4 Le Champ-des-Bécasses



Entre la bataille de la Kalka et la déroute de Mamaï, cent soixante années s’écoulèrent.

Extrait de la Zadonchtchina.


La bataille du Champ-des-Bécasses, qui oppose les princes russes conduits par Dmitri, grand-prince de Moscou, aux Tatars commandés par le khan Mamaï, est l’une des dates capitales de l’histoire russe. Entre la défaite des droujinas russes, mises en déroute, en 1223, sur les bords de la Kalka, par les cavaliers mongols « surgis de nulle part », ce qui devait marquer le début du joug mongol, et la bataille des bords du Don, en 1380, au Champ-des-Bécasses, contre les armées de Mamaï, cent cinquante-sept ans se sont écoulés. La Zadonchtchina, récit poétique consacré à la façon dont le grand-prince Dmitri Ivanovitch et son parent le prince Vladimir Andreïevitch « vainquirent leur suzerain, le tsar Mamaï, et écrit peu après la bataille (dans les années 1380-1390), arrondit à cent-soixante ans le délai écoulé de la défaite à la victoire.

En un siècle et demi, bien des choses ont changé. À commencer par l’adversaire des Tatars. En 1223, quand Djébé et Subötaï, les glorieux chefs de guerre de Gengis, lançaient leurs cavaliers sur les rives de la Kalka, ils trouvaient en face d’eux les droujinas de plusieurs princes : la Russie kiévienne, déclinante, déchirée, allait manifestement vers sa chute et ne pouvait opposer à l’ennemi une résistance sérieuse. En 1380, arrivent sur le Don, dans les steppes du sud, les droujinas des princes russes réunies autour de Moscou, dont la force n’a cessé de croître et qui a la bénédiction de l’Église. L’adversaire des Russes a changé, lui aussi, au cours de ces cent soixante ans. Le puissant empire de Gengis et de ses héritiers est, depuis longtemps, divisé en quatre oulous : l’empire Yüan en Chine et en Mongolie ; le royaume Il-khan de Perse ; le khanat de Djaghataï en Asie centrale ; l’oulous de Djötchi, qui inclut la Horde d’Or (dont le pouvoir s’étend sur les principautés russes), la Horde blanche (englobant les territoires de la rive droite du Syr-Daria jusqu’à la mer d’Aral), et la Horde bleue (les terres comprises entre la Caspienne et la mer d’Aral).

En 1359, le grand-prince Ivan le Rouge et le khan de la Horde d’Or, Berdibeg, meurent tous les deux. L’héritier du prince de Moscou, Dmitri, a neuf ans. La mort de Berdibeg, qui a occupé le trône après l’assassinat de son père et est lui-même tué au bout de deux années de règne, ouvre une période d’anarchie ou, pour reprendre l’expression des chroniqueurs russes, de « grande confusion ». À Saraï, les khans se succèdent à la vitesse de l’éclair ; certains gouvernent moins d’un an, avant d’être assassinés comme leurs prédécesseurs. La Horde perd son unité. Deux khans règnent en même temps. Le grand « faiseur de khans » est Mamaï, qui commande en Crimée et sur les bords de la mer Noire. Ne descendant pas de Gengis, il ne peut prétendre au trône, mais dispose de forces suffisantes pour y placer ceux qui l’agréent.

L’affaiblissement de la Horde, la « grande confusion » ne modifient pas les usages instaurés depuis un siècle et demi. Les boïars de Moscou envoient une ambassade à Saraï, afin de demander le iarlyk pour le petit prince Dmitri. On conduit même l’enfant à la Horde. La Russie a toujours besoin de la charte d’investiture décernée par le « tsar tatar ». Pourtant, la requête effectuée au nom d’un prince de neuf ans est en soi un signe de changement. Moscou veut avoir confirmation du caractère héréditaire de son pouvoir, quel que soit celui qui l’incarne. Le khan de la Horde accorde le iarlyk au prince de Souzdal, mais il est bientôt tué et le nouveau maître de Saraï a une préférence pour Moscou. Le prince de Souzdal refuse de rendre son titre de grand-prince, ce qui est une preuve supplémentaire de l’affaiblissement de l’autorité tatare. L’armée de Moscou, conduite par Dmitri, alors âgé de onze ans, assiège Pereïaslavl où s’est réfugié le rival de Souzdal. Le prince assiégé est contraint de céder, mais il adresse une plainte à Saraï. Et obtient son iarlyk. Un autre khan, soutenu par Mamaï, envoie également le iarlyk au prince de Moscou. Les troupes moscovites saccagent la terre de Souzdal.

Les vingt-cinq années suivantes constituent une étape importante dans l’histoire de l’ascension de Moscou. La principauté combat sur quatre fronts : la Horde, la Lituanie, Tver, Riazan. L’ennemi principal est la Lituanie, le grand allié – les Tatars. Mais si Moscou avait affaire, jusqu’à présent, à un État puissant et centralisé, la situation est désormais bien différente : la faiblesse de la Horde, les querelles entre les prétendants au trône de Saraï offrent des possibilités de manœuvre. Des opportunités qui n’échappent pas non plus aux adversaires de Moscou : Tver et Riazan les exploitent abondamment, tout en demandant le soutien d’Olgerd. Des accords se nouent et se dénouent entre les adversaires, mais aucun des deux grands ennemis, Moscou et la Lituanie, ne perd de vue le but final : l’unification de la Rus autour d’un seul centre.

La lutte n’a pas un caractère national : des Russes se battent contre des Russes, ils se dévastent mutuellement leurs terres, y mettant le même acharnement qu’à guerroyer contre les Tatars musulmans, ou les Lituaniens païens. Le conflit est de nature politique. Deux conceptions de l’État sont aux prises. Tver, Riazan, Souzdal, les villes riches de la Volga s’opposent au centralisme de Moscou, prônent le séparatisme, rêvent, en bonnes conservatrices, de restaurer les anciens usages, venus de la Russie kiévienne. Leur alliée est la Lituanie qui veut (et y réussit pour beaucoup sous le règne d’Olgerd) rassembler toutes les principautés orthodoxes, en leur laissant une complète autonomie et sans enfreindre les traditions d’une quelconque façon.

La conception politique de Moscou est bien différente. Avec une obstination sans faille, les princes moscovites Danilovitch, héritiers de Daniel, le fils d’Alexandre Nevski, œuvrent à l’édification d’un État centralisé, gouverné par un autocrate. Sur six générations, ils ne poursuivent qu’un but, n’agissent que dans une direction, jusqu’à ce que, sous le règne d’Ivan III, ils parviennent à leurs fins. Selon Vassili Klioutchevski, une qualité essentielle des Danilovitch fut leur « remarquable et constante médiocrité1 ». Le manque de personnalité, l’absence de véritable talent, ou de vices attirant l’attention, les pousse à suivre la voie politique tracée par leurs pères. L’historien souligne, parmi les traits positifs des princes, la force de leur sentiment familial, qui épargne à Moscou, pour une longue période, les guerres intestines ; il relève également leur piété, leur modération et leur prudence, leur capacité à amasser du bien. Énumérant les vertus des bâtisseurs de la principauté de Moscou, Vassili Klioutchevski n’omet pas, toutefois, de les présenter aussi comme des rapaces « guettant en douce leurs voisins2 ».

Dans la litanie des Ivan et des Vassili, qui ne se distinguent guère les uns des autres, le prince Dmitri, entré dans l’Histoire sous le nom de Donskoï, se détache immédiatement. Devenu prince à neuf ans, mort seulement trente ans plus tard, Dmitri doit avant tout sa gloire à sa victoire sur les Tatars, au Champ-des-Bécasses. Le 7 novembre 1941, prononçant un discours sur la place Rouge que les Allemands, aux portes de Moscou, peuvent observer à la jumelle, Staline parle aux soldats des « vaillants représentants de nos grands ancêtres ». Il nomme d’abord Alexandre Nevski, puis Dmitri Donskoï.

La politique étrangère est le principal souci de Dmitri ou, comme en témoignent les contemporains, soutenus en cela par les historiens, du métropolite Alexis qui inspire aussi la politique intérieure du prince de Moscou. Vingt ans durant, jusqu’à sa mort en 1378 (soit les deux premières décennies du règne de Dmitri), Alexis mène une politique visant à renforcer la puissance moscovite. Cela se traduit par un agrandissement du territoire de la principauté et des tentatives pour affaiblir ses adversaires. Le style expressif de la chronique ne laisse aucun doute sur les principes qui fondent la ligne de Dmitri, élaborée par Alexis : « Dmitri amena tous les princes sous son pouvoir, et ceux qui refusaient de se plier à sa volonté, il entreprit de leur porter atteinte. » Le sens de la formule « porter atteinte » apparaît pleinement, ne fût-ce que dans l’épisode avec Michel, prince de Tver. Ayant résolu d’intervenir dans la brouille des princes de Tver, Dmitri convoque pour arbitrage à Moscou Michel et ses boïars, et ordonne aussitôt de les jeter au cachot. L’ambassadeur tatar obtient leur libération. Si Dmitri ne se laisse guère impressionner par le prince de Tver, son dangereux et puissant rival, on peut imaginer qu’il ne risque pas de prendre des gants avec des princes plus faibles.

Tver et Riazan n’ont pas l’intention d’accepter les prétentions moscovites et emploient tous les moyens possibles pour combattre Dmitri. Par trois fois, Michel de Tver « envoie » les droujinas lituaniennes contre Moscou. Le danger tvero-lituanien qui pèse sur la capitale, incite Dmitri à remplacer la palissade de bois qui entoure le Kremlin par une enceinte de pierre. Moscou, dès lors, mérite son appellation de cité « aux pierres blanches ». Dans les années 1370, sous les coups incessants de Moscou, la puissance de Tver et de Riazan chute considérablement.

La politique du métropolite Alexis poursuit un autre but que le simple renforcement de la puissance moscovite : la consolidation du pouvoir autocratique du prince. Le métropolite donne sa bénédiction pour l’exécution d’Ivan Veliaminov, fils du défunt et ultime chef du viétché de Moscou, le tyssiatski (chiliarque) Vassili Veliaminov. Ivan, qui avait osé protester contre la suppression du dernier reste de liberté de l’ancien viétché, est décapité, le 30 août 1374, au champ de Koutchka.

Le troisième élément essentiel de la politique d’Alexis est le renforcement du rôle de l’Église dans la conduite des affaires de l’État. La place particulière occupée par l’orthodoxie dans la vie spirituelle du pays, son importance en tant que force unissant tous les croyants par-delà les frontières entre les principautés, sont transformées par le métropolite en instrument d’une politique étatique. L’historien contemporain parle de « l’édifice d’une théocratie orthodoxe, bâti par le métropolite Alexis, avec l’aide du supérieur du monastère de la Trinité, Serge de Radonège3. » Par bien des aspects, l’action d’Alexis aux côtés du jeune Dmitri rappelle celle de Richelieu auprès de Louis XIII. Dans les deux cas, la suite de l’histoire est la même : ayant atteint leur majorité, le prince et le roi rejettent les conseils de leurs mentors, affirmant ainsi leur autonomie. Résolu, abrupt, « digne précurseur d’Ivan le Terrible4 », Dmitri prend avec assurance le pouvoir en main. Malgré la résistance d’Alexis, qui ne souhaite pas qu’un prince le remplace aux fonctions de guide spirituel, et l’opposition de Serge et de l’évêque de Souzdal, Dmitri ne cède pas. Son candidat, Mitiaï, meurt en se rendant à Constantinople pour y recevoir la mitre. Dmitri refuse d’accueillir le nouveau métropolite à Moscou, le soupçonnant d’avoir fait empoisonner Mitiaï. Il faudra attendre 1381 pour que le prince moscovite convie à venir dans sa capitale le métropolite de Kiev, qui bénéficie du soutien de Serge.

La mort d’Alexis ne modifie pas les fondements de la politique moscovite. Mais, du vivant même du métropolite, Moscou montre des velléités d’indépendance à l’égard des Tatars et commence à utiliser dans ses intérêts la « grande confusion » de la Horde. Lorsqu’en 1375, Michel de Tver obtient de Saraï le iarlyk de grand-prince, déjà décerné à Dmitri, le prince de Moscou, sans se soucier de la Horde, réunit une armée qui ravage la terre de Tver : villages incendiés, blés saccagés, population réduite en esclavage. Le prince Michel se réfugie en Lituanie, et Saraï reconnaît à Dmitri les droits qu’il a défendus par la force. Des khans tatars attaquent ici ou là, d’eux-mêmes, sans en référer à la Horde, les principautés russes, parfois vainqueurs, parfois mis en déroute. La droujina de Moscou se voit donc de plus en plus souvent contrainte de guerroyer contre les Tatars et acquiert une expérience en la matière. En 1377, Dmitri envoie des troupes en aide à son beau-père, le prince de Souzdal. Les Moscovites sont défaits. L’année suivante, Dmitri remporte la victoire sur l’armée du mourza Beguitch, sur les bords de la Voja (en terre de Riazan).

En 1380, le « perfide et orgueilleux prince de la Horde de la Volga, Mamaï5 », réunit une armée qu’il mène contre Moscou. Nikolaï Kostomarov énumère les acteurs de cette campagne : le khan Mamaï a « engagé des gens de Khiva, des Bourtasses, des Lassis, il a fait alliance avec le prince Jagellon de Lituanie et les Génois de la mer Noire ». Il aurait pu inclure dans sa liste les participants russes. Le prince de Riazan, Oleg, ne se contenta pas de rallier Mamaï, il envoya également un émissaire au grand-duc lituanien Jagellon, avec cette invite : « Je t’annonce une heureuse nouvelle, grand-duc Jagellon de Lituanie ! Je sais que tu as formé depuis longtemps le projet de chasser le prince Dmitri et de t’emparer de Moscou. Notre heure est venue. Car le grand khan Mamaï lui marche sus, avec une immense armée. Joignons-nous à lui6. » Jagellon accepte ; préparant sa campagne contre Moscou, il assure ses arrières, en signant un pacte avec l’Ordre.

À la coalition bigarrée de Mamaï s’oppose l’armée de Dmitri, composée de princes russes gravitant autour Moscou, mais aussi de deux princes lituaniens, deux fils d’Olgerd brouillés avec Jagellon. Mamaï a concentré sur ses arrières les troupes du khan Toqtamich, qui vise le trône de la Horde d’Or et soutient donc Dmitri. Gueorgui Vernadski note que « ce fut un grand bonheur pour Dmitri d’avoir, auparavant, brisé la résistance des princes de Tver. Certes, il n’y eut pas de détachements de Tver aux côtés de Dmitri, au Champ-des-Bécasses, mais au moins n’y en eut-il pas contre lui7. » Les Novgorodiens non plus ne prennent pas part à la campagne contre Mamaï, opposés qu’ils sont aux projets de conquêtes de Moscou et craignant pour leurs usages, menacés par la politique autocratique des princes moscovites.

Le prince Dmitri décide de se porter à la rencontre de l’ennemi. Aux environs du 15 août 1380, les troupes russes sont réunies à Kolomna, près de Moscou et, à travers la terre de Riazan, gagnent le Don. Le 8 septembre, au Champ-des-Bécasses, à l’embouchure de la Nepriavda, a lieu le choc des deux armées. La droujina lituanienne de Jagellon arrive en retard au combat. L’issue de la bataille, longtemps incertaine, est décidée par l’action des troupes qui donnent l’assaut et écrasent les lignes ennemies. Défait, Mamaï se réfugie dans la steppe azovienne, où il est rattrapé par Toqtamich. Sur les bords de la Kalka où, cent cinquante-sept ans plus tôt, les princes russes avaient été battus, les deux armées tatares ayant fait leur jonction, Mamaï est à nouveau vaincu. Il s’enfuit à Caffa, en Crimée, chez les Génois qui l’assassinent traîtreusement. Son fils trouve refuge en Lituanie, où il est chaleureusement accueilli. Parmi ses descendants, une place particulière reviendra à Elena Glinskaïa, mère d’Ivan le Terrible.

La signification de la bataille du Champs-des-Bécasses excède largement le cadre d’une victoire militaire, de la défaite d’une armée ennemie, permettant d’éviter un raid sur Moscou. La victoire est payée au prix fort : la fine fleur de l’armée russe tombe au champ d’honneur. L’écrasement de l’armée de Mamaï n’implique pas encore, ainsi que le croient les vainqueurs, la fin du joug tatar : deux ans plus tard, le khan Toqtamich livrera Moscou aux flammes. Mais la victoire contre Mamaï est capitale sur le plan moral. Vassili Klioutchevski écrit : « Le peuple, habitué à trembler au seul nom des Tatars, se dressa contre ceux qui l’avaient asservi ; il ne trouva pas seulement le courage de s’insurger, il partit au-devant des armées tatares dans l’immensité de la steppe et s’abattit, indestructible muraille, sur l’ennemi, l’ensevelissant sous les os de ses milliers de morts8. » La bataille contre Mamaï est le signe d’un éveil du sentiment national, directement lié au sentiment religieux. Pour les combattants et leurs descendants, la bénédiction donnée aux troupes de Dmitri par Serge de Radonège, est d’une importance vitale. Elle fait de la bataille contre l’armée de Mamaï un combat pour la foi, le choc des orthodoxes contre les infidèles (païens, musulmans et catholiques, ces derniers étant représentés par les Génois) et les renégats (Russes servant dans l’armée du prince lituanien).

La victoire sur les hétérodoxes est obtenue sous la conduite du prince de Moscou. La bataille du Champ-des-Bécasses devient donc un événement essentiel dans l’histoire de Moscou. Elle confirme en effet, de la façon la plus convaincante, le droit de la ville fondée par Iouri Dolgorouki à devenir le centre de la Russie.

La place occupée par la bataille du Champ-des-Bécasses dans l’histoire russe explique l’intérêt que lui portent les historiens, mais aussi les idéologues qui cherchent à utiliser la défaite de Mamaï pour étayer leurs idées. Le point de vue traditionnel sur les événements de 1380 est formulé brièvement dans le manuel scolaire adopté en 1992, après que tous les autres eurent été rejetés comme peu fiables : sous le règne de Dmitri Donskoï, « l’union des principautés se fit autour de Moscou pour combattre la Horde d’Or »9. Le manuel laisse de côté tout l’entrelacs des intérêts contradictoires défendus par les innombrables acteurs de l’événement, ne retenant que l’essentiel : les principautés russes sont réunies par Moscou pour lutter contre le joug tatar.

Vers les années soixante-dix, les historiens et publicistes soviétiques commencent à formuler un point de vue un peu différent. Ils portent une minutieuse attention aux colonies génoises installées en Crimée aux XIe-XIIe siècles, entraînant les rives de la mer Noire dans un négoce particulièrement actif. La Crimée compte alors parmi les possessions de Mamaï, et le khan tatar a recours aux services des Génois. En Crimée vivent aussi des juifs, descendants des Khazars. Une nouvelle conception se fait donc jour, en Union soviétique, qui présente la bataille du Champ-des-Bécasses comme un combat entre la Rus et l’Occident. Dans cette configuration, Mamaï devient l’instrument de l’Occident catholique et capitaliste, qui perçoit dans Moscou une menace pour lui-même. Les tenants de cette théorie avancent, pour preuve supplémentaire de sa justesse, le fait que la Lituanie, vieil adversaire de Moscou et voisine de la Pologne catholique, compte parmi les alliés de Mamaï. Lev Goumilev est le grand porte-parole de cette conception. Eurasien convaincu que l’union – la « symbiose » – avec les Tatars est un bien pour Moscou, il dessine un schéma dont les pôles sont deux khans tatars : Mamaï et Toqtamich. Autour d’eux, selon l’historien contemporain, se cristallisent les deux programmes moscovites. Le premier implique la soumission à Mamaï, l’accès de la Rus aux colonies génoises, un accord avec le pape pour la restauration de l’unité de l’Église et, au bout du compte, une paix solide et durable. Le second se fonde sur la nécessité de l’obéissance à Toqtamich, qui seule permettra le renforcement de Moscou comme théocratie orthodoxe, centre unificateur de la Rus. Pour Lev Goumilev, Mamaï est un Tatar « corrompu », qui laisse l’influence occidentale pénétrer la steppe : « Elle s’infiltra par les canaux économiques, à travers les Italiens, et, sur le plan politique, par le biais des Lituaniens10. » En conséquence de quoi, « l’unique adversaire conscient de l’Occident était la métropole moscovite, qui dirigeait alors la Rus. Cela fit de Moscou le seul adversaire de Mamaï, donc, l’alliée des khans de la Horde bleue, les Gengiskhanides11 ».

Lev Goumilev fonde ses « programmes » sur sa propre interprétation des sources disponibles. Et lorsque les témoignages viennent à manquer, l’historien, de son propre aveu, « complète » ceux qui existent, en les inscrivant dans un contexte plus large et en les examinant du point de vue du XXe siècle. Lev Goumilev reconnaît que le premier programme était le plus populaire à Moscou, non seulement parmi les boïars, mais aussi dans le milieu ecclésiastique. Pour l’historien, le confesseur de Dmitri, Mitiaï, que le prince destinait à devenir métropolite, en était le premier partisan. La meilleure preuve des sentiments « pro-Mamaï » de Mitiaï est, selon Lev Goumilev, l’autorisation qu’il reçut de traverser les possessions du khan lors de son voyage à Constantinople, ainsi que la soudaine mort du prélat. Si les contemporains et Dmitri Donskoï lui-même soupçonnèrent un empoisonnement, Lev Goumilev, lui, n’a aucun doute sur ce point. Il considère cependant que ce meurtre était une mesure nécessaire : « Mitiaï ne faisait que gêner la consolidation de la Terre russe et sa puissance, aussi se débarrassa-t-on de lui. La Russie valait d’être sauvée12. » Sans nous appesantir sur la question des moyens et des fins, relevons une contradiction : Mitiaï qui, de l’avis de Goumilev, agissait contre les intérêts de la Russie, était le confesseur et le candidat de Dmitri qui, selon ses contemporains et ses descendants, ouvrit la voie de la libération du joug tatar. L’historien fait fi de cette contradiction, expliquant les « erreurs politiques » du prince par « sa jeunesse et son peu de talent13 », et ses actions plus heureuses par l’influence de l’Église orthodoxe qui corrigeait ses erreurs.

Il existe, dans le schéma de Lev Goumilev, une contradiction plus grave. L’allié naturel – selon lui – de Moscou, le khan Toqtamich, ravage impitoyablement la ville, deux ans après le Champ-des-Bécasses qui avait vu la défaite de son ennemi, Mamaï. Là encore, l’historien lève la contradiction, en l’expliquant par le complot. Les princes de Souzdal, depuis longtemps adversaires irréconciliables de Moscou, envoyèrent une dénonciation au khan tatar, accusant Dmitri de s’entendre secrètement avec la Lituanie, alliée de Mamaï. Toqtamich, « Sibérien confiant et naïf14 », prit ces accusations pour argent comptant et s’en fut guerroyer contre Moscou.

La victoire du Champ-des-Bécasses a, nous l’avons vu, un immense impact moral. Mais la « grande confusion » a pris fin dans la Horde. La mort de Mamaï ouvre à Toqtamich le chemin de Saraï. Le khan des Hordes blanche et bleue devient également celui de la Horde d’Or. Le territoire de l’oulous de Djötchi, du Syr-Daria au Dniestr, est désormais placé sous son autorité. Enorgueillis par leur victoire sur Mamaï, les princes russes refusent de payer le tribut. Le 12 août 1382, l’armée de Toqtamich arrive aux portes de Moscou. Le prince Dmitri a quitté la ville pour tenter de réunir une troupe. Confiant dans la parole des princes de Souzdal, les Moscovites ouvrent les portes de la ville aux envoyés des Tatars. Les soldats ennemis font alors irruption, et c’est le début du carnage. Après l’incendie et le saccage de la ville, on inhumera vingt-quatre mille corps.

Le joug tatar se maintiendra encore un siècle, même si la nature des relations entre le khan et les principautés soumises se transformera, les deux parties ayant besoin l’une de l’autre. Toqtamich, qui croit à sa bonne étoile et se prend pour le nouveau Gengis Khan, déclare la guerre à Timour. En 1370, Timour, dit Timour lenk (le Boiteux) ou Tamerlan, se décrète empereur, après avoir conquis l’Asie centrale. La capitale de son empire est Samarkand, d’où le nouveau conquérant part en campagne aux quatre coins du monde. Sans s’arrêter un instant pour affermir son pouvoir, Timour s’empare du Khwârezm, de la Perse, de l’Inde, de la Syrie, et meurt en 1405, lors d’une campagne contre la Chine. En 1376, Toqtamich, prétendant au trône de Saraï, est venu le trouver à Samarkand pour lui demander son soutien. Timour l’aide, en effet, à combattre Mamaï et à redresser l’oulous de Djötchi. En 1387, le khan de la Horde d’Or lance un défi à son ancien protecteur et engage une guerre qui durera jusqu’au décès des protagonistes (Toqtamich est tué en 1407). La guerre contre Timour affaiblit la Horde qui a besoin de l’aide de Moscou. La chronique du règne de Timour-Tamerlan rapporte que, dans l’armée de Toqtamich, lors de sa campagne contre Timour à Ferghana, à la fin de 1388, se trouvaient des droujinniks moscovites15.

Moscou éprouve elle aussi le besoin pressant d’un allié, ou d’un protecteur puissant. Après le raid de Toqtamich, Dmitri Donskoï rétablit la collecte du tribut versé au khan. Le poids du tribut n’est pas excessif. Il a été calculé que, même pendant la pénible année 1389, Dmitri paya cinq mille roubles, soit, compte tenu de la densité de la population, cinquante kopecks par personne16. Si cet impôt est humiliant, il permet aussi au prince de Moscou d’exercer une pression sur les oudiels et leurs princes, ses cousins moins puissants. Juridiquement indépendants du grand-prince, ils lui sont liés par le tribut qu’il collecte pour le khan. Les rapports entre les princes et leur aîné sont définis par contrat. Y figure, en bonne place, l’exigence du grand-prince à l’égard des oudiels, ainsi formulée : « C’est moi, et non toi, qui aurai affaire à la Horde. » Les contacts financiers échappent désormais aux oudiels pour devenir le privilège du prince de Moscou. La collecte du tribut se transforme en instrument permettant d’assurer la dépendance politique des princes patrimoniaux. « Une nouvelle acceptation du joug tatar », écrit Gueorgui Vernadski, « fut le seul moyen de restaurer, par toute la Russie du Nord-Est, le pouvoir du prince moscovite17… »

La position de Moscou est rendue plus délicate par la décision du grand-duc lituanien Jagellon de se convertir au catholicisme, condition sine qua non de son mariage avec l’héritière du trône de Pologne, Hedwige. En 1386, Jagellon franchit le pas, épouse Hedwige et coiffe la couronne polonaise sous le nom de Ladislas II. La Lituanie n’est pas pour autant englobée dans le royaume de Pologne : un accord est passé en vue de la création d’une union dynastique. Un puissant État polono-lituanien se forme, qui jouera un rôle essentiel dans l’histoire de la Moscovie, puis de la Russie.

La décision de Jagellon est motivée par le désir de trouver de l’aide dans le combat qu’il mène contre l’Ordre, lequel continue, obstiné, impitoyable, à christianiser les Lituaniens, dévorant leur territoire. Son baptême volontaire prive les croisés du prétexte qui justifiait leur conquête de la Lituanie. Le prince avait le choix entre l’orthodoxie et le catholicisme. L’immense majorité de ses sujets est orthodoxe. À la fin du XVe siècle, le grand-duché de Lituanie couvre quelque huit cent mille kilomètres carrés, dont moins de soixante-dix mille, soit 10 % de la superficie, sont peuplés de Lituaniens d’origine. En 1384, Jagellon a entrepris des pourparlers avec Dmitri Donskoï, concernant son éventuelle conversion à l’orthodoxie et son mariage avec la fille du prince de Moscou18. Ces projets stagnent, Jagellon voulant se marier avant de devenir orthodoxe. La véritable raison de l’échec des pourparlers est toutefois le désir du prince lituanien d’arracher à Moscou la promesse de l’aider à combattre l’Ordre. Après le raid dévastateur de Toqtamich, Dmitri Donskoï n’est pas en état de partir en guerre contre les croisés. Jagellon se tourne donc du côté de Cracovie.

À l’âge de vingt-six ans, le prince lituanien prend pour épouse une princesse polonaise de onze ans, monte sur le trône et fonde la dynastie des Jagellons. Lui succède, à la tête de la Lituanie, un cousin du roi de Pologne, Witowt, qui prend le titre de grand-duc de Lituanie et de Russie. Avec l’appui de la Pologne, la Lituanie devient un adversaire beaucoup plus redoutable. Cependant, convertie au catholicisme, elle cesse d’être la rivale de Moscou dans l’unification des principautés orthodoxes. Witowt s’occupe activement d’élargir les frontières de la Lituanie, poursuivant en cela l’œuvre de ses pères. Sous son règne, la Lituanie s’étend de la Baltique à la mer Noire. Le caractère de cette expansion s’est pourtant modifié. Les princes païens montraient de la tolérance envers l’orthodoxie des populations conquises. Witowt le catholique, lui, entreprend de les convertir à sa foi.

En 1389, une autre mauvaise nouvelle parvient à Moscou : en Serbie, la coalition serbo-bosniaque a été mise en déroute, à la bataille de Kossovo-Polje (le Champ-des-Merles), par l’armée du sultan turc Murat Ier. Les États slaves des Balkans – Serbie et Bulgarie – passent pour près de cinq siècles sous domination ottomane. Le grand fondement de l’orthodoxie, Byzance, qui paie déjà le tribut aux Turcs depuis les années 1370, est vassalisé par le sultan, et s’affaiblit de plus en plus, déchiré par les intrigues. En 1398, l’empereur Manuel II demande l’aide de Moscou. Mais le prince Vassili Ier a trop de soucis sur son propre territoire et manque par trop de puissance pour soutenir l’empereur. Le déclin politique et militaire de Byzance engendre une détérioration des rapports entre la métropole de Moscou et le patriarcat de Constantinople, qui s’oppose de toutes ses forces aux velléités d’indépendance de cette métropole lointaine.

Le biographe de Dmitri Donskoï, notant que l’Histoire « en a gardé le souvenir, comme du vainqueur des Tatars », n’en estime pas moins que « sa politique intérieure fut également remarquable, peut-être plus brillante encore19 ». Nous avons évoqué les grandes orientations de cette politique : agrandissement des possessions de Moscou, renforcement du pouvoir autocratique du prince. Le testament de Dmitri est le digne couronnement de son œuvre. Depuis Ivan Kalita, nous l’avons vu, les princes moscovites, lorsqu’ils partagent leurs domaines, en attribuent une plus large part à leurs aînés. Au début du XVe siècle, le « supplément à l’aînesse » prend de telles proportions qu’il fait de cet avantage matériel une véritable force politique. L’accroissement constant, plusieurs générations durant, de la votchina de l’aîné devient le fondement du pouvoir politique dont jouit le grand-prince de Moscou. Un calcul effectué par Vassili Klioutchevski montre la différence entre les lots attribués aux héritiers. Dans son testament, le grand-prince indique la part que chacun d’eux devra verser pour chaque millier de roubles à payer aux Tatars. Dmitri partage ses biens entre ses cinq fils. La quote-part de l’aîné, Vassili Ier, n’est pas de deux cents, mais de trois cent quarante roubles, soit plus du tiers. Dmitri Donskoï ne s’arrête pas là : il lègue à Vassili, en propriété indivise, la grande-principauté de Vladimir. Le grand-prince de Moscou devient donc aussi, héréditairement, grand-prince de Vladimir. Une décision qui accroît considérablement la puissance matérielle et politique de Moscou.

Le testament de Dmitri ne permet pas, malgré tout, d’occuper le trône sans l’autorisation du khan. Vassili Ier obtient l’investiture en 1389. Il gardera la couronne de Moscou jusqu’à sa mort, en 1425. Les historiens russes ne portent pas un intérêt excessif à Vassili Dmitrievitch. Pourtant, les trente-six années de son règne sont une période de rudes épreuves pour Moscou. Bien que Vassili Ier ne semble pas avoir frappé les chroniqueurs par des talents particuliers, il possède manifestement les qualités nécessaires à son temps. Prudent mais sachant, au besoin, se montrer résolu, il a un art de la diplomatie qu’il met maintes fois à profit.

Sa première épreuve, Vassili la subit à Saraï. En 1383, Dmitri envoie son fils trouver le khan qui, en dépit des accords passés, a cédé aux instances (et aux présents) du prince de Tver et accordé le iarlyk de grand-prince au rival de Moscou. Vassili réussit à assurer le titre à Dmitri, mais Toqtamich le garde en otage à la Horde. Deux ans plus tard, Vassili s’évade et, à travers Kiev sous domination lituanienne, regagne Moscou. À Kiev, il a épousé Sophie, fille du grand-duc de Lituanie, Witowt.

L’évasion de Vassili ne nuira pas aux relations entre le prince moscovite et le khan. Après la mort de son père, Vassili n’obtient pas seulement le iarlyk de grand-prince pour Moscou, mais en 1390, il se rend à Saraï et achète celui de la principauté de Nijni-Novgorod. La chronique rapporte que Vassili y consacra beaucoup « d’or, d’argent et de présents somptueux », à l’intention des familiers du khan et de Toqtamich lui-même, mais Nijni-Novgorod, la cité la plus riche de la Volga, valait la dépense. En outre, la perte de Nijni-Novgorod entraînait un affaiblissement considérable du rival de Moscou, le prince de Souzdal, qui possédait la ville.

L’acquisition de Nijni renforce Moscou et déplace les limites de la principauté loin à l’est. La chose n’est pas sans risque, mais elle offre un champ de manœuvres que les continuateurs de la politique de Vassili ne manqueront pas de mettre à profit.

L’agrandissement du territoire, qui porte en même temps un coup aux adversaires de Moscou dans les autres principautés, est l’une des trois grandes orientations de la politique moscovite. Les deux autres concernent les relations avec les Tatars et la Lituanie. Les rapports entre Moscou et la Horde sont déterminés par la guerre entre Toqtamich et Timour-Tamerlan. Pendant plus de dix ans, sur d’énormes distances – de l’Amou-Daria à l’Irtych, du Terek à l’Oka –, les héritiers de Gengis guerroient contre les Türks, nouveaux prétendants à la suprématie en Eurasie. En 1387, Toqtamich, devenu khan de la Horde d’Or avec l’aide de Timour, profite de ce que le « Boiteux de fer » se bat en Perse pour attaquer les terres de son bienfaiteur. Timour rentre en hâte et met Toqtamich en déroute. Un an plus tard, ayant repris des forces, le khan de la Horde agresse à nouveau Timour. Un détachement de Moscou combat aux côtés des Tatars. Une fois encore, l’armée de Timour remporte la victoire.

Avec un entêtement stupéfiant, Toqtamich s’efforce sans cesse de vaincre l’armée de Timour-Tamerlan et subit défaite sur défaite. Invariablement, Tamerlan, sa victoire assurée, se refuse à rester sur les territoires conquis ; il regagne ses terres, ne laissant que ruines et cendres dans les villes prises, massacrant leurs défenseurs et emmenant avec lui nombre de prisonniers. Les Türks à peine partis, le khan de la Horde d’Or se manifeste à nouveau. En 1393, Toqtamich, depuis Tana (Azov), adresse une lettre au roi de Pologne, exigeant de lui qu’il paie le tribut. En 1395, Tamerlan décide d’en finir avec son adversaire décidément trop remuant. Il choisit, cette fois, la voie la plus directe, à travers le Caucase, pour gagner les principales villes de la Horde d’Or : Saraï et Astrakhan. Sur les bords du Terek, l’armée de Toqtamich est mise en déroute. Le khan s’enfuit. Timour-Tamerlan saccage Tana, Saraï et remonte vers le nord, menant son armée contre le tributaire du khan de la Horde, Moscou. Réunissant une importante armée, le prince Vassili marche vers l’Oka, frontière de la principauté de Moscou. La chronique évoque, en cette circonstance, un enthousiasme religieux qui rappelle les sentiments animant les Russes à la veille du combat contre Mamaï. Sur ordre du grand-prince et du métropolite Cyprien, l’icône miraculeuse de la Vierge, qu’Andreï Bogolioubski avait prise à Kiev, est transportée de Vladimir à Moscou. Après avoir mis à sac la ville russe de Ielets, Timour renonce et quitte la terre de Riazan en direction du sud. La guerre que se livrent Toqtamich et Tamerlan entraîne dans son tourbillon sanglant tous les peuples du continent eurasien et a un impact considérable sur les relations entre Moscou et la Lituanie. Dans le triangle Toqtamich-Vassili-Witowt, les alliances changent continuellement, selon l’issue des combats : les adversaires d’hier se liguent contre les amis de la veille, puis se séparent et créent de nouvelles unions. Chacune des parties en présence poursuit ses propres buts, consistant essentiellement en un élargissement du territoire sur lequel elle exerce son autorité.

Devenu grand-duc de Lituanie en 1392, Witowt poursuit la politique d’Olgerd, s’efforçant d’assurer son hégémonie sur le monde orthodoxe d’Europe orientale. En 1395, profitant de ce que Moscou est occupée à repousser l’attaque de Tamerlan, Witowt s’empare de la principauté de Smolensk. L’année suivante, le prince lituanien inclut dans ses possessions la ville de Liouboutsk, sur l’Oka, s’immisçant ainsi entre Moscou et Riazan. Il projette d’effectuer, par le sud, un mouvement tournant autour la principauté de Moscou. Vaincu pour la énième fois, Toqtamich, cependant, se réfugie en Lituanie. Witowt décide alors d’aider le khan destitué à retrouver son trône. Avec un protégé à Saraï, la Lituanie disposerait d’un sérieux instrument de pression sur Moscou.

En 1399, sur les bords de la Worskla, affluent du Dniepr, la puissante troupe de Witowt, magnifiquement armée – elle dispose, entre autres, d’une artillerie – et composée pour l’essentiel de soldats de Russie occidentale, est littéralement anéantie par les Tatars que commandent le khan de la Horde d’Or, Timour Qoutlough, et le célèbre chef d’armée Idiqou. Moscou peut enfin respirer. Les Lituaniens perdent Smolensk. Witowt, toutefois, ne tarde pas à reconstituer ses forces. En 1404, il s’empare de Viazma, reprend Smolensk l’année suivante ; pour deux siècles et demi, la ville devient la frontière pour laquelle Russes et Polonais ne cesseront de se battre.

Le danger lituanien acquiert une acuité particulière aux yeux de Moscou, après la conversion de la Lituanie à la « foi latine », au catholicisme. Un catholicisme particulièrement agressif envers la population orthodoxe du grand-duché. La résistance opposée par la majorité de la population pousse Witowt à chercher un moyen de réunir les Églises, de faire une « union ». Un temps, il lui semble que le fondement de cette union pourrait être le programme des hussites, mais les idées des protestants tchèques n’éveillent guère d’écho parmi les orthodoxes de Lituanie. Witowt obtient la création d’une métropole orthodoxe pour la Rus lituanienne. En 1418, le métropolite est envoyé au concile de Constance qui déclare Jan Hus hérétique et le condamne au bûcher. Les pourparlers concernant l’union, sur la base du programme hussite, se soldent donc par un échec. Mais l’idée même de l’union continue de faire son chemin.

Le danger lituanien contraint Moscou à demander l’aide de la Horde. Une demande d’autant plus pressante que Witowt devient plus puissant. Laissant Moscou en paix quelque temps, le prince lituanien concentre son attention sur la menace que les croisés font peser sur son pays. En effet, bien qu’après le baptême de la Lituanie, l’action de l’Ordre teutonique semble avoir perdu son sens, les « chiens-chevaliers » refusent de renoncer à leur projet de créer un État puissant sur le territoire de l’Europe orientale. En 1410, les forces conjuguées de Lituanie, de Pologne et des principautés russes de l’ouest mettent en déroute l’Ordre teutonique, à la bataille de Grunwald (Tannenberg, pour les Allemands). Cette victoire brise définitivement l’Ordre teutonique : un siècle plus tard, ses possessions sont transformées en État laïc (1525), dépendant de la Pologne. Un État – la Prusse – qui fera beaucoup parler de lui par la suite. La bataille de Grunwald, sur laquelle des informations vagues et contradictoires nous sont parvenues par les chroniqueurs (en particulier le Polonais Dlugoch), devient le symbole de l’affrontement entre Slaves et Allemands. Pour ces derniers, la défaite est une tache noire de leur histoire, une honte qui ne sera lavée, dans leur esprit, qu’en août 1914, par la défaite de l’armée russe en Prusse-Orientale, à la bataille de Tannenberg. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la bataille de Grunwald deviendra, dans la propagande soviétique, « un exemple historique de l’unité militaire des Slaves et des Baltes ». La victoire est portée au compte des « Russes, Lituaniens, Polonais et Tchèques20 ». L’historien pourrait ajouter les Tatars à la liste, car l’armée de Jagellon-Witowt comptait quelques-uns de leurs détachements.

La bataille de Grunwald-Tannenberg, où s’affrontent, d’un côté Polonais, Lituaniens, un régiment de Smolensk et des droujinas tchèques, et de l’autre les chevaliers de l’Ordre teutonique qui ont appelé à la rescousse les amateurs d’aventures et de rapines d’Europe occidentale, n’a pas un caractère de guerre nationale, mais elle sera utilisée par les générations suivantes comme une empoignade mythique, susceptible d’éveiller des sentiments nationaux.

L’heureuse issue de la bataille renforce considérablement Witowt, qui réussit à supprimer la menace occidentale pesant sur la Lituanie. En 1411, le protégé du grand-duc lituanien prend le pouvoir dans la Horde. Moscou y voit un tel danger qu’après une interruption de quinze ans, elle décide de recommencer à payer le tribut au khan. Vassili Ier se rend à Saraï, « avec quantité de richesses ». En 1413, la Diète polono-lituanienne entérine un nouveau traité d’union entre les deux États. Le grand-duché de Lituanie reconnaît la souveraineté de la couronne polonaise, en échange de quoi la noblesse lituanienne bénéficie de tous les droits et privilèges de la szlachta polonaise, à la condition de se convertir au catholicisme. Le parti polonais s’en trouve considérablement renforcé à la cour du grand-duc, qui en est d’autant plus incité à chercher la voie d’un accord entre les Églises catholique et orthodoxe.

En 1425, le grand-prince de Moscou, Vassili Ier, meurt. Durant les trente-six années de son règne, il a remporté d’importants succès dans son projet de « rassemblement des terres » : il a « obtenu » Mourom et ses volosts (districts ruraux), annexé Souzdal, naguère capitale de la grande-principauté, Nijni-Novgorod la ville la plus riche de la Volga, Taroussa, Gorodets, Borovsk. Après le raid d’Idiqou sur Moscou (1408), qui devait soutenir un siège de trois semaines sans ouvrir ses portes au khan, la principauté moscovite a vécu en paix et le mérite en revient, pour une grande part, aux efforts diplomatiques de Vassili Ier. Le grand-prince laisse un testament par lequel il lègue la principauté de Moscou à son unique héritier, son tout jeune fils Vassili. Prévoyant des difficultés, il confie « son fils Vassili et sa princesse à son frère et beau-père, le grand-duc Witowt ». La confiance témoignée par le grand-prince moscovite à Witowt peut surprendre car ce dernier, bien que le père de son épouse, n’a cessé d’être le plus dangereux adversaire de Moscou. Mais Vassili Ier, manifestement, connaissait ses cousins et parents russes. L’année de sa mort, son fils a dix ans. Sa mère, la princesse Sophie, et le métropolite Photius assument la régence. L’oncle de Vassili II, Iouri Dmitrievitch, refuse de prêter serment à son neveu et fait valoir ses droits à la couronne de grand-prince. Photius et les boïars de Moscou demandent l’aide de leur tuteur, Witowt. La crainte qu’il inspire ramène, pour un temps, Iouri à la raison. Mettant à profit la faiblesse de Moscou, le grand-duc de Lituanie annexe pratiquement Tver et Riazan. Des traités d’union (1427 et 1429) prévoient la soumission des princes de Tver et Riazan à Witowt, qui peut, à sa guise, châtier ou gracier. Le passage au service d’un autre prince est puni de confiscation de votchina. Prisonnière, au nord et au sud, de Witowt et de ses alliés-vassaux, la principauté de Moscou semble vouée à devenir une partie du grand-duché de Lituanie. La mort de Witowt, en 1430, met toutefois un terme aux succès lituaniens. Une lutte s’engage, pour la succession, entre le frère de Jagellon, Svidrigaïlo, et celui de Witowt, Sigismond. Svidrigaïlo conduit le parti orthodoxe, son adversaire le parti catholique. Sigismond sort vainqueur de l’affrontement mais il est tué, en 1440, à la suite d’un complot de la noblesse lituano-russe. Le fils de Jagellon, Casimir Jagellon, est élu grand-duc de Lituanie. En 1445, il devient également roi de Pologne. La Rus lituanienne est de plus en plus attirée dans l’orbite polonaise.

La mort de Witowt, qui engendre une période de troubles en Lituanie, est aussi le signal de la « grande confusion » dans la principauté de Moscou. L’une des grandes raisons du renforcement de Moscou avait été la transmission pacifique de la couronne, de père en fils, depuis quatre générations : de la mort de Daniel à celle de Vassili Ier. Un système nouveau, qui rompait avec les anciens usages fondés sur l’aînesse.

Iouri, fils de Dmitri Donskoï, prend le parti de « l’Ancien », en refusant de prêter serment à son neveu. Il justifie son attitude en s’appuyant notamment, sur le testament spirituel de Dmitri. En 1431, Iouri et Vassili se rendent chez le khan, afin qu’il tranche leur querelle. Le litige se prolonge, jusqu’à ce que le khan prenne sa décision. Les chroniqueurs mettent le choix tatar au compte de l’habileté d’un boïar de Moscou, Vsevolojski, qui démontre à Saraï que le fondement du droit ne se trouve pas dans les vieilles chroniques ni les parchemins morts (le testament de Donskoï), mais dans la volonté du khan lui-même. Force nous est de constater qu’au début du XVe siècle, on sait déjà très bien, à Moscou, ce qu’est le pouvoir absolu. Le khan apprécie les arguments du diplomate moscovite et tranche en faveur de Vassili.

Or, la volonté du khan n’a plus, depuis beau temps, valeur de décision intangible. Avec l’aide des princes de Riazan et Mojaïsk, Iouri renverse Vassili. Une longue guerre commence, qui sera poursuivie, après la mort de Iouri en 1434, par ses fils Vassili le Louche et Dmitri Chemiaka. La lutte est particulièrement rude, même pour l’époque. Vassili fait prisonnier son cousin du même nom et lui crève les yeux (d’où son surnom de « le Louche »). Tombant à son tour entre les mains de Dmitri, il subit le même sort, ce qui lui vaut de devenir Vassili II l’Aveugle. Quant à Dmitri Chemiaka, il est empoisonné en 1450, après sa défaite. Cette guerre fratricide de deux décennies s’achève par la victoire du nouvel ordre – moscovite – de succession.

Le règne de Vassili II est très tumultueux. Avec le laconisme qui le caractérise, Vassili Klioutchevski brosse ce portrait du prince : « Ayant commencé à régner presque enfant, doux et placide, Vassili semblait ne point convenir pour le rôle combatif qui lui était échu. Vaincu maintes fois, détroussé, emprisonné et finalement aveuglé, il ne ressortit pas moins de cette lutte de dix-neuf ans avec des acquis qui laissaient loin derrière tout ce que les longs efforts de son père et de son grand-père avaient accompli21. » Parmi les innombrables événements de son règne, deux se détachent particulièrement pour leur signification historique, qui a peut-être partiellement échappé aux contemporains. Le premier est lié à l’Église. Vassili décide de placer sur le siège métropolitain vacant l’évêque de Riazan, Jonas, et l’envoie à Constantinople pour qu’il soit confirmé dans ses fonctions. Byzance rejette sa candidature et nomme à sa place le Grec Isidore. Membre du concile réuni à Ferrare en 1438 puis transféré à Florence, Isidore « accepte l’Union » ; en d’autres termes, il approuve la décision du concile de réunir les Églises d’Orient et d’Occident. Arrivé de Florence à Moscou, le métropolite officie selon le nouveau rite, prononce le nom du pape de Rome avant celui du patriarche de Constantinople et donne lecture de la définition de l’Union, proposée par le concile. Le grand-prince Vassili perçoit dans l’attitude d’Isidore une trahison de l’orthodoxie et fait jeter en prison ce « faux pasteur22 ». En 1441, l’assemblée des évêques russes choisit Jonas pour métropolite.

L’Église russe ne devient pas seulement nationale, elle est également autocéphale, indépendante de Byzance. Tout aussi important est le fait qu’en acceptant l’Union, Byzance perd son rôle de siège, et de rempart, de l’orthodoxie. Le peuple de Byzance et le bas-clergé rejettent l’Union, les évêques, qui l’ont reconnue, sont contraints de se réfugier à Rome. Mais un coup très dur est porté au prestige de l’Église byzantine. Moscou se déclare alors seule gardienne de l’orthodoxie.

Le second événement lourd de conséquences historiques a trait aux « affaires tatares ». Certains historiens le situent très exactement en 1452, mais le fait dont il s’agit, la création du khanat de Kassimov, n’est que l’aboutissement d’un processus nettement antérieur. Dans les années 1430, le déclin de la Horde d’Or se précipite. L’affaiblissement du pouvoir central conduit certains khans à guerroyer contre Moscou (en attaquant aussi d’autres principautés), à leurs risques et périls, et d’autres à passer au service du prince moscovite. Vassili les accueille volontiers – ces guerriers expérimentés renforcent considérablement la droujina de Moscou – et les récompense par de généreuses dotations en terres. Cette attitude suscite le mécontentement des Moscovites qui accusent le grand-prince d’« aimer les Tatars plus que de raison ». Ce mécontentement, Dmitri Chemiaka tente de l’exploiter : en 1446, il s’empare de Vassili, en pèlerinage au monastère de la Trinité-Saint-Serge, lui crève les yeux, comme nous l’avons dit, et l’exile à Ouglitch.

Mais il apparaît bientôt que Vassili compte beaucoup plus de partisans que ne l’imaginait son adversaire. Le clergé est en particulier le principal soutien du prince aveugle. En 1447, un concile condamne catégoriquement l’usurpateur, comparant les prétentions de Iouri, père de Dmitri Chemiaka, au trône de Moscou, au péché commis par notre ancêtre à tous, Adam, qui, inspiré par le diable, avait voulu se faire l’égal de Dieu. Le clergé russe déclare seul juste l’ordre de succession au trône de grand-prince, allant du père au fils. Cet ordre est qualifié d’« immémorial », comme s’il appartenait aux usages les plus anciens de la Rus, ce qui, à défaut de correspondre à la vérité historique, a le mérite de légitimer le système moscovite. « La guerre fratricide n’avait pas encore pris fin, note Vassili Klioutchevski, que, déjà, le chef de la hiérarchie religieuse russe proclamait le pouvoir absolu du grand-prince légitime de Moscou comme un fait accompli, devant lequel toute la société russe était appelée à s’incliner, princes et petites gens23. »

De retour à Moscou, Vassili poursuit la politique qui consiste à attirer les Tatars à son service. En 1452, il donne en jouissance à vie une petite ville de l’Oka au prince tatar Kassim. Aux confins sud-est de la principauté de Moscou, apparaît ainsi un royaume tatar vassal du grand-prince, chargé en particulier de défendre les frontières moscovites, menacées depuis la création du khanat de Kazan. Le khan de Kazan, Mahmet, et le prince Kassim sont parents, ce qui renforce encore leur inimitié. La politique de Vassili fait de Moscou un pôle d’attraction pour ce qui reste de la Horde d’Or. Le khanat de Crimée devient indépendant, cependant que le nombre des Tatars au service de Moscou va croissant. Le khan de la Horde d’Or se trouve toujours à Saraï, mais sa marge d’action est désormais très limitée. Le joug tatar touche à sa fin. Le fils de Vassili, Ivan III, décrétera d’ailleurs la complète libération de la Russie.

Le testament de Vassili II fait le bilan de quatre décennies de règne. L’époque troublée de la lutte pour le trône de Moscou n’a pas empêché le grand-prince d’obtenir de remarquables résultats. L’on ira même jusqu’à dire que les troubles, la « grande confusion », ont écrasé les partisans des usages anciens venus de la Russie kiévienne, favorisant la victoire finale de Moscou. Au moment où Vassili montait sur le trône, la votchina de Moscou était divisée en une dizaine d’oudiels, appartenant à la parentèle du prince. Lorsqu’il rédige son testament, toute la votchina est entre ses mains. La principauté de Souzdal lui appartient également, « Monseigneur le Grand Novgorod » est soumis à sa volonté, de même que la ville de Viatka. Pour la première fois dans l’histoire, le prince de Moscou lègue à son fils le titre de grand-prince (le père de Vassili II n’avait pas osé s’y risquer) et inclut le territoire de la principauté dans les possessions patrimoniales de son héritier.

Gueorgui Vernadski, qui divise l’histoire russe en différentes périodes, voit dans l’année 1452 et la fondation du khanat de Kassimov, indépendant de Moscou, la fin de l’époque commencée en 1238, avec l’invasion tatare. La plupart des historiens inclinent cependant à considérer comme marquant la fin du « joug » tatar et le début d’une ère nouvelle, l’année 1462 où, après la mort de Vassili II l’Aveugle, son fils devient grand-prince sous le nom d’Ivan III. La légitimité de Moscou à réunir toute la Rus du Nord-Est est affirmée par sa puissance et reconnue par le clergé et les boïars. La Lituanie, son principal adversaire, qui prétendait très sérieusement à rassembler les principautés russes sous l’autorité des descendants de Guédimine, cesse d’être une concurrente pour Moscou, dès lors qu’elle choisit l’alliance avec la Pologne et l’Union. Elle demeure toutefois, pour de très longues années, son ennemie.

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