6 Apogée et décadence
Vladimir a soixante ans lorsqu’il monte sur le « trône d’or de Kiev », où il demeurera jusqu’à sa mort, en 1125. Le règne de son fils Mstislav durera sept ans. Ces deux décennies, de 1113 à 1132, marqueront l’apogée de la Russie kiévienne. Auteur de la première Histoire de Russie depuis les temps ancestraux (1768), Vassili Tatichtchev parle d’une extension continue de l’État russe, de Rurik à Mstislav, soit sur deux cent cinquante ans. La prise de la province de Polotsk par ce dernier, élargissant les frontières de la Russie kiévienne loin à l’ouest, lui vaut le nom de Mstislav le Grand. Il sera en outre canonisé. Auparavant, l’autorité de Vladimir II Monomaque, et sa puissance, auront eu raison de vingt ans de guerres entre les princes. Les heurts avec les Polovtsiens s’arrêtent aussi temporairement. Le mérite en revient au prince, connu pour ses victoires militaires. La Chronique fait état de quatre-vingt-trois campagnes menées par Vladimir Monomaque contre les « impurs », au cours desquelles deux cents khans polovtsiens trouvèrent la mort.
La révolte des Kiéviens qui, en 1113, rejettent l’héritier légitime de Sviatopolk et en appellent au Monomaque, s’accompagne d’un pogrom. Les historiens divergent sur les causes de ce soulèvement, sociales, économiques, religieuses. On évoque la dure condition des couches inférieures de la population, l’indignation suscitée par la politique « pro-occidentale » du prince et son soutien aux usuriers juifs qui remplissent le Trésor. La principale source d’information sur le pogrom est l’Histoire de Vassili Tatichtchev, qui se fonde sur des documents disparus par la suite. Pour l’historien, les victimes de la fureur kiévienne furent des Khazars, autrement dit des Türks convertis au judaïsme. Sans citer aucune source, Lev Goumilev, lui, considère qu’il s’agissait de « juifs allemands », d’« habiles usuriers ayant traversé l’Allemagne pour gagner la Pologne ». Vassili Tatichtchev précise en outre qu’en 1124, sur proposition de Vladimir Monomaque, le conseil des princes résolut de bannir les juifs. Les historiens divergent radicalement dans leur appréciation de cette information qu’aucun document ne vient attester aujourd’hui. Les chroniqueurs font état d’une révolte des Kiéviens en 1113, accompagnée d’un massacre des juifs, et d’un incendie de la ville en 1124, dont les juifs allaient aussi être les victimes. Il est impossible de revenir huit siècles en arrière et d’établir exactement – sans sources suffisantes – « ce qui a été ». Telle est pourtant, à en croire Leopold von Ranke, la tâche de l’historien. En tout état de cause, l’attitude des générations ultérieures à l’égard d’un événement détermine sa valeur et son importance dans l’histoire d’un peuple. Évoquant le pogrom et le bannissement des juifs, Vassili Tatichtchev célèbre la tolérance religieuse de la Russie, « où, non seulement les chrétiens de diverses confessions, mais aussi les mahométans et les païens sont en abondance1 ». Mais la Russie de Tatichtchev est déjà un empire, donc, par définition, un État tolérant du point de vue religieux. L’historien russe fait toutefois une exception pour deux peuples : « Tout uniment, de Vladimir II (Monomaque) à nos jours, les juifs ne sont pas supportés… comme les Tziganes qu’il n’est pas sans danger de tolérer dans l’État, et non en raison de leur foi. » La menace représentée par les Tziganes n’est pas, pour Tatichtchev, d’ordre religieux, mais bien nationale. Concernant les juifs, l’historien est plus hésitant : tantôt, il évoque leur « nature mauvaise », tantôt il condamne leur foi. En 1981, l’historien soviétique Apollon Kouzmine incline à juger nuisible le judaïsme, en se référant à une autorité incontestable, Karl Marx, qui devait qualifier la religion juive de « cupide » et « égoïste2 ». Tenant pour des certitudes les propos de Vassili Tatichtchev, Lev Goumilev voit dans ces événements la « suppression » d’un zigzag de l’histoire ayant engendré une « chimère ethnique » : la Khazarie. Le danger de contamination disparaît pour les « ethnos d’Europe orientale », dont l’histoire « retrouve son cours naturel3 ». Vladimir Monomaque a donc mené à bien l’entreprise initiée par son ancêtre Sviatoslav : l’État khazar cesse définitivement d’exister, les juifs ne peuvent plus nuire.
L’acharnement des historiens à comprendre, des siècles après, le sens d’événements fort anciens, plonge ses racines dans l’idéologie qui commence à poindre en Russie, aux XIe et XIIe siècles. Des guerres incessantes ont lieu contre les Polovtsiens au sud-est, contre les Polonais, les Hongrois, les Allemands aux frontières occidentales. Autant de conflits très durs, sanglants, destructeurs. Vassili Klioutchevski a beau faire de Vladimir Monomaque « le plus intelligent des Iaroslavitch, doté, en outre, de la plus grande bonté », le grand-prince n’en rappelle pas moins dans son Instruction à l’intention de ses enfants, qu’ayant attaqué Minsk par surprise, il ne devait y laisser « ni hommes ni bêtes ». À Minsk, pourtant, vivaient des chrétiens orthodoxes.
Les conflits armés de ce temps, surtout lorsqu’ils sont motivés par le pillage, ont un caractère familial, dynastique. Cela vaut tant pour l’ouest que pour le sud. Les liens russo-polovtsiens sont si forts que les historiens eurasiens supposent l’existence d’un unique État polycentriste, englobant la steppe polovtsienne et la Russie kiévienne. D’un autre côté, comme devait le noter l’historien Anatole Leroy-Beaulieu, jamais, jusqu’au XVIIIe siècle, la Russie ne fut plus européenne qu’au temps de la Russie kiévienne4. Cela tient, en premier lieu, aux alliances dynastiques. Il en ressort que les conflits sont bien des affaires de famille. Les guerres entre Vladimir Monomaque et Iaroslav Sviatopoltchitch, prince de Volhynie, éclatèrent parce que le roi de Hongrie, Coloman, renvoya à Kiev sa femme, fille du Monomaque, et que Iaroslav répudia la sienne, petite-fille du grand-prince. Vladimir partit aussitôt en campagne contre la Volhynie, assiégea et prit la ville de Vladimir-Volhynsk. Il accorda son pardon à son parent qui, cependant, trouva refuge en Hongrie, en 1118, auprès d’un autre cousin. En 1123, le prince de Vladimir-Volhynsk marchait sur la ville dont il avait été spolié, à la tête d’une droujina composée de Hongrois, de Tchèques et de Polonais. Il fut tué au cours d’une soudaine escarmouche et l’armée ennemie leva le siège et s’en fut.
La situation commence à changer au fur et à mesure que s’accroît l’influence de l’Église. Facteur essentiel de la constitution et de l’unité du peuple, l’Église orthodoxe se renforce dans la lutte contre les ennemis de la vraie foi. La disparition de la puissance khazare a écarté le danger du judaïsme, danger inexistant du côté des nomades de la steppe, « impurs ». Le catholicisme, en revanche, constitue bien une menace. La séparation formelle de 1054 légitimait, s’il en était besoin, l’affrontement des Églises. La littérature religieuse russe de ce temps est tout entière orientée vers la défense de l’orthodoxie. Dans son Sermon sur la foi chrétienne et latine, le moine Théodose des Grottes (mort en 1074) affirme que la foi latine est pire que la juive ; et si l’on se trouve dans l’obligation de donner à boire ou à manger à un « Latin », il convient ensuite de laver les récipients et de les purifier par la prière. Le métropolite de Kiev, Jean II, condamne (1080) les princes, héritiers de Rurik, qui donnent leurs filles en mariage à des princes occidentaux. Le métropolite Nicéphore (1110-1121) critique sévèrement Vladimir Monomaque pour les liens qu’il entretient avec les « Latins ». Il adresse spécialement une lettre à Iaroslav, prince de Volhynie (en conflit avec le Monomaque), pour l’avertir du danger que constitue le voisinage des Liakhs. Et dans le Paterikon de Kiev, paru durant le premier quart du XIIIe siècle, le diable est représenté sous les traits d’un Polonais.
Novgorod et Pskov, en liaison constante avec les Allemands catholiques, sont aussi en grand danger, et l’Église ne cesse de les mettre en garde. L’évêque de Novgorod, Niphon (1129-1156), souligne la nécessité, en cas de conversion d’un catholique à l’orthodoxie, de le considérer comme un néophyte. Quant aux habitants de Pskov, ils bannissent leur prince, Vladimir, quand ce dernier accepte de donner la main de sa fille à un catholique. La chronique de Pskov abonde en expressions telles que : « L’Allemand, le Latin impurs »…
La littérature religieuse du temps est presque exclusivement l’affaire des prélats grecs, à l’origine de l’opposition entre l’orthodoxie et l’Ouest, ainsi que de l’hostilité profonde envers les « Latins », ennemis de Byzance. Constantin Kaveline, historien libéral du XIXe siècle, parle, à propos de l’influence byzantine, de « premier esclavage intellectuel » (avant de citer les suivants)5. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Dimitri Likhatchev évoque, pour sa part, la « transplantation » des idées, des connaissances et des représentations. La politique réelle fait peu de cas des vibrantes mises en garde de la littérature spirituelle : les princes concluent des alliances matrimoniales et militaires, sans trop se soucier de l’appartenance religieuse ou nationale de leurs amis potentiels.
Les historiens parlent, à propos du règne de Vladimir Monomaque, de triomphe de l’orthodoxie. Ils se réfèrent à la mise en place d’une hiérarchie ecclésiastique complexe, ainsi qu’aux progrès accomplis par la christianisation au sein de la population qui, convertie à l’orthodoxie, se refuse longtemps à rejeter complètement ses anciennes croyances. À telle enseigne, même, que certains historiens emploient le terme de « double foi », à propos des habitants de la Russie kiévienne. Esquissé sous le règne de Vladimir le Soleil Rouge, le Statut (Oustav) de l’Église est achevé par son fils Iaroslav. Le souci des âmes y est, bien naturellement, l’affaire des serviteurs du culte qui ont apporté la nouvelle foi et doivent combattre les vestiges de l’ancienne. Mais l’Église se voit aussi chargée de nombreuses tâches temporelles. Jouissant du soutien absolu du pouvoir d’État, elle l’aide à organiser la société et à préserver l’ordre. L’Église confère au pouvoir princier une légitimité suprême. Elle sera un facteur essentiel d’unification de l’État, apportant la seule langue liturgique, créée sur la base de l’alphabet slavon des Grecs Cyrille et Méthode. La liturgie orthodoxe est célébrée dans une langue compréhensible à tous, ce qui rapproche incontestablement les sujets de Vladimir Monomaque. Cette langue deviendra le fondement de la culture russe.
Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître que Vladimir Monomaque fut le plus grand chef militaire et homme d’État de la Russie kiévienne. Monument du XIIIe siècle consacré à l’invasion tataro-mongole, le Dit sur la ruine du pays russe après la mort du grand-prince Iaroslav, conte la magnificence de l’État russe, qui atteint à son apogée sous le règne de son fils, Vladimir Monomaque. L’auteur décrit l’immensité infinie de « la Terre russe, radieuse entre toutes et magnifiquement ornée ». Ne s’étend-elle pas des Hongrois aux Polonais et aux Tchèques, des Lituaniens aux Allemands et aux Caréliens, de la mer Blanche et de l’océan Glacial Arctique aux Bulgares, aux Tchérémisses et aux Mordves – autant de « pays impurs » qui ont fait allégeance au prince de Kiev6 ? En prenant Polotsk en 1127, le fils de Vladimir, Mstislav, atteint le point culminant des conquêtes territoriales de l’empire kiévien. En 1132, aussitôt après la mort de Mstislav, les princes de Polotsk entreprennent de reconquérir leurs domaines. Pour Kiev, c’est le début de la décadence.
Demeurée dans la langue russe, l’expression : « Que tu es lourde, chapka du Monomaque », évoque le bonnet enrichi de pierreries du prince Vladimir, que coifferont ensuite tous les tsars moscovites, afin de maintenir le lien avec la Rus et Byzance. L’expression fait allusion au fardeau du pouvoir suprême et aux mérites du premier détenteur de la « chapka ». Si Vladimir élargit les frontières de son État, il réussit également – et c’est le plus important – à préserver la paix en son sein, condition sine qua non de l’existence d’un empire. Dans l’Instruction qu’il adresse à ses fils (ils sont au nombre de huit) avant de mourir, le grand-prince insiste d’abord sur la nécessité de la concorde entre les frères, entre les princes auxquels échoit en héritage une partie de l’État. Mstislav, qui reçoit le trône de Kiev, est un chef d’armée résolu et expérimenté. Il maintiendra encore le prestige du grand-prince durant les sept années de son règne (jusqu’en 1132). Lui succède son frère laropolk. Dès lors, tous les princes sortent de la juridiction de Kiev.
Le déclin de l’Empire des Rurik se poursuivra pendant plusieurs décennies. Les causes en sont multiples. Elles sont d’abord politiques, liées à l’organisation de l’État, au régime de succession. Iziaslav, prince de Volhynie, petit-fils du Monomaque et fils de Mstislav, agrandit sans cérémonies ses domaines au détriment de sa famille et, le premier, formule ce nouveau principe : « La place ne vient pas à la tête, mais la tête à la place. » En d’autres termes, la vaillance et les qualités personnelles du prince, et non plus la rotation, sont désormais ce qui permet d’acquérir des territoires et du pouvoir. L’autorité de Kiev chute brutalement. Il y a aussi à cela des raisons économiques : après les invasions arabes, la Méditerranée a perdu de son importance, et Byzance avec elle. Constantinople tombe en 1204, portant également un coup très rude à Kiev.
Les guerres intestines ne sont plus de même nature, se transformant en conflit entre États ennemis. En 1169, le prince de Rostov-et-Souzdal, Andreï Bogolioubski, petit-fils du Monomaque, organise une coalition et, à la tête d’une gigantesque armée, s’empare de Kiev. Ce n’est pas la première fois que des princes entrent dans la capitale par la force du glaive, pour monter sur le trône. Mais Andreï Bogolioubski a d’autres projets. La ville est saccagée, incendiée, la population tuée ou réduite en esclavage. La Chronique évoque les pillages, les viols, les églises en cendres, vidées de leurs trésors. Andreï Bogolioubski, dont le père Iouri Dolgorouki, trois fois grand-prince de Kiev, était détesté par ses habitants, est mû par un désir de vengeance et la volonté d’humilier la capitale de l’empire du Monomaque, d’en faire une cité ruinée, ayant perdu toute importance. Quand, un demi-siècle plus tard, les Mongols de Batou prendront Kiev, ils y feront moins de dégâts que le prince chrétien descendant de Rurik.
Andreï Bogolioubski est originaire du nord-est. Le déplacement du sud vers le nord-est commence dans la seconde moitié du XIIe siècle. Vladimir Monomaque lui-même accorde une grande valeur à ses domaines de la Volga, hérités de son père Vsevolod. Il effectue de fréquents séjours à Rostov et déploie de nombreux efforts pour en accroître le rôle économique et culturel. Les historiens ne parviennent pas à s’accorder sur le nom du fondateur de la ville de Vladimir : s’agit-il du Monomaque, ou du premier Vladimir, responsable du baptême de la Russie ? Quoi qu’il en soit, lorsque Andreï Bogolioubski devient prince de Rostov-et-Souzdal, Vladimir est déjà un grand centre politique et culturel. Elle deviendra bientôt la capitale de Russie.
Selon la Chronique, Andreï Bogolioubski expliquait ainsi sa marche vers le nord-est : « Ici, tout est plus calme. » Dans la bouche du prince, cela prend un sens bien précis : au sud, la situation est instable, explosive. Sur les bords de la Kliazma et de la Haute-Volga, région de forêts et de marécages, la paix est autrement plus grande que dans les steppes ouvertes à tous les vents, ou sur les rives du Dniepr. Mais ce désir de « calme » a une autre signification. Le destin de Iouri Dolgorouki qui, très légitimement, a régné trois fois sur Kiev et en est parti trois fois, brouillé avec ses habitants, symbolise la situation dans le sud : il ne suffit pas de pouvoir prétendre au trône de Kiev, il faut aussi avoir l’accord des Kiéviens. Lesquels ont une façon un peu brutale d’exprimer leurs sentiments : après la mort de Iouri Dolgorouki, une révolte éclate en 1157 ; les Kiéviens massacrent les Souzdaliens amenés par le prince. En détruisant la ville douze ans plus tard, Andreï Bogolioubski ne fait, au fond, que régler ses comptes avec les Kiéviens indociles. Le « calme » du nord-est, où il n’existe pas de grandes villes avec leurs viétchés, permet au prince de gouverner autrement que dans le sud.
Des rapports nouveaux s’instaurent entre le prince et ses sujets. Anatole Leroy-Beaulieu voit le sens historique de l’affrontement entre Souzdal et Kiev dans le « choc du régime patrimonial du nord avec l’anarchie patriarcale du midi » ; c’est « le premier triomphe de l’autocratie déjà en germe dans les forêts de l’est, sur les traditions lignagères des Kniazes et les traditions d’indépendance des villes ou des tribus de l’ouest7 ». L’historien français du XIXe siècle ne pouvait prévoir qu’en 1954, à Moscou, sur la place du Soviet, un monument serait élevé en l’honneur de Iouri Dolgorouki dont la Chronique lie le nom à la première évocation de Moscou (1147). Relatant le saccage de Kiev par Andreï Bogolioubski, l’historien ukrainien du début du XXe siècle Mihajlo Grouchevski juge nécessaire de préciser que le prince était venu de Vladimir, située près de Moscou. L’historien ukrainien choisit volontairement l’anachronisme : il n’ignore pas qu’en 1169, Vladimir est la capitale de la principauté, alors que Moscou désigne une colonie récente. Mais il veut souligner les racines anciennes du conflit entre l’Ukraine et la Russie, leur opposition depuis le fond des âges, confirmant – selon lui – l’existence de deux peuples : ukrainien et russe.
Pesant héritage du XIXe siècle, le nationalisme est inconnu des habitants de la Russie kiévienne. Pour les historiens russes unanimes, le déclin de la puissance kiévienne est aussi un processus d’intégration. La structure étatique s’effondre, mais pour que naisse le peuple, le sentiment de l’unité du peuple. Et l’historien du XIXe siècle conclut : « Mécaniquement soudée en un ensemble politique par les premiers princes de Kiev, à partir d’éléments ethnographiques divers, la Terre russe, en perdant cette unité politique, commence pour la première fois à se percevoir comme un peuple, la composante d’une terre8. » Leroy-Beaulieu, qui ne risque pas d’être taxé de parti pris, éclaire le sens de ce sentiment d’appartenance à un même peuple : « Il n’y eut […] ni lutte de race, ni schisme national entre les nouveaux Russes de la Souzdalie et la Rus primitive, comme l’ont depuis prétendu ceux qui des Grands et des Petits-Russiens veulent faire deux nations différentes9. » À compter de la fin des années trente, la notion de « berceau du peuple russe » est, pour les historiens soviétiques, une évidence absolument officielle et une preuve supplémentaire de la justesse des lois ayant conduit à la révolution d’Octobre. Les citations de Marx et Engels, obligatoires dans les études scientifiques sur tous les sujets, sont, en l’occurrence, on ne peut plus appropriées. Marx, qui haïssait la Russie, principal obstacle sur la voie du socialisme en Europe, avait une attitude très positive à l’égard de la Rus, soulignant le « caractère gothique » de l’Empire des Rurik et niant ses liens avec l’histoire russe ultérieure. « C’est dans la boue sanglante de l’esclavage mongol, et non dans la glorieuse austérité de l’époque normande, que naquit la Moscovie dont est issue la Russie tsariste moderne10. »
La Chronique enregistre une date : 1132. « Alors, toute la Terre russe s’effondra. » C’est l’année de la mort de Mstislav le Grand. La Russie kiévienne part en lambeaux. Leroy-Beaulieu a raison de ne déceler, dans les causes de l’effondrement, aucune hostilité raciale ou nationale. Le XIIe siècle l’ignore. La généalogie d’Andreï Bogolioubski témoigne de sa complète indifférence ethnique : sa mère est une princesse polovtsienne, sa grand-mère la fille d’un roi anglo-saxon, son arrière-grand-mère une princesse grecque. Les rives du Dniepr ont vu se mêler Slaves, Normands et tribus des steppes. En se déplaçant vers le nord-est, les princes occupent des terres peuplées de tribus finnoises qui viennent ajouter leur sang au cocktail slave-normand-polovtsien.
Apparue au XVIIIe siècle, la « question nationale » a suscité de vives polémiques qui ne sont pas apaisées depuis. Elles ont retrouvé une brûlante actualité depuis l’effondrement du système soviétique. En 1992, le directeur de l’Institut d’Histoire de l’Académie de Russie (distincte de l’Académie des sciences d’URSS depuis 1988) reconnaît que subsistent des doutes sur une question qui semblait définitivement résolue depuis longtemps et officiellement sanctionnée : « Nous ne savons même pas à quel moment le peuple russe a commencé à se former, à quel moment l’on peut parler de la division du peuple vieux-russe en trois branches, russe, ukrainienne, biélorusse. Les uns affirment que cela s’est produit au temps de la Russie kiévienne (XIe-XIIe siècles), d’autres – dont le point de vue semble plus fondé – repoussent ce processus à la période postmongole (XIVe-XVe siècles)11. »
La foi, la langue, l’écriture communes créent la base d’une unité perçue comme la « Terre russe ». Nulle part, souligne Vassili Klioutchevski, grand connaisseur des sources les plus anciennes, nous « ne rencontrons l’expression de peuple russe ».