1 Pourquoi fallait-il que Pierre vînt ?



On prit conscience de la nécessité de s’engager sur une nouvelle voie… Le peuple s’était levé et se tenait prêt ; on attendait un guide, et il vint.

Sergueï SOLOVIEV.


Ainsi, l’un des principaux historiens russes du XIXe siècle traduit-il l’apparition de Pierre Ier. Un point de vue qui n’est certes pas unanimement partagé. Aucun tsar russe n’aura fait autant couler d’encre que Pierre, aucun souverain n’aura suscité autant de querelles acharnées. Le débat sur l’action d’un autre tsar très populaire, Ivan IV le Terrible, se poursuit, nous l’avons vu, aujourd’hui encore. Mais, dans ce cas précis, les divergences portent essentiellement sur les méthodes de gouvernement et le degré de cruauté indispensable au souverain. Les disputes à propos de Pierre concernent les fins et les moyens, les voies de développement du pays et le choix des compagnons d’armes, la vision de la Russie et de l’Occident. Les jugements émis sur le premier empereur russe (imperator) et son action demeurent à ce jour l’expression d’un rapport à la Russie, à son passé et à son avenir.

Auteur d’une gigantesque histoire de la Russie, Sergueï Soloviev conclut, au terme d’une analyse scientifique du passé, à la nécessité de l’apparition d’un guide, attendu par le peuple. Alexandre Soumarokov (1717-1777), l’un des plus célèbres poètes et dramaturges de la période qui suit le règne de Pierre, n’a besoin que d’un souffle d’inspiration pour écrire : « Izmaïlovskoïé, Bethléem russe, qui a engendré Pierre. » Un siècle plus tard, le rationaliste Vissarion Bielinski (1811-1848), démocrate révolutionnaire, critique très influent et l’un des pères spirituels de l’intelligentsia russe, ne doute pas un instant, lui non plus, de l’origine divine de Pierre : « Pierre le Grand est le phénomène le plus grandiose, non seulement de notre histoire, mais de l’histoire de l’humanité ; il est la divinité qui nous a fait naître à la vie, qui a insufflé une âme vivante au corps colossal, mais plongé dans une mortelle somnolence, de la Russie ancienne. »

La nature divine des souverains moscovites, nous l’avons dit, était tenue pour certaine au temps de la Rus, tant par le peuple que par les monarques eux-mêmes. Alexis, le père de Pierre, ne reprochait-il pas à un courtisan qui s’était permis de lui tenir tête : « À qui refuses-tu d’obéir ? Au Christ lui-même ? » Mais la conception de la nature divine de Pierre est un peu d’un autre ordre : le premier empereur russe est perçu par les contemporains et, plus encore, par les générations suivantes, comme un dieu vivant, ayant recréé la Russie de ses mains et fait une grande puissance d’une masse informe. Pour reprendre l’expression laconique de Voltaire : « Enfin Pierre naquit et la Russie fut formée1. »

Cet enthousiasme à l’égard de Pierre est loin d’être la règle. Au cours des douze lectures publiques qu’il fait pour le bicentenaire de la naissance du tsar, Sergueï Soloviev évoque en détail sa vision de ce « très grand acteur historique, incarnation la plus complète de l’esprit du peuple ». Auteur d’une histoire de Russie depuis les temps les plus anciens, en vingt-neuf volumes, l’historien sait pertinemment qu’il n’y eut pas d’autre tsar russe aussi incompris et haï du peuple que Pierre le Grand. Les innombrables soulèvements, révoltes, complots qui emplissent son règne, étaient aussi le lot de ses prédécesseurs. Mais on tenait pour responsables de tous les troubles les boïars entourant le souverain. Sous le règne de Pierre, c’est le tsar lui-même qui est désigné par l’ensemble du peuple comme la cause de tous les maux. La légitimité de Pierre n’est à aucun moment remise en question, à la différence, nous l’avons vu, de Boris Godounov et Vassili Chouïski, dont on savait qu’ils n’étaient pas d’origine royale ; ils n’étaient pas, de ce fait, considérés comme de « vrais tsars », ce qui laissait la porte ouverte à tous les « imposteurs ».

Le comportement et l’action de Pierre vont engendrer, en revanche, la légende d’une substitution. Sa conduite, impensable pour un tsar, trouve ainsi son explication logique : il n’est pas le vrai tsar, on l’a substitué au souverain authentique. Plusieurs versions ont cours : la substitution s’est faite au moment de sa naissance, ou lors de son voyage à l’étranger ; à la place du vrai tsar, on a mis un Allemand, car seul un Allemand peut se comporter comme Pierre. Un Allemand, ou bien l’Antéchrist. Cette légende du tsar-Antéchrist est particulièrement répandue parmi les vieux-croyants.

Le rôle de Pierre dans l’histoire de la Russie est défini d’un côté par son action, de l’autre par la constante actualité des réponses que le grand tsar donne à deux questions essentielles : comment gouverner la Russie et vers quoi la mener ? Le grand débat apparu en Russie au XIXe siècle et qui se poursuit à la fin du XXe, toujours sous sa dénomination initiale de querelle entre « slavophiles » et « occidentalistes », est centré sur l’appréciation de l’action de Pierre Ier et son héritage. La ligne de partage entre les représentants de ces deux grands courants d’idées n’est pas toujours claire et paraît souvent bien conventionnelle. L’attitude à l’égard de Pierre permet d’éclaircir le sens de la dispute. C. Aksakov (1817-1860), l’un des grands idéologues slavophiles, accuse Pierre de deux péchés : il a brisé l’harmonie de toujours entre le peuple russe et le pouvoir ; ses réformes avaient un caractère antinational. Les slavophiles opposent radicalement la période moscovite, « nationale », de l’histoire russe, à celle, « antinationale », de Pétersbourg.

Quelques dizaines d’années avant la naissance du mouvement slavophile, Nikolaï Karamzine résume les grands vices de l’action pétrovienne, sans nier pour autant que « cette main puissante donne une nouvelle impulsion à la Russie ; nous ne reviendrons plus en arrière2 ». Écrite en 1811, à la demande de la grande-duchesse Catherine, sœur cadette de l’empereur Alexandre Ier et l’une des femmes les plus cultivées et les plus brillantes de son temps, la Note sur l’ancienne et la nouvelle Russie paraît pour la première fois à Berlin, en 1861. Une tentative, effectuée en 1870 pour la publier en Russie, se solde par un échec : la censure exige de retirer le texte de Karamzine d’un numéro, déjà prêt, des Archives russes et de le détruire. Il faut attendre 1900 pour que la Note soit éditée dans la patrie de l’historien. Ces indications bibliographiques sont nécessaires pour démontrer la justesse des points de vue de Nikolaï Karamzine ; ils seront repris – moins brillamment – par de nombreux adversaires des réformes de Pierre.

L’auteur de la Note sur l’ancienne et la nouvelle Russie part d’un constat : « Nos ancêtres qui, dès le règne de Michel et de son fils, avaient trouvé de nombreux avantages à l’emprunt de certains usages étrangers, gardaient encore l’idée que l’homme pieux de Russie était le citoyen du monde le plus accompli, et la Sainte-Russie le premier des États. On peut y voir un égarement de l’esprit ; mais quel amour de la patrie il recelait, et quelle force morale ! » L’historien poursuit : un siècle durant à « l’école des étrangers », les Russes qui, jusqu’alors, traitaient les Européens comme des infidèles, se mirent à les traiter en frères. Or, demande Karamzine, qui, des infidèles ou des frères, était le plus à même de subjuguer la Russie ? » Et il conclut : « Nous sommes devenus citoyens du monde mais, dans une certaine mesure, nous avons cessé d’être citoyens de Russie. La faute en revient à Pierre. » Suit le verdict de Karamzine : « Le bouillant monarque à l’imagination fébrile, découvrit l’Europe et voulut faire la Hollande en Russie3. »

Alexandre Pouchkine qui, dans son poème Poltava, évoque le héros, le chef d’armée vainqueur (« Il est beau, il est tout entier comme la foudre divine ») et, dans le Cavalier d’airain, chante la capitale du Nord, Pétersbourg (« Œuvre de Pierre », fenêtre sur l’Europe), voit les deux aspects de l’action menée par le tsar réformateur. Dans son Histoire de Pierre Ier, inachevée, Pouchkine souligne les contradictions entre les oukazes de Pierre le Grand et ses instructions quotidiennes : « Les premiers sont le fruit d’un vaste esprit, empli de bienveillance et de sagesse ; les secondes sont souvent cruelles, fantasques et paraissent écrites au knout4. » Approuvant les visées du tsar, le poète en condamne les méthodes. De ce point de vue, il est en accord avec Karamzine qui n’a pas oublié que « Pétersbourg est fondé sur les morts et les larmes ».

Disciple de Soloviev, le plus brillant et le plus talentueux des historiens russes, Vassili Klioutchevski ne partage pourtant pas l’enthousiasme de son maître à l’égard des transformations de Pierre. Il les juge limitées par un objectif très pratique : « La réforme accomplie par Pierre le Grand n’avait pas pour but de rebâtir l’ordre politique, social ou moral ; elle visait simplement à armer l’État russe et le peuple de recettes toutes faites, intellectuelles et matérielles, venues d’Europe occidentale5… » La résistance du peuple contraint Pierre à recourir à des méthodes brutales, qui donnent l’impression d’une révolution. En réalité, estime Klioutchevski, l’œuvre de Pierre s’apparente « plus à un ébranlement qu’à un bouleversement6 ». L’historien reproche surtout à Pierre l’absence, dans son État, « à côté du pouvoir et de la loi, d’un élément moteur, d’une personnalité libre, d’un citoyen7 ».

Les disputes scientifiques et idéologiques autour de Pierre Ier et de son œuvre se poursuivent jusqu’à la révolution de 1917, date à laquelle un nouvel ébranlement fait vaciller le pays et contraint à se tourner vers le passé pour mieux cerner le présent. L’époque de Pierre devient un point de référence, permettant de comprendre – ou de tenter de le faire – la nature et le sens de la révolution bolchevique. Presque simultanément, deux écrivains se tournent vers Pierre : en 1918, Alexis Tolstoï écrit Une journée de Pierre et, en 1919, Boris Pilniak – Sa Majesté Kneeb Piter Komandor. La nouvelle de Tolstoï décrit une journée parmi d’autres de la construction de la capitale impériale : « La ville du tsar s’édifiait aux confins de la terre, dans les marécages, au voisinage immédiat de la terre germanique. À qui faisait-elle besoin ? Pour quels nouveaux tourments fallait-il ruisseler de sueur et de sang et mourir par milliers – le peuple l’ignorait… Mais il était interdit de penser ou de rien éprouver, hormis de la docilité. Ainsi, campé sur son désert marécageux, par la seule force de sa terrible volonté, Pierre consolidait son État et rebâtissait la terre8. » Une effroyable cruauté, le pouvoir absolu du maître… Et cependant, pour l’écrivain, cette entreprise sans pitié a un sens : « Et que la hache du tsar perce une fenêtre dans les os et la chair du peuple ! Que périssent, dans le grand appel d’air, de paisibles moujiks, sans même savoir à quoi ils doivent sacrifier leur vie ! Que frémisse, du haut jusques en bas, la grande somnolence ! Car la fenêtre fut finalement percée, et un vent frais s’engouffra dans les calmes terems. Il chassa de leurs poêles les bourgeois endormis, et la population russe se mit à grouiller, à ramper vers les frontières ainsi repoussées, afin de prendre part à l’œuvre commune, à l’œuvre d’État9. » Pierre édifie un État puissant – en cela résident le sens de son action et sa justification.

Boris Pilniak a un tout autre point de vue. Le portrait impitoyable, dévastateur, qu’il brosse de Pierre, est sans équivalent dans la littérature et l’historiographie russes. Seuls les vieux-croyants, qui voyaient dans le fondateur de Pétersbourg l’incarnation de l’Antéchrist, parlaient de Pierre en ces termes. « Un homme, dont l’âme ne trouvait de plaisir que dans l’action. Un homme doté de facultés géniales. Un homme anormal, toujours ivre, syphilitique, neurasthénique, souffrant de crises psychasthéniques de mélancolie et de fureur, qui devait tuer son fils de ses propres mains. Un monarque incapable de se restreindre en quoi que ce fût, de comprendre la nécessité de se maîtriser – un despote. Un homme sans le moindre sens des responsabilités, méprisant tout, inapte, jusqu’à la fin de ses jours, à saisir tant la logique historique que la physiologie de la vie du peuple. Un maniaque. Un couard. Terrorisé dans son enfance, il en avait conçu la haine de l’Ancien, acceptait aveuglément le Nouveau, vivait avec des étrangers qui affluaient de toutes parts, attirés par l’appât de l’argent facile ; un homme à l’éducation de caserne, qui tenait pour un idéal les mœurs des matelots hollandais. Un homme demeuré jusqu’à la mort un enfant, aimant le jeu par-dessus tout et qui, sa vie durant, joua à la guerre, aux bateaux, aux parades, aux assemblées, aux illuminations, à l’Europe10… »

Boris Pilniak énumère longtemps encore les faiblesses, les tares et les crimes du premier empereur de Russie. L’écrivain se complaît à sa propre audace, à la résolution avec laquelle il s’immisce dans les dédales de la conscience et de l’inconscient du tsar. Mais Pilniak a surtout besoin de démasquer Pierre pour présenter la révolution d’Octobre comme un phénomène authentiquement russe, autrement dit antipétrovien.

Dans le roman L’Année nue (1922), Pilniak explique : « Depuis Pierre, l’Europe s’est dressée au-dessus de la Russie, et en bas, sous le cheval cabré11, notre peuple a continué de vivre comme il y a mille ans… La révolution a opposé la Russie à l’Europe… Dès les premiers jours de la révolution, la Russie, avec ses mœurs, ses usages, ses villes, a fait retour au XVIIe siècle12… » L’écrivain est convaincu que la révolution bolchevique est un soulèvement populaire qui balaie d’un coup tout ce qui a été accompli par Pierre et ses successeurs, afin de ramener la Russie à l’époque antépétrovienne bénie. Pilniak est persuadé que la chose est possible, car « l’antique Rus, intelligente, venant du fond des âges, avec son mode de vie, ses bylines, ses chansons et ses monastères, semble s’être repliée sur elle-même, cachée, tapie pour deux siècles…13 ».

Boris Pilniak n’a pas compris la nature du coup d’État bolchevik (il n’allait pas tarder à s’en apercevoir à ses dépens), mais surtout, il n’a pas saisi le caractère et les visées des leaders d’Octobre. Eux, aimaient Pierre le Grand. Lénine formule, avec clarté et concision, son opinion de l’empereur : « … Pierre accéléra l’adoption du mode occidental par la Rus barbare, sans dédaigner les moyens les plus barbares pour combattre la barbarie. » Le fondateur du Parti bolchevik ne cessera, lui, de répéter que la fin justifie les moyens ; jugeant nécessaire « l’adoption du mode occidental » pour réveiller la Russie, il approuve l’action de Pierre.

L’évolution du point de vue de Staline sur le tsar réformateur coïncide avec les fluctuations de sa vision des fins du coup d’État bolchevik. En 1931, dans un entretien avec l’écrivain allemand Emil Ludwig, Staline, admettant, avec son interlocuteur, que « Pierre le Grand fit beaucoup pour le développement de son pays et pour implanter en Russie la culture occidentale », ajoute cependant : « Oui, bien sûr, Pierre le Grand a fait beaucoup pour l’ascension de la classe des propriétaires terriens et le développement de la classe marchande naissante… Il a fait beaucoup pour l’instauration et le renforcement de l’État national des propriétaires et des négociants14. »

Quelques années plus tard, Staline rejette le jargon et les catégories marxistes, et impose la glorification de « l’État national ». Répondant au souhait du Grand Guide, Alexis Tolstoï écrit son roman Pierre Ier, dans lequel il chante le bâtisseur d’un État fort. À la fin des années trente, un film est réalisé d’après le roman, portant le même titre, où l’empereur apparaît comme le prédécesseur direct de Staline. Mais dans la seconde moitié des années quarante, Staline qui, entre-temps, s’est choisi pour ancêtre Ivan IV le Terrible, découvre un grave défaut à la politique de Pierre. S’entretenant avec Sergueï Eisenstein et Nikolaï Tcherkassov, qui joue le rôle du tsar dans le film Ivan le Terrible, Staline explique : « Pierre Ier est aussi un grand souverain, mais il a ouvert… trop largement les portes et accepté l’influence des étrangers dans le pays15… » Sans dénoncer aucunement les méthodes, Staline, à la fin de sa vie, critique les visées de Pierre : « l’adoption du mode occidental ».

Dans les années poststaliniennes, le premier empereur russe est présenté par les historiens comme un grand monarque, bâtisseur d’un puissant État centralisé, mais usant parfois de méthodes excessivement brutales. La figure de Pierre Ier redevient d’une brûlante actualité au milieu des années 1980, lorsque commence la perestroïka, conçue comme une « révolution d’en haut ». On découvre plusieurs modèles dans l’histoire russe, y compris Pierre le Grand. Comment imaginer, d’ailleurs, qu’on puisse rester indifférent à un tsar dont Alexandre Herzen disait : « Pierre et la Convention nous ont enseigné à marcher à pas de géant, à sauter d’un bond du premier mois de grossesse au neuvième » ? Pour Herzen, l’empereur russe est un révolutionnaire, au même titre que les chefs de la Révolution française. L’essentiel est de savoir passer d’un bond « du premier mois de grossesse au neuvième ».

Cette séduisante idée du « grand bond » poussera manifestement, à la fin de 1993, le bloc des partis libéraux et démocratiques à se présenter aux élections législatives, avec pour emblème la statue de Pierre le Grand à Pétersbourg (un cavalier faisant se cabrer le cheval Russie), auréolée d’un programme en trois mots : « Liberté. Propriété. Légalité. » Le bloc ainsi formé prend le nom de « Choix de Russie ».

L’actualité récurrente de Pierre rend plus ardue l’appréciation de son œuvre et de sa personne, que celles d’autres monarques russes. Le mythe de Pierre – grand bâtisseur de l’État ou Antéchrist, souverain russe progressiste par excellence ou « tsar substitué » – imprègne le point de vue des historiens, des politiciens et des idéologues. Une chose est sûre : nul, dans l’histoire russe, n’occupe autant de place que Pierre. Et, comme le confirment les événements de la fin du XXe siècle, son mythe est peut-être plus important que l’action réelle du tsar-charpentier.

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