10 Une souveraine éclairée



… Un état lamentable à propos duquel on ne peut que prier Dieu pour que, par un règne meilleur, ce mal soit anéanti.

Prince CHCHTERBATOV, 1790.

… L’époque de Catherine fut la plus heureuse pour le citoyen de Russie ; chacun de nous, ou presque, eût souhaité de vivre en ce temps plus qu’en aucun autre.

Nikolaï KARAMZINE, 1811.


Les deux historiens russes cités ci-dessus ont une opinion radicalement contraire sur le règne de Catherine II. Outre les différences de point de vue et de caractère, cela s’explique par le fait que le prince Chtcherbatov, historiographe et publiciste, auteur du pamphlet intitulé De la corruption des mœurs en Russie, est un contemporain de Catherine II, qu’il sert à sa Cour, tandis que Nikolaï Karamzine écrit sa Note sur l’ancienne et la nouvelle Russie quinze ans après le décès de l’impératrice. Karamzine ne dissimule pas, malgré son admiration, « certaines taches » assombrissant le règne brillant de Catherine. Il les énumère, souligne la « corruption des mœurs » et le fait qu’on « marchande la vérité et les grades », reconnaît que l’impératrice ne « voit ni ne veut voir de nombreux abus ». Karamzine relève une caractéristique importante des jugements portés sur le règne de Catherine II : durant les dernières années de sa vie, « nous avions à son endroit plus de critiques que de louanges ». Les générations suivantes montrent une bienveillance beaucoup plus grande, à l’égard de la « Sémiramis du Nord », que ses contemporains. Ainsi s’exprime le « jugement de l’Histoire » : tout ce qui n’avait qu’un rôle transitoire se voit balayé, ne reste – avec une appréciation positive – que ce que les descendants trouvent important, précieux.

L’importance et la valeur des actes d’un souverain sont des notions relatives et l’œuvre de Catherine II est source de disputes très vives entre les historiens, russes ou non. Après Pierre le Grand, Catherine II est la seule à susciter des opinions aussi contradictoires. Le jugement porté sur l’action de l’impératrice n’est pas, au demeurant, dicté par des considérations « partisanes ». Conservateur acharné, persuadé que la « corruption des mœurs » a commencé en Russie avec Pierre le Grand, le prince Chtcherbatov dénonce l’époque de Catherine II aussi impitoyablement que l’auteur du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, Alexandre Radichtchev, libéral convaincu, formé par les universités étrangères. Le point de vue de Nikolaï Karamzine, chantre de l’autocratie et convaincu que le règne de Catherine II fut « l’époque la plus heureuse », correspond pleinement à celui de l’historien soviétique Evgueni Tarlé qui, dans sa Diplomatie de Catherine II, écrite en 1945, vante les victoires de Staline.

Quand Madame Vigée-Lebrun, peintre français, se rend à Pétersbourg pour y exécuter le portrait de la grande souveraine adulée par les philosophes français, une de ses relations russes lui donne ce conseil : « En lieu d’une toile, prenez une carte de l’Empire russe ; comme fond, la noirceur de son ignorance ; en guise de drapé, les restes de la Pologne déchirée ; le sang humain pour couleur ; et, dessinés à l’arrière-plan, les monuments du règne de Catherine… » Le biographe de l’impératrice commente : « Ce sombre tableau recèle une part de vérité. Mais il y manque les nuances1. » Il convient de préciser que le peintre français visite la Russie à la fin du règne de Catherine.

Les débuts, pourtant, en semblent roses et, plus encore, étonnants. Certes, la destitution de l’empereur n’a surpris personne. Depuis la mort de Pierre le Grand, les coups de force se sont succédé. Moins ordinaire est l’accession au trône d’une princesse allemande, n’ayant pas une goutte de sang Romanov dans les veines, ce qu’on ne pouvait dire ni des deux Anna, ni d’Élisabeth, ni de Pierre III, tous Romanov à cinquante pour cent. Là encore, toutefois, un précédent existe : Catherine Ire est devenue impératrice parce qu’elle était l’épouse de Pierre le Grand. De la même façon, Catherine II fait valoir ses droits au trône, en tant qu’épouse de Pierre III. Dans le premier cas de figure, l’empereur est mort. Dans le second, il ne tarde pas à être tué (de quelle façon ?, les historiens ne sont pas parvenus à l’élucider). D’un point de vue juridique, la princesse d’Anhalt-Zerbst, future Catherine II, n’a pas plus de légitimité à régner que la paysanne lituanienne devenue Catherine Ire.

Au demeurant, il n’est pas question de droit ni de légitimité. Une poignée de conjurés prend impudemment le pouvoir. Leur principale force est constituée par les Orlov, quatre frères servant dans la garde. L’un d’eux, Grigori, est l’amant de Catherine. Se remémorant, des années plus tard, les événements de la nuit décisive du 27 au 28 juin 1762, la princesse Dachkova, âgée de dix-huit ans à l’époque des faits, rapporte qu’ayant appris l’arrestation d’un des conjurés de la Garde, elle se précipita dans la rue, reconnut un des Orlov dans un cavalier qui passait, lui ordonna de « filer comme l’éclair à Peterhof » et de dire en son nom « à Sa Majesté de monter sur-le-champ dans la voiture de louage envoyée pour elle et de gagner les casernes du régiment Izmaïlovski, où elle serait aussitôt proclamée souveraine2 ». Catherine Dachkova exagère singulièrement, dans ses Mémoires, le rôle qu’elle joue dans le complot ; mais le film des événements est à peu près celui qu’elle décrit. Catherine se présente à la caserne du régiment Izmaïlovski. Les Orlov et leurs camarades ont réveillé les soldats qui ont ordre de crier : « Vive l’impératrice. » Amené de force, un prêtre marmonne les paroles du serment, brandit la croix et les soldats de la garde, attendant impatiemment la distribution de vodka, font allégeance à l’impératrice Catherine II.

Témoin français du « putsch », Rulhière parle de la « révolution de 1762 » : « Catherine arriva entre sept et huit heures, pour devenir la maîtresse absolue de l’État le plus vaste du monde : elle se mit en route, ajoutant foi aux propos d’un soldat, conduite par des paysans, accompagnée de son amant et suivie de sa camériste et de son coiffeur3. » Un siècle plus tard, Saltykov-Chtchedrine, auteur d’impitoyables satires, relate l’« histoire d’une ville » dans laquelle il est aisé de déceler une parodie de l’histoire de l’État russe. Il n’oublie pas d’inclure un épisode concernant une prétendante au poste de gouverneur de la ville de Gloupov4 ; « native de Reval, Amalia Karlovna Stockfisch fonde ses prétentions sur le seul fait qu’elle fut, pendant deux mois, la Pompadour d’un quelconque gouverneur de ville. » Pour décrire la prise du pouvoir par son héroïne, l’écrivain satirique s’appuie sur des documents historiques : « La jeune et belle Stockfish se présenta devant la foule sur un blanc destrier, accompagnée de six soldats ivres5… »

Démocrate, émigré, Alexandre Herzen n’est pas plus tendre pour le « siècle des impératrices » : « Des princes obtus, parlant à peine le russe, des Allemandes et des enfants montaient sur le trône et en descendaient… une poignée d’intrigants et de condottieres dirigeaient l’État. »

Catherine met un terme à cette rotation. Elle régnera trente-quatre ans, clôturant le siècle ouvert par le règne de Pierre le Grand. Avec assurance, elle fixera sa place dans l’histoire de la Russie, en ordonnant de graver sur le monument au fondateur de Pétersbourg, le célèbre Cavalier de Bronze de Falconet : « À Pierre Ier, Catherine II » (« Petro Primo Catherina Secunda »). Sous le règne du premier empereur, la Russie avait fait valoir ses droits à prendre part au règlement des affaires européennes ; sous celui de Catherine II, l’Empire de Russie se transforme en grande puissance.

En 1781, soit dix-neuf ans après son accession au trône, Catherine envoie à son émissaire permanent à Paris, Frédéric Grimm, la liste de ses hauts faits :

Gouvernements instaurés selon le nouveau règlement :

29

Villes bâties :

144

Accords et traités conclus :

30

Victoires :

78

Décrets mémorables relatifs à des lois ou de nouvelles institutions :

88

Décrets visant à alléger le sort du peuple :

123

En tout, calcule le secrétaire de Catherine, Alexandre Bezborodko qui a établi la liste, quatre cent quatre-vingt-douze actions remarquables sont à porter au crédit de l’impératrice. Il lui reste alors – mais elle l’ignore – encore quinze ans à régner.

La liste évoquée ci-dessus met en lumière les trois grandes orientations de l’action menée par l’impératrice, du moins telle qu’elle se la représente : réformes administratives, politique étrangère, actes en faveur d’un mieux-être du peuple.

Bien que divergents dans leur appréciation de l’œuvre de Catherine II, les historiens reconnaissent unanimement qu’elle s’occupe, en effet, de tous les problèmes mentionnés dans la liste, et de bien d’autres. Tous s’accordent à dire qu’une fois sur le trône, l’impératrice se heurte à d’innombrables difficultés. Pour commencer, ses droits au trône sont extrêmement douteux. L’épouse de l’empereur déchu et mère de l’héritier est, dans le meilleur des cas, fondée à assumer la régence jusqu’à la majorité de Paul, âgé de douze ans au moment du coup de force. Et sans parler même du fait que les historiens continuent, aujourd’hui encore, à s’interroger sur l’identité réelle du père de l’héritier (Pierre III ne figure jamais parmi les candidats potentiels), Catherine est et reste une étrangère.

Mais Catherine ne veut pas de la régence. D’une part, tous les régents des trente-cinq dernières années – de Menchikov à Anna Leopoldovna, en passant par Biron – ont mal fini. D’autre part, elle tient absolument à être impératrice. Venue en Russie à quinze ans pour y épouser l’héritier, la princesse d’Anhalt-Zerbst se prépare depuis longtemps à accéder au trône. Lors de son avènement, Pierre III n’a pas daigné se faire couronner, comme s’il estimait que le destin l’avait définitivement insulté, en le privant de la possibilité de devenir un officier prussien. Catherine ceint non seulement d’emblée la couronne (dès septembre 1762), mais elle organise les cérémonies du couronnement à Moscou, dans le strict respect de la tradition.

Il est peu de périodes de l’histoire russe qui offrent autant de documents permettant de les étudier dans les moindres détails. L’impératrice est la première à se préoccuper des sources : elle laisse des Mémoires, une autobiographie très franche qui s’arrête, malheureusement, aux derniers mois de la vie d’Élisabeth. Mais des milliers de lettres de sa main sont conservées, adressées à ses proches, ses ministres, ses correspondants étrangers. Catherine II ne peut vivre, semble-t-il, que la plume à la main. Inspirés par son exemple, ses contemporains se montrent tout aussi prolixes. Ses secrétaires, en particulier, tiennent des journaux détaillés.

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