7 La réaction



Réaction : réponse à une action par une action contraire tendant à l’annuler.

Définition du dictionnaire.


Alexandre III monte sur le trône à l’âge de trente-six ans. Fils cadet d’Alexandre II, il ne songe pas à la couronne jusqu’à l’âge de vingt ans, l’héritier légitime étant son frère aîné, Nicolas. Mais ce dernier meurt subitement, en avril 1865. Une fois devenu l’héritier en titre, le futur tsar ne s’attend pourtant pas à ceindre, un jour prochain, la couronne. Alexandre II, qui fête son soixante-troisième anniversaire en 1881, est en pleine possession de ses moyens ; il vient d’épouser morganatiquement la femme de sa vie (que l’héritier déteste cordialement) et s’apprête à régner longtemps encore.

Alexandre III a eu de bons maîtres : Sergueï Soloviev pour l’histoire, Constantin Pobiedonostev pour le droit, le général Dragomirov pour la stratégie, l’académicien Grot pour le russe. Durant la guerre contre la Turquie, l’héritier commande le détachement de Roustchouk. Il espère bien obtenir le commandement de l’armée tout entière, mais Alexandre II lui préfère son frère, le grand-duc Nicolas. Le détachement de Roustchouk ne joue pas un rôle essentiel dans les projets stratégiques de l’armée russe, mais il permet à son commandant de découvrir la réalité de la guerre, son « cauchemar », ainsi que le futur tsar l’écrit dans ses lettres. Tout laisse penser que les impressions éprouvées durant la campagne de 1877-1878 seront en partie à l’origine du refus d’Alexandre III d’entraîner la Russie dans des conflits militaires. Son règne ne comptera pas de grande guerre.

Alexandre III est couronné en 1883. Son apparence produit sur tous un effet fracassant. Gigantesque – il dépasse tout le monde d’une tête –, les cheveux et la barbe d’un blond tirant sur le roux, les yeux bleus, il apparaît au peintre Vassili Sourikov comme « un authentique représentant du peuple ». Et l’artiste d’ajouter : « Il y avait du grandiose en lui1. » Notant l’aspect imposant de l’empereur, Sergueï Witte fait remarquer que « si Alexandre III avait paru dans une foule ignorant qu’il fût l’empereur, tous eussent prêté attention à son apparence ». Le même Witte rapporte que Guillaume II fut profondément frappé par sa rencontre avec le tsar russe et dit : « Voilà bien, en effet, un empereur autocrate2. »

Les qualités intellectuelles du jeune empereur ne font pas la même unanimité. En décembre 1865, Constantin Pobiedonostsev consigne dans son journal : « Aujourd’hui, après les premières leçons avec le tsarevitch Alexandre, j’ai voulu questionner le grand-duc sur ce que nous avions étudié, pour voir ce qui lui était resté dans la tête. Mais il n’est rien resté du tout, et l’indigence de ses connaissances, ou plutôt, de ses idées, est stupéfiante3. » Ce jugement est d’autant plus intéressant que Constantin Pobiedonostsev fournira les grandes idées du règne d’Alexandre III.

Sergueï Witte, ministre d’Alexandre III, connaît également bien l’empereur et écrit à son propos : « … C’est incontestablement un esprit ordinaire, ses facultés sont elles aussi des plus ordinaires qui soient… » Il va plus loin encore : « … On pourrait dire que son esprit est inférieur à la moyenne, et il en est de même pour ses facultés et son instruction4. » Toutefois, tirant le bilan du règne d’Alexandre III, Witte complète son portrait : « … C’était un homme relativement peu instruit, un homme, peut-on dire, doté d’une instruction très ordinaire. Il est cependant une chose avec laquelle je ne puis être d’accord et qu’il m’a souvent été donné d’entendre, à savoir que l’empereur Alexandre n’était pas intelligent… Peut-être l’empereur Alexandre III n’avait-il pas une grande intelligence du raisonnement mais, pour l’intelligence du cœur, il était remarquable ; or, il s’agit d’une forme d’intelligence dont la présence, surtout chez les personnages officiels qui doivent prévoir, pressentir, prédéterminer par l’intelligence, est incomparablement plus importante que l’intelligence du raisonnement5. »

Différente est l’opinion du ministre de la Guerre, le général Vannovski, qui, en vrai soldat, dit simplement : « C’était Pierre, avec sa matraque. Non, pour être exact, c’était la matraque sans Pierre le Grand6. » La biographe la plus récente d’Alexandre III parvient à la conclusion que, « malgré un défaut d’instruction, (il) était incontestablement doué d’une intelligence naturelle, pratique, saine, bien que peu développée et assez limitée7 ».

La situation économique du pays est difficile. Elle s’explique par les énormes dépenses engagées pour la guerre contre la Turquie et par la famine qui sévit dans la région de la Volga (1880). Mais la population et le gouvernement ont l’habitude des « difficultés temporaires ». On connaît des moyens de les surmonter. Le choix d’une voie est incomparablement plus délicat. En montant sur le trône, Alexandre III se trouve, comme la Russie, à la croisée des chemins : ou il poursuit l’œuvre de son père, dont les réformes, malgré toutes leurs insuffisances, ont transformé la Russie, ou il rejette l’héritage. L’assassinat d’Alexandre II, le tsar libérateur, est, pour le nouvel empereur, le signe que la politique de son père était erronée.

Les doutes sur l’utilité des réformes, les craintes que les changements effectués ne restreignent le pouvoir du tsar, se font jour chez le tsarévitch avant même 1881. Il est vrai que son ancien précepteur, Constantin Pobiedonostsev (1827-1907), professeur de droit civil, nommé en 1880 au poste de Haut-Procureur du Saint-Synode (qu’il gardera jusqu’en 1905), exerce sur lui une immense influence. Le Haut-Procureur du Saint-Synode n’est pas seulement le chef administratif de l’Église orthodoxe russe, il est pratiquement le ministre des Cultes. Toutes les religions, toutes les croyances représentées sur le territoire de l’empire, se trouvent sous sa juridiction. Dans d’interminables lettres, au cours d’entretiens personnels, Constantin Pobiedonostsev explique au tsarévitch que toutes les difficultés du pays proviennent de « l’intrigue polonaise », dont les juifs, qui s’immiscent partout et sapent les fondements du monde russe, sont le meilleur instrument.

Jugeant ses collègues de travail, Sergueï Witte écrit à propos de Pobiedonostsev (nommé membre du Cabinet des ministres, ce que n’implique pas le statut de Haut-Procureur du Saint-Synode) : « De tous les hommes d’État auxquels j’ai eu affaire… Constantin Petrovitch Pobiedonostsev fut le plus remarquable par le talent ou, disons, moins par le talent que par l’intelligence et l’instruction8. » Witte se souvient qu’après sa nomination au poste de ministre des Finances, il eut un entretien avec Alexandre III qui l’avertit de ne pas céder à l’influence de Pobiedonostsev. Witte résume les propos que lui a tenus l’empereur : « Dans l’ensemble, Pobiedonostsev est un homme très bien et très érudit, il est son ancien professeur, et néanmoins une expérience de longues années l’a convaincu que Pobiedonostsev était un excellent critique qui ne saurait jamais rien créer par lui-même. » Le tsar reconnaît que « Pobiedonostsev lui a apporté beaucoup, en l’aidant à mettre un terme provisoire aux troubles de 1881 et en laissant la Russie reprendre ses esprits » ; mais, ajoute Alexandre III, « j’ai depuis longtemps cessé de prendre ses avis en considération9 ».

L’entretien mentionné ci-dessus a lieu en 1892. Durant la période de troubles qui suit l’assassinat d’Alexandre II, le nouvel empereur choisit, sans grande hésitation, la voie recommandée par Constantin Pobiedonostsev. À la séance du Conseil des ministres qui se tient une semaine après le 1er mars, Alexandre III déclare que la question de convoquer les représentants des zemstvos et des villes ne peut être tenue pour définitivement résolue, malgré la signature d’Alexandre II, le défunt empereur ayant formulé le vœu d’entendre l’opinion de ses ministres, avant d’entériner le projet. Deux semaines plus tard encore, un nouveau conseil a lieu, au cours duquel la majorité se prononce en faveur de la poursuite des réformes. Parmi ceux qui souhaitent continuer la politique d’Alexandre II, se trouvent Loris-Melikov, le ministre de la Guerre Nikolaï Milioutine, le ministre des Finances Alexandre Abaza, une série d’autres ministres et deux grands-ducs, Constantin Nikolaïevitch et Vladimir Alexandrovitch. Constantin Pobiedonostsev est le plus clairement opposé à la convocation des délégués de l’opinion. Le Haut-Procureur du Saint-Synode est logique avec lui-même. N’écrivait-il pas, naguère, au tsarévitch : « Partout, dans le peuple, mûrit cette pensée : mieux vaut une révolution russe, avec les troubles insensés qui s’ensuivent, qu’une Constitution… » ?

Après le Conseil du 21 avril, Alexandre III écrit à Pobiedonostsev, montrant par là qu’il a assimilé les leçons et théories de son professeur : « Notre conseil d’aujourd’hui m’a produit une pénible impression. Loris-Melikov, Milioutine et Abaza poursuivent positivement la même politique et veulent, d’une façon ou d’une autre, nous mener à un gouvernement représentatif. Néanmoins, tant que je ne serai pas convaincu que la chose est nécessaire au bonheur de la Russie, cela ne se produira pas, je ne le permettrai pas. Et il y a peu de chances que je me persuade jamais de l’utilité de cette mesure, tant je suis convaincu de son caractère néfaste10. »

Le 29 avril, un manifeste est promulgué, rédigé par Pobiedonostsev et signé, sans aucune modification, par Alexandre III. Les ministres en ignorent la teneur. Le nouvel empereur y déclare : « La voix de Dieu Nous commande de Nous engager vivement sur le chemin du gouvernement, en plaçant Notre espoir en la divine Providence, avec une foi inébranlable dans la force et la justice du pouvoir autocratique que Nous sommes appelé à affermir et à protéger contre toute atteinte pour le bien du peuple. »

Le choix est fait : Alexandre III rejette l’héritage de son père et s’engage dans la voie opposée. L’empereur donne connaissance à Pobiedonostsev d’une lettre anonyme qui a produit sur lui un effet fracassant : « Ton père n’est ni un martyr ni un saint, écrit le correspondant inconnu, parce qu’il a souffert, non pour l’Église ou pour la croix, non pour la foi chrétienne ou l’orthodoxie, mais pour le simple fait qu’il a donné licence au peuple, et que ce peuple corrompu l’a tué11. »

L’installation à Gattchina devient la marque du nouveau règne : Alexandre III choisit pour résidence le château où Paul Ier se cachait de ses ennemis et où il fut assassiné. L’exécution des cinq terroristes responsables de la mort d’Alexandre II, leurs cinq potences, rappellent les débuts du règne de Nicolas Ier.

La politique de réformes d’Alexandre II avait été, nous l’avons dit, qualifiée de « révolution d’en haut ». La politique d’Alexandre III n’est pas une « contre-révolution d’en haut », car elle ne touche pas au changement fondamental survenu en Russie dans les années 1860-1870 : l’abolition du servage. On pourrait éventuellement parler de « contre-réforme d’en haut », mais si les révolutions peuvent également provenir de la base, les réformes, elles, de même que les « contre-réformes » ne sont initiées que par le « sommet ». Le règne d’Alexandre III est un temps de réaction, au sens où la politique du nouvel empereur est une réplique à l’action d’Alexandre II. Le fils du tsar assassiné a, de son point de vue, suffisamment de preuves que l’autocratie a perdu le contrôle du pays et que le pouvoir échappe au tsar.

En annonçant, dans son manifeste, son intention d’« affermir et protéger » l’autocratie, Alexandre III déclare sa volonté de reprendre le contrôle absolu de l’État. Saluant, en 1884, le premier acte caractéristique du nouveau règne – le remplacement du règlement des universités datant de 1863 –, Mikhaïl Katkov résume la grande orientation de la politique d’Alexandre III : « Debout, Messieurs, voici le Gouvernement ! Le gouvernement est de retour. »

Partisans de la poursuite des réformes, Loris-Melikov et d’autres ministres comprennent, après la publication du manifeste, que leur temps est révolu et donnent leur démission. Nikolaï Ignatiev succède à Loris-Melikov au poste de ministre de l’Intérieur. L’énergie, « le vif-argent de l’instinct russe » caractérisant l’ancien diplomate – pour reprendre les propos de Pobiedonostsev – en imposent à Alexandre III. Le nouveau ministre entreprend tout d’abord de réorganiser l’appareil policier. En août 1881, paraît un Règlement sur le maintien de l’ordre étatique et de la tranquillité publique. Il est qualifié de mesure temporaire, mais il restera en vigueur jusqu’en 1917. Le processus de contre-réforme a commencé.

Le premier coup frappe la réforme judiciaire : le Règlement offre au pouvoir administratif de vastes possibilités de s’immiscer dans les domaines de compétence des tribunaux. Dans toutes les zones décrétées en situation de surveillance renforcée ou extraordinaire, les organes judiciaires sont directement soumis à l’administration. Les autorités locales ont le droit de recourir à des mesures exceptionnelles : relégation administrative sans jugement, cour martiale, procès à huis clos. À Pétersbourg, Moscou et Varsovie, des services spéciaux d’enquête sont créés auprès des directions locales de la police – sections de maintien de l’ordre et de la sécurité publique qui portent d’ordinaire le nom de « sections de la sûreté » ou okhrankas. Ces services ont pour tâche d’instruire les crimes politiques. Selon un de leurs collaborateurs, Leonid Menchtchikov qui, par la suite, en dénoncera l’action, elles remplacent « l’archaïque Troisième Section12 ».

Alexandre III, qui entérine sans hésitation les mesures visant à renforcer le maintien de l’ordre, est moins catégorique quant à la solution qu’il convient d’apporter à la grande question politique qui hante le pays. Après avoir proclamé sa ferme volonté de préserver le pouvoir autocratique, l’empereur réunit à Pétersbourg, en septembre 1881, une commission composée de trente-deux personnes, pour la plupart des représentants des institutions du Zemtsvo (leur dénomination officielle est « prudhommes »), afin de débattre de deux problèmes : le système de vente de la vodka et l’aide aux paysans migrants. On le comprend, il ne s’agit pas là de priorités, mais la volonté d’Alexandre III de consulter les « prudhommes » laisse supposer que l’opinion pourra participer à la résolution des problèmes d’État.

Partant de cette hypothèse, le comte Ignatiev reprend l’idée émise par l’idéologue slavophile Ivan Aksakov de convoquer un Zemski sobor, institution spécifiquement russe, « à même de couvrir de honte toutes les Constitutions du monde, quelque chose de plus large et de plus libéral qu’elles, qui maintienne en même temps la Russie sur ses bases historiques, politiques et nationales ». Le plan proposé par Ivan Aksakov et adopté par Nikolaï Ignatiev préconise l’élection de quatre mille délégués des différents ordres – dont un millier de paysans –, au suffrage censitaire.

Alexandre III rejette le projet de Manifeste de convocation du Zemski sobor, élaboré par le comte Ignatiev. « Je suis trop profondément convaincu de l’absurdité du principe représentatif, pour le tolérer un jour en Russie sous la forme qui est la sienne à travers l’Europe13 », déclare l’empereur. Même sous la forme d’un Zemski sobor, le « principe représentatif » reste pour lui inacceptable.

Le comte Ignatiev est contraint de présenter sa démission. Le temps des hésitations a pris fin. Le comte Dmitri Tolstoï devient ministre de l’Intérieur, presque chef du gouvernement.

Sergueï Witte souligne le fait qu’Alexandre III nomme lui-même chaque ministre. Dans la première moitié de son règne, période durant laquelle l’empereur subit la forte influence de Pobiedonostsev, la décision finale lui appartient toujours. C’est donc lui qui choisit le comte Dmitri Tolstoï (1823-1889). « Le nom du comte Tolstoï, écrit Mikhaïl Katkov dans les Nouvelles de Moscou14, est en lui-même un manifeste, un programme. » L’historien anglais Hugh Seton-Watson résume : « Tolstoï se fit un nom dans la littérature historique russe, comme l’un des réactionnaires les plus tartuffes et les plus influents du XIXe siècle. Libéraux ou radicaux, tous les Russes le haïssaient en chœur. Plutôt conservateur, Tchitcherine devait écrire dans ses Mémoires : “Rares sont ceux qui ont causé autant de tort à la Russie15.” »

La nomination de Dmitri Tolstoï au ministère de l’Intérieur marque son retour au service de l’État. En 1866, après le coup de feu de Karakozov, Dmitri Tolstoï avait occupé le poste de ministre de l’Instruction, tout en devenant Haut-Procureur du Saint-Synode. Il avait fallu attendre 1880 pour que Loris-Melikov parvînt à persuader Alexandre II de renvoyer le comte Tolstoï dans ses domaines. Alexandre III sait qu’il trouvera en lui un homme capable de « débrouiller le nœud des réformes » dont il a hérité. L’empereur peut désormais s’appuyer sur une « Troïka » : Constantin Pobiedonostsev, Dmitri Tolstoï, Mikhaïl Katkov. Le fils du ministre de l’Intérieur a épousé la fille de l’éditeur des Nouvelles de Moscou, ce qui renforce encore la cohésion de la « Troïka ».

Le 30 mai 1882, Dmitri Tolstoï est convié au palais par l’empereur qui lui annonce sa nomination. De retour chez lui, le comte Tolstoï relate l’entrevue. Majesté, a-t-il répondu à la proposition d’occuper le poste de ministre de l’Intérieur, ce qui revient à dire de diriger le gouvernement, je suis déjà vieux, mes opinions sont faites et je ne saurais en changer. Et quand le tsar lui demande quelles sont ces opinions, Tolstoï se déclare convaincu que l’histoire de la Russie s’est constituée autour de la noblesse, mais que tous les efforts ont été déployés, durant les vingt-cinq dernières années, pour saper le rôle de cette classe. Alexandre III réplique qu’il est entièrement de cet avis16.

Une autre version de l’entretien est rapportée dans ses Mémoires par le comte Valouïev, qui la tient de Dmitri Tolstoï lui-même. Je ne reconnais pas « la Russie paysanne », aurait dit le comte Tolstoï au tsar. Et il aurait ajouté : « Vos ancêtres ont créé la Russie, mais ils l’ont fait de nos mains. » À ces mots, le tsar se serait empourpré et aurait répondu qu’il ne l’oubliait pas17.

La personnalité de Dmitri Tolstoï, habile courtisan « portant l’obséquiosité et la servilité à des sommets qui, d’ordinaire, plaisent aux tsars mais suscitent la répulsion chez toute personne convenable18 », laisse supposer que la première version de l’entretien est la plus proche de la vérité. Il ne fait pas de doute, en tout cas, que la conversation porte sur la noblesse russe, point essentiel dans le programme du nouveau tsar. Retrouvée dans les archives en 1993, une note adressée à Alexandre III par le général-aide de camp Otton Richter qui, de longues années durant, commanda les quartiers impériaux et vécut donc dans l’entourage proche de l’empereur, évoque le même sujet. Le général Richter – militaire et non chargé des affaires de l’État – se permet, en mars 1883, de présenter un programme d’action gouvernementale, mettant trois questions en exergue : économique, administrative, et le problème des différents ordres de la société. Sa note fait cette instante recommandation : « Il est indispensable de ménager la noblesse, en tant qu’appui le plus proche du trône, il faut la rehausser à ses propres yeux… »

Le général Richter souligne la grande conséquence des réformes du « dernier règne », qu’il juge au demeurant « bienfaisantes » et dictées par « les exigences profondes de la vie » : elles ont induit un « amoindrissement, pour ne pas dire un anéantissement, des privilèges dont jouissait la noblesse ». Il ne s’agit pas seulement des changements survenus dans la situation matérielle des propriétaires terriens privés de leurs serfs. La noblesse n’a plus le sentiment d’être la classe principale, dominante. En se brisant, la « grande chaîne » qui retenait la Russie a frappé, selon l’expression de Nekrassov, « à un bout le barine, à l’autre le moujik ». Les moujiks avaient l’habitude des coups ; les propriétaires terriens, eux, les ont douloureusement subis. Mais le problème n’est pas là. Il réside dans l’autocratie. « La conception du régime étatique, explique le général Richter, s’était coulée dans la formule “le tsar et le peuple”, autrement dit, si l’on en fait une représentation graphique : “une haute colonne, au sommet de laquelle se trouve le tsar, tandis que sa base repose sur une force immense, élémentaire, que l’on nomme le peuple”. Pour l’instant, la masse est paisible, tout va bien, mais qui peut garantir qu’elle ne se mettra jamais en mouvement ? » Otton Richter propose une autre figure géométrique pour représenter le régime étatique en Russie : une pyramide. « Au sommet, le tsar, et, couches intermédiaires entre lui et le peuple : la noblesse (l’armée), le clergé et les marchands19. »

Le général ne fait certes pas une découverte. Sa note montre simplement combien, alors, est répandue l’idée que les réformes d’Alexandre II étaient dirigées contre les nobles.

À la fin de sa vie, Vassili Klioutchevski parvient à cette formule : « À compter du 25 février 1730, chaque règne fut un contrat passé avec la noblesse, et si le contrat venait à être rompu, la partie responsable était soumise aux persécutions par l’autre partie, à travers l’exil, des complots et des attentats20. » La biographe moderne d’Alexandre III estime que ce dernier avait, dès le début de son règne, un plan de contre-réformes, « ayant vocation à éliminer les contradictions induites dans la monarchie absolue par les institutions et les décisions des années 186021 ». Les grandes lignes de ce « plan d’ensemble » d’Alexandre III sont : un contrôle exercé par le pouvoir autocratique et un contrat avec la noblesse, pilier de l’autocratie. Sur la note du général Richter l’empereur écrit, à l’attention du comte Tolstoï : « Lisez cette note et, quand vous me rendrez compte, je vous en toucherai deux mots. »

Le nouvel empereur veut tout refaire. Les changements concernent en premier lieu l’armée. Un nouvel uniforme est institué au cours de l’été 1882. « Les élégants uniformes de la belle armée du tsar libérateur ne convenaient pas à la silhouette massive du nouveau souverain. Alexandre III ne se souciait pas d’esthétique, seuls importaient pour lui le côté pratique et une coupe nationale. » L’historien de l’armée russe constate, chagrin : « L’armée devint méconnaissable… Les officiers se mirent à ressembler à des chefs de gares, les fusiliers de la Garde à des inspecteurs de police22… » Modifier l’uniforme de l’armée n’est pas compliqué. Les grandes contre-réformes vont nécessiter plus de temps.

L’action des contre-réformateurs se déploie dans trois directions : système d’enseignement, self-government (zemstvos), justice. Le règlement des universités de 1863 est transformé dès 1884. Sergueï Witte formule la raison des difficultés rencontrées par le pouvoir autocratique : « L’instruction engendre la révolution sociale, mais l’ignorance populaire conduit aux défaites militaires. » Dmitri Tolstoï, nous l’avons dit, avait été nommé ministre de l’Instruction publique après le coup de feu de Karakozov, avec pour tâche d’assurer « l’éducation correcte » de la jeunesse. Il devait être remercié après la bombe de Stepan Khaltourine au Palais d’Hiver, preuve qu’il ne s’était pas acquitté de sa mission. En 1885, dans un entretien avec le jeune diplomate allemand Bernhard Fürst von Bülow, le comte Tolstoï explique : « Il nous faut avant toute chose anéantir le nihilisme23. » La terreur des années 1870, qui s’achève par l’« acte central » – l’assassinat d’Alexandre II –, témoigne de la gravité du danger. À la source du nihilisme – l’instruction ; l’Université est un foyer de contagion. « Nous sommes quelque douze mille six cents dans les universités, lit-on dans un tract des années 1880, se peut-il que nous, “le sel de la terre russe”, nous ne soyons pas capables, par une pression unanime, de faire quelque chose24 ? »

En données absolues, les universités russes dépassent tous les autres pays, excepté les États-Unis, par le nombre d’étudiants. En dix ans – de 1875 à 1885 –, ce dernier a plus que doublé, passant de cinq mille six cent soixante-dix-neuf à douze mille neuf cent trente-neuf25. Le règlement de 1863 donnait aux universités une « organisation républicaine », en d’autres termes une large autonomie. Celui de 1884 supprime l’autogestion des universités, soumet l’enseignement à la direction de l’établissement et au ministère de l’Instruction publique, renforce le contrôle exercé sur les étudiants par les inspecteurs : l’introduction de l’uniforme obligatoire, en 1885, permet de surveiller aussi leur comportement hors des locaux de l’université. Les amicales sont interdites, la censure est considérablement renforcée, en particulier sur les ouvrages des bibliothèques.

Homme politique libéral très connu, Vassili Maklakov entre à l’Université après 1884 : il porte déjà l’uniforme, alors que ses condisciples plus âgés y échappent. « Ainsi se mêlaient et se distinguaient par leur vêtement, écrit-il dans ses Mémoires, les pupilles de l’époque des “réformes” et ceux de la “réaction”. » Le règlement de 1884, indique Maklakov, « frappa plus douloureusement les professeurs, leur autonomie, que les étudiants ».

« L’Université, particulièrement celle de Moscou, se souvient encore Vassili Maklakov, semblait, pour ma génération, une terre promise, une oasis dans un désert de mort26. » L’Université paraît une oasis après le collège. Le système d’enseignement secondaire est l’œuvre de Dmitri Tolstoï. À partir de 1871, le fondement en est constitué par les langues anciennes. 41 % du temps sont consacrés à l’étude des grammaires latine et grecque. Les partisans de ce système arguent que les écoles de Prusse et de Saxe accordent 47-48 % du temps d’enseignement aux langues anciennes. L’apprentissage de la grammaire (« gymnastique intellectuelle », selon le comte Tolstoï) ne suscite pas, on le comprendra, l’enthousiasme des élèves. La Russie manquant d’enseignants dans ces disciplines, elle en recrute dans les pays slaves, sans tenir compte du fait que ces professeurs ont, en règle générale, une connaissance insuffisante du russe. Le résultat est que, dans les années 1872-1890, sur cent élèves, seuls huit ou neuf terminent leurs études secondaires à l’âge requis, soit au bout de huit ans. Au demeurant, ils ne sont pas plus de 37 % à les achever vraiment. « Il apparaissait, résume Paul Milioukov, que l’école n’existait pas pour les élèves, mais les élèves pour l’école27. »

Outre les collèges qui ouvrent les portes de l’Université, il existe, sur le modèle allemand, des écoles techniques où la durée du cursus est de six ans. Les quatre premières années sont consacrées à l’étude de la religion (la Loi divine), du russe, des mathématiques, de la géographie, de l’histoire, de la calligraphie, du dessin technique, ainsi que de deux langues étrangères ; les deux dernières le sont aux sciences naturelles, à la physique, à la chimie et à la mécanique. Les élèves formés dans ces écoles se préparent à travailler activement dans l’industrie, le commerce, etc.

En 1875, au temps des réformes, le comte Tolstoï affirmait : « Notre gouvernement n’établit aucune distinction de croyance ni de condition sociale au sein de ses établissements… Nos collèges doivent produire des aristocrates, mais lesquels ?… des aristocrates de l’esprit, des aristocrates du savoir, des aristocrates du travail28. » En 1885, le successeur de Dmitri Tolstoï au poste de ministre de l’Instruction publique, Ivan Delianov, parle le langage de la contre-réforme : l’enseignement des collèges est néfaste pour les « classes inférieures ». En juin 1887, Delianov signe une circulaire qui assurera la célébrité de son nom : elle recommande aux directeurs de collèges de « respecter sans faillir la règle » de non-acceptation des enfants dont les parents ne présentent pas « suffisamment de garanties d’une bonne surveillance familiale ». La liste des « indésirables » comprend « les enfants de cochers, de laquais, de cuisiniers, de blanchisseuses, de petits boutiquiers et autres gens du même ordre ». Les résultats ne se font pas attendre. Les chiffres reflètent un changement dans la composition des effectifs scolaires, conséquence de l’« action volontaire » du gouvernement. En 1833, 78 % des élèves de collèges étaient nobles, 17 % représentaient les citadins, 2 % les ruraux, 2 % le clergé. En 1884, l’évolution est sensible : 49,2 %, 33,1 %, 6,9 %, 1,5 %. En 1892, la tendance s’est renversée : les nobles forment 56,2 %, les citadins 31,3 %, les ruraux 5,9 %, le clergé 1,9 %. Parallèlement, après les contre-réformes, le nombre des enfants nobles diminue dans les établissements techniques, tandis qu’augmente celui des représentants des couches urbaines et rurales29.

Le 22 mars 1881, trois semaines après l’avènement d’Alexandre III, Pobiedonostsev exprime son point de vue sur l’instruction. Évoquant la nécessité de créer une école moyenne où les « gens de classe inférieure pourraient recevoir une formation simple mais solide, utile pour la vie et non pour la science », le Haut-Procureur du Saint-Synode juge indispensable de rechercher à cette fin « un appui fondamental auprès du clergé et de l’Église, pour l’enseignement primaire populaire ».

Les zemstvos financent de plus en plus activement la mise en place d’un réseau d’écoles élémentaires, avec un cursus de trois ans. Leur développement est favorisé par l’intérêt croissant des paysans pour la lecture et l’écriture, dont ils éprouvent clairement le besoin. Une impulsion supplémentaire est donnée par la décision du gouvernement (1874) d’accorder des avantages, dans le cadre du service militaire, aux recrues sachant lire et écrire, ou en cours de scolarisation. La réussite des écoles de zemstvos inquiète Constantin Pobiedonostsev, convaincu qu’elles ne délivrent pas l’enseignement qui convient. En 1884, on décide de créer des écoles primaires rattachées aux églises. Elles ont pour tâche, comme il est stipulé par le Règlement, d’« affermir dans le peuple l’enseignement de la foi orthodoxe et de la morale chrétienne » et de « transmettre les connaissances élémentaires indispensables ».

Les écoles de paroisses sont instaurées pour concurrencer celles des zemstvos. Le grand problème auquel elles se heurtent est celui des enseignants : prêtres et diacres n’ont aucune formation adaptée et voient dans cette tâche un « second travail », venant en supplément de leur activité principale. Elles présentent toutefois, aux yeux des autorités, un avantage considérable : l’impossibilité « d’activités suspectes » – à caractère politique ou religieux –, dans la mesure où elles sont contrôlées en permanence, de la façon la plus sûre, par les paysans. À eux, le pouvoir fait confiance.

La concurrence favorise l’augmentation du niveau des écoles de paroisses : dans les années 1890, le cursus passe à trois ans (il était d’abord de deux ans). L’attention constante que leur porte les autorités n’est pas négligeable : en 1885, cinquante-cinq mille roubles leur sont attribués, en 1896 trois millions quatre cent cinquante-quatre mille six cent quarante-cinq30.

Le programme présenté par le général Richter dans sa note à l’empereur comprend, nous l’avons dit, trois questions de premier plan : après la question économique, viennent celles de l’administration et des ordres sociaux. Au centre de la politique de contre-réformes, se trouve le problème des zemstvos, qui combine les deux dernières questions évoquées par Richter. Englobant également le domaine économique, toutes deux forment le grand problème dont la solution échappe constamment : la question paysanne. Alexandre III ouvre son règne par des mesures déjà prévues sous le règne précédent : correction des défauts de la réforme de 1861, amélioration de la condition des paysans. Le taux de rachat de la terre est abaissé, les paysans doivent se doter d’un lopin (les propriétaires terriens ne peuvent plus s’y opposer). La création d’une Banque paysanne de prêt facilite grandement l’opération. Enfin, la capitation – reliquat du servage – est supprimée (1886), remplacée par un impôt sur la terre, les biens mobiliers, l’héritage.

L’existence des institutions du Zemstvo, indépendantes, autogérées, est perçue par l’empereur et la « Troïka » comme une atteinte au pouvoir absolu. En juillet 1889, l’empereur expose, dans un oukaze au Sénat, le motif qui l’incite à signer le Règlement relatif aux zemski natchalniks (chefs de cantons) : c’est « … l’absence d’un pouvoir gouvernemental ferme et proche du peuple, qui concilierait le souci des habitants des campagnes avec celui d’achever l’œuvre commencée et l’obligation de veiller au respect de la bienséance, de l’ordre public, de la sécurité et des droits des personnes privées dans les zones rurales ».

Élaboré par le comte Tolstoï, le projet de loi relative aux zemski natchalniks est rejeté par la majorité des membres du Conseil d’État (trente-neuf voix contre treize). Alexandre III est du côté de la minorité. La loi prévoyait essentiellement la nomination par le gouverneur, parmi la noblesse locale, de ces « chefs de cantons » qui exerceraient le pouvoir dans leur région. L’empereur Alexandre III, explique Sergueï Witte, « était séduit par l’idée que toute la Russie serait découpée en petites zones rurales ; dans chacune d’elles, se trouverait un noble respectable… et ce noble-propriétaire protégerait les paysans, leur rendrait la justice et les régenterait ». Pour Witte, adversaire de l’institution projetée, le défaut de la loi réside dans « une confusion des pouvoirs administratif et judiciaire », ce qui, « dans un État évolué, ne se peut31 ».

Le Règlement de 1889 fait des institutions du Zemstvo, organisations sociales autogérées, un simple appendice de l’État, il les englobe dans le système étatique. Localement, le pouvoir – administratif et judiciaire, comme le souligne le comte Witte – est transféré aux nobles. Dans la première moitié des années 1880, Alexandre III prend des mesures pour améliorer la situation matérielle des nobles, en créant notamment une Banque de la Noblesse, qui offre aux propriétaires des crédits à long terme. Le Règlement relatif aux zemski natchalniks rend aux propriétaires terriens, non seulement le pouvoir dans les campagnes, mais encore leur prestige perdu depuis l’émancipation paysanne. C’est le prestige du propriétaire terrien, devenu fonctionnaire ; les zemski natchalniks perçoivent en effet un traitement de l’État.

L’administrateur rural a le droit de châtier les paysans : il peut rendre des jugements, imposer des amendes (cinq roubles), mettre aux arrêts pour sept jours. Les peines, on le voit, ne sont pas très sévères. Elles sont d’ailleurs qualifiées de « paternelles ». « Vous êtes nos pères, nous sommes vos enfants » – ainsi les auteurs du Règlement relatif aux zemski natchalniks se représentent-ils les relations idéales dans les campagnes, rejoignant ici le rêve slavophile. En 1881, Ivan Aksakov publie dans la revue Rus, qu’il dirige, une note adressée par son père, Constantin Aksakov, à Alexandre II. L’idéologue du mouvement slavophile y développe sa grande idée : le peuple russe n’est pas un peuple étatique, il n’a aucun désir de prendre part au pouvoir, à la gestion de l’État. Il n’a nul besoin des libertés occidentales, il se sent pleinement libre sous la dextre protectrice du tsar autocrate.

Dictant ses Mémoires dans les années 1910 – donc, après la révolution de 1905 –, Sergueï Witte qualifie le Règlement relatif aux zemski natchalniks d’« erreur de l’empereur Alexandre III ». De son point de vue, ce fut « l’instauration d’un principe de protection patriarcale des paysans, fondé sur l’hypothèse que ces derniers devraient à jamais conserver une mentalité et une morale de troupeau ». Le Règlement relatif aux zemski natchalniks demeurera en vigueur jusqu’en 1917. Se plaçant dans une perspective d’avenir, Sergueï Witte prédit d’« immenses et funestes conséquences pour la vie de la Russie ». Elles viendront, explique celui qui fut un des hommes d’État russes les plus clairvoyants de son temps, « de l’inorganisation des paysans, de l’inorganisation de leurs relations juridiques, qui font que nous les considérons comme des hommes à part, différents de nous32 ».

Les paysans – autrement dit, l’écrasante majorité de la population – sont placés dans une situation particulière, leurs droits sont limités. La ligne de partage entre les « pères » et les « fils », entre les nobles et les paysans devient plus manifeste, l’abîme entre eux se creuse encore. Contemporain des contre-réformes, l’historien français Anatole Leroy-Beaulieu note que le « secret de l’avenir » réside dans une « lutte ouverte » entre propriétaires terriens et paysans33.

La troisième grande orientation des contre-réformes – après le système d’enseignement et le self-government des zemstvos – est la justice. Le ministre de l’Instruction publique, Delianov, comprend parfaitement que tous les domaines où des changements – selon lui – sont nécessaires, sont interdépendants. Le 25 décembre 1883, il écrit à Pobiedonostsev : « Les efforts que nous déployons tous deux pour redresser l’école demeureront vains, si les écoliers, du plus petit au plus grand, sont dévoyés par la justice34. » Par une circulaire spéciale, le ministère de l’Instruction publique interdit à tous les élèves des établissements d’enseignement secondaire d’assister aux séances des tribunaux. Mais les procès ont lieu malgré tout, et les journaux en publient des comptes rendus. Vladimir Bourtsev, qui se lance dans l’action révolutionnaire au début des années 1880, se souvient : « Une édition spéciale du compte rendu du procès des régicides de 1881 était une de nos lectures favorites. Nous y trouvions, ainsi que dans les rapports des journaux sur d’autres procès de terroristes, ce dont il était interdit de parler en Russie35. »

Constantin Pobiedonostsev est fermement convaincu de la nécessité de « contre-réformer » les tribunaux. Il informe un de ses correspondants qu’il a reçu une note (en 1881) lui disant : « Pour nous, tous ces “champions des spectacles de foire” sont des traîtres : Koni, le président qui juge Zassoulitch, Alexandrov qui la défend, le procureur aux accusations si prudentes, les jurés qui la disculpent36. » Le Haut-Procureur du Saint-Synode partage entièrement ce point de vue.

La réforme judiciaire était, nous l’avons dit, la plus cohérente et la plus réussie de toutes celles entreprises par Alexandre II. Sa refonte (sa « perestroïka ») s’effectue lentement, se heurtant à des résistances jusqu’au sein du Conseil d’État. La contre-réforme s’accomplit dans trois directions : en 1885, le principe d’inamovibilité des juges est ébranlé (il devient possible de les remercier ou de les remplacer) ; en 1887, la publicité des procès est limitée ; en 1889, les types de crimes examinés avec la participation d’un jury sont considérablement réduits.

La majorité du Conseil d’État vote constamment contre ces restrictions, tandis que l’empereur rallie systématiquement la minorité, conduite par Pobiedonostsev.

Le coup le plus dur contre le système judiciaire mis en place par la réforme de 1864, est porté par le Règlement sur le maintien de l’ordre étatique et de la tranquillité publique de 1881 et par celui relatif aux zemski natchalniks de 1889. Le Règlement « temporaire » de « maintien de l’ordre » est prolongé d’année en année et définit un trait essentiel de la contre-réforme : l’accroissement des jugements arbitraires, hors procès.

Constantin Pobiedonostsev critique avec vigueur et talent les jugements rendus par les jurés : il raille leur impréparation, leur ignorance, l’absence de principes des avocats, la démagogie des procureurs, il stigmatise l’impunité de certains crimes. Il tente, en vain, d’obtenir la suppression des tribunaux sans distinction de classes sociales, indépendants de l’administration, publics et garantissant le droit à la défense. En conséquence, on assiste à une augmentation brutale des répressions hors-jugement et, en premier lieu, à un élargissement considérable des condamnations à la relégation en Sibérie, par simple décision administrative.

L’accroissement de ces mesures arbitraires s’accompagne d’une accalmie des actions terroristes. Après l’assassinat d’Alexandre II, le choc est tel que des pourparlers secrets sont entamés avec les terroristes, en vue d’une trêve. Mais le gouvernement ne tarde pas à comprendre que la « Volonté du Peuple », affaiblie par l’arrestation de ses chefs, a cessé d’être un partenaire réel pour des négociations. Les nouvelles structures de la police permettent d’améliorer grandement la lutte contre le mouvement révolutionnaire. Les Résumés des principaux travaux d’enquête effectués par la gendarmerie de l’Empire, concernant les crimes d’État montrent les succès remportés. Ainsi, pour 1887 : « Compte tenu de l’amélioration qualitative et quantitative de l’action de la police, il est devenu presque impossible, ces dernières années, d’instaurer et d’entretenir vraiment des liens et des réseaux révolutionnaires… Toutes les tentatives pour mettre sur pied quelque “entreprise révolutionnaire” d’ensemble, dépendante d’un “parti”, n’ont pas connu de succès durable37… »

Dans les années 1880-1890, dix-sept procès de membres de « La Volonté du Peuple » ont lieu, cent cinquante-quatre personnes sont jugées. Dans les années 1870, un seul de ces procès regroupait cent quatre-vingt-treize accusés. Au plus fort du terrorisme – d’avril 1879 à l’assassinat d’Alexandre II en mars 1881 –, quarante procès politiques sont organisés. Les procès des années 1880 débouchent sur soixante-quatorze sentences de mort, dont dix-sept exécutions. Le dernier procès de « La Volonté du Peuple », qui est aussi le dernier procès politique important du XIXe siècle, a lieu en septembre 1890. La dernière exécution publique à Pétersbourg est celle des cinq participants à l’assassinat d’Alexandre II, le 3 avril 188138.

Un rôle capital est joué dans l’anéantissement de « La Volonté du Peuple » par une arme toute nouvelle, magistralement utilisée par le lieutenant-colonel Grigori Soudeïkine, chargé des enquêtes politiques à Pétersbourg : la provocation. Soudeïkine recrute un des chefs de « La Volonté du Peuple », Sergueï Degaïev, ce qui lui permet de porter un coup sérieux aux révolutionnaires, en procédant à des arrestations massives. Il planifie l’assassinat du directeur du département de la police, Plehwe, du ministre de l’Intérieur, Tolstoï, afin de prendre les terroristes sur le fait. En 1883, toutefois, Degaïev se repent et organise l’assassinat de Soudeïkine. Chagriné par cette nouvelle, Alexandre III note sur le rapport qui lui est présenté : « Une perte positivement irréparable ! Qui acceptera, à présent, d’occuper pareille fonction ? »

L’empereur a tort de se faire du souci, car les volontaires ne manquent pas. Sergueï Zoubatov se montre ainsi un provocateur de talent. Révolutionnaire dans sa jeunesse, il passe dans le camp adverse après son arrestation et fait carrière dans la police, allant jusqu’à occuper le poste de chef de la section moscovite de l’Okhrana. Vladimir Bourtsev qui se consacre à démasquer les agents de la police infiltrés dans les partis révolutionnaires, qualifie Sergueï Zoubatov de « père de la provocation ». La police pénètre les mouvements, partis et groupements révolutionnaires, et s’efforce de contrôler leur action. À travers leurs agents, les stratèges de la police montent un parti contre l’autre, créent les conditions les plus favorables à l’activité de leurs protégés et poursuivent impitoyablement leurs adversaires.

Au bout du compte, les sections de l’Okhrana joueront un rôle non négligeable dans le développement du mouvement révolutionnaire russe qu’elles espèrent pourtant liquider, sans jamais cesser, toutefois, de raisonner en termes de carrière. Après une opération réussie, effectuée en collaboration avec les agents étrangers du département de la police, les responsables des sections pétersbourgeoise et moscovite de l’Okhrana, Nikolaï Berdiaev et Sergueï Zoubatov, adressent un télégramme à Paris, à l’attention de Piotr Ratchkovski, chargé des agents résidant hors des frontières de Russie : « Hier (21 avril 1894), prise d’une imprimerie, plusieurs milliers d’ouvrages saisis et cinquante-deux membres de “La Volonté du Peuple”. Quelques-uns laissés en liberté comme combustible. Sergueï et Nikolaï39. »

Les révolutionnaires « laissés comme combustible » forment le noyau de nouvelles organisations qui fournissent de l’ouvrage aux as de la provocation.

L’une des manifestations les plus frappantes de la contre-réforme judiciaire est, nous l’avons dit, le renforcement des répressions hors jugement et, en premier lieu, des exils administratifs. On commence à recourir largement à cette mesure de lutte contre le terrorisme, après l’attentat perpétré par Alexandre Soloviev contre Alexandre II, en avril 1879. À compter du début des années 1880, les prétextes à relégation ne sont plus seulement la propagande antigouvernementale, la diffusion ou la détention de littérature interdite, le recel ou la non-dénonciation, mais aussi un « mode de pensée nuisible », des « relations douteuses », « l’appartenance à une famille néfaste », etc. Vladimir Bourtsev a vingt-deux ans lorsqu’il est arrêté. Il est alors étudiant à l’Université et se retrouve sur une liste de suspects. Une perquisition permet de découvrir chez lui des ouvrages sur les écoles et l’enseignement populaires, sur les zemstvos. L’officier de gendarmerie explique aux parents du jeune homme arrêté : « Il est hors de question de le relâcher… Nous savons où mènent tous ces livres40 ! »

En 1885, un voyageur américain, George Kennan, effectue un périple à travers la Sibérie, visitant ses prisons, ses transits, ses lieux de relégation. Il se met en route, persuadé que les révolutionnaires émigrés russes, Stepniak-Kravtchinski, Piotr Kropotkine, exagèrent les horreurs du système pénitentiaire sibérien et que les nihilistes méritent un châtiment sévère. Familiarisé avec la situation locale, il comprend qu’il se trompait et que les émigrés avaient raison. Il est particulièrement frappé par les exilés, condamnés sans jugement. Sa stupéfaction se comprend aisément : d’une part, il rencontre des gens cultivés, des intelliguents, d’autre part, et surtout, « le gouvernement donne, tout le premier, l’exemple de l’illégalité en Russie, en arrêtant sans mandat, en châtiant sans jugement, en dédaignant, avec le plus parfait cynisme, les décisions de ses tribunaux quand celles-ci sont favorables aux prévenus politiques, en confisquant l’argent et les biens des citoyens soupçonnés de sympathies pour le mouvement révolutionnaire, en envoyant en Sibérie des gamins et gamines de quatorze ans…41 ».

George Kennan poursuit la liste des actions illégales perpétrées par les autorités. Il ne se contente pas d’exprimer ses sentiments, il donne des chiffres, se fondant sur des documents officiels auxquels il a eu accès. Chaque année, arrivent en Sibérie entre dix et treize mille personnes, criminels de droit commun, relégués, déportés (des paysans, exilés par décision du mir), vagabonds42. Historien des prisons tsaristes, le professeur Gernet a calculé qu’au 1er janvier 1900, le pourcentage d’exilés, par rapport au nombre de détenus, était de 8,36 %43.

La biographe moderne d’Alexandre III parvient à la conclusion que, sous le règne de ce dernier, le régime politique se rapproche inéluctablement du totalitarisme, avec lequel elle trouve des points de comparaison, moins dans le degré de cruauté du système répressif que dans certains de ses principes fondamentaux. Pour l’historienne, le grand principe du totalitarisme est « l’intolérance à toute forme de pensée dissidente », et elle compare « l’État autocratique, autoritaire par nature, à la dictature du prolétariat »44.

L’intolérance à la dissidence est en effet l’un des principes du régime totalitaire, mais ce n’est pas le principe de base. Le totalitarisme est un système qui enfreint ses propres lois, vit sans lois, selon le bon vouloir de l’Instance suprême, le Parti et son Guide. Le système d’Alexandre III, dont la pierre angulaire est un contrôle absolu de la société et de l’État, et qui se donne pour tâche première de préserver l’autocratie, est bel et bien sur la voie du totalitarisme. L’ordre favori des officiers russes était : « salve ! » Une salve unanime montrait en effet la maîtrise et le bon entraînement d’une unité militaire. Un spécialiste fait remarquer : « La précision de ce feu “décoratif” était, bien sûr, infime45. » Les armées européennes, elles, étaient depuis longtemps passées au tir individuel.

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