3 La carte de l’Europe



Si nous voulons aller de l’avant, il nous faut un but que nous n’ayons pas encore atteint. Mais pour progresser constamment, nous devons être capables de nous assigner un but à jamais inaccessible.

Adam CZARTORYSKI.


En septembre 1802, Alexandre Ier signe l’oukaze relatif à la création des ministères et nomme Adam Czartoryski, bras droit du ministre des Affaires étrangères. Le ministre en titre, nous l’avons dit, le comte Alexandre Vorontsov, est un homme âgé et malade, qui se repose entièrement sur son adjoint. En janvier 1804, le prince Adam Czartoryski obtient, cette fois, le poste de ministre des Affaires étrangères. Cette nomination prouve la confiance que nourrit l’empereur envers son ami de jeunesse et la largeur de vues d’Alexandre qui n’ignore pas qu’il va contre l’opinion générale, laquelle accepte tranquillement des Allemands à la tête de la politique extérieure russe, mais refuse un Polonais à cette fonction. Joseph de Maistre écrit au roi de Sardaigne : « Czartoryski est hautain et peu loquace… Je doute qu’un Polonais qui rêvait lui-même de la couronne royale, puisse devenir un bon Russe. » Napoléon avertit le margrave de Bade, père de l’impératrice Élisabeth, qu’Alexandre est « entouré de Polonais, son ministre et sa maîtresse appartiennent à cette nation… »

Napoléon a toutes les raisons d’être mécontent de Czartoryski qui, arrivant à Pétersbourg, avait vivement critiqué la ratification du traité de paix signé par Paul avec la France. Pour le futur ministre des Affaires étrangères, l’accord privait Alexandre de la possibilité de prendre une part active à la définition de l’avenir de l’Europe.

Dans les premières années de son règne, Alexandre n’a qu’un souhait : se tenir à l’écart des affaires européennes et se consacrer entièrement aux problèmes intérieurs de l’empire. Adam Czartoryski écrit dans ses Mémoires : « L’empereur parlait avec une égale répulsion des guerres de Catherine et de la folie despotique de Paul. » Le prince polonais et sujet russe Czartoryski estime, lui, que l’isolement de la Russie la conduit à perdre tout crédit en Europe, qu’il est gros d’humiliations pour elle et n’aura pas l’approbation de l’opinion.

En 1803, dirigeant, de fait, la politique extérieure de l’empire, Adam Czartoryski présente à l’empereur un vaste mémorandum intitulé : Le système politique qu’il convient d’adopter en Russie. Il s’agit d’un programme de politique étrangère, proposant à la Russie de prendre une part active aux affaires européennes, donc, à l’époque, aux affaires du monde. Ce document ne sera jamais publié, mais il sera conservé dans les archives de son auteur, où un historien polonais, M. Kukiel, le découvrira1.

Le mémorandum présente un grand intérêt, et ce pour plusieurs raisons. Disciple fidèle du « Siècle des lumières », son auteur fixe comme objectif l’instauration d’une paix durable en Europe. Trois conditions sont requises : le progrès de la civilisation chez les peuples retardataires, le redécoupage des frontières en tenant compte des nationalités et des barrières naturelles, la création d’institutions libérales et d’un pouvoir représentatif. Adam Czartoryski parle de « paix perpétuelle » et de « société des nations », après l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant. Il est en revanche le premier à évoquer l’importance de la question nationale et le libéralisme politique.

Après des considérations théoriques générales, viennent une appréciation sur la place de la Russie en Europe, des grandes lignes de sa politique étrangère, et une analyse de la situation internationale au début du XIXe siècle, qui tient compte des positions des principaux États du continent à l’égard de l’Empire russe. La Russie, écrit Adam Czartoryski, n’est pas, par nature, une puissance agressive. Son avenir doit être fondé sur l’assimilation de son gigantesque territoire, et non sur de nouvelles conquêtes. La situation et la puissance de la Russie lui dictent la nécessité d’une politique extérieure active. L’auteur du programme ne néglige pas les tendances traditionnelles de la politique russe. C’est pourquoi, réfutant le besoin de nouvelles conquêtes territoriales, il suggère des mesures concrètes pour libérer les peuples slaves de la Péninsule balkanique, qui doivent être placés sous protectorat russe.

Le jugement porté sur les adversaires et alliés potentiels de la Russie est lucide et pénétrant. Czartoryski ne voit qu’un danger réel : l’Angleterre. En même temps, cette dernière représente un partenaire commercial hors pair, bien que trop exclusif, ainsi qu’un allié possible car elle a le souci de la paix et de la sécurité en Europe ; elle est en outre le dernier rempart du libéralisme, depuis que celui-ci a été liquidé sur le continent. Le mémorandum propose de créer – pour faire contrepoids à l’Angleterre – une flotte impressionnante et de conclure des alliances avec des puissances maritimes de moindre poids. Czartoryski souligne particulièrement l’importance de l’Amérique.

Si la Russie et l’Angleterre parviennent à s’entendre, affirme le mémorandum, leur politique deviendra la loi du continent tout entier. Aussi Czartoryski fonde-t-il le nouveau programme de politique étrangère de la Russie sur l’alliance avec l’Angleterre.

Entre la Russie et la France, déclare-t-il, il n’y a pas de conflit d’intérêts. Au XVIIIe siècle, l’hostilité de la politique française se traduisait par la volonté de Paris de soutenir les États – Suède, Turquie, Pologne – qui, traditionnellement, constituaient une menace pour la Russie. Napoléon a élargi les frontières françaises jusqu’à leurs limites naturelles et les puissances européennes, en s’alliant, peuvent empêcher de nouvelles conquêtes. Quant aux idées révolutionnaires françaises, Czartoryski suggère d’y faire obstacle en promouvant le libéralisme et en agissant sur l’opinion en France même, dans le but de la soulever contre le tyran Napoléon.

Adam Czartoryski, on s’en doute, n’a jamais dissimulé son patriotisme polonais, et la « question polonaise » occupe une place de choix dans le mémorandum. Les partages de la Pologne ont fait de l’Autriche et de la Prusse les voisines de la Russie. Czartoryski attire l’attention sur le danger potentiel que représente ce voisinage et évoque, pour le futur, une possible agression des États allemands, contre la Russie. Une Pologne ressuscitée et unifiée garantirait la sécurité de la Russie, menacée par les Allemands sur le Boug. Le mémorandum propose de confier la couronne polonaise au frère d’Alexandre, le grand-duc Constantin, et envisage une union entre les deux États slaves, ce qui assurerait à la Russie le contrôle de Dantzig et élargirait ses frontières jusqu’aux Carpates.

Pour l’auteur du mémorandum, l’Empire ottoman n’est rien de plus qu’un corps à l’agonie. Il importe donc d’empêcher toute puissance européenne de s’emparer de l’héritage du défunt, et avant tout des Détroits. L’objectif de la Russie consiste, en l’occurrence, à instaurer un État grec et à assurer la protection des peuples balkaniques. On envisage, à plus long terme, l’éventualité d’une Union des Slaves qui entrent dans la composition de la Turquie et de l’Autriche, en un État indépendant – la Grande Croatie.

Adam Czartoryski voit, dans les Apennins, la possibilité d’une réunion des principautés italiennes et, au nord, l’instauration d’un État indépendant, comprenant la République italienne, le Piémont et Venise.

La mémorandum, enfin, propose la création d’une confédération (sur le modèle suisse), ou d’une fédération (à l’exemple des États-Unis) d’États allemands indépendants de l’Autriche et de la Prusse : l’Allemagne occidentale.

Le programme de politique extérieure élaboré par le prince Czartoryski, reçoit l’approbation enthousiaste, tant du Comité intime que de l’empereur. Le fait est clairement confirmé par la nomination d’Adam Czartoryski à la tête des Affaires étrangères, ainsi que par les « Instructions secrètes » que signe Alexandre et qu’il confie, en septembre 1804, à Nikolaï Novossiltsev, envoyé en mission spéciale à Londres.

Certes, le plus sage programme de politique étrangère ne peut prendre en considération toutes les circonstances ou, comme on dit à l’ère de l’informatique, toutes les données favorisant ou empêchant sa réalisation. Parmi les innombrables facteurs – politiques, économiques, religieux – influant sur la politique extérieure russe au début du XIXe siècle (et pendant les cent années qui suivent), se trouve le facteur allemand.

Sans être décisif, il n’en a pas moins une importance considérable. La princesse d’Anhalt-Zerbst, future Catherine II, est, ne l’oublions pas, la grand-mère d’Alexandre. La mère de l’empereur est une princesse de Hesse-Darmstadt, son épouse la princesse héréditaire de Bade. Alexandre a cinq sœurs, mariées à l’archiduc d’Autriche, au roi des Pays-Bas, aux ducs de Mecklembourg-Schwerin, de Saxe-Weimar et d’Oldenbourg. Certes, les liens de parenté n’empêchent pas les guerres, mais ils élargissent considérablement les zones d’intérêts. Les relations familiales avec les principautés allemandes et les Habsbourg rendent inéluctable un conflit d’intérêts entre Russes et Français sur la ligne du Rhin. La percée effectuée par Napoléon en Allemagne, qui lui donne le pouvoir sur le continent, est dirigée contre des membres de la famille de l’empereur de Russie.

Les raisons d’une guerre entre Alexandre et Napoléon ne manquent pas. Il est toutefois notable que la première phase du conflit armé commence après l’enlèvement, par des grenadiers français, du duc d’Enghien sur le territoire de Bade, possession du père de l’impératrice de Russie. Le prélude à la guerre de 1812 sera la conquête, par Napoléon, des terres du duc d’Oldenbourg, autre parent d’Alexandre, qui se voit privé de son trône.

En 1802, sans informer de ses plans le Comité intime, Alexandre se rend à Memel pour y rencontrer le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III et son épouse, Louise, qui tombe littéralement sous le charme du tsar. Quatre ans plus tard, Adam Czartoryski écrira à Alexandre : « Votre Majesté Impériale considère depuis ce temps (celui de la rencontre à Memel) la Prusse, non comme un État politique, mais comme un être cher envers lequel Elle a pris certains engagements2. »

En montant sur le trône, Alexandre Ier hérite de l’accord de paix avec la France, élaboré par les diplomates de Paul Ier. Il le signe en mars 1801. L’orientation pro-française, incarnée par le chancelier Nikolaï Roumiantsev, le vice-chancelier Alexandre Kourakine et l’amiral Nikolaï Mordvinov, prône une politique des « mains libres », de rejet des alliances avec l’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse, d’élargissement des relations commerciales avec tous les pays. Les partisans de l’union avec l’Angleterre, rassemblés autour du comte Semion Vorontsov qui fut, de longues années durant, ambassadeur de Russie à Londres, soulignent la nécessité d’une guerre contre la France napoléonienne. L’impératrice douairière, Maria Fiodorovna, est au centre des partisans d’une alliance avec la Prusse.

La politique agressive de Napoléon, qui met un terme à la stabilité politique européenne, offre de vastes possibilités de redécouper la carte du continent puis, selon les projets de Bonaparte, de l’ensemble du monde. Au début du XIXe siècle, la Russie a pour particularité d’avoir « les mains libres », en d’autres termes, la liberté de choix. À l’origine de deux coalitions contre la France, Paul Ier lui-même avait finalement choisi l’alliance avec elle. La carte de l’Europe proposée dans le mémorandum de Czartoryski, réserve un rôle décisif à trois puissances : l’Angleterre, la France et la Russie. La simple possibilité d’influer sur le destin de l’Europe, donc du monde, sans parler des avantages matériels (territoriaux, économiques) qui en découlent, ne peut pas ne pas inciter la Russie à mener une politique active.

Les « Instructions secrètes », avec lesquelles Novossiltsev part pour Londres en septembre 1804, ne laissent pas de place au doute : deux puissances, la Russie et l’Angleterre, décident du destin du continent, elles fixent les frontières, définissent le caractère des institutions d’État dans les pays libérés du tyran Bonaparte.

Mises au point par Czartoryski, les « Instructions » évoquent le traité de Westphalie signé, après la guerre de Trente Ans, par l’empereur germanique, la France et la Suède. Le traité déterminait les frontières européennes pour les cent cinquante ans à venir. La Révolution française et l’apparition de Napoléon rendent nécessaire un redécoupage de la carte de l’Europe. Une tâche, explique Novossiltsev à Londres, que doivent assumer la Russie et l’Angleterre.

Très étroites à dater d’Ivan le Terrible (bien que rompues par des conflits temporaires), les relations russo-anglaises ont leurs partisans dans les cercles de la Cour, mais encore plus d’adversaires. La politique de la « perfide Albion » a toujours jeté le doute sur la pureté de ses intentions, inspiré le soupçon d’une volonté de tromperie, d’un désir de tirer pour soi seul les marrons du feu. Un dicton fait même son apparition en Russie : une Anglaise vous fait toujours tort.

Premier historien marxiste russe, Mikhaïl Pokrovski évoque l’atmosphère d’angoisse qui règne à Pétersbourg, après l’assassinat de Paul Ier : « On parlait alors ouvertement, dans la société pétersbourgeoise, d’une possible révolution de palais et, à l’étranger, on l’évoquait par écrit et dans la presse. Or, près du centre de la conspiration supposée, on trouve toujours la silhouette paisible et assurée du diplomate anglais3. » Pokrovski n’en doute pas un instant : puisque « l’avenir du capitalisme russe dépendait de l’alliance avec l’Angleterre », les capitalistes de Russie recherchaient cette alliance, l’Angleterre ne visant, de son côté, qu’à utiliser la Russie pour ses intérêts propres. Un historien américain se montre encore plus catégorique : « Quand Pierre III et Paul Ier franchirent le pas qui menait inévitablement à la guerre, donc à la rupture des exportations commerciales, sources d’énormes bénéfices, les deux souverains furent renversés et leur décision vite abolie4. »

Les intérêts économiques peuvent, bien sûr, influer sur la politique mais seulement, à cette époque, de façon indirecte et dans une faible mesure. Alexandre Soljénitsyne qui évoque, en condensé, les trois siècles d’histoire de la dynastie des Romanov, pose cette question à propos d’Alexandre Ier : « Pourquoi fallait-il que nous nous mêlions des affaires européennes5 ? » On peut trouver des réponses politiques et économiques, mais les raisons psychologiques sont, me semble-t-il, d’une extrême importance. Alexandre Ier sait qu’il détient un grand empire qui peut, et donc doit, décider du destin de l’Europe et du monde.

À Londres, Nikolaï Novossiltsev conduit ses pourparlers sur deux plans : on débat de la création d’un organe particulier pour veiller au maintien de la paix en Europe ; parallèlement, des discussions concrètes ont lieu sur la question des frontières des États anciens et nouveaux (ceux qui seront formés après la victoire sur Napoléon). L’émissaire d’Alexandre Ier donne, en outre, des conseils politiques à son interlocuteur anglais, le Premier ministre William Pitt le Second. Novossiltsev recommande ainsi au chef des whigs (libéraux) d’inclure des tories (conservateurs) dans le gouvernement. La démocratie n’est pas encore advenue en Russie, mais on y sait déjà comment elle doit agir.

Les discussions sur les détails concrets (frontières des principautés italiennes, refus des Anglais d’accorder à la Russie un protectorat sur Malte, montant des subsides) s’achèvent par la signature et la ratification d’un accord, à la fin du mois de juillet 1805. Dix jours plus tard, l’Autriche s’y rallie. Prenant en compte les deux guerres menées par Paul Ier contre la France, la nouvelle alliance antinapoléonienne est qualifiée de « troisième coalition ».

Parmi les offenses dont Alexandre garde rigueur au « tyran corse », il en est de personnelles. Le duc d’Enghien, nous l’avons dit, fut enlevé sur le territoire de Bade, dont Alexandre s’estime le protecteur naturel. Plus insultante encore fut la réponse de Talleyrand à la note de protestation russe : si Alexandre savait que les assassins de son père se trouvaient à quelques kilomètres de la frontière russe, n’agirait-il pas comme Napoléon avec le duc d’Enghien ? Alexandre n’oubliera jamais cette accusation publique de complicité dans le meurtre de Paul Ier. Offensant, aussi, est le sacre de Napoléon, en mai 1804.

Une guerre commence donc, dont le principal objectif est, comme l’écrit en 1992 un historien soviétique avec une franchise inattendue, « l’instauration de la domination russo-anglaise en Europe6 ». Les armées russes font route vers le Danube, la Vistule et l’Oder. L’amiral Seniavine est envoyé en Méditerranée défendre les îles Ioniennes : Corfou devient la base de l’escadre russe. Les troupes autrichiennes doivent effectuer leur jonction avec les Russes sur le territoire de l’Allemagne et « libérer » l’Italie. Des opérations similaires sont prévues pour les corps expéditionnaires anglais et suédois.

Le problème est la Prusse. Pour rencontrer Napoléon, il est indispensable de traverser son territoire. Or, elle n’est pas dans la coalition, car elle espère trouver un accord avec la France, afin de s’emparer du Hanovre et de la Poméranie suédoise. La Prusse interdit donc aux armées russes de passer sur son territoire ; elle ne revient sur sa décision que lorsque le maréchal Bernadotte le traverse sans rien demander à personne. Reconnaissant, Alexandre se précipite à Potsdam où il signe un accord avec la Prusse, permettant à cette dernière de jouer les médiateurs entre les membres de la troisième coalition et la France. Dans un article secret, Alexandre accepte de soutenir les prétentions prussiennes sur le Hanovre, ce qui constitue une violation grossière de l’accord passé avec l’Angleterre.

De Potsdam, l’empereur rejoint son armée, ce qui signifie, en clair, que le général Koutouzov est écarté du commandement. Lorsque Alexandre atteint Olmütz où sont stationnées ses troupes, les Autrichiens, commandés par Maack, sont mis en pièces en Bavière et capitulent. Napoléon occupe Vienne. L’Autriche perd alors tout intérêt pour la guerre, car elle n’a plus d’autre choix que de dépendre d’Alexandre ou de Napoléon. La présence de l’empereur dans l’armée, en qualité de commandant suprême, n’apporte pas la victoire. Pierre le Grand, nous l’avons vu, avait été vaincu sur les bords du Prouth. Alexandre le sera à Austerlitz. Plus tard, la décision de Nicolas II d’assumer le commandement suprême, en 1916, portera un coup fatal à l’Empire de Russie.

Alexandre est poussé à engager une bataille décisive par ses alliés autrichiens et ses conseillers pro-prussiens ; il en est dissuadé par le général Koutouzov. Les partisans du combat en attendent le dénouement du conflit.

Austerlitz signe l’arrêt de mort de la troisième coalition. Mais la question de l’hégémonie en Europe n’est pas résolue. La paix conclue avec la France n’est qu’un accord temporaire. Le sort de l’escadre de Seniavine montre bien le caractère fluctuant de la situation. Le temps que les navires russes atteignent Corfou, la guerre déclarée à Napoléon par la troisième coalition, commence et s’achève. Après Austerlitz, l’amiral Seniavine reçoit l’ordre de gagner la mer Noire. L’amiral dédaigne l’ordre donné et, entrant en contact avec Pierre Niegoch, prince-évêque de Monténégro, s’empare de Bocco-di-Cataro, important port de commerce sur la côte dalmate.

Seniavine rejette catégoriquement les exigences des Autrichiens qui, en accord avec Pétersbourg, réclament qu’on leur cède la ville et la région environnante, pour la remettre ensuite aux Français. « Qu’espérait Seniavine, s’interroge son biographe, en accomplissant ces actes fort risqués et inouïs sur le plan formel et professionnel ? » Et il ne trouve pas de réponse, ce qui ne l’empêche pas de conclure : « Il fut sauvé de la cour martiale quasi inévitable, et de devoir répondre de ce qu’il avait fait, non par un miracle mais par un nouveau et brutal tournant de la diplomatie de l’Empire russe, à la fin de l’été 18067. »

Après la défaite de la troisième coalition, la Prusse passe définitivement du côté de la France et obtient enfin le Hanovre. La guerre entre la Russie et la France est désormais impossible : le territoire prussien sépare les deux adversaires. Toutefois, en choisissant l’alliance avec la France, la Prusse choisit aussi la guerre contre l’Angleterre. Les croiseurs anglais s’emparent de plus de quatre cents bâtiments prussiens, tous les ports de Prusse sont bloqués. Vieille ennemie de Berlin, la Suède rallie l’Angleterre. La Prusse n’a plus de mer, son commerce s’étiole. À la Cour, le crédit des partisans d’une guerre contre la France remonte ; ils jouissent d’un puissant appui en la personne de la reine Louise, qui exerce une grande influence sur Alexandre Ier. Tout soudain, la Prusse que le tsar, en janvier 1806, exhortait encore à conclure une alliance défensive avec la Russie, se précipite dans la guerre contre Napoléon, convaincue qu’elle dispose de la meilleure armée du monde.

Une quatrième coalition se forme, sans l’Angleterre qui ne pardonne pas aux Prussiens d’avoir pris le Hanovre, ni l’Autriche défaite, ni la Suède, alliée à l’Angleterre. Le ministre russe des Affaires étrangères, Czartoryski, est opposé à une nouvelle guerre contre la France ; il est relevé de ses fonctions en juillet 1806. Deux autres membres du Comité intime partagent son opinion : Novossiltsev et Stroganov. Le baron Andreï (Gothard) Boudberg prend la tête de la politique extérieure, les églises de Russie lancent l’anathème sur « l’ennemi du genre humain », « persécuteur de la foi orthodoxe » : Napoléon.

En avril 1806, le prince Czartoryski, comprenant qu’Alexandre est irrité par ses conseils critiques, adresse une lettre à l’empereur, dans laquelle il tire le bilan de trois ans passés à la tête de la diplomatie russe. Il analyse en particulier les raisons des victoires de Napoléon. « Seul, un souverain, en Europe, connaît le prix du temps : c’est Bonaparte et cela lui assure un succès constant… Bonaparte a vaincu l’Autriche, la Prusse et la Russie parce qu’il savait mettre à profit l’instant présent, sans songer aux développements futurs. Cela double, cela triple la force de ses armées… » À peine quelques mois plus tard, la justesse de l’analyse est entièrement confirmée. Napoléon défait l’armée prussienne à Iéna et à Auerstaedt. La guerre contre l’armée française commence à la fin de septembre et, dès la fin d’octobre, celle-ci n’a plus pour adversaire que l’armée russe. Les vestiges de l’armée prussienne ne représentent plus qu’une contribution symbolique à la coalition.

Durant l’hiver 1806-1807, les adversaires se rencontrent dans des batailles qui comptent parmi les plus sanglantes des campagnes napoléoniennes. À Eylau, l’armée russe perd vingt-six mille hommes, le plus fort taux de victimes après Borodino. Les pertes françaises, au cours de cette bataille, sont plus importantes encore : quarante-cinq mille hommes. Ces heurts sanglants, mais qui n’apportent de victoire décisive à aucun des deux camps, donnent malgré tout à Alexandre la conviction qu’une guerre victorieuse est possible contre la France. En novembre 1806, une milice populaire est formée. Elle compte six cent douze mille combattants, dont un cinquième seulement sera fourni en fusils.

Surmontant, au cours de l’hiver et du printemps, les particularités climatiques de l’Europe orientale – gel et boue –, les Français retrouvent, avec la venue de l’été, la mobilité qui les caractérise. L’armée russe est écrasée à la bataille de Friedland. Lors des combats d’hiver, les armes blanches régnaient en maîtres. Les soldats russes, fidèles à la tactique de Souvorov – « la balle est idiote, et la baïonnette championne » – ne le cédaient en rien à l’armée napoléonienne, dès lors qu’il fallait jouer du sabre ou de la baïonnette. Mais à Friedland, l’artillerie française décide de l’issue du combat.

À la veille de la bataille, le prince Constantin, frère d’Alexandre, prônait la nécessité de mettre un terme à la guerre et de conclure la paix avec la France. Czartoryski, Novossiltsev et le vice-chancelier Kourakine étaient de cet avis. L’empereur, toutefois, refusait catégoriquement d’entamer des pourparlers avec Napoléon. La défaite de Friedland – lourdes pertes, débandade de l’armée qui ne s’arrête qu’aux environs de Tilsitt, fuite du roi de Prusse qui se réfugie à Memel – persuade enfin Alexandre qu’il sera impossible, une fois encore, de gagner la guerre contre Napoléon. Sans compter que de graves difficultés financières se font jour. Le gouvernement anglais, auquel Alexandre Ier demande, au début de 1807, de garantir le prêt de six millions de livres (forme délicate de subsides) accordé à Londres, s’y refuse. L’Angleterre en veut à la Russie de son soutien aux prétentions de la Prusse sur le Hanovre et, surtout, elle en est venue à la conclusion qu’il était nécessaire de changer de stratégie dans le combat contre la France. Le soutien, sur le continent, d’alliés constamment défaits, n’apporte pas la victoire. La « maîtresse des mers » répond au blocus des îles par Napoléon, en organisant le blocus de l’Europe napoléonienne.

Les événements s’emballent : Alexandre apprend la défaite, le 3 juin, par un rapport du général Bennigsen qui commande l’armée. Le 4, l’empereur dépêche à Bennigsen le prince Lobanov-Rostovski, avec mission de « l’envoyer chez Buonaparte ». Le 10, Napoléon approuve le texte de l’armistice et annonce à l’émissaire du tsar son désir de rencontrer Alexandre. Le 13, a lieu la première rencontre des deux empereurs, sur un radeau amarré au milieu du Niemen. Le lendemain, une deuxième entrevue a lieu, et ainsi de suite, quasi quotidiennement jusqu’au 25, à Tilsitt.

Un mois ne s’est pas écoulé depuis la bataille de Friedland que, déjà, la Russie et la France ont non seulement signé la paix, mais aussi conclu une alliance. Une fois de plus, la politique étrangère russe prend un virage à cent quatre-vingts degrés.

Les contemporains et les générations suivantes apprécient diversement la paix de Tilsitt. Mikhaïl Pokrovski y voit le « couronnement de l’art diplomatique de Napoléon et de Talleyrand », qui « portèrent à la Russie un coup très dur, anéantissant les fruits de notre politique du XVIIIe siècle8… » Estimant qu’« Alexandre se précipita dans des relations d’amitié avec Napoléon » par rancune contre l’Angleterre « pour son désengagement », Alexandre Soljénitsyne écrit qu’« il est impossible de nier que ce pas [la paix de Tilsitt] fut le plus rentable, à l’époque, pour la Russie… » Du point de vue de l’auteur de L’Archipel du Goulag, qui tient les conquêtes impériales de la Russie pour néfastes à son peuple, les « rapports de neutralité bienveillante » avec la France, qui suivirent Tilsitt, furent d’un grand profit pour la Russie, car ils lui permirent de « demeurer à l’écart de la mêlée européenne, de se consolider et de reprendre des forces sur le plan intérieur9 ».

Le 25 juin 1807, deux documents sont signés à Tilsitt : un traité de paix et d’amitié, ainsi qu’un accord d’union agressive et défensive. Le premier ne tarde pas à être publié (hormis les articles secrets) ; quant au second, les parties concernées s’engagent à le garder dans le plus grand secret (un serment bientôt violé par la France où apparaissent des faux). Les adversaires du traité de paix ne manquent pas d’arguments. La Russie reconnaît officiellement pour empereur des Français celui qui, hier encore, était « l’ennemi du genre humain » ; elle entérine également tous les changements territoriaux et politiques en Europe occidentale – résultats des campagnes napoléoniennes.

La Russie, toutefois, non seulement n’enregistre pas de pertes territoriales, mais elle s’agrandit en s’adjugeant la région de Bialystok, enlevée à la Prusse, son alliée de la veille. Talleyrand explique à Alexandre que s’il ne prend pas Bialystok, la région reviendra au grand-duché de Varsovie, taillé dans les anciennes terres polonaises. L’accord français pour la création d’un « rejeton » de cette Pologne qui semble, alors, rayée de l’histoire, est une concession à la Russie. Alexandre, de son côté, accepte que les îles Ioniennes soient cédées à la France. Cela signifie, écrit Gueorgui Vernadski, « le naufrage absolu des projets russes en Méditerranée10 ».

Parallèlement, les parties en présence s’accordent sur un partage de l’Europe en zones d’influence : l’Europe occidentale est, de ce point de vue, rattachée à la France, l’Europe orientale à la Russie. Alexandre Ier obtient cependant le maintien de l’indépendance prussienne. « En jugeant le traité de paix dans son ensemble, écrit un historien russe contemporain, on peut dire sans grande exagération que la Russie vaincue n’en retirait pas moins d’avantages que la France victorieuse11. » L’affirmation est discutable mais elle a le mérite de relever l’essentiel : un traité de paix est signé entre la Russie, qui a perdu deux guerres, et la France, qui les a gagnées.

Le prix de la paix est l’accord d’union défensive et offensive. Malgré le flou de nombreuses formulations et l’absence d’allusions directes à l’Angleterre comme l’ennemi désigné, l’accord d’union enregistre qu’Alexandre accepte de soutenir la France dans sa guerre contre les Anglais. Au cas où l’Angleterre refuserait de faire la paix avec la France – Alexandre est désigné comme médiateur –, la Russie se rallierait, à compter du 1er décembre 1807, au Blocus continental.

Alexandre Ier est satisfait des accords. Le 17 juin 1807, il adresse, de Tilsitt, une lettre à sa sœur Catherine, son amie intime : « Dieu nous a épargnés ! Nous sortons de la lutte, non point en victimes, mais même avec un certain éclat. » Le 18, le vice-chancelier Kourakine rapporte, dans une lettre à l’impératrice douairière Maria Fiodorovna, les paroles d’Alexandre sur les accords obtenus : « La Russie retire de cette guerre une gloire et une fortune inattendues. L’État qu’elle a combattu recherche sa faveur, alors même qu’il disposait d’une supériorité décisive en forces. »

Les principaux conseillers des premières années du règne sont opposés à l’alliance avec la France. Amie de cœur de l’empereur, Mme Narychkina elle-même compte parmi les « antifrançais ». Napoléon, pourtant, lui a choisi personnellement des robes qui lui ont été livrées de Paris. Mais Alexandre n’en démord pas. Au décompte des avantages et des inconvénients des accords de Tilsitt, il convient d’ajouter ce qu’Alexandre considère comme le plus important : la paix était indispensable, afin que le pays pût se relever de ses guerres malheureuses. Et l’accord de Napoléon pour la signature des traités entérine la puissance de la Russie, sa position en Europe.

À Londres, conformément aux instructions d’Alexandre, Novossiltsev avait mis au point, nous l’avons dit, un accord de partage de l’Europe : la Russie et l’Angleterre, victorieuses de Napoléon, allaient retailler à leur guise la carte du continent. Tilsitt confirme la justesse de l’équation, à ceci près qu’un des termes a changé. Désormais, ce sont la Russie et la France qui s’entendent pour vaincre l’Angleterre et partager l’Europe à leur gré. En un délai record, Napoléon a vaincu trois Puissances continentales : l’Autriche, la Prusse, la Russie. Mais il est parvenu à la conclusion que la victoire définitive était impossible sans la Russie.

Les pourparlers sur le radeau avaient, au dire des mémorialistes, commencé par une question de Napoléon : « Au nom de quoi combattons-nous ? » La tradition veut qu’Alexandre ait répondu : « Je ne hais pas les Anglais moins que vous… »

Cinq ans avant la rencontre de Tilsitt, Napoléon confiait, au cours d’un déjeuner, au prince Nikolaï Volkonski : Transmettez à votre souverain que je suis son ami… Si nous nous allions, la paix sera nôtre. L’univers ressemble à cette pomme que j’ai entre les mains. Nous pouvons la couper en deux, de sorte que chacun de nous en ait la moitié. » Quand Alexandre rapporta l’histoire de la « pomme » à Alexandre, ce dernier fit remarquer, en souriant, qu’il « se contenterait tout d’abord d’une moitié, mais qu’ensuite, l’envie lui viendrait de l’autre ».

Cinq ans plus tard – à Tilsitt –, Alexandre, conscient qu’il lui faut surveiller de près son partenaire, accepte de procéder au partage de la « pomme », en sachant parfaitement que, dans l’instant, il n’en retirera que la petite part.

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