8 Sur les ruines



Car le frère disait au frère : « Ceci m’appartient, et cela aussi. »

Dit de l’ost d’Igor.


Le siècle qui s’écoule de la mort de Mstislav à l’arrivée des Mongols (1132-1223) est entièrement tissé de luttes fratricides entre les princes russes. On peut considérer qu’elles sont à l’origine de l’effondrement de l’Empire des Rurik. Mais il est aussi juste de dire que ce déclin, dont les multiples causes ont été évoquées ci-avant, déclenche les conflits armés entre frères, oncles et neveux. L’époque est marquée par la fin du prestige et de la puissance – ceux de Kiev, du moins – et par un mouvement de colonisation, essentiellement en direction du nord-est. Les historiens ont calculé qu’au milieu du XIIe siècle, il existe quinze principautés. Au début du XIIIe siècle, elles sont près de cinquante et, au XIVe siècle, deux cent cinquante environ. Les plus solides sont celles de Vladimir-et-Souzdal, de Galicie, de Volhynie et la république de Novgorod.

La marche vers le nord-est, où apparaîtra le centre de l’État russe, est avant tout l’affaire des princes de Rostov et Souzdal, deux très anciennes cités de la Russie kiévienne. En plein accord avec l’idée de Taine sur l’importance du moment, du peuple et du territoire dans l’Histoire, nous appliquerons ces catégories à la terre de Souzdal durant la seconde moitié du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. Ancienne composante de la puissance kiévienne, la principauté apparaît sur le devant de la scène au moment où les guerres instestines éclatent, après la mort de Iaropolk. Fils puîné du Monomaque, Iouri Dolgorouki, prince de Souzdal, rêve du trône de Kiev. Pendant plus de huit ans, il combat son neveu Iziaslav, occupant deux fois Kiev et la perdant deux fois, avant de parvenir à ses fins et d’être grand-prince en 1155, deux ans avant sa mort. À ces guerres prennent part presque toutes les branches de la maison Rurik, presque toutes les régions de Russie, mais aussi les voisins, Polovtsiens, Hongrois, Polonais.

Au XIe siècle, le centre de la principauté est Rostov. Iouri Dolgorouki, toutefois, préfère Souzdal, d’où il part en campagne et où il revient invariablement. La conquête de terres et l’élargissement des domaines princiers – forêts, marécages et fleuves – s’effectuent par la construction de cités. Ces dernières sont essentiellement bâties sur les rives de la Volga et de ses affluents, l’Oka, la Kliazma, ainsi que de leurs affluents. Parmi les nouveaux bourgs fortifiés, on trouve Pereïaslavl, Iouriev, Dmitrov et Moscou. Le fils de Iouri, Andreï, transportera la capitale dans la ville de Vladimir, sur la Kliazma.

La guerre que se livrent Souzdal et Kiev traduit la nature des rapports entre le sud-ouest et le nord-est. Une autre illustration est constituée par les migrations de populations, depuis les terres de Kiev, Tchernigov, Pereïaslavl, constamment saccagées, et la Haute-Volga. Les nouveaux venus soumettent, repoussent, englobent et assimilent les tribus finnoises qu’ils trouvent sur place. Ce déplacement n’implique pas seulement, pour les gens du sud, un changement de climat. Les conditions locales contraignent à s’installer en petits groupes, pour gagner de haute lutte une parcelle de terre sur la forêt et les marais. Les paysans partent vers le nord-est, en quête de tranquillité. Les droujinniks, eux, suivent le prince, à la recherche de butin et de gloire. Les princes veulent acquérir des terres et se libérer du viétché, ainsi que des puissants boïars qui font la loi à Kiev et dans les autres cités anciennes de la Rus.

Sur les terres nouvellement acquises, l’idée du Monomaque, celle d’un pouvoir autocratique et unique, reprend de la vigueur. Elle trouve son expression la plus parfaite dans la personnalité et l’action d’Andreï Iourievitch Bogolioubski. Parmi les facteurs qui ont assuré le succès de ce transport du pouvoir dans la Haute-Volga, le hasard a largement sa part : trois hommes d’État éminents vont se succéder à la tête de la terre souzdalienne, Iouri Dolgorouki et deux de ses fils, Andreï et Vsevolod. En 1149, Iouri devient pour la première fois prince de Kiev ; son fils Vsevolod qui mourra en 1212, succédera à son frère Andreï. Durant ces soixante-trois ans, en deux générations, Kiev tombera définitivement, l’État édifié depuis le IXe siècle s’effondrera et de nouveaux centres de pouvoir verront le jour. Andreï Bogolioubski prendra le titre de grand-prince de Vladimir et le nouvel État se verra doté d’une nouvelle capitale.

Les historiens expliquent diversement les causes de ce changement de capitale : modification des voies commerciales, menace extérieure, sang varègue des princes qui les empêche de demeurer longtemps à la même place. Sans nous attarder sur la validité de ces arguments pris ensemble ou séparément, force nous est, toutefois, de nous étonner : Rurik et ses frères sont venus de Novgorod à Kiev. Seule la mort, sans doute, a empêché Sviatoslav de transférer définitivement sa résidence à Pereïaslavets, sur le Danube. Vladimir cède relativement vite son rôle de capitale à Moscou que Pierre le Grand quittera au profit de Pétersbourg, d’où le pouvoir, enfin, reviendra à Moscou. Les capitales bondissent des rives du Dniepr qui se jette dans la mer Noire, à celles de la Moscova dont les eaux coulent au cœur du continent, puis sur les bords de la Neva et de la Baltique, et avec elles changent les conditions géographiques, le climat, la population. Le centre de gravité se modifie également, ainsi que les ennemis et la direction de ce mouvement qui, jamais, ne s’interrompt. Reste, toutefois, grand moteur de ces déplacements, « l’idée du Monomaque ».

Andreï Bogolioubski occupe une place particulière parmi les bâtisseurs de la principauté souzdalo-vladimirienne. Les historiens russes, tout en lui consacrant un nombre non négligeable de pages, ne lui accordent pas pleinement l’attention qu’il mérite. Peut-être en sont-ils empêchés par la maigreur des sources historiques, ce qui n’aurait pas dû, en revanche, faire reculer les romanciers ; or, la figure du premier grand-prince de Vladimir les laisse manifestement indifférents. Vassili Klioutchevski note : « Il émane de toute la personne d’Andreï un souffle nouveau ; mais ce souffle n’est sans doute pas celui de la bonté. » La soif de pouvoir d’Andreï Bogolioubski, soif d’un pouvoir absolu, non partagé, n’est pas, elle, entièrement nouvelle, même pour les Rurik de la période kiévienne, sans parler des ancêtres anglo-byzantino-polovtsiens. L’intérêt du personnage est ailleurs. La nouveauté d’Andreï vient de ce qu’il apparaît, avec tout ce que cela implique de positif et de cruel, comme le précurseur direct d’Ivan IV le Terrible et de Pierre Ier le Grand. Si Ivan et Pierre avaient besoin d’un modèle, ils ne pouvaient en imaginer de meilleur.

Andreï naît en 1111 sur la terre souzdalienne et, durant les trente-huit premières années de sa vie, il ne quitte pas le nord. Ayant reçu en partage un faubourg de Souzdal, Vladimir, il s’en contente parfaitement. Il se rend à Kiev pour la première fois en 1149, date à laquelle son père monte sur le trône du grand-prince. Commence alors le long combat de Iouri Dolgorouki pour soumettre la capitale. Andreï y témoigne d’une remarquable vaillance, se distinguant même parmi les princes russes du sud, pourtant habitués à se bagarrer constamment. Ayant consolidé ses positions à Kiev, Iouri donne à son fils la petite ville de Vychgorod (à sept kilomètres de la capitale). Mais Andreï n’aime pas le sud. Enfreignant la promesse faite à son père, il rentre secrètement chez lui, à Vladimir, emportant une icône de la Vierge que la légende attribue à saint Luc. Rebaptisée « Vierge de Vladimir », l’icône devient l’une des principales reliques de Russie.

Andreï ne s’installe pas directement à Vladimir, ni dans les cités les plus anciennes de la région, Rostov-et-Souzdal. Il choisit pour résidence un petit village situé à onze kilomètres de Vladimir, Bogolioubovo. De là, il dirigera d’abord la principauté de Vladimir, puis toute la Terre russe. Iouri Dolgorouki laissera le trône de Kiev à son fils qui, le premier, rompant avec la tradition séculaire, préférera gouverner la Rus depuis sa propre capitale, au nord-est.

Andreï Bogolioubski n’aime ni le sud ni Kiev. À la première occasion, il rentre chez lui, renonçant, lui le petit-fils du Monomaque, à la « mère des villes russes », non parce qu’il préfère le climat de la Haute-Volga, mais parce qu’il sait qu’à Kiev, son pouvoir sera limité. Le règne d’Andreï Bogolioubski clôt le premier chapitre de l’histoire russe, et ouvre le second.

La rupture entre le sud et le nord, entre la Russie kiévienne frappée par le déclin et l’État qui prend la relève, est concrétisée par l’installation du prince Andreï à Vladimir. L’ordre ancien se voit ainsi brisé. Andreï ne renonce pas pour autant au titre de grand-prince, mais il décide d’exercer son pouvoir depuis une autre capitale. C’est une véritable révolution, qui fait voler en éclats le système politique des Rurik. Sous le règne d’Andreï, la hiérarchie du pouvoir explose. Jusqu’alors, le grand-prince, en se transportant à Kiev, laissait ses anciennes possessions à celui de ses parents qui, par l’âge, venait aussitôt après lui. Devenu grand-prince et régnant par là même sur Kiev, Andreï choisit de garder la haute main sur la terre souzdalienne. Cette dernière cesse donc d’être une terre patrimoniale, pour devenir le domaine réservé d’un seul prince. Souzdal sort du cercle des régions de Russie passant de prince en prince. Un nouveau système de pouvoir est né.

Andreï saccage impitoyablement Kiev en 1169 – « les vainqueurs n’épargnèrent ni les temples, ni les femmes, ni les enfants », rapporte le chroniqueur –, et la cède à son frère aîné, Gleb, puis, après la mort rapide de ce dernier, à ses neveux de Smolensk. Et quand ceux-ci refusent de se soumettre aux ordres venus de Vladimir, Andreï les chasse comme valetaille : « Tu n’en fais pas, Roman, selon ma volonté… Eh bien, déguerpis de Kiev, et toi, Mstislav, de Novgorod, toi, David, de Vychgorod… » Le prince Mstislav, dont on prétend qu’il n’éprouve aucune crainte au monde hormis celle de Dieu, répond, offensé : « Tu t’adresses à nous, non pas comme à des princes, mais comme à tes soudards. »

Mstislav a parfaitement saisi le sens profond des changements en cours : au système des relations familiales entre les princes, qui n’excluait pas les conflits et les guerres mais était fondé sur la « hiérarchie » traditionnelle, succède la sujétion politique, qui rabaisse pratiquement les petits princes au rang de la plèbe.

Les historiens divergent dans l’appréciation des motifs d’Andreï Bogolioubski. Les uns s’interrogent : ses actes étaient-ils dictés par le « principe raisonné d’une autocratie responsable, ou par de purs instincts de despote1 » ? D’autres estiment qu’il fut « le premier prince russe à vouloir clairement et fermement instaurer le pouvoir absolu et l’autocratie », le fondateur d’un nouvel ordre étatique2. Les chroniqueurs, surtout méridionaux, qui gardent en mémoire la ruine de Kiev, rivalisent d’éloquence pour décrire le « despotisme » d’Andreï, ses caprices de tyran. « Le prince Andreï était intelligent », rapporte l’un d’eux, « et vaillant dans toutes ses entreprises, mais il les gâtait par son immodération… ». En d’autres termes, ses colères lui faisaient perdre la tête.

La logique qui préside à l’action d’Andreï Bogolioubski permet de considérer sa politique comme la mise en place consciente d’un ordre nouveau. Il suffit de passer en revue les principales décisions du grand-prince, et en premier lieu, le transfert de la capitale. L’empereur Tibère, il est vrai, s’était installé à Capri, mais Rome restait la capitale de l’empire. Andreï, lui, prive Kiev de son rang. Deuxième point, l’humiliation des petits princes, qui se voient transformés en « valets ». Le grand-prince refuse de s’appuyer sur l’aristocratie – les droujinniks de son père, les boïars – et les échevins de la cité qui gouvernent par le biais du viétché. Il leur préfère des serviteurs issus des couches les plus basses et les moins évoluées de la population, exigeant avant tout une loyauté sans faille envers sa personne. Les lointains héritiers d’Andreï, Ivan le Terrible et Pierre le Grand, reprendront cette manière de « tyrannie démocratique ».

En avance sur son temps, Andreï Bogolioubski met au point la technique du pouvoir autocratique. L’ambition, alliée à un tempérament capricieux et colérique, brouille le grand-prince avec l’aristocratie et les édiles, mais aussi avec son entourage proche. Le résultat est que vingt conjurés font un jour irruption dans sa chambre. Malgré son âge respectable, le vieux guerrier désarmé résiste à ceux qui sont venus le tuer. En vain. Pendant deux jours, les conjurés refuseront l’autorisation d’inhumer le corps. La révolte est dans la ville, les pillages commencent. Durant près de deux ans, la principauté de Souzdal est déchirée par les guerres intestines. Là encore, le prince Andreï se révèle un précurseur : après la mort d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, la Russie connaîtra, de même, une période troublée.

Les guerres menées par Andreï contre les Bulgares de la Kama ou Novgorod visaient principalement à renforcer son pouvoir autocratique. Son œuvre de bâtisseur – il devait faire de Vladimir l’une des plus belles villes de Russie, riche en églises et abondamment peuplée d’artisans et de marchands – rehaussa le prestige du grand-prince et de sa capitale. Andreï Bogolioubski déploya aussi des efforts importants pour créer, à Vladimir, une « métropole » indépendante de Kiev. Constantinople ne le lui permit pas, le patriarche voyant d’un œil peu amène le surgissement d’un nouveau centre de pouvoir, manifestement désireux de prendre ses distances.

Évoquant les bonnes et moins bonnes actions d’Andreï, qui a pourtant rang de saint, l’historien du XIXe siècle conclut : « Andreï fut le premier prince grand-russien ; par son action fondatrice, il a montré l’exemple à ses successeurs, ainsi conviés, pour autant que les circonstances le leur permissent, à achever ce que leur ancêtre avait ébauché. »

Les deux années de troubles qui suivent l’assassinat du grand-prince n’anéantissent pas son œuvre. Vladimir demeure la capitale, en dépit des efforts déployés par les « villes aînées » de Rostov-et-Souzdal pour se débarrasser de la cité bien-aimée d’Andreï. Le trône est repris par le frère de ce dernier, Vsevolod, fils puîné de Iouri Dolgorouki et l’un des petits-fils du Monomaque. Les trente-six ans de règne de Vsevolod (1176-1212), surnommé la Grand-Nichée en raison de sa très nombreuse progéniture, sont une période d’essor pour la principauté de Vladimir-Souzdal. L’auteur du Dit de l’ost d’Igor évoque la droujina du grand-prince, si puissante qu’elle peut « vider la Volga de ses rames et puiser, avec ses casques, toute l’eau du Don ». Prudent mais obstiné, Vsevolod consolide le pouvoir absolu et la position de Vladimir, comme centre de la Russie. Son État couvre un gigantesque territoire, depuis les steppes de la mer Noire jusqu’à l’océan Glacial Arctique, depuis le Danube et la Dvina jusqu’à la Volga, abritant une population de six millions de personnes.

Le déplacement progressif du centre de pouvoir et de la population du sud vers le nord-est modifie le contexte économique du pays, qui, à son tour, influe sur la nature du régime. Les labours et la forêt deviennent les principales sources de revenus. La forêt fournit le matériau de construction des isbas, la tille pour la fabrication des chaussures et de la vaisselle, la cire pour les bougies, le miel et l’hydromel. Les labours sont conquis de haute lutte sur la forêt, et abandonnés après une brève exploitation. Le caractère extensif de l’agriculture contraint à changer fréquemment de lieu d’habitation, à mener une vie mobile, errante.

Imposée par les nécessités économiques, cette complète liberté de mouvement rompt finalement les liens communautaires. Le statut juridique de l’agriculteur et du propriétaire terrien est défini par leur « rang », par le contrat passé avec le prince. La terre appartient au prince, qui l’octroie aux boïars, à ses serviteurs libres, aux institutions religieuses. Elle est travaillée par des paysans libres, des fermiers et des esclaves. Le gigantesque territoire est en quête de peuplement, garantie d’une pleine liberté de mouvement, et la population passe facilement d’un prince à l’autre. La suppression de cette liberté par le propriétaire terrien eût fermé ses domaines à l’afflux des colons.

Le viétché, qui existait dans les villes les plus anciennes des principautés du nord-est, tombe rapidement en désuétude, au fur et à mesure que se renforcent les oudiels princiers (territoires attribués, à titre héréditaire, à une des branches de la dynastie). Le pouvoir est entièrement détenu par le prince, seul principe unificateur dans le morcellement induit par l’octroi de terres aux uns et aux autres, selon son bon vouloir. Les fonctions administratives sont remplies, sur les terres appartenant au prince lui-même, par ses serviteurs – boïars et gouverneurs. Mais ceux qui détiennent une votchina, une terre « privée », ont le droit d’y prélever l’impôt et d’y exercer la justice.

Le déclin de Kiev est à la fois une cause et une conséquence du renforcement de la terre souzdalo-vladimirienne. L’affaiblissement de la « mère des villes russes » s’accompagne d’un accroissement du rôle des régions sud-ouest de la Russie kiévienne. Le territoire compris entre les Carpates et le Pripiat se divise entre la Volhynie et la Galicie. Ces principautés, qui constituent la partie la plus occidentale de l’empire des Rurik, ont des liens étroits avec la Pologne et la Hongrie et se voient souvent transformées en champs de bataille, opposant les Russes à leurs voisins de l’ouest. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, Galitch est gouvernée par le puissant prince Iaroslav Vladimirovitch, dit « Osmomysl » (« le Sage »), évoqué dans le Dit de l’ost d’Igor. « Ô, prince Osmomysl Iaroslav, qui sièges si haut sur ton trône d’or ! Tu as renforcé les Carpates de tes armées de fer… tu exerces ta justice jusqu’au Danube ! »

Osmomysl est marié à la sœur de Vsevolod la Grande-Nichée et il soutient la politique du prince de Souzdal. L’union du nord-est et du sud-ouest est dirigée contre l’ancien centre, Kiev. Elle profite avant tout au grand-prince Vsevolod. Et quand, à la mort de Iaroslav Osmomysl, son fils, Vladimir de Galitch, tentera de consolider son trône repris au roi de Hongrie, il demandera l’aide de son oncle Vsevolod : « Père et Seigneur ! Maintiens Galitch sous mon autorité, et, devant Dieu, je me soumettrai, avec toute la Galicie, à ta volonté. »

Après la mort de Vladimir, Roman, prince de Volhynie, réunit tout le sud-ouest en une seule principauté, dite de Galicie-Volhynie. Brillant chef d’armée, il mène des campagnes victorieuses contre les Hongrois, les Polonais, les Lituaniens, les Polovtsiens. Il vient en aide à l’empereur de Byzance et refuse la couronne royale que lui offre le pape Innocent III, dans l’espoir de convertir le puissant prince russe au catholicisme. En 1205, Roman est tué au cours d’un combat contre les Polonais. Après sa mort, la principauté connaît une période de troubles, typique de ce temps. La politique intérieure du prince de Galicie-Volhynie visait à renforcer son pouvoir personnel. La Chronique a consigné les paroles qu’il prononça pour expliquer sa brutalité envers les boïars de Galitch : « On ne mange pas de miel, sans éliminer les abeilles. » Pour Lev Goumilev, le prince Roman était plein de vaillance, énergique, cruel, perfide et fort entreprenant. Autant de qualités que l’historien attribue à l’héritage de sa mère, fille du prince de Pologne Boleslas Bouche-Torse, et à son éducation en Pologne. Les princes éduqués en Terre russe montraient d’ailleurs, selon lui, les mêmes qualités, mais ne les possédaient pas toujours toutes à la fois.

En 1203, se forme une coalition antikiévienne, à l’initiative du prince Igor de Tchernigov, naguère prince de Novgorod de la Severa et héros du Dit de l’ost d’Igor. Il rassemble les princes russes et engage des mercenaires parmi ces Polovtsiens dont il fut autrefois le captif. Le chroniqueur qui, jadis (1169), relatait, horrifié, le sac de la capitale par Andreï Bogolioubski, écrit à présent : « Et un grand malheur s’abattit sur la Terre russe, comme Kiev n’en avait jamais connu depuis son baptême. » La ville est pillée, incendiée, les églises sont anéanties, les habitants emmenés en captivité. Presque au même moment (1205), les croisés prennent d’assaut Constantinople et détruisent impitoyablement la capitale de l’Empire d’Orient. Mais il ne s’agit, après tout, que de la capitale de l’Église orthodoxe que les catholiques, alors, ne reconnaissent pas pour chrétienne. Kiev, en revanche, est saccagée par les orthodoxes eux-mêmes, avec l’aide, il est vrai, des Polovtsiens païens.

Le règne de Vsevolod la Grande-Nichée est marqué par un fait qui témoigne de l’avènement d’une ère nouvelle. Jusqu’alors, les guerres entre les princes avaient pour objet une « place » : on se battait pour le trône, que l’on revendiquait au nom du droit d’aînesse. En 1207, les princes de Riazan décident de résister à la politique de Vsevolod. Le grand-prince fait jeter en prison tous ceux qu’il peut attraper, exige que lui soient livrés tous les autres, leur épouses, et les garde captifs à Vladimir. Les villes de la principauté de Riazan sont désormais gouvernées par des possadniks (gouverneurs) de Vsevolod. Un fils du grand-prince est placé sur le trône de Riazan. Les habitants ne se calment pas pour autant. Alors, Vsevolod expulse toute la population, avec son évêque, et brûle la ville. La principauté est rattachée à celle de Vladimir. C’est le premier cas d’annexion caractérisée, où un prince russe élargit ses domaines au détriment d’un autre.

Au même titre que Kiev, Vladimir-et-Souzdal et la Galicie-Volhynie, Novgorod est une composante essentielle de la Russie kiévienne. Sa construction remonte, au plus tard, au VIIIe siècle. Le légendaire prince Rurik qui devait fonder Kiev, partit vers le sud, ne l’oublions pas, depuis Novgorod. Avant-poste de l’Empire des Rurik au nord-ouest, cité de marchands et de marins, port très actif, elle ressemble et ne ressemble pas tout à la fois aux autres villes russes. De Vladimir le Soleil Rouge à Iaroslav le Sage et Vladimir Monomaque, les plus grands princes de Kiev, bâtisseurs de sa puissance, ont commencé par régner sur Novgorod, y faisant une sorte de stage avant de monter sur le trône de la capitale. L’expérience de Novgorod leur était à la fois un enseignement et une mise en garde.

Le régime politique de la cité des bords du Volkhov est unique en son genre. En ce XXe siècle finissant où la Russie est en quête de traditions démocratiques, la référence à Novgorod est inévitable. Toutes les villes de la Russie kiévienne ont leur viétché, nous l’avons vu, qui, peu à peu, au fur et à mesure que se renforce le pouvoir du prince, perd de son importance. À Novgorod, au contraire, il ne cesse – jusqu’à ce que la ville soit absorbée par Moscou au XVe siècle – de gagner en autorité. En 1136, les habitants se soulèvent contre le prince et le viétché concentre tous les pouvoirs, choisissant même le prince et l’archevêque3.

Novgorod est une république « féodale » où tout est décidé par vote. Les décisions sont d’ailleurs prises rapidement : moins de deux mois pour les questions de politique étrangère, un pour les problèmes intérieurs. La ville est divisée en cinq grands quartiers, chacun possédant son responsable, le staroste, qui appose son sceau à toutes les décisions du grand viétché. Chaque rue forme une communauté particulière qui, en cas de nécessité, réunit son propre viétché. Les quartiers ont leurs étendards, ils envoient à la guerre leurs troupes et leurs voïevodes. La démocratie directe prend parfois, à Novgorod, des formes tout à fait locales. Ainsi, en cas de désaccord au viétché, les représentants des diverses tendances en viennent-ils aux poings, les bagarres se déroulant généralement sur le pont du Volkhov.

Le viétché peut déposer le prince s’il ne plaît pas à la majorité, il rend la justice, légifère, déclare la guerre et conclut la paix, fixe redevances et impôts, choisit la monnaie. Le principe du vote s’étend même aux monastères où la confrérie élit le supérieur, le frère convers et l’économe. La nomination du premier est ensuite entérinée par l’archevêque.

Le viétché choisit le possadnik, principal personnage de la ville : sans lui, le prince ne peut gouverner Novgorod. La Chronique relève nombre d’exemples où les Novgorodiens, mécontents de leur possadnik, se soulèvent contre lui. Le possadnik ne peut être choisi que parmi les boïars. Le clergé n’est pas représenté au viétché mais, comme dans toutes les villes du Moyen Âge, il a une énorme influence. L’archevêque est chargé de veiller sur les âmes et les mœurs. Tous les crimes contre l’Église, de même que les querelles de famille, d’héritage ou de biens, sont de son ressort. Il a la haute main sur les poids et mesures en usage dans la ville, fonction essentielle dans une cité de négoce.

Des tribus finnoises vivent librement sur la terre de Novgorod et dans la ville elle-même. Elles ont le droit de se prononcer sur les affaires publiques et sont reconnues comme membres à part entière de la communauté, à condition d’en respecter les usages.

Novgorod mène une politique de colonisation très active, soumettant les terres et populations situées au nord de ses frontières. Les possessions de la république marchande s’étendent de Pskov à Bieloozero et incluent tout le nord, de la mer Blanche à l’océan Glacial Arctique et à l’Oural, et peut-être au-delà. Mais plus les terres soumises sont loin, moins le caractère démocratique de Novgorod y est perceptible. Les colonies fournissent les Novgorodiens en fourrures. Riche en marchandises, importante plaque tournante, la ville entretient un commerce florissant avec les cités occidentales, en particulier allemandes, et l’île de Gotland. Lorsque la Hanse apparaîtra au XIIIe siècle, Novgorod lui offrira des conditions particulières, sous forme d’hôtels de commerce et de comptoirs.

Le régime politique et le caractère particulier de l’économie engendrent une culture novgorodienne, avec ses héros, le marchand Sadko et l’impétueux navigateur Vasska Bouslaïev. Seul le chef de famille jouit du droit de vote au viétché de Novgorod. Ses enfants, même adultes, ne peuvent participer à l’assemblée, tant qu’ils n’ont pas fondé leur propre maison. La jeunesse de Novgorod, à l’instar des fils puînés des familles aristocratiques anglaises, cherche donc à employer son énergie hors des murs de la ville, en découvrant de nouvelles terres pour la cité, ou en effectuant des razzias sur ses voisins. Vasska Bouslaïev est l’idole des jeunes Novgorodiens. D’autres terres, pourtant, connaissent des héros semblables. Novgorod, en revanche, est seule à s’être donnée, comme figure de légende, un marchand. Les découvertes archéologiques des dernières années – messages d’affaires gravés sur de l’écorce de bouleau – témoignent d’une large alphabétisation de la ville. Le plus ancien manuscrit russe – un évangile en slavon, avec des enluminures – date de 1056-1057 et vient de Novgorod.

L’histoire de la ville et de ses institutions politiques atteste d’un modèle alternatif de développement sur la Terre russe. La république « féodale », vivant du négoce et de son action colonisatrice, rappelle par bien des aspects les villes italiennes des XIe-XIVe siècles. Soucieuse de préserver ses voies commerciales, d’élargir ses possessions et de défendre ses frontières, la principauté, dans son organisation politique, évoque aussi Byzance. Assemblée populaire du viétché ou pouvoir autocratique du prince ? Modèle novgorodien ou kiévien ? Tel est le choix offert par l’histoire russe. Énumérant les mérites du tsar Pierre le Grand, Pouchkine insiste sur la fenêtre qu’il a percée sur l’Europe. La voie novgorodienne de développement eût permis, elle, d’ouvrir une porte.

Mais en se déplaçant vers le nord-est, les princes de Kiev conservent pieusement « l’idée du Monomaque » : celle d’un pouvoir autocratique unique. Le heurt entre les princes de Vladimir-et-Souzdal et la république de Novgorod est donc inévitable. La situation de Novgorod ne lui est pas favorable : emprisonnée dans le demi-cercle des domaines du grand-prince, la ville peut, certes, résister aux expéditions des droujinas de Vladimir-et-Souzdal, mais elle n’est pas en mesure de s’approvisionner. Un blocus économique – les convois de blé sont bloqués – contraint la cité à des concessions. Ses victoires militaires – en 1216, les Novgorodiens infligent une défaite cuisante à l’armée souzdalienne, sur les bords de la Lipitsa – n’y changent rien : la pression se renforce sur la république. La soumission de Novgorod est un épisode capital de la politique impériale du grand-prince de Vladimir. Mais l’apparition des Mongols repousse temporairement l’absorption des terres novgorodiennes.

La mort de Vsevolod la Grande-Nichée, en 1212, déclenche la traditionnelle explosion de guerres fratricides, d’autant plus incontournable que Vsevolod a de nombreux fils. Le grand-prince l’a d’ailleurs favorisée, en rompant, peu avant de mourir, avec son aîné Constantin, le privant de son droit d’aînesse au profit de son cadet, Iouri. Ces conflits contribuent à morceler un peu plus le territoire et les possessions. Au début du XIIIe siècle, la grande-principauté de Vladimir comprend quatre oudiels. Au milieu du siècle, il y en aura trois de plus, dont la principauté de Moscou. D’autres principautés se fractionnent également, telles Riazan, Iaroslavl, Rostov.

Les princes scellent des alliances, toujours éphémères, ils guerroient contre leurs voisins, poursuivent leurs petits intérêts personnels. Cependant, un nouvel ennemi fait son apparition sur les frontières de l’ouest. Au milieu du XIIe siècle, des marchands et missionnaires allemands déploient une activité croissante à l’embouchure de la Dvina occidentale. Ils parviennent difficilement à convertir les populations païennes locales (Lives, Lettons). En 1200, l’évêque Albert de Buxhövden fonde Riga, à l’embouchure de la Dvina. Deux ans plus tard, il crée l’Ordre des chevaliers Porte-Glaive, vêtus d’une cape blanche à croix rouge, le glaive à l’épaule. Ne reculant devant aucune atrocité, ils convertissent les populations locales au christianisme, étendant bientôt leurs possessions à l’est de Riga. En 1207, le territoire conquis – la Livonie – est vassalisé par l’Ordre, cadeau de l’empereur germanique.

Au sud-est des possessions des Porte-Glaive, apparaît un autre ordre, celui des Chevaliers teutoniques. Fondé pour reconquérir la Terre sainte au XIIe siècle, il est contraint de regagner l’Europe, après l’échec de la troisième croisade et la prise de Jérusalem par Saladin, en 1187. Les Chevaliers teutoniques portent une cape noire, ornée d’une croix blanche. En 1226, le prince polonais Conrad de Mazovie, qui éprouve quelques difficultés à convertir la tribu slave des Prusses, appelle à la rescousse l’ordre teutonique. Les croisés répondent volontiers à son invite, et reçoivent une bulle du pape Grégoire IX, leur assurant le soutien du Vatican. L’ordre étend bientôt son pouvoir sur la terre des Prusses et, en 1237, oblige les Porte-Glaive à fusionner avec lui. Le Drang nach Osten prend des formes de plus en plus agressives. On voit assez vite se dessiner les contours de l’État régi par l’ordre, englobant la Poméranie, la Prusse, la Courlande, la Livonie, l’Estonie. Un danger sérieux menace Novgorod et ses possessions. L’offensive des Chevaliers est toutefois stoppée, en 1240-1242, par Alexandre Nevski qui les défait à deux reprises.

Les historiens, principalement soviétiques et eurasiens, perçoivent dans l’action des croisés (français et vénitiens) qui prennent et saccagent Constantinople en 1204, et dans le Drang nach Osten des Chevaliers teutoniques et Porte-Glaive, une croisade contre l’orthodoxie. S’il est difficile de parler d’actions concertées en Palestine et en Europe du Nord et de l’Est, on peut en revanche déceler les traits d’une politique commune, conjuguant les intérêts de la papauté et de l’empire. Après les victoires remportées par les Novgorodiens dans la colonisation des terres finnoises, Grégoire IX appelle les chevaliers allemands et suédois à marcher sus aux Finnois convertis à l’orthodoxie, leur promettant en échange la rémission de leurs péchés et les faveurs obtenues par les chevaliers francs, qui avaient combattu pour reprendre le tombeau du Christ aux Arabes.

L’impression d’« encerclement » éprouvée par les historiens d’aujourd’hui, est un sentiment plus tardif, qui ne peut naître que d’une vision globale du passé, à distance. Absorbés par leurs affaires et leurs conflits locaux, les acteurs de l’époque la perçoivent d’autant moins, sans doute, que, depuis le milieu du XIIe siècle et l’effondrement de la Russie kiévienne, ils perdent la notion de l’unité de la Terre russe. Ils ignorent, en outre, que l’apparition, en 1223 – alors que les croisés prennent de plus en plus d’importance –, de l’armée mongole dans les steppes du Don, signifie la venue d’un nouvel ennemi. Un ennemi qu’il faudra combattre des siècles durant et qui aura un rôle décisif dans l’histoire de la Russie.

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