficultés, est particulièrement nette sous Élisabeth, précisément en raison de sa gaieté, de sa recherche effrénée des plaisirs.

« Le combustible du mécontentement, qui s’était accumulé en abondance pendant dix ans », écrit Klioutchevski à propos du refus de supporter plus longtemps le « règne des étrangers » entourant les deux Anna, explose en coup de force qui place sur le trône une « vraie Russe », la fille de Pierre le Grand. Son principal conseiller est d’abord (jusqu’en 1748) Lestocq qui reçoit en récompense le titre de comte. L’ambassadeur français, marquis de La Chétardie, commence également à jouer un rôle important.

Mais le grand favori de l’impératrice est Alexis Razoumovski, le « chanteur petit-russien », comme l’appelle dédaigneusement Karamzine, qui, en 1742, devient son époux. Les noces secrètes, avec l’impératrice, de ce bel homme doté d’une voix merveilleuse, lui rapportent un titre de comte, un grade de feld-maréchal et de fabuleuses richesses. Le comte Razoumovski ne se mêle pas des affaires de l’État, mais son influence est immense sur l’administration de celles de l’Église. À dix-neuf ans, son frère, Cyrille Razoumovski, est nommé président de l’Académie ; il deviendra ensuite hetman de Petite-Russie.

En 1747, Ivan Chouvalov, issu d’une grande famille – à la différence du roturier Alexis Razoumovski – entre à son tour « dans les bonnes grâces » de l’impératrice dont il est bientôt le favori. La faveur d’Élisabeth rejaillit sur toute la lignée Chouvalov, qui influence activement la politique de l’État. Piotr Chouvalov s’adjuge progressivement les affaires intérieures, son frère Alexandre dirige la Chancellerie Secrète. Alexandre Chouvalov qui, selon un biographe d’Élisabeth, « laissa un souvenir des plus haïssables », dépasse largement en cruauté son terrible prédécesseur, le général Ouchakov, et se prépare un successeur plus honni encore, Stepan Chechkovski.

L’un des premiers actes d’Élisabeth consiste à « remettre de l’ordre dans le gouvernement de l’État », chaotique, estime-t-elle, depuis la mort de Pierre. La fille de Pierre le Grand supprime le Haut-Conseil Secret, « invention » née des « manigances de certaines personnes » et « l’artificiel Cabinet des Ministres ». Elle redonne tout le pouvoir au Sénat qui, jamais auparavant ni par la suite, ne jouira d’une telle puissance. Le pouvoir législatif lui est également confié. Sur l’ordre d’Élisabeth, le Sénat revoit tous les oukazes adoptés depuis 1725 et abolit ceux qu’il juge contraires aux intérêts de l’État. Le Sénat est aussi l’instance judiciaire suprême : aucune condamnation à mort pour crime politique (une offense faite, par exemple, à la famille Razoumovski) ne peut être prononcée sans son approbation.

Avec la suppression du Cabinet des Ministres disparaît l’instance qui faisait le lien entre le Sénat et l’impératrice. La liaison entre eux est désormais directe, sans intermédiaire. Pareil système de pouvoir n’est possible qu’en théorie. Dans la pratique, Élisabeth est toujours entourée de familiers qui ont accès à elle quand ils le souhaitent et, en conséquence, influent sur la politique. Au fur et à mesure que l’impératrice se désintéresse des affaires de l’État (durant les premières années de son règne, elle se rend régulièrement au Sénat), s’accroît le pouvoir de ses proches.

L’historien polonais Ladislas Konopczinski est l’auteur d’un livre intitulé : Quand les femmes nous gouvernaient. Si le trône polonais fut toujours occupé par des hommes, leurs épouses et/ou leurs maîtresses ont constamment exercé une influence sérieuse, parfois décisive, sur la conduite de l’État. Dans la Russie du XVIIIe siècle, cinq femmes se succèdent à la tête de l’État : leurs favoris ont sur elles et sur le gouvernement un impact considérable. De façon concise mais expressive, Frédéric II dépeint la situation : « En Pologne, la raison est tombée sous la dépendance des femmes, elles intriguent et tranchent de tout, tandis que leurs époux s’ivrognent. » L’observation traduit sans doute l’inimitié que le roi de Prusse voue au beau sexe. Car en Russie, y compris à la Cour, on boit au moins autant qu’en Pologne. Le résultat est que la Pologne connaît, à la fin du XVIIIe siècle, son premier partage, tandis que la Russie parvient au premier rang des puissances européennes. Les historiens auront encore à débrouiller l’importance du pouvoir direct, ou indirect, des hommes et des femmes, à élucider le rôle du sexe – en admettant qu’il en ait un – sur la nature du pouvoir d’État.

La légitimité d’Élisabeth Petrovna, fille du grand empereur, ne peut, semble-t-il, être mise en doute. Une ombre, toutefois, voile légèrement le trône d’Élisabeth. À la veille de mourir, Anna Ioannovna, en plein accord avec la loi russe de succession, a désigné Ivan, fils d’Anna Leopoldovna, comme héritier de la couronne. Après la mort d’Anna Ioannovna, Ivan (né le 12 août 1740) est proclamé empereur. Le fils d’Antoine-Ulrich, duc de Brunswick, est, par sa mère, l’arrière-petit-fils d’Ivan, frère de Pierre le Grand, ce qui lui donne droit au trône. Dans son premier et court manifeste, celui de son avènement (25 novembre 1741), Élisabeth ne souffle mot d’Ivan Antonovitch. Le second manifeste – paru trois jours plus tard – affirme péremptoirement le droit d’Élisabeth au trône qui, dit le texte, devait lui revenir après le décès de Pierre II. Le manifeste passe sous silence la décision – parfaitement légale – de Catherine Ire, de laisser le trône, après sa mort, au fils d’Anna Petrovna.

La fragilité de la loi de succession, qui donne au souverain le droit de nommer son successeur, ouvre la voie aux intrigues, aux complots et aux imposteurs. Élisabeth prend des mesures pour assurer la sécurité de son trône. Anna Leopoldovna et les siens (la famille de Brunswick, comme on les appelle) sont exilés à Kholmogory, près d’Arkhanguelsk, jusqu’au décès de l’ancienne régente, en 1746. Ivan – l’empereur Ivan VI –, alors âgé de seize ans, est transféré à la forteresse de Schlusselburg où il sera désigné sous l’appellation de « prisonnier numéro un », jusqu’à ce qu’il soit tué par un gardien, en 1764, lors d’une tentative insensée de le libérer. L’impératrice ne se contente pas d’emprisonner la famille de Brunswick, elle se choisit un héritier afin, dit un contemporain, « d’apaiser les esprits ». Le choix d’Élisabeth tombe tout naturellement sur le fils de feue sa sœur préférée, Anna Petrovna, et de Charles-Frédéric, duc de Holstein. Les alliances dynastiques contraignent à élire l’héritier de la couronne russe, soit parmi les Brunswick, soit parmi les Holstein.

Appelé à la Cour d’Élisabeth, le jeune Charles-Pierre-Ulrich (il a quatorze ans) se convertit à l’orthodoxie et devient le grand-duc Pierre Fiodorovitch. L’héritier est le petit-fils de Pierre le Grand mais, par son père, il est aussi parent de Charles XII. Le futur empereur Pierre III ne fera d’ailleurs pas mystère de sa préférence inconditionnelle pour son grand ancêtre suédois. Très vite, une fiancée lui est trouvée : la princesse Sophie-Augusta-Frédérique d’Anhalt-Zerbst, recommandée par le roi de Prusse Frédéric II, dans l’armée duquel sert le père de la jeune fille, maître d’une des innombrables et minuscules principautés allemandes. Sa candidature est soutenue par l’influent Lestocq. Dès son arrivée en Russie, la princesse se convertit à l’orthodoxie et reçoit le nom de Catherine. Les noces de l’héritier du trône sont célébrées en 1745 : la branche Holstein de la maison Romanov l’emporte sur la branche Brunswick.

Les premières années du règne d’Élisabeth s’épuisent à la recherche de complots. Élisabeth redoute les manigances des partisans des Brunswick, bien que leur nombre soit infime. Les partis opposés apparus parmi les familiers de l’impératrice, intriguent, alimentant encore la peur et le sentiment d’un danger. Désireux d’influer sur la politique étrangère russe, les diplomates étrangers participent activement aux intrigues. Voulant porter un coup au vice-chancelier Alexis Bestoujev-Rioumine, Lestocq invente de toutes pièces une conspiration qui entrera dans l’histoire sous le nom d’« affaire Lopoukhina ».

La victime en est la famille de Natalia Lopoukhina, célèbre pour sa beauté, dont on dit que, dans sa jeunesse, elle éclipsait la future impératrice. Accusés d’avoir formulé l’espoir d’un retour des Brunswick, Natalia Lopoukhina, son mari et son fils sont condamnés à être roués. Élisabeth, toutefois, décide de commuer leur peine ; aussi ont-ils simplement la langue coupée, ils sont fouettés et envoyés en relégation.

Un historien, spécialiste des us et coutumes de la noblesse russe dans la première moitié du XVIIIe siècle, écrit : « La structure sociale de l’État porte tout entière, du haut jusques en bas, la marque du servage. Toutes les classes sociales sont asservies. » En conséquence, les Cours impériales d’Anna et d’Élisabeth, qui s’inspirent des modèles européens et stupéfient les étrangers par leur luxe et leur brillant, ne sont rien d’autre, en réalité, qu’un vaste domaine de serfs7. Les témoignages de contemporains permettent de se faire une idée de la vie de la haute société russe. Le Holsteinois Bergoltz, qui a séjourné à Paris et Berlin, trouve que les dames de la Cour pétersbourgeoise postpétrovienne ne le cèdent en rien, pour les mondanités et la façon de s’habiller, de se farder, de se coiffer, ni aux Françaises ni aux Allemandes.

Sous le règne d’Élisabeth, où la France, la langue et les manières françaises succèdent aux Allemands honnis, la magnificence des costumes, des coiffures, des parures ornant les femmes et les hommes se fait plus éclatante encore. Élisabeth organise régulièrement des bals masqués auxquels les femmes doivent obligatoirement paraître vêtues en hommes, et les hommes en femmes. Pierre le Grand, déjà, ne voulait pas se contenter de la « simple » vodka locale, et exigeait de l’eau-de-vie hollandaise anisée, ou de la vodka « de Gdansk ». On commence à faire venir de l’étranger, du vin « hongrois », puis du bourgogne, enfin du champagne. La gastronomie progresse, elle aussi : le « Cabinet-ministre » d’Élisabeth, Tcherkasski, est le premier à régaler ses invités de raisin ; le comte Piotr Chouvalov les stupéfie, lui, avec des ananas et des bananes. Les Mémoires de Catherine II reflètent, comme un miroir, la Cour d’Élisabeth, vue par les yeux d’une toute jeune princesse allemande qui ne soupçonnait pas le luxe de la vie pétersbourgeoise.

Vassili Klioutchevski qualifie de « misère dorée » le règne d’Élisabeth. L’historien ne songe pas seulement au fait que l’impératrice a constamment besoin d’argent, bien qu’elle emploie à ses besoins personnels une part considérable des revenus de l’État. Il fait aussi allusion à la misère dans laquelle vit l’État, qui ne cesse d’augmenter la pression fiscale, exploitant la principale richesse du pays : la population imposable. Cela, le comte Piotr Chouvalov, responsable de la politique intérieure et auteur de mesures capitales destinées à accroître les revenus du pays, le comprend parfaitement. Il écrit : « La principale force de l’État réside dans le peuple, pris dans l’étau de la capitation. » La noblesse et le clergé ne paient pas la capitation, le pourcentage des citadins qui y sont soumis n’excède pas 3 %, les paysans forment 96 % de la population. À la fin du règne d’Élisabeth, les serfs appartenant à des propriétaires terriens représenteront 46 % de la population rurale. Les autres appartiendront au trésor, autrement dit à l’État.

Les serfs sont la grande source d’impôt direct. La responsabilité du paiement repose sur le seigneur. Soucieux d’augmenter ses revenus, le gouvernement élargit le pouvoir des propriétaires sur les paysans dont la situation ne cesse de se dégrader. Les paysans répondent au renforcement du joug qui pèse sur eux, par une méthode traditionnelle : la fuite. Dans ses considérations sur la culture et le caractère russes, Vladimir Weidlé relève la « notion » russe particulière, « de la liberté, distincte de celle qui a cours en Occident et comprise non comme un droit de construire quelque chose qui vous appartienne et de le défendre, mais comme le droit de partir, sans rien défendre ni construire8 ». Les paysans fuient seuls, ou avec leur famille, par villages entiers. L’hémorragie est telle que le Sénat décide d’entreprendre une « révision » (un recensement de la population), exigeant que les fuyards paraissent chez leur propriétaire légal avant le 1er juin 1744. La « révision » témoigne d’une perte considérable du nombre des personnes taillables ; elle montre aussi que – selon les calculs de Klioutchevski – cent contribuables doivent entretenir quinze personnes qui ne paient pas d’impôts. Soulignant le poids de la pression fiscale sous le règne d’Élisabeth, Klioutchevski indique que cent vingt-sept ans plus tard, autrement dit dans la seconde moitié du XIXe siècle et après la libération des paysans, la situation s’améliorera brusquement. L’historien propose un tableau éloquent.

Pour cent contribuables de sexe masculin, on compte en personnes non imposables des deux sexes :

Noblesse héréditaire

Années 1740

1867

7,5

1,5

Noblesse personnelle et de service

3

1

Clergé

4,5

2,39

La fuite est un moyen ancien, le plus répandu, d’exprimer un mécontentement. Non moins ancienne est la résistance directe aux propriétaires et aux autorités. Des révoltes éclatent en diverses régions, facilement écrasées par les pouvoirs locaux, même si voïevodes et gouverneurs sont parfois contraints d’appeler l’armée à la rescousse. Les paysans en fuite forment des bandes de brigands qui font impunément la loi le long de trois grands fleuves, la Volga, l’Oka, la Kama, pillent et livrent aux flammes les propriétaires terriens et les marchands des régions centrales du pays, sur les grands chemins des environs de Moscou, dans les forêts de Mourom, en Sibérie. Les rapports de police font état de liens entre les soulèvements paysans et les brigands.

Quelques dizaines d’années plus tard, les petits foyers de mécontentement paysan exploseront en véritable guerre. Le mécontentement croît irrésistiblement, au fur et à mesure de l’irrépressible transformation du servage en système d’esclavage complet de la paysannerie.

On note tout d’abord une augmentation constante du nombre de serfs. Vassili Klioutchevski qualifie ce processus de « nettoyage de la société russe », ou encore de « pillage de la société par la classe supérieure10 ». À chaque nouvelle « révision », tombent sous le coup du servage tous ceux qui n’appartiennent pas aux grandes classes de la société : vagabonds, orphelins, prisonniers issus d’autres ethnies, serviteurs du culte sans emploi, enfants de soldats, etc. Il n’existe pas de loi transformant les serfs en esclaves. Le paysan serf doit payer l’impôt et subvenir aux besoins du seigneur, propriétaire de la terre sur laquelle il vit. L’absence de réglementation fixant clairement les relations entre eux, conduit peu à peu le propriétaire terrien, non content de récupérer une partie du travail paysan, à faire du serf sa pleine propriété, le déplaçant d’un endroit à un autre, le vendant, l’échangeant, le léguant. Le propriétaire a le droit de juger et de châtier le paysan, mais sa juridiction se borne, dans un premier temps, aux affaires paysannes. Peu à peu, cependant, ses droits s’élargissent. En 1760, par un décret d’Élisabeth, le seigneur est habilité à déporter ses paysans en Sibérie « pour des actes particulièrement téméraires ». L’oukaze indique que ces relégations présentent aussi « un intérêt pour l’État, car la Sibérie recèle des endroits propices à la colonisation et aux labours ». Selon la loi de l’Église, la femme doit suivre son mari, mais le propriétaire terrien est en droit de garder les enfants. Pour tout déporté, on délivre au seigneur une « quittance de conscription », qui le dispense de fournir un soldat de plus à l’armée.

Si, comme nous l’avons dit, il n’y a pas de loi transformant les serfs en esclaves, le comportement des souverains et souveraines qui offrent généreusement des serfs à leurs favoris, crée un précédent convaincant. Le prince Menchikov avait ainsi reçu, à titre de présent et de gratification, dix mille âmes serves. Cyrille Razoumovski, frère d’Alexis, époux morganatique de l’impératrice, en obtient presque autant d’Élisabeth.

L’imprécision de la loi, ses manques entraînent l’existence de deux types de servage : légal et réel. Le premier exige que le paysan paie un impôt à l’État et donne une partie de son travail au seigneur ; le second fait de lui un esclave. Lorsque Catherine II légalisera la deuxième variante, la guerre paysanne éclatera.

Constatant une baisse du revenu fourni par « la principale force de l’État », due à la résistance de la paysannerie serve, Piotr Chouvalov cherche de nouveaux moyens de remplir les caisses. Homme d’État de style pétrovien, ne craignant pas les innovations, le comte Chouvalov occuperait une place plus digne dans les annales russes, n’était sa cupidité. Il a recours à des sources de revenus bien connues – impôts sur le sel et le vin. En 1747, on entreprend l’exploitation des salines du lac Elton, situé non loin de la Volga. Les gisements d’Elton sont autrement plus proches du centre de la Russie que ceux de Transouralie, appartenant aux Stroganov. De plus, le sel d’Elton a meilleur goût. Et cependant, le prix du sel ne cesse d’augmenter : le souvenir des « Révoltes du Sel », au XVIIe siècle, semble s’être effacé. Vassili Klioutchevski a calculé que, sous le règne d’Élisabeth, le sel coûtait six fois plus cher qu’au début du XXe siècle. Le prix élevé du vin, certes moins vital que le sel mais tout aussi indispensable aux amateurs de boissons fortes, ne décourage pas les buveurs et augmente les revenus du Trésor. Par « vin », on entend, bien sûr, la vodka, fabriquée le plus souvent à base de céréales, ce qui, nous l’avons dit, permet de parler de « vin de blé ».

Sur la suggestion de Chouvalov, on entreprend de frapper une monnaie de cuivre deux fois plus légère que celle qui avait cours précédemment, ce qui fournit à l’État un bénéfice substantiel. L’avantage pour la population, explique l’auteur du projet, est que la nouvelle monnaie est moins lourde à transporter.

La suppression des redevances douanières à l’intérieur du pays est une réforme majeure de Chouvalov (oukaze du 20 décembre 1753). Les historiens spécialistes du règne d’Élisabeth soulignent l’immense importance du décret pour le développement du marché russe. Le négoce, tant intérieur qu’extérieur, s’en trouve brusquement stimulé. On interdit aux étrangers le commerce de détail en Russie, mais le commerce extérieur est presque intégralement entre leurs mains. Seuls, les juifs n’ont pas le droit de vendre sur les foires, par décision personnelle de l’impératrice qui déclare ne pas vouloir tirer profit des ennemis du Christ.

La création de deux banques, une pour la noblesse, l’autre pour les marchands, à l’initiative de Piotr Chouvalov, a également un grand impact sur le développement du négoce.

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