5 Les « petites guerres »
La paix de Tilsitt enregistre, nous l’avons dit, les résultats des guerres perdues contre la France en 1805-1806, et apporte un répit à la Russie. Ce dernier est aussitôt mis à profit pour lancer des actions militaires contre la Suède, la Turquie et la Perse. Tous ces conflits ont un caractère offensif. Le prétexte de celui contre la Suède est le mécontentement du roi Gustave IV que la paix de Tilsitt oblige à rompre ses relations avec l’Angleterre. Déclarée en mars 1808, la guerre se poursuit jusqu’en septembre 1809 et s’achève par la signature du traité de Frédéricsham. La Finlande devient russe jusqu’à la rivière Torneo, ainsi que l’archipel d’Aland.
Les historiens russes notent, à juste titre, que Napoléon a poussé Alexandre, qu’il l’a encouragé à déclencher une guerre contre la Suède. Certes, l’empereur des Français ne pouvait obliger la Russie à se mettre en campagne pour conquérir la Finlande. Il se contenta de souffler l’idée, d’en indiquer la possibilité, il promit même son aide (promesse qui ne fut pas tenue). Mais la décision d’ouvrir les hostilités fut prise par l’empereur de Russie et elle s’explique par la force d’inertie : la possibilité existait, il convenait de la mettre à profit ; il y avait là un espace à peu près vide et mal défendu, il fallait donc le remplir.
Les guerres contre la Turquie et la Perse ont un coût plus élevé en temps, forces, énergie et victimes. Le déclencheur de la première est la prise de la Moldavie et de la Valachie par les Russes, durant l’été 1806. Rappelons que ces provinces danubiennes entrent dans la composition de l’Empire ottoman. Les opérations militaires se déroulent mollement. Elles prennent nettement plus de vigueur après la paix de Tilsitt et la rencontre d’Alexandre et de Napoléon à Erfurt (1808), où la France soutient les prétentions russes sur les principautés du Danube.
En 1811, Mikhaïl Koutouzov, l’un des plus éminents chefs d’armée, est envoyé sur le théâtre des opérations, en qualité de commandant en chef de l’armée moldave. Tout en préparant sa campagne contre les Turcs, Koutouzov mène des pourparlers diplomatiques avec l’ennemi. La Russie exige le rattachement de la Moldavie et de la Valachie, l’instauration de la frontière avec la Turquie le long du Danube, l’autonomie de la Serbie et diverses concessions turques en Transcaucasie.
Les Turcs refusent jusqu’au moment où leur armée est vaincue. En mai 1812, à quelques semaines de l’entrée de Napoléon en Russie, un traité de paix est signé à Bucarest, entre la Russie et la Turquie. Les changements survenus dans la situation internationale, et avant tout la détérioration des relations russo-françaises et le soutien de plus en plus actif accordé par Napoléon à la Turquie, l’aide offerte au sultan par l’Angleterre, adversaire de la France et de la Russie, ne sont pas sans influer sur les conditions de l’accord. La Russie n’obtient pas tout ce qu’elle veut ni tout ce qu’elle escomptait à la suite de ses succès militaires.
Ses acquis ne sont pourtant pas négligeables. Le Prouth devient la frontière entre la Sublime Porte et l’Empire de Russie : la Bessarabie entre ainsi dans la composition de la Russie, la Moldavie et la Valachie reviennent à la Turquie, mais bénéficient d’une autonomie. La Russie conserve son influence dans la région. Une large autonomie est accordée à la Serbie et la Russie obtient le droit de vérifier que la Turquie respecte bien les principes adoptés pour les Serbes. En Transcaucasie, un compromis est trouvé. Les terres et forteresses conquises reviennent dans l’Empire ottoman, celles qui se sont ralliées de leur plein gré à la Russie demeurent en son sein. La Turquie reconnaît par là même le rattachement à l’Empire russe de l’Imérétie et de la Mengrélie, ainsi que de l’Abkhazie et de la Gouria, autrement dit d’une bande du littoral oriental de la mer Noire, s’étendant sur plus de deux cents kilomètres. Cela signifie le rattachement à la Russie de toute la Géorgie orientale et de la majeure partie de la Géorgie occidentale.
Les conquêtes du Caucase sont le fruit des guerres contre la Turquie et, plus encore, contre une autre puissance importante de la région : la Perse. Les premiers soldats russes qui apparaissent dans les montagnes du Caucase sont, nous l’avons vu, les dragons de Pierre le Grand. Au XVIIIe siècle, l’armée russe y fait son entrée. La « question caucasienne » est liée à la demande du tsar de Géorgie, vassal, de fait, du shah de Perse, de devenir sujet russe.
Le manifeste de Paul Ier rattachant le tsarat géorgien à la Russie est promulgué à Pétersbourg, en janvier 1801. En septembre de la même année, Alexandre Ier institue un gouvernement intérieur géorgien et nomme le conseiller d’État actuel P. Kovalenski, régent de Géorgie. Peu après, commence la guerre contre la Perse. Elle se déroule très heureusement dans les années 1803-1804 : les « khanats » situés au nord de la rivière Araks, possessions perses, sont conquis. Ghiandja, capitale de l’un d’eux, est rebaptisée Élisabethpol, en l’honneur de l’épouse d’Alexandre. Le commandant en chef des troupes cantonnées en Géorgie, le prince Tsitsianov, devient l’incarnation de la puissance russe dans le Caucase. Il sème à ce point la terreur qu’au mépris de toutes les lois de l’hospitalité, le khan de Bakou l’invite à déjeuner et le tue.
La guerre commence à s’éterniser, dès lors que les puissances occidentales s’en mêlent. En mai 1807, la France signe la paix avec la Perse, promettant de l’aider à reprendre, non seulement les provinces conquises par Tsitsianov, mais encore la Géorgie. Malgré le traité de Tilsitt, des officiers français continuent de servir dans l’armée perse, au titre de « conseillers ». L’Angleterre, à son tour, se sent concernée : en 1810, elle s’engage à verser un subside annuel au shah dont l’armée se voit en outre dotée de vingt mille fusils.
Les opérations de combat contre les Perses entraînent inévitablement dans la guerre les peuples montagnards. Les Russes redoutent sans cesse que ceux-ci ne coupent de leur base les troupes opérant sur les rives de l’Araks. Il est donc stratégiquement indispensable de les soumettre. C’est ainsi qu’est jeté le ferment de la « guerre du Caucase » – une guerre qui vise à conquérir cette région et se prolongera des décennies durant, au XIXe siècle ; elle aura pour conséquence, dans les années 1940, l’expulsion des montagnards – que l’on continue à redouter – vers le Kazakhstan. Dans les années 1990, le conflit entre la Russie et la Tchétchénie constituera une nouvelle réminiscence de la « guerre du Caucase ».
La guerre contre la Perse traîne en longueur jusqu’au moment où la situation internationale change radicalement : la rupture de la Russie avec Napoléon, la restauration de l’alliance russo-anglaise conduisent les Russes à conclure la paix avec la Turquie en 1812, puis, en 1813, avec la Perse qui se retrouve isolée. Après la défaite de l’armée perse, Abbas-Mirza prête l’oreille aux conseils, pacifiques cette fois, des diplomates anglais (qui menacent de couper les subsides) et signe, en octobre 1813, l’accord de paix de Gulistan. Toutes les provinces perses conquises restent à la Russie.