2 Un Comité intime



Du temps d’Alexandre les beaux commencements.

Alexandre POUCHKINE.


Les débuts des souverains russes, après leur accession au trône, sont toujours aisés : il leur suffit d’abolir, de gracier, de réhabiliter, bref de rectifier tout ce qui a été accompli par leurs précédesseurs. En 1822, Pouchkine évoquera, nostalgique, les beaux jours de l’avènement d’Alexandre. En 1801, tous sont heureux.

Le 15 mars, quatre jours après l’assassinat de Paul Ier, le nouveau tsar gracie cent cinquante-six personnes, dont Radichtchev. Les oukazes qui suivent prononcent l’absolution d’autres victimes de l’empereur déchu, au total douze mille personnes. Compte tenu du petit nombre que représente la couche dirigeante sur laquelle s’est en premier lieu abattu le courroux de Paul, ce chiffre est impressionnant. En mars, on rétablit les élections des nobles dans les gouvernements ; les Russes réfugiés à l’étranger sont amnistiés ; l’entrée sur le territoire, et la sortie, sont déclarées libres ; on autorise les imprimeries privées et l’importation de tous les livres étrangers. Le 2 avril, la Charte accordée par Catherine à la noblesse et aux villes est rétablie. L’« Expédition secrète » (la police secrète de l’empereur) est supprimée. Le 27 septembre, les tortures et les « interrogatoires partiaux » sont interdits. Le mot « torture » lui-même ne doit plus être utilisé dans les affaires judiciaires.

Dans ses manifestes, ses oukazes, ses conversations privées, partout Alexandre Ier manifeste un ardent désir de restaurer la légalité en place de l’arbitraire. Pour préparer et effectuer les réformes indispensables, il réunit autour de lui des jeunes gens de ses amis qui, en mai 1801, deviennent membres d’un « Comité intime ».

La composition du Comité, qui tient des séances secrètes jusqu’en septembre 1804, emplit d’espoir les partisans des réformes, et de crainte leurs adversaires. Alexandre nomme membres du Comité quatre représentants de la jeune génération, éduqués dans l’esprit le plus avancé du XVIIIe siècle et connaissant parfaitement l’Europe occidentale. Laharpe, venu à Pétersbourg à l’invite de l’empereur, n’est pas inclus dans le Comité, mais Alexandre s’entretient fréquemment avec lui.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les protocoles de séances du Comité intime seront publiés et tous ses membres produiront des Mémoires. Le premier heurt entre les rêves et la réalité vécu par Alexandre Ier est donc magnifiquement documenté.

Fils unique du plus riche dignitaire de l’époque de Catherine et ami personnel d’Alexandre, c’est le comte Paul Stroganov (1772-1817) qui fait valoir au tsar, dans une note, la nécessité de créer le Comité intime, afin de débattre d’un projet de transformations pour la Russie. En 1790, Paul Stroganov se trouve à Paris avec son précepteur, le républicain et mathématicien français Charles-Gilbert Romme. Il a ses entrées au Club des jacobins, devient l’amant de la révolutionnaire fanatique Théroigne de Méricourt1. Rappelé à Pétersbourg par Catherine et exilé à la campagne, Paul Stroganov ne tarde pas à regagner la Cour. Il fait la connaissance du grand-duc Alexandre par l’intermédiaire du prince Adam Czartoryski (1770-1861).

Alexandre, partagé entre la Cour de Catherine et celle de son père à Gattchina, s’est lié d’amitié avec le prince Czartoryski, otage à Pétersbourg depuis que le soulèvement de Kosciuszko a été écrasé. Une amitié qui perdure même après l’accession de l’héritier au trône. Les rumeurs selon lesquelles la jeune épouse de l’héritier se serait engouée du prince polonais, n’y changent rien. On rapporte que lorsqu’en mai 1799, la grande-duchesse Élisabeth donna naissance à une fille, on la montra à Paul. L’empereur demanda alors à une dame de Cour du nom de Lieven : « Madame, se peut-il qu’un mari blond et son épouse, tout aussi blonde, engendrent un nourrisson noiraud ? » La dame rétorqua fort justement : « Sire, Dieu est tout-puissant. » Czartoryski fut « relégué » en qualité d’ambassadeur à la Cour de roi de Sardaigne en exil, mais il resta proche d’Alexandre et fut rappelé à Pétersbourg après l’assassinat de Paul.

Cousin de Paul Stroganov, Nikolaï Novossiltsev (1761-1836) est le troisième membre du Comité. Le quatrième est Viktor Kotchoubeï (1768-1834), neveu du chancelier Bezborodko, éduqué en Angleterre et nommé, à vingt-quatre ans, ambassadeur à Constantinople.

Talentueux, cultivés, les amis de l’empereur exposent, dès la première séance du Comité intime, les tâches qui l’attendent et un plan pour les mener à bien : connaître la situation réelle de la Russie ; réformer le mécanisme gouvernemental ; et, pour finir, garantir l’existence et l’indépendance des institutions d’État à travers une Constitution qui serait accordée par le pouvoir autocratique et serait conforme à l’esprit du peuple russe.

Deux problèmes fondamentaux, constants, sont à l’ordre du jour : l’autocratie et le servage. Alexandre comprend la nécessité de réglementer la position du tsar-autocrate ; il approuve les propos de Laharpe, selon lesquels « la loi est au-dessus du monarque ». Mais, là est bien le dilemme et, pour tout dire, la quadrature du cercle : comment limiter l’autocratie, sans restreindre le pouvoir du souverain ? Derjavine rapporte que, ministre, il osa, lors d’un entretien avec Alexandre, défendre pied à pied une de ses propositions : « Tu veux toujours me faire la leçon », coupa le souverain, furieux. « Suis-je autocrate ou non ? Eh bien, je fais ce que je veux2. » Notons que cette conversation eut lieu dans la période la plus libérale du règne.

La question paysanne n’est pas moins épineuse. Diverses opinions sont émises, lorsqu’elle est débattue au Comité intime. Czartoryski s’élève contre le servage, car il n’est pas moral de tenir des hommes en esclavage. Novossiltsev et Stroganov évoquent le danger d’irriter la noblesse. Et cependant, deux mesures seulement sont prises pour tenter de résoudre le problème : on adopte un projet de l’amiral Mordvinov qui a résidé de longues années en Angleterre où, comme l’écrit son biographe, « il s’est imprégné de l’esprit de la science anglaise et de respect pour les institutions de ce pays3 » ; et un second, du comte Roumiantsev, concernant les cultivateurs libres.

Mordvinov aborde le problème paysan sous un angle inattendu. Admirateur d’Adam Smith et de Bentham, il juge indispensable d’instaurer un régime économique dans lequel la noblesse reconnaîtrait elle-même la non-rentabilité du travail fourni par les serfs sous la contrainte et renoncerait volontairement à ses droits. Mordvinov propose de donner aux marchands, aux mechtchanié et aux paysans rattachés de la Couronne, le droit de posséder des biens immobiliers, privant de ce fait la noblesse de son monopole sur les terres. En conséquence, estime-t-il, on verra apparaître des fermes avec des employés, qui concurrenceront le servage et pousseront les propriétaires terriens nobles à accepter la libération des paysans. En 1801, ce projet a force de loi.

En 1803, on adopte la Loi sur les cultivateurs libres, inspirée du projet de Roumiantsev. Les propriétaires nobles sont autorisés à vendre leur liberté aux paysans, avec un lopin de terre. Les paysans, eux, deviennent « cultivateurs libres », sans avoir à se faire enregistrer dans un autre état social. En conséquence, il suffit pour conclure l’affaire que le propriétaire soit d’accord et que le paysan ait de l’argent. Sur la base de cet oukaze, quarante-sept mille cent cinquante-trois familles seront affranchies sous le règne d’Alexandre Ier, et soixante-sept mille cent quarante-neuf sous celui de Nicolas Ier.

La Loi sur les cultivateurs libres, de même que la suppression du monopole de la noblesse sur les terres témoignent d’un authentique désir de régler la question paysanne, mais aussi de l’absence de tout plan construit et d’une réelle volonté de le réaliser. Laharpe, qui fait figure de jacobin et de démocrate, n’a pas non plus la moindre idée de comment il faut procéder. Il estime que la Russie a surtout besoin d’instruction, de ces Lumières sans lesquelles rien n’est possible ; mais il reconnaît aussi que dans les conditions du servage, il est très difficile de répandre l’instruction. Le républicain suisse lui-même est incapable de sortir de ce cercle vicieux.

Les membres du Comité intime ne mèneront vraiment à bien qu’une tâche : la réforme des organes centraux de gouvernement. Le 8 septembre 1802, des ministères sont créés en remplacement des Collèges des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine ; il en est aussi de tout neufs : ministère de l’Intérieur, des Finances, de l’Instruction publique, de la Justice et du Commerce. Le nouveau règlement du Sénat en définit les fonctions, en tant qu’organe exerçant le contrôle d’État sur l’administration et les instances judiciaires suprêmes.

L’action du Comité intime suscite la peur, le mécontentement, la résistance. Nommé ministre de la Justice, Derjavine critique violemment l’idée même des ministères, soulignant qu’à l’origine de ce projet se trouvent « le prince Czartoryski et le comte Kotchoubeï, des hommes qui ne connaissent vraiment ni l’État ni les affaires civiles4 ». Non seulement le poète-ministre ne prise guère ses nouveaux collègues (Adam Czartoryski est sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères – dont le comte Vorontsov est ministre – et Victor Kotchoubeï ministre de l’Intérieur), mais il dénonce les insuffisances de la loi et le flou concernant les droits et obligations des ministres.

Gavriil Derjavine est par-dessus tout irrité par « l’esprit constitutionnel français et polonais » dont est « farci » l’entourage de l’empereur. Le poète, dans ses Mémoires, cite intégralement le nom de Czartoryski, mais se contente de donner les initiales des autres « Jacobins » : N(ovossiltsev), K(otchoubeï), S(troganov)5. Le prince Czartoryski qui, sous le ministère d’Alexandre Vorontsov que l’on considère comme un parfait vieillard (il a soixante et un ans), dirige de fait la politique extérieure russe, déplaît particulièrement à Derjavine, car il est le plus influent des « Polonais et Polonaises entourant le souverain6 ». L’allusion aux « Polonaises » est claire pour les contemporains qui n’ignorent pas que l’empereur a pour amante Maria Narychkina, née princesse Czetvertinska, polonaise, donc, « une beauté et une coquette », ainsi qu’elle en a la réputation.

L’opinion de Gavriil Derjavine sur l’action du Comité intime et ses membres est la plus répandue dans les hautes sphères de la société.

Ce n’est pas la seule entrave au travail du Comité. Il existe aussi un obstacle que l’on peut qualifier d’administratif. Rêvant de Constitution, d’État de droit, le Comité est lui-même un organe privé de droits, né de et par la volonté du monarque. « Pendant ce temps, écrit Adam Czartoryski, le véritable gouvernement – le Sénat et les ministres – continuait d’administrer le pays et de conduire les affaires à sa guise, car il suffisait à l’empereur de quitter le cabinet particulier où avaient lieu nos rencontres, pour qu’il retombât sous l’influence des vieux ministres et ne pût appliquer aucune des décisions que nous avions prises, au sein de ce comité non-officiel7. »

Le prince Czartoryski, qui écrit ses Mémoires de nombreuses années après sa participation au Comité intime, rejette la faute des résultats insignifiants obtenus par ses membres sur l’empereur, ses hésitations, ses concessions aux « vieux ministres ». Un historien contemporain reconnaît qu’Alexandre Ier n’est pas toujours prêt à franchir des pas décisifs dans le domaine des réformes, qu’il « percevait par le cœur le caractère inéluctable des changements à venir mais, par l’esprit, en fils de son temps et représentant de sa caste, il comprenait que leur venue signifierait avant tout une transformation de sa propre situation de monarque absolu8 ».

Auteur d’un portrait psychologique d’Alexandre Ier, Alexandre Kizevetter conteste l’accusation de faiblesse et d’indécision portée contre le fils de Paul Ier. Il souligne, au contraire, son caractère résolu et son aptitude à défendre ses points de vue. En même temps, l’historien reconnaît que, de tous les membres du Comité intime, « Alexandre était le moins disposé à quelques pas décisif que ce fût, sur la voie des innovations politiques ». Il y voit deux raisons. La première est un mélange d’enthousiasme pour le beau spectre de la liberté politique, et de rejet de son incarnation. « Il n’y avait ici ni insincérité ni manque de volonté ; ce n’était qu’amour froid pour un rêve sans corps, combiné à la crainte que le rêve ne s’évanouît dès lors qu’on tenterait de le réaliser9. » Outre ces craintes d’ordre psychologique, Alexandre est habité par une peur bien réelle : son grand-père et son père ont été assassinés par leur entourage proche, mécontent de leur politique.

Les hésitations, l’indécision, les craintes et terreurs d’Alexandre ne reposent pas sur rien. Personnalité lucide, un temps l’un des directeurs de la République helvétique et, en conséquence, doté d’une expérience d’homme d’État, Laharpe, revenu en Russie à l’invite de l’empereur, procède pour son ancien élève à une analyse des forces sociales, selon leur attitude probable envers les réformes.

De l’avis de Laharpe, toute la noblesse ou presque y sera opposée, de même que les fonctionnaires et la majorité des marchands (qui rêvent de devenir « nobles » et de posséder des serfs). La résistance la plus forte viendra de ceux qu’aura effrayés « l’exemple français, soit de presque tous les hommes parvenus à maturité et de la quasi-totalité des étrangers ». Laharpe met en garde contre la tentation d’appeler le peuple à participer aux réformes. Les Russes ne manquent pas « de volonté, d’audace, ils sont débonnaires et joyeux », mais on les a tenus trop longtemps en esclavage et ils ne sont pas instruits. En conséquence, bien que « le peuple souhaite des changements…, il n’ira pas dans la direction voulue ».

Les forces sur lesquelles le tsar réformateur peut s’appuyer ne sont donc pas très grandes : la minorité des nobles cultivés (notamment les « jeunes officiers »), une partie des bourgeois, quelques hommes de lettres. Aussi le républicain suisse déconseille-t-il de restreindre l’autocratie (l’autorité traditionnelle du nom du tsar représente en elle-même une immense force). Il suggère l’action la plus énergique sur le plan de l’instruction10.

Les historiens (et les contemporains) conservateurs, Karamzine (qui concilie les deux) en tête, reprochent à Alexandre Ier d’être trop enclin aux réformes et de suivre aveuglément de mauvais conseillers. Les historiens libéraux le critiquent, en revanche, pour son manque de résolution dans la conduite des réformes et sa préférence aveugle pour les conseillers conservateurs. Dans sa Note adressée au monarque, Karamzine rappelle cette « règle des sages » qui savent que « toute nouveauté dans le domaine de l’État est un mal11 ». Klioutchevski, pour sa part, parle d’Alexandre, nous l’avons vu, comme d’une « belle fleur, mais de serre » : « Il était convaincu que la liberté et la prospérité s’instaureraient d’un coup, d’elles-mêmes, sans effort ni obstacle, par quelque magique “soudain”12. »

Dans la seconde moitié des années 1980 et les premières années de la perestroïka, génératrice de bien des illusions, les historiens soviétiques se tourneront vers le passé, en quête d’analogies. Nathan Eidelman formulera le plus clairement la théorie de la « révolution d’en haut », la seule possible (non sanglante) en Russie. Analysant l’action d’Alexandre Ier, il en viendra à la conclusion qu’« en Russie, “on voit mieux d’en haut” ». Le faible développement de la vie politique et la pratique multiséculaire de l’autocratie ont rendu « naturelle l’apparition, tout au sommet, parmi les ministres et les tsars, d’hommes qui perçoivent mieux les intérêts de leur classe », de leur ordre, « de l’État dans son ensemble ». Recourant à la terminologie des échecs, Nathan Eidelman estimera que ces gens « qui voient mieux », savent calculer avec deux coups d’avance, tandis que les esclavagistes et la plupart des bureaucrates ne jouent qu’au coup par coup13.

Les maigres résultats de l’action du Comité intime, l’incapacité à trouver des réponses aux deux questions fondamentales, politique et sociale – comment limiter l’autocratie sans restreindre l’autocrate, et comment libérer les paysans sans offenser leurs propriétaires – ne signifient pas que la société soit atteinte d’immobilisme. Bien au contraire ! Et son dynamisme, elle le doit incontestablement aux initiatives et idées qui sont, à l’époque, celles d’Alexandre Ier.

Héritier d’un empire qui continuera à s’agrandir sous son règne, le petit-fils de Catherine perçoit parfaitement le caractère impérial de la Russie. Cela transparaît dans son intérêt pour les problèmes que pose le gouvernement d’un gigantesque territoire. Dans ses jeunes années, Alexandre montre de la curiosité pour le fédéralisme, ce qui s’explique aisément par l’influence de Laharpe. Après son avènement, il tente d’entrer en contact avec Thomas Jefferson, élu président des États-Unis en 1801. La réforme de l’administration des gouvernements reflète cet intérêt. Le gouverneur rapporte désormais directement au souverain, mais les institutions locales sont soumises aux ministères, et non plus au Sénat. « Une certaine décentralisation administrative devenait ainsi possible, une plus grande liberté était laissée à l’initiative et à l’autonomie locales ; la chose était indispensable pour huiler le mécanisme et conférer plus de souplesse à l’administration14. »

Le sens de l’empire s’exprime, chez le souverain, dans le fait qu’il perçoit les différences entre ses diverses composantes. Poursuivant la politique de Catherine, Alexandre se préoccupe de coloniser rapidement le sud de la Russie. De 1803 à 1805, plus de cinq mille colons s’installent en Nouvelle-Russie (Allemands, Tchèques, Slaves du Sud). Des avantages considérables sont consentis aux nouveaux venus. Odessa, dont le gouverneur est alors un émigré français, le duc de Richelieu (dont une statue orne encore la ville à ce jour), obtient le statut de zone franche et, exemptée de droits de douanes, se transforme en important port de commerce. La mise en valeur des terres fertiles du sud progresse très rapidement et la Nouvelle-Russie devient un gros exportateur de céréales, en premier lieu de blé.

Après 1805, la colonisation des steppes méridionales se développe avant tout par le biais des paysans rattachés à la Couronne, originaires des gouvernements à densité de population relativement élevée (Toula, Koursk) et transférés en Nouvelle-Russie ; on cesse alors de faire venir massivement des étrangers. Cependant, tout en effectuant quelques pas en faveur d’une décentralisation, Pétersbourg ne veut pas pour autant renoncer à son contrôle. L’épopée américaine fournit un exemple supplémentaire de cette politique.

Dès le XVIIIe siècle, les marins russes commercent dans une partie assez restreinte de l’océan Pacifique : près du littoral de la mer d’Okhotsk et du Kamtchatka, jusqu’aux îles Aléoutiennes et au littoral nord-américain. Pétersbourg, alors, fait la sourde oreille aux demandes de soutien des marins négociants. Il faut attendre 1799 pour que le projet de Grigori Chelekhov (1747-1795), le plus dynamique des navigateurs marchands russes, soit entériné par l’empereur Paul Ier, après un délai de quinze ans et la mort de son auteur. Sous le contrôle de l’État, une Compagnie russo-américaine est créée, qui obtient le monopole du commerce dans le Pacifique. Son statut s’inspire des chartes consenties, au XVIIIe siècle, aux compagnies hollandaises, anglaises et françaises, commerçant avec l’Inde et d’autres colonies. Poursuivant l’œuvre de son père, Alexandre Ier fait transférer l’administration de la Compagnie russo-américaine, d’Irkoutsk à Pétersbourg.

Les premières années du règne d’Alexandre Ier sont un temps de rêves et de discours de réformes, une période de tolérance religieuse dont l’ampleur saute aux yeux, dès qu’on la compare avec la politique qui sera menée par Nicolas Ier. Elle s’explique, entre autres, par l’indifférence de l’empereur à la religion officielle dans laquelle il voit simplement une forme d’instruction du peuple, et par son intérêt pour l’ésotérisme et le mysticisme. Aux yeux des contemporains, tous les membres du Comité intime passent pour être francs-maçons. Non sans fondement, on soupçonne le prince Alexandre Golitsyne, nommé par Alexandre Haut-Procureur du Saint-Synode, donc chef de l’Église orthodoxe, d’appartenir à la maçonnerie. En 1803, le jeune empereur reçoit la visite de I. Beber, l’un des maçons les plus fameux de son temps. « Ce que vous me racontez de cette société, aurait dit Alexandre, convaincu par son interlocuteur, me contraint non seulement à lui accorder ma protection, mais aussi à demander d’être accepté au nombre de ses membres. » Selon les différentes versions dont nous disposons, Alexandre Ier aurait été initié en 1808 à Erfurt, en 1812 à Pétersbourg ou en 1813 à Paris, en même temps que le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III.

Dans les années 1783-1785, Catherine II avait mis un terme aux mesures d’interdiction contre les « schismatiques ». Sous le règne d’Alexandre, on commence, non sans hésitations, à permettre aux vieux-croyants de construire leurs églises et chapelles, de célébrer leurs cérémonies, d’avoir leurs cimetières. Pour les historiens, le temps d’Alexandre est « l’âge d’or » du mouvement sectataire russe. Apparues dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, les innombrables sectes, reflétant l’intense quête spirituelle du peuple russe et la tension religieuse régnant dans le pays, sont persécutées avec plus de violence encore que les vieux-croyants. À peine couronné, Alexandre Ier met fin aux persécutions : tous les sectataires emprisonnés sont libérés, les exilés rentrent chez eux. Les sectataires – Flagellants, Castrats, Doukhobors (au sens de « lutteurs par l’Esprit »), « Buveurs de lait » et bien d’autres – ont désormais le droit de quitter les gouvernements centraux où ils étaient en butte aux tracasseries des autorités locales et à l’hostilité des populations, pour gagner les marches : les provinces de Tauride, d’Astrakhan, de Samara.

La tolérance du pouvoir suscite, dans la haute société de la capitale, un intérêt pour le « christianisme spirituel » russe, les sectes. La secte mystique des Flagellants et celle des Castrats qui en est issue, retiennent particulièrement l’attention. Les Castrats enseignent que la beauté des femmes est « dévoreuse » et « empêche d’aller à Dieu, et comme tous les remèdes demeurent sans effet contre les femmes, il ne reste qu’à priver les hommes de la possibilité de pécher ». Fondateur de la secte des Castrats, Kondrati Selivanov, de retour d’exil en Sibérie (1775-1796), s’installe à Pétersbourg (il mourra en 1832) où il jouit de l’attention jamais démentie de la haute société et des marchands. En 1805, sur le point de rejoindre l’armée, Alexandre Ier lui rendra visite. On rapporte que Kondrati Selivanov prédit à l’empereur la défaite d’Austerlitz.

La vision de la religion comme instrument d’instruction détermine, dans une large mesure, le rapport de l’empereur au luthérianisme et au catholicisme. « De ce fait, écrit un biographe d’Alexandre Ier, les pasteurs luthériens et les prêtres catholiques, gens dotés en outre d’une culture laïque, méritaient, aux yeux d’Alexandre, plus de respect que notre clergé orthodoxe. Prêtres polonais et pasteurs luthériens obtinrent alors sans grande peine des privilèges dont n’auraient osé rêver les prélats russes15. »

Les projets de conversion de la Russie au catholicisme, qui semblaient abandonnés depuis l’assassinat de Paul Ier, reviennent à l’ordre du jour. L’un des promoteurs les plus actifs du catholicisme est Joseph de Maistre qui estime qu’il faut commencer par convertir une douzaine de femmes de l’aristocratie. Des résultats considérables sont d’ailleurs obtenus dans ce sens : Maria Narychkina (Czetvertinska), favorite de l’empereur, et des représentantes des meilleures familles – Boutourline, Golitsyne, Tolstoï, Rostoptchine, Chouvalov, Gagarine, Kourakine – sont filles spirituelles des jésuites.

L’atmosphère libérale du temps incline aux rêves. Chambellan du dernier roi de Pologne, Alexis Ielenski, installé à Pétersbourg, devient membre de la secte des Castrats et, en 1804, adresse à Novossiltsev un projet de création d’un « Corps de Prophètes d’État ». Ces derniers seraient adjoints aux figures les plus importantes du gouvernement, ils imploreraient la grâce de Dieu par leurs prières et seraient l’expression de la volonté divine. Ielenski suggère de confier le poste de « délégué en chef du Saint-Esprit » auprès de l’empereur au « dieu » des Castrats, Kondrati Selivanov. Le projet restera dans les papiers de Novossiltsev et son auteur sera relégué dans un monastère. Un an plus tard, toutefois, Alexandre rendra visite à Selivanov.

L’élargissement de l’empire au compte des territoires appartenant à la Rzeczpospolita, définitivement liquidée après le troisième partage de la Pologne, intègre à la Russie une population juive d’un million (à la fin du XVIIIe siècle) de personnes. Ainsi naît la « question juive » qui ne cessera de préoccuper hommes politiques et responsables de l’État, idéologues et publicistes, jusqu’en cette fin du XXe siècle.

Dès son avènement, Catherine II avait dû, comme elle le relate dans ses Mémoires, résoudre la question (débattue alors au Sénat) de l’autorisation des juifs à entrer en Russie. Ayant appris qu’Élisabeth avait rejeté cette idée en déclarant qu’elle ne souhaitait pas « tirer profit des ennemis de Jésus-Christ », la jeune impératrice avait ordonné de repousser le dossier « à d’autres temps ». Cependant, au fur et à mesure que s’agrandit le territoire de l’Empire et qu’augmente la population juive, la question prend un autre caractère. Le problème de l’entrée des juifs en Russie devient celui de leur vie au sein de l’Empire.

En 1791, on instaure la « Zone de Résidence », un territoire hors des limites duquel les juifs ne sont pas autorisés à s’installer. La Zone de Résidence comprend la Petite-Russie, la Nouvelle-Russie, la Crimée et les provinces rattachées après le partage de la Pologne. Mais, au sein même de ce territoire, les juifs n’ont le droit de vivre que dans les villes, les campagnes leur sont interdites. En 1794, Catherine leur impose une capitation double de celle des chrétiens.

En 1798, le sénateur Gavriil Derjavine est envoyé en Biélorussie, afin d’y « étudier le comportement des juifs », de « vérifier qu’ils n’accablent pas la population locale de leurs tromperies » et de « les amener à assurer par eux-mêmes leur subsistance, sans qu’ils soient une charge pour les autochtones16 ». Derjavine, ainsi qu’il le rapporte dans ses Mémoires, tire ses informations sur le mode de vie des juifs « de bourgeois fort sages, de l’académie jésuite [à Plock], de toutes les administrations, de la noblesse et des marchands, ainsi que des Cosaques eux-mêmes… ».

Le sénateur Derjavine présente son « opinion sur les juifs » à Paul Ier, mais ce dernier n’y prête aucune attention. La note de Derjavine à ce sujet n’aura un impact que sous Alexandre Ier. Une commission spéciale est alors créée. Sa composition témoigne de l’importance accordée au problème. On y trouve en effet les comtes Czartoryski, Potocki, Valerian Zoubov, ainsi que Gavriil Derjavine17. La première décision prise par la commission est de convier les représentants de la population juive, afin d’entendre leur avis sur les conclusions de Derjavine.

En 1804, on élabore un « Règlement sur les juifs ». La Zone de Résidence est maintenue, mais les limites en sont élargies, englobant les gouvernements d’Astrakhan et du Caucase. En son sein, les juifs doivent bénéficier de « la protection des lois, à égalité avec les autres sujets russes ». On maintient également l’interdiction de vivre à la campagne et on leur interdit, de la façon la plus stricte, le commerce du vin. La première place revient, dans le Règlement de 1804, aux articles encourageant l’instruction. Les enfants juifs ont le droit de fréquenter tous les établissements populaires d’enseignement, les collèges, les universités. Parallèlement, ils sont autorisés, s’ils le souhaitent, à « créer des écoles particulières », juives.

Le Règlement de 1804 est le premier acte officiel fixant le statut des juifs au sein de l’Empire de Russie. Son caractère libéral et tolérant est un signe du temps et il saute aux yeux, dès lors qu’on le compare aux législations suivantes, marquées au sceau d’un durcissement constant.

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