9 Le 14 décembre 1825



Ne racontez pas vos rêves, des freudiens pourraient prendre le pouvoir.

Stanislas Jerzy LEC.


Il y a, dans l’histoire de chaque pays, quelques dates connues de tous. Le 14 décembre 1825 est l’une d’elles, pour la Russie. Ce jour-là, les conjurés de l’Union du Nord conduisent sur la place du Sénat quelques unités de la garde qui les suivent d’autant plus volontiers qu’elles sont convaincues de défendre l’empereur Constantin auquel elles ont prêté serment.

L’opération n’a pas été préparée. La date de la révolte est dictée par l’annonce de la disparition subite de l’empereur Alexandre et par des informations selon lesquelles le complot serait découvert et les noms de ses membres connus du gouvernement. Le prince Sergueï Troubetskoï, colonel de la garde, élu « dictateur » de la révolte par l’Union du Nord, ne daigne pas même se rendre sur la place du Sénat. Pendant près de cinq heures, les soldats, en carré, attendent une décision des officiers conspirateurs qui les commandent et ne savent pas eux-mêmes ce qu’il convient d’entreprendre. Le froid gagne, la température descend jusqu’à moins huit. La nuit commence à tomber lorsque Nicolas envoie chercher l’artillerie. Les complots de la garde du XVIIIe siècle avaient eu pour particularité que les souverains renversés n’avaient pas résisté. Ni Anna Leopoldovna, ni Pierre III, ni Paul Ier ne s’étaient défendus. Attaqués par surprise, ils y avaient perdu le pouvoir et, bien souvent, la vie.

Nicolas Ier n’est pas décidé à se laisser faire. Convaincu de son droit au trône, il montre de la résolution et de l’énergie, dans un contexte difficile et confus, dû à la double prestation de serment. Sans cesser de parlementer avec les rebelles – ou du moins d’essayer –, il réunit des forces. Une autre attitude de l’empereur eût pu donner la victoire aux « Décembristes », en dépit de leur immobilisme.

Après quelques salves de mitraille tirées sur le carré figé, les soldats commencent à se débander, abandonnant tués et blessés. La révolte est matée. Le 29 décembre 1825, au sud du pays, le régiment de Tchernigov se mutine à son tour. À la tête des émeutiers, se trouve Sergueï Mouraviev-Apostol, membre de l’Union du Sud. Le 3 janvier 1826, les « tchernigoviens » sont défaits. On procède à des arrestations sur tout le territoire. Nicolas Ier, qui suit attentivement les progrès de l’enquête, estime que près de six mille personnes sont impliquées dans la conspiration1. Beaucoup sont arrêtées. On fait le tri des « meneurs » : cent vingt et un hommes. Ils sont jugés, cinq sont condamnés à mort par pendaison, les autres à divers temps de détention dans les bagnes de Sibérie. Les leaders de l’Union du Sud, Paul Pestel, Mikhaïl Bestoujev-Rioumine, Sergueï Mouraviev-Apostol, le chef de celle du Nord, Kondrati Ryleïev, et Piotr Kakhovski qui, sur la place du Sénat, a mortellement blessé le comte Mikhaïl Miloradovitch, sont pendus.

L’exécution des chefs de la révolte laisse la société russe en état de choc. Elle contribuera grandement à la naissance de la « légende des Décembristes ». Élisabeth, nous l’avons dit, a aboli la peine capitale en Russie. Cependant, l’Oulojenié promulgué en 1649 par le tsar Alexis Mikhaïlovitch et que nul n’a songé à abolir, continue d’être en vigueur dans le pays. Il prévoit la mort pour soixante-trois types de crimes et délits. Le Règlement de Pierre le Grand n’est pas supprimé lui non plus, qui prescrit la peine capitale pour cent douze sortes de crimes. Durant les soixante-quinze ans qui précèdent le 14 décembre 1825, seuls Mirovitch et les « pougatcheviens » subissent le châtiment suprême. Mais des milliers de gens meurent sous le knout, les verges, exécutés sans jugement. Au cours de l’été 1831, les colons militaires de Staraïa Roussa se révolteront. Deux mille cinq personnes subiront les verges, et cent cinquante en mourront. Ce qui ne suscitera aucune émotion particulière dans l’opinion.

Si l’exécution des Décembristes est un tel choc pour la société, c’est parce que l’on s’attaque aux « siens », à de brillants officiers de la garde, représentants des plus grandes familles nobles, héros des guerres contre Napoléon. En outre, les conjurés sont jeunes – l’âge moyen des condamnés est de vingt-sept ans et quatre mois – et cultivés : une partie d’entre eux répond en français aux interrogatoires.

La mort ignominieuse des meneurs, les très lourdes condamnations des autres acteurs de la révolte – bagne, déportation, forteresse, envoi dans le Caucase comme simple soldat pour affronter les balles tchétchènes – font des Décembristes des « saints et martyrs » de la révolution russe, des précurseurs du mouvement de libération, les premiers champions conscients de la lutte contre l’autocratie.

Après la condamnation des rebelles, l’interdit sur leur nom est total en Russie : pas un mot ne doit être prononcé, ni une ligne écrite sur le mouvement lui-même et ses participants. Et la censure veille soigneusement au respect du tabou. Le premier à oser parler ouvertement des Décembristes, « phalange de héros » soulevés pour la liberté, sera Alexandre Herzen, à l’étranger. La couverture de la revue L’Étoile polaire, qu’il entreprend d’éditer à Londres dans son « Imprimerie russe libre », s’orne des profils des Décembristes exécutés. Un rôle important sera joué dans la diffusion de la légende des Décembristes par les émigrés polonais qui fuiront la Pologne après l’écrasement du soulèvement de 1831, et trouveront à l’étranger des Russes – Alexandre Herzen, Mikhaïl Bakounine – qui leur témoigneront de la sympathie, leur décernant le titre d’héritiers des idées décembristes. Ainsi les Décembristes deviendront-ils, pour les émigrés démocrates polonais, l’incarnation des démocrates russes, leurs frères dans la lutte « pour notre et votre liberté ». Les démocrates polonais, au demeurant, ne cesseront de rechercher en Russie des compagnons d’idées et des alliés.

Établissant la généalogie de sa révolution, Lénine y intégrera les Décembristes. Son schéma sera simple et clair : les Décembristes génèrent Herzen, Herzen le mouvement « La Volonté du Peuple », et le tour vient alors pour Lénine de paraître.

La révolte des Décembristes se solde par un échec. On se demande, d’ailleurs, ce qu’auraient fait les conjurés, s’ils avaient réussi à prendre le pouvoir. Ils laissent à la postérité leurs rêves, exprimés dans des esquisses de programmes, des conversations consignées par les mémorialistes, les dossiers détaillés de la commission d’enquête.

La première société des futurs Décembristes est fondée en 1816. Elle porte le long intitulé de « Société des fils sincères et fidèles de la Patrie », mais est plus connue sous l’appellation d’« Union du Salut ». Ses membres les plus éminents sont Nikita Mouraviev et Paul Pestel, tous deux officiers de la garde. Les désaccords entre les organisateurs entraînent sa désagrégation. Sur ses ruines s’édifie, en 1817, l’« Union du Bien public ». « Le premier dessein de l’Union, explique Paul Pestel, est la libération des paysans. »

Bientôt, pourtant, la question politique prend le pas sur l’idée d’une réforme sociale radicale. « Le véritable but de la première union, poursuit Pestel en réponse aux questions de ses juges, était d’instaurer un gouvernement monarchique constitutionnel2. » Dans le cadre de l’Union du Bien public, les objectifs se voient restreints : dans les statuts de la société, il n’est plus fait mention de la libération des paysans ; on se contente d’exprimer « l’espoir de la bienveillance du gouvernement ».

La modération de l’Union du Bien public attire en son sein de jeunes officiers. Mais certains de ses membres s’insurgent, Pestel en tête, qui, au début de 1820, pose la question de la transformation de la Russie en république. En 1821, réunie en congrès à Moscou, l’Union du Bien public décide de mettre un terme à son existence. À l’union dissoute en succèdent deux autres, celle du Sud, dirigée par Pestel, et celle du Nord conduite par Nikita Mouraviev et Kondrati Ryleïev, ce dernier étant l’unique civil parmi les dirigeants décembristes ; poète, il préside aux destinées de la chancellerie de la Compagnie de négoce russo-américaine.

Tous les Décembristes s’accordent sur la nécessité d’effectuer des réformes en Russie. Tous admettent qu’on ne peut « balayer un escalier que d’en haut » et que les réformes indispensables (ou, comme disent certains, la révolution) ne seront réalisées que depuis le sommet, par le biais d’une conspiration et d’une révolte de palais. Peu avant le soulèvement, Pestel affirme, catégorique : « La masse n’est rien, elle ne sera que ce que voudront les individus qui sont tout. »

Alors que la réponse à la question « Comment faire ? » rencontre l’unanimité, le « Que faire ? » suscite des débats très vifs. On peut classer les points de vue en trois catégories. L’idéologue de l’Union du Nord est, nous l’avons dit, Nikita Mouraviev (1796-1843), auteur d’un projet de Constitution approuvé par la majorité des « nordistes ». Il prévoit de transformer la Russie en monarchie constitutionnelle. Un cens incroyablement élevé (trente mille roubles de biens immobiliers ou soixante mille de capital) limite considérablement le nombre des électeurs au Parlement : la Douma Suprême. La Constitution proclame : « La condition de serf et l’esclavage sont abolis. » La terre reste la possession des propriétaires terriens, les paysans ne recevant qu’un petit lopin (deux dessiatines).

Le second groupe est représenté par Nikolaï Tourgueniev (1789-1871), l’un des fondateurs de l’Union du Bien public. Redoutant d’être arrêté, il émigre au début des années 1820. Il ne prend donc pas directement part au soulèvement et sera condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité. Après la peine de mort, c’est le châtiment le plus lourd.

Très influent parmi les cercles décembristes, Nikolaï Tourgueniev, à la différence de Nikita Mouraviev, place au tout premier plan la libération des paysans. Il convient, déclare-t-il, de commencer par instaurer la liberté civile, avant de rêver de liberté politique. « Il n’est pas permis, ajoute-t-il, de rêver de liberté politique là où des millions de malheureux ignorent la simple liberté humaine. »

La libération des paysans constituant la pierre d’angle de son projet, Nikolaï Tourgueniev s’élève catégoriquement contre celui de Nikita Mouraviev, qui élargit les droits de la noblesse. Toutefois, l’absolutisme du monarque lui apparaissant comme un moyen de limiter les excès des propriétaires terriens, et l’esclavage pouvant tomber, ainsi que le dit Pouchkine, « sur un geste du tsar », il juge prématurés les rêves républicains.

Le programme de Paul Pestel (1793-1826) peut être lu comme une synthèse originale des idées de Nikita Mouraviev et de Nikolaï Tourgueniev. Fils d’un gouverneur-général de Sibérie qui, même parmi ses confrères, passe pour le parfait corrompu, Paul Pestel fait une brillante carrière militaire (il est colonel, en 1821) et se distingue par son intelligence, sa culture et sa fermeté de caractère. Il est un des acteurs les plus en vue de toutes les sociétés secrètes, depuis l’Union du Salut. Exposé dans la Justice russe (Rousskaïa pravda), code des lois de la future Russie républicaine qu’il laissera inachevé, son programme est le document le plus élaboré et le plus radical de tout le mouvement décembriste.

Paul Pestel préconise une nouvelle voie de développement pour la Russie. Le premier à en prendre conscience sera Mikhaïl Bakounine. Après la mort de Nicolas Ier et l’avènement d’Alexandre II qui entreprendra une série de réformes, Mikhaïl Bakounine rédigera, dans l’émigration, une brochure intitulée : La Cause du Peuple : Romanov, Pougatchev ou Pestel. Le vieux révolutionnaire, qui croit à la « révolution d’en haut », à la transformation du pays « sur un geste du tsar », appellera Alexandre II à convoquer un Zemski sobor universel, afin d’y résoudre tous les problèmes de la Terre russe et d’obtenir la bénédiction du peuple pour les réformes à mener. Trois voies sont possibles pour le peuple (et pour ceux qui luttent dans son intérêt, les révolutionnaires) : Romanov, Pougatchev ou un nouveau Pestel, s’il s’en trouve un. « Parlons net, écrira Mikhaïl Bakounine en 1862, nous suivrions plus volontiers Romanov, si Romanov pouvait et voulait se transformer, d’empereur pétersbourgeois, en tsar du peuple tout entier. » Toute la question est là : « Veut-il être le tsar russe populaire Romanov, ou l’empereur pétersbourgeois Holstein-Gottorp ? » Dans le premier cas de figure, lui seul – car « le peuple russe le reconnaît encore » – est en mesure « d’accomplir et de mener à bien une grande révolution pacifique, sans verser une goutte de sang russe ou slave ». Mais si le tsar trahit la Russie, celle-ci sera entraînée dans un cataclysme sanglant. Mikhaïl Bakounine pose la question : quelle forme le mouvement prendra-t-il, alors, et qui le conduira ? « Un tsar imposteur, un Pougatchev, ou un nouveau Pestel dictateur ? Si c’est un Pougatchev, Dieu lui accorde le génie politique d’un Pestel car sans lui, il noiera la Russie et peut-être tout son avenir dans le sang. S’il s’agit d’un Pestel, qu’il soit un homme du peuple comme Pougatchev, faute de quoi le peuple ne le tolérera pas3. »

Le radicalisme révolutionnaire de Pestel séduit Bakounine. Pour l’auteur de La Cause du Peuple, le « génie politique » du chef de l’Union du Sud, apparaît tant dans ses talents de conspirateur que dans son programme pour « sauver la Russie ». Le Décembriste Ivan Gorbatchevski note dans ses Mémoires que Pestel était excellent en matière de conspiration. Et il ajoute : « Pestel fut ni plus ni moins que le disciple du comte Pahlen4. »

En 1818, le jeune officier de la garde Paul Pestel fait la connaissance du général Piotr Pahlen qui a pris la tête de la révolution de palais du 11 mars 1801, laquelle aboutit à l’assassinat de Paul Ier et à l’avènement d’Alexandre Ier. Alors âgé de soixante-douze ans, écarté des affaires et vivant dans son domaine des environs de Mitau, Pahlen s’entretient fréquemment avec Pestel et, un beau jour, lui donne ce conseil : « Jeune homme ! Si vous voulez agir au travers d’une société secrète, c’est une ânerie. Car si vous êtes, mettons, douze, vous pouvez être sûr que le douzième sera un traître ! J’ai l’expérience, je connais le monde et les hommes5. »

Le « génie politique » de Paul Pestel ne se manifeste certes pas dans l’organisation d’une société secrète, même si l’Union du Sud est mieux organisée que celle du Nord. Il n’est en outre pas exclu que si le colonel Pestel s’était trouvé à Pétersbourg le 14 décembre 1825, les conjurés eussent pris le pouvoir. Sans le comte Pahlen, le complot ourdi contre Paul Ier n’eût sans doute pas réussi. Mais Paul Pestel laisse son nom dans l’Histoire de Russie en tant qu’auteur de la Justice russe, projet de réorganisation radicale du pays. Nikolaï Tourgueniev comparera le programme de Pestel aux « géniales utopies » de Fourier et Owen. Les auteurs de l’Histoire de l’utopie en Russie décèlent chez Pestel l’influence de Mably, Morelly, Babeuf6.

Pestel répond avec clarté et précision aux deux questions qui ont hanté la société russe durant tout le XVIIIe siècle : rejetant toutes les formes de limitation de la monarchie, il propose de transformer la Russie en république ; « l’esclavage doit être anéanti une bonne fois, la noblesse doit impérativement renoncer pour toujours au répugnant privilège de posséder d’autres hommes ». Par la même occasion, on supprime tous les ordres : « Le terme même de noblesse doit disparaître, et ses membres rallier la composition d’ensemble de la citoyenneté russe. » À la fin du XXe siècle, le programme de Pestel retient l’attention non seulement en tant que document historique – comme un témoignage de l’état des esprits au début du XIXe –, mais aussi par l’actualité de certaines solutions dont la société russe débat encore, cent soixante-dix ans après la mort du leader de l’Union du Sud.

Tout en insistant sur la nécessité de libérer les paysans, Paul Pestel juge indispensable de maintenir l’existence d’une propriété communautaire des terres (propriété de l’obchtchina), parallèlement à la propriété privée. La moitié des terres resteraient ainsi aux mains de la société. Ce refus de céder la totalité du sol à des propriétaires privés s’explique, chez Pestel, par une dénonciation radicale de l’« aristocratie de l’argent », autrement dit des orientations capitalistes. L’« aristocratie de l’argent » lui semble beaucoup plus néfaste pour le peuple que l’aristocratie féodale.

Comme tous les utopistes, l’auteur de la Justice russe ne croit pas que le peuple, dont il a un tel souci, puisse comprendre par lui-même où est son intérêt. Aussi Paul Pestel accorde-t-il une attention particulière à l’instauration d’un ministère de la Police (un « Prikaze de la Bienséance »), à la mise en place d’un système d’espions (l’« Enquête secrète »), à la censure. Il propose la création d’un Corps de Gendarmes (la « garde intérieure ») de dix mille hommes par gouvernement, considérant que « cinquante mille gendarmes pour l’ensemble de l’État suffiront ».

Les questions d’organisation administrative tiennent une grande place dans le projet. On suggère de prendre la volost comme unité administrative de base. La population du pays est répartie entre les différentes volosts qui deviennent autogérées, assumant toutes les tâches politiques, économiques, et même militaires. Toute la terre de la volost lui appartient : la moitié est propriété de la collectivité, l’autre est partagée entre les habitants. Ces derniers ne peuvent, sans autorisation, quitter les limites de la volost.

Le principe d’égalité absolue est à la base de la solution proposée par Pestel pour l’administration de l’empire. Pestel rejette catégoriquement les idées de fédération dont Alexandre Ier n’avait pu se déprendre jusqu’à la fin de ses jours. Paul Pestel envisage une Russie centralisée, une et indivisible. La Justice russe propose d’adjoindre à l’empire la Moldavie, le Caucase, une partie de l’Asie centrale et la Mongolie. Il juge indispensable de transférer dans les régions centrales de Russie les montagnards du Caucase, qui, indociles, résistent aux troupes russes. L’orthodoxie est déclarée religion d’État, et le russe l’unique langue de l’empire.

Aux juifs, la Justice russe laisse le choix entre assimilation et départ pour le Moyen-Orient où ils pourront fonder leur propre État.

Tous ces postulats donnent une idée de l’attitude du chef de l’Union du Sud envers le problème impérial : la République de Russie lui apparaît comme un État uni et centralisé, abritant un seul peuple composé de tous les peuples de l’empire. De fait, Alexandre Ier a transformé la Russie en fédération, dès lors qu’il accordait de larges droits à la Pologne et à la Finlande. Paul Pestel réfute très logiquement le principe du fédéralisme, en proposant une solution définitive à la « question polonaise ».

L’Union du Sud, qui se prépare sérieusement au coup d’État, entame des pourparlers avec les révolutionnaires polonais. Pour Pestel, qui participe à l’une des rencontres secrètes, il importe d’obtenir le soutien des Polonais dont on attend qu’ils organisent un soulèvement en même temps que les Russes et qu’ils assassinent le grand-duc Constantin à Varsovie. Les représentants des sociétés révolutionnaires polonaises exigent en échange la reconnaissance du droit de la Pologne à l’indépendance.

En 1825, un petit groupe de conspirateurs radicaux, l’Union des Slaves unis, qui comprend à la fois des Russes et des Polonais, fusionne avec l’Union du Sud. Ils rêvent de créer une fédération de républiques slaves, dont quatre mers baigneraient le territoire : la mer Noire, la mer Blanche, l’Adriatique et l’océan Glacial Arctique. Mais ces idées que l’on qualifiera bientôt de « slavophiles » ne séduisent pas Paul Pestel. Il donne son accord pour l’indépendance de la Pologne, mais l’assortit d’une foule de conditions.

On rejette tout d’abord le droit des Polonais à se séparer de la Russie : après l’instauration de la République dans ce dernier pays, le gouvernement russe provisoire reconnaîtra l’indépendance de la Pologne et lui cédera les provinces (gouvernements) qui accepteront d’entrer dans l’État polonais. Jusque-là, le territoire polonais demeurera possession russe. La Russie, en outre, aura une voix décisive sur le tracé des frontières du futur État polonais. La Pologne et la Russie signeront un accord de coopération, dont la principale condition sera l’intégration des troupes polonaises dans l’armée russe en cas de guerre. Le système gouvernemental, l’organisation administrative et les grands principes de l’ordre social seront conformes au projet de la Justice russe. Pestel souhaite conjurer l’influence de l’« aristocratie » polonaise sur la société, il redoute l’attachement des Polonais à la monarchie.

L’Union du Nord rejette les propositions de Pestel concernant la « question polonaise ». Nikita Mouraviev estime qu’il ne faut en aucun cas rendre les territoires conquis par la Russie ni entamer des pourparlers avec les peuples de l’Empire, et qu’il est a fortiori impossible de faire des concessions à un État étranger, susceptible, dans l’avenir, de montrer de l’hostilité à la Russie.

Les « nordistes » réfutent également les autres points du programme de Pestel. La raison essentielle en est que les ambitions du colonel inquiètent de nombreux Décembristes. Ces craintes ne sont d’ailleurs pas infondées. Tous ceux qui connaissent Pestel évoquent son caractère autoritaire. Il prévoit en outre une dictature prolongée, la jugeant nécessaire pour édifier la République de Russie. À une remarque d’un Décembriste affirmant que la dictature se prolongera quelques mois, Pestel réplique vertement : « Comment estimez-vous possible de transformer toute cette machine d’État, de lui donner une autre base, d’enseigner aux hommes de nouveaux usages, en quelques mois seulement ? ! Il y faudra au moins une dizaine d’années7 ! » La perspective de voir l’auteur de la Justice russe exercer sa dictature pendant au moins dix ans terrifie les membres de l’Union du Nord. Mais, plus encore – et c’est là le grand motif de leur rejet de la Justice russe –, ils redoutent l’extrémisme du programme de Pestel. Le radicalisme absolu du chef de l’Union du Sud transparaît dans les interrogatoires auxquels il est soumis.

Les Décembristes exposent franchement leurs idées aux juges d’instruction, parmi lesquels se trouve l’empereur. Il est vrai que s’affrontent des gens du même monde – nobles, officiers –, de bonnes relations quand ce ne sont pas des parents. Une chose, toutefois, est d’exprimer ses idées, une autre de dénoncer ses complices. Les conjurés répondent diversement aux questions concernant les autres membres du soulèvement. Paul Pestel, lui, les nomme tous. Evgueni Iakouchkine, fils de Décembriste, qui fréquente beaucoup ceux des camarades de son père rentrés de relégation et les aide à rédiger leurs Mémoires, donne son opinion sur Pestel : « Aucun autre membre de la société secrète n’avait des convictions aussi fermes et déterminées, ni une telle foi dans l’avenir. Pour les moyens à employer, il ne faisait pas le détail… Quand l’Union du Nord se mit à montrer de l’indécision, il déclara que si l’affaire venait à être découverte, il ne laisserait personne s’en tirer, que plus il y aurait de victimes, plus cela servirait la cause. Et il tint parole. À la commission d’enquête, il désigna directement tous ceux qui avaient appartenu à l’Union, et si cinq seulement furent pendus, et non cinq cents, ce n’est certes pas la faute de Pestel : il fit, quant à lui, tout ce qu’il fallait pour cela8. »

Un historien de la pensée sociale russe écrira en 1911 : « Dans le projet de Pestel, nous avons en germe le socialisme qui, à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, deviendra l’idée dominante au sein de l’intelligentsia russe. » Trois quarts de siècle se seront alors écoulés depuis l’exécution de Pestel, et il restera six ans seulement avant la révolution qui mettra en pratique certaines de ses idées.

Les Décembristes sont jugés par la Cour pénale suprême, à laquelle participe Speranski. Il établit une classification minutieuse des types et des sortes de crimes politiques, et répartit lui-même dans les différentes catégories tous ceux qui sont impliqués dans l’affaire du soulèvement. Cela a une influence déterminante sur le degré du châtiment. Les historiens reprochent au célèbre juriste le fait que les motifs allégués pour ranger les prévenus dans telle ou telle catégorie, ne répondent pas, bien souvent, aux critères de la logique. Mais Nicolas Ier est satisfait et il écrit à son frère Constantin, à Varsovie, qu’il a donné « l’exemple d’un procès presque entièrement construit sur des principes représentatifs, grâce à quoi il fut démontré au monde entier à quel point notre cause était simple, limpide, sacrée ». Sans doute corrompu par la vie à Varsovie, Constantin est persuadé que le procès de Pétersbourg est illégal, parce qu’il s’est déroulé à huis clos et que les accusés n’avaient pas de défenseurs.

Trois crimes fondent les sentences : tentative de régicide, révolte et mutinerie. Cinq des principaux accusés sont condamnés à l’écartèlement, une peine qui n’existe plus dans la Russie du XIXe siècle. L’empereur décide de lui substituer la pendaison. Un témoignage rapporte que trois des pendus tombent de la potence, la corde ayant lâché. Et Sergueï Mouraviev s’exclamerait : « Pauvre Russie, on ne sait pas même y pendre correctement les gens ! » Il n’y a pas de corde de réserve, il faut donc attendre l’ouverture des boutiques. Vingt-cinq membres du soulèvement sont condamnés au bagne à vie, soixante-deux autres à divers temps de travaux forcés, vingt-neuf sont envoyés en relégation ou dégradés.

Les exécutants, soldats et officiers, subissent eux aussi la répression. Dans leur cas, deux peines sont appliquées. Les verges, tout d’abord : un fusil lié au corps, baïonnette tournée vers lui, le condamné passe lentement entre deux rangées de soldats armés de longues et souples branches. Chacun d’eux fait un pas en avant et frappe un coup sur la poitrine ou le dos nu du malheureux. Les verges, nous l’avons vu, ont été introduites en Russie, en 1701, par Pierre le Grand qui les a empruntées aux Allemands civilisés. Le nombre de coups varie entre dix et douze mille. Ce dernier chiffre, en règle générale, signe l’arrêt de mort du condamné. Cette sentence est prononcée pour six soldats et, au total, cent quatre-vingt huit hommes passent par les verges. Le second châtiment prévu pour les soldats et officiers des régiments mutinés est le transfert dans le Caucase, où l’on se bat contre les montagnards. Vingt-sept mille quatre cents hommes y sont envoyés9.

Un historien anglais fait prudemment remarquer que, si le châtiment appliqué aux Décembristes fut rigoureux et cruel, il ne fut en aucun cas disproportionné par rapport à la faute commise. Les Décembristes sont en effet jugés pour le plus grave des crimes prévus par le Code pénal de tous les pays du monde. Les accusés, en outre, ne nient pas leur culpabilité. Et l’historien anglais de donner un exemple, à titre de comparaison : en 1820, Arthur Thistlwood fomente un complot visant à tuer tous les ministres. Les conjurés n’ont pas le temps de mettre leur projet à exécution. Et cependant, le tribunal condamne les cinq meneurs à la pendaison, tandis que les autres membres de la conspiration sont exilés en Australie. L’opinion anglaise s’émeut, non de la réaction des autorités, mais des intentions criminelles des condamnés10.

L’opinion russe, elle, ne pardonnera pas à Nicolas Ier le traitement réservé aux Décembristes : leur réputation de martyrs ne fera que croître, au fur et à mesure que certaines idées de leur panoplie idéologique acquerront plus de popularité en Russie.

Les répressions de la période soviétique ont montré toute la relativité du seuil de cruauté et d’horreur de la terreur de masse. Dans son Archipel du Goulag, Alexandre Soljénistyne compare les bagnes tsaristes aux camps soviétiques « d’extermination et de rééducation par le travail » : « Au bagne féroce d’Akatouï, les “leçons” imposées étaient simples et accessibles à tous11. » Dans ses Récits de la Kolyma, Varlaam Chalamov indique que la norme de travail à remplir quotidiennement par les détenus soviétiques est quinze fois plus élevée que celle imposée aux bagnards décembristes. Le bagne d’Akatouï est un endroit effroyable. Mais tout est affaire de comparaison. La peine infligée aux Décembristes, d’une extrême rigueur pour son temps, semble presque légère pour les contemporains de l’édification du socialisme.

L’impression produite par le verdict est d’autant plus forte que le nombre des condamnés est relativement faible en termes absolus, bien qu’extraordinairement élevé en termes relatifs. On connaît les rebelles, sinon de vue, du moins par leurs noms. Le milieu dont ils sont issus est très étroit. La révolte des Décembristes, dira Mikhaïl Bakounine trente ans plus tard, est « essentiellement un mouvement de la partie cultivée et privilégiée de la Russie12 ». Vassili Klioutchevski sera encore plus clair : « Les événements du 14 décembre eurent une immense signification dans l’histoire de la noblesse russe : ce fut le dernier mouvement des nobles et des militaires. » L’historien constate : « Le 14 décembre mit fin au rôle politique de la noblesse13. »

La suite des événements confirme, s’il en était besoin, la justesse de la remarque de Klioutchevski qui explique la faiblesse du mouvement par l’absence d’un réel programme et des dissensions internes parmi les conjurés. « Leurs pères étaient des Russes que l’éducation avait faits français ; les enfants étaient des Français par l’éducation, qui voulaient passionnément devenir russes14. »

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