5 Le bilan du Temps des Troubles



Alors fut élevé sur le trône le grand tsar souverain et grand-prince Michel Fiodorovitch, autocrate de toute la Russie, de noble et digne naissance, élu de Dieu et qui nous fut donné par Dieu…

Abraham PALITSINE.


Pour Abraham Palitsine, comme pour tous les contemporains, la fin du Temps des Troubles est marquée par l’élection d’un tsar et la liquidation du chaos qui régnait en maître sur l’immensité moscovite. En 1922, une maison d’édition de l’émigration russe à Berlin réédite les Héros du Temps des Troubles de Nikolaï Kostomarov, et explique dans une préface : « Nous considérons comme une nécessité absolue que les Russes aient aujourd’hui une connaissance de base des acteurs de cette époque… Car aujourd’hui comme alors, le trône de Russie se retrouve vide, aujourd’hui comme alors, il n’est pas d’héritier direct et incontestable du dernier tsar ; c’est pourquoi, aujourd’hui comme hier, il n’est peut-être qu’une issue : la répétition de 1613, en d’autres termes l’élection, par le peuple, du monarque le plus conforme à notre conception du bien et de l’honneur de la Grande Russie1… » Soixante-dix ans plus tard, on cherche à nouveau, en Russie, sinon un monarque, du moins le président « le plus conforme à notre conception du bien et de l’honneur de la Grande Russie ». Le premier résultat du Temps des Troubles est donc la résolution d’un problème politique : celui du pouvoir. Un problème qui surgit en Russie après chaque cataclysme étatique : en 1613, en 1917, en 1991.

Le motif de l’élection de Michel explique pour une bonne part la nature de l’État en ruine, puis celle de l’État qui renaîtra de ses cendres. Avant d’évoquer les querelles des historiens sur les points communs et les différences entre la Moscovie de la fin du XVIe et celle du début du XVIIe siècle, il importe de souligner que le principe fondant le choix du nouveau tsar est accepté par les Moscovites avec les plus grandes difficultés. On eût dit, écrira Vassili Klioutchevski, qu’on leur demandait de choisir leurs père et mère. La notion, solidement enracinée, du caractère divin du « père-tsar », permettra cependant pour une bonne part à Michel d’être facilement adopté. Jeune homme frêle et maladif (il est né en juin 1596), ne manifestant pas de talent particulier dans aucun domaine, il descend de la vieille famille boïare, mais non titrée, des Romanov. Anastassia Romanova, première épouse du Terrible, a toutefois allié les siens à la famille du tsar. Les historiens ne manquent jamais d’évoquer que le père d’Anastassia, Nikita Romanov, devait demeurer dans la mémoire et les légendes populaires comme le modèle du boïar, défenseur des faibles et des opprimés. Son fils Fiodor (qui deviendra le patriarche Philarète) a toutes les qualités d’un homme d’État mais, au moment de l’élection, nous l’avons vu, il est captif en Pologne. Son rôle, bien que très important, restera secondaire, comparé à celui de Michel. Ce dernier, en effet, est cousin par sa mère du tsar Fiodor et peut donc – ce qu’il ne manque pas de faire – se déclarer l’héritier direct d’Ivan IV. Ce lien dynastique, aussi distendu soit-il, permet de voir dans le candidat désigné, comme l’écrit Palitsine, un tsar « élu de Dieu » et « donné par Dieu ». Le tsar Michel a donc, aux yeux des Moscovites, la légitimité indispensable au souverain.

Mais il est une autre légitimité. Au sein de la « milice » de Dmitri Pojarski, les Cosaques constituent une partie importante des forces armées. Tous ceux qui prétendaient à diriger l’État ou, au minimum, à prendre une part active à la conduite de ses affaires, sont partis avec Ivan Zarucki, dispersés par les miliciens. En revanche, ceux d’entre eux qui se sont ralliés à Pojarski, conduits par le prince Troubetskoï, continuent d’exercer leur pression sur le Sobor où ils sont largement représentés. Leur candidat est Philarète Romanov, le favori de deux imposteurs : le premier Faux-Dmitri, nous l’avons dit, l’a nommé métropolite, le second patriarche. Après la liquidation de Touchino, Philarète ne conserve plus que son titre de métropolite, mais il n’a rien perdu de sa popularité parmi les partisans des imposteurs. Une fois de plus, c’est Vassili Klioutchevski qui donne le tableau le plus pittoresque de la situation au sein du Sobor. Comprenant qu’ils n’obtiendront pas l’élection du fils de leur « tsar de Touchino », les Cosaques soutiennent le fils de « leur patriarche de Touchino2. »

Lié familialement à la dynastie éteinte, Michel, dont la réputation n’a pas été entachée au cours des Troubles, est accepté par les membres du Zemski sobor. Fils de Philarète, il est également adopté par les Cosaques. Au moment de son élection, il vit avec sa mère au monastère Ipatiev, près de Kostroma. L’histoire aime à proposer des énigmes auxquelles il n’est pas de réponse. Ainsi Nicolas II, le dernier des Romanov, sera-t-il assassiné avec les siens, dans la maison du marchand Ipatiev, à Iekaterinburg.

L’élection du nouveau tsar est une résultante importante du Temps des Troubles, dont elle marque la fin. Il n’y a pas le moindre doute sur ce point, et si les historiens se sont querellés – et continuent de le faire –, c’est sur les autres résultantes, sur les changements apportés par les Troubles, sur la situation de l’État et de ses habitants au XVIIe siècle, après vingt-cinq ans de guerres, de coups de force, de morts et de ruines.

La question des conséquences du Temps des Troubles se résume, en fin de compte, à tenter de répondre à une autre question : un retour vers le passé et l’ancien mode de gouvernement est-il possible après une révolution ? En d’autres termes : l’histoire peut-elle revenir en arrière ? Nikolaï Kostomarov est catégorique : « Le plus souvent, les ébranlements de ce genre étaient suivis de transformations dans le régime politique, social et moral du pays qui les avait subis ; or, notre époque troublée ne changea rien, elle n’apporta rien de nouveau au mécanisme d’État, aux conceptions en vigueur, à la nature de la vie sociale, aux mœurs et aux visées ; rien, en tout cas, qui, découlant des événements qui l’avaient marquée, eût entraîné le cours de la vie russe sur une nouvelle voie, dans un sens qui lui fût ou non favorable. L’effroyable chamboulement renversa tout de fond en comble et engendra pour le peuple d’innombrables fléaux… mais ce terrible châtiment divin ne laissa pas d’empreinte dans l’organisation de notre vie… L’autocratie ne fut en rien restreinte et reprit aussitôt sa forme précédente, absolue… Les leçons du Temps des Troubles s’effacèrent sans laisser de traces, l’énorme masse populaire s’enlisa plus profondément qu’avant les bouleversements, dans le silence et le néant3. »

L’opinion du libéral Kostomarov coïncide avec celle du chantre de l’autocratie, Nikolaï Karamzine, formulée un demi-siècle plus tôt. Seul le signe change : ce qui est objet de critique pour Kostomarov, est salué avec enthousiasme par Karamzine : « […] on nomma unanimement Michel autocrate, monarque absolu… ceux qu’animaient l’amour de la patrie s’en remirent entièrement à Dieu et au Souverain. » L’historien ajoute : « Le choix de la personne de Michel démontrait en lui-même une volonté sincère d’affermir le pouvoir absolu4. » Dans la dernière décennie du XXe siècle, Lev Goumilev partage aussi ce point de vue : « Les hommes de ce temps considéraient (non sans raison) qu’il ne suffisait point, pour être plus assuré du lendemain, de nommer un gouvernement sans visage ; il fallait un souverain qui fût le symbole du pouvoir et auquel on pût s’adresser comme à un homme5. »

Spécialiste du Temps des Troubles, S. Platonov conteste l’opinion de Kostomarov et d’autres historiens, selon lesquels les Troubles n’auraient rien changé au cours de l’histoire moscovite, la vie, en fin de compte, reprenant comme avant, « ainsi qu’il était sous le règne des grands souverains d’antan ». Pour lui, « les Troubles ont transformé la vie moscovite à bien des égards6 ».

Incontestablement, des changements ont lieu. On assiste tout d’abord à un renouvellement de la classe dirigeante : les vieilles familles boïares, les héritiers des « petits princes » quittent la scène, remplacés par le dvorianstvo (la noblesse de cour). De nouveaux concepts politiques se font également jour, relevés par Nikolaï Karamzine. Rappelant le mode de gouvernement en vigueur – « le monarque dirigeait l’État par l’entremise de ses gouverneurs ou des voïevodes » –, l’historien constate : « Cette simplicité orientale ne correspondait plus à la maturité étatique de la Russie, de nombreuses affaires exigeaient plus d’intermédiaires entre le tsar et le peuple7. » Le clerc Ivan Timofeïev, contemporain des Troubles, considère, lui, que parmi les péchés pour lesquels la Terre russe fut châtiée, la première place revient au « mutisme du peuple », et le mémorialiste d’ajouter : « Tous, de la tête aux pieds, des plus grands aux plus petits, furent pécheurs8… » À quoi Vassili Klioutchevski rétorque que l’état d’esprit du peuple fut transformé : « À compter de l’avènement d’une nouvelle dynastie et durant tout le XVIIe siècle, toutes les couches sociales se plaignent bruyamment de leurs malheurs, de leur appauvrissement, de leur ruine, des abus de pouvoir des autorités, elles se plaignent de ce dont elles souffraient auparavant mais qu’elles taisaient alors patiemment9. »

Cependant, malgré tous les changements, l’État et le peuple en reviennent à l’autocratie, au tsar « donné par Dieu ». Le Temps des Troubles a fait la démonstration que pouvait exister un État dirigé par des tsars « douteux », voire – bien que peu de temps – sans souverain sur le trône. Des brèches se sont ouvertes pour des initiatives et des actions indépendantes dans la vie politique. Le XVIIe siècle sera consacré par les monarques à la recherche d’un moyen de préserver la monarchie absolue et d’extirper toute velléité de la restreindre.

Les pertes territoriales constituent une conséquence importante des Troubles. Durant les premières années du règne de Michel, des traités de paix sont conclus avec la Pologne et la Suède, confirmant l’interdiction, pour Moscou, de tout accès à la Baltique. Arnold Toynbee voit dans les événements qui vont suivre la preuve de la justesse de sa théorie du défi et de la réponse. Pour lui, la puissante pression exercée sur la Russie par le monde occidental au XVIIe siècle – qui devait amener l’armée polonaise à Moscou et donner aux Suédois le littoral de la Baltique – fut « le principal point de concentration des forces vitales russes ». À cette pression, écrit l’historien anglais, « Pierre le Grand allait répondre en construisant, en 1703, Saint-Pétersbourg, sur le territoire repris par les armes aux Suédois10… »

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