2 Naissance de Moscou



Dieu te bénira et te placera plus haut que tous les princes, il étendra la gloire de cette ville plus que d’aucune autre.

Métropolite PIERRE.


Cette prophétie du métropolite Pierre au prince de Moscou Ivan Kalita, dans la première décennie du XIVe siècle, devait étonner les générations à venir par sa pénétration et son intuition, et stupéfia sans doute les contemporains. À peine un siècle et demi plus tôt, la chronique mentionnait un petit village, Moscou, où le prince de Vladimir, Iouri Dolgorouki, par la suite grand-prince de Kiev, invitait un de ses parents à venir festoyer. Le chroniqueur jugeait nécessaire de consigner l’événement qui, huit cents ans après, à l’initiative personnelle de Staline, allait être solennellement commémoré comme la date de fondation de la capitale d’un grand État.

Moscou devient ensuite l’une des petites cités de la principauté de Vladimir, et grandit avec elle. En 1299 ou 1300, Vladimir-sur-la-Kliazma se fait capitale religieuse de la Rus, le métropolite, venant de Kiev, s’y installe. Quelques années plus tard, Pierre prend ses quartiers à Moscou, où il sera inhumé en 1325.

En un siècle et demi, le pouvoir du prince de Moscou, le territoire de la principauté et son autorité s’accroissent si bien, qu’ils laissent prévoir, si telle est la volonté de Dieu, une irrésistible ascension.

Les raisons de cet essor font, aujourd’hui encore, l’objet de vives discussions entre historiens et idéologues. Tous s’accordent à reconnaître que les débuts furent on ne peut plus modestes. Après la mort d’Alexandre Nevski, son fils Dmitri hérite du trône de grand-prince mais, très vite, un autre de ses fils, Andreï, entreprend une guerre sans pitié contre son frère.

Le grand-prince Alexandre laissait à ses héritiers la terre de Vladimir-et-Souzdal, ainsi que le droit de prétendre au trône de Novgorod et de Pskov ; le iarlyk du khan leur donnait la possibilité d’utiliser les armées des autres princes, ce qui avait permis au vainqueur de l’Ordre teutonique de garder la Carélie, la Neva, Narva, et de ne pas se fermer l’accès à la Baltique.

La Russie kiévienne, alors, n’existe plus. Kiev n’entre plus en ligne de compte, Smolensk et la terre de Galicie-Volhynie ont fait sécession. Les Lituaniens, qui ont trouvé un remarquable leader en la personne de Mindaugas, ont des vues sur Polotsk et Vitebsk. Grâce aux efforts d’Alexandre, la Russie du Nord-Est s’est renforcée, après avoir subi l’invasion mongole. Ses fils, en revanche, vont faire l’impossible pour détruire le pays.

Après la mort, en 1266, du khan Berké, frère d’adoption d’Alexandre, la Horde d’Or connaît une période de troubles, que les chroniqueurs russes évoquent sous l’appellation de « grande confusion ». Le pouvoir du khan est contesté par le célèbre chef d’armée Nogaï, héritier de Gengis, qui s’est arrogé un domaine quasi indépendant de Saraï, au nord-ouest de la mer Noire (la steppe de Nogaï). Les troubles qui affectent la Horde et l’affaiblissent considérablement, sont mis à profit par les princes russes, non pour se libérer du « joug », mais pour régler leurs propres comptes. Au début des années 1280, commence la guerre entre les fils d’Alexandre : elle durera une quinzaine d’années. Andreï, prince de Gorodets, est résolu à arracher la couronne de grand-prince à son aîné, Dmitri de Pereïaslavl, enfreignant par là même la volonté de son père et l’ordre de succession strictement observé dans la maison Rurik. En 1281, Andreï gagne la Horde et persuade le khan Mongka de lui donner le iarlyk pour le trône de Vladimir, ainsi qu’une armée pour renverser son détenteur légitime. Les autres princes, qui souhaitent l’affaiblissement du grand-prince dont la puissance s’est accrue au détriment de Novgorod, le soutiennent. Avec les princes russes et sous leur commandement, les Tatars saccagent une partie importante de la terre souzdalienne ; ils détruisent Pereïaslavl, ville de Dmitri, après avoir été celle d’Alexandre Nevski. Dmitri appelle Nogaï à la rescousse et, soutenu par les Tatars, met Andreï en déroute. La guerre se poursuit néanmoins. Deux fois encore, en 1285 et 1293, Andreï entraîne les Tatars sur la terre russe. Durant leur troisième campagne, ils saccagent la capitale de la principauté, Vladimir, et quatorze autres villes. Andreï parvient donc à ses fins : il contraint son frère à lui céder le pouvoir, qu’il gardera pendant dix ans.

Gouvernée par le frère puîné d’Andreï et de Dmitri, Daniel, Moscou demeure un certain temps en dehors des luttes intestines. Sa puissance s’accroît au fur et à mesure que sa population augmente, de nombreux Russes venant y chercher la tranquillité. Le hasard vient rompre cette paix et déclenche une longue guerre fratricide, qui donnera l’impulsion nécessaire et projettera Moscou sur le devant de la scène. En 1302, dernière année de la vie de Daniel, un neveu sans enfant lui laisse Pereïaslavl en héritage. Un cadeau qui renforce considérablement Moscou mais suscite le profond mécontentement du grand-prince Andreï, privé d’un héritage qui, selon les usages, lui revenait. Andreï meurt en 1304. Mais le prince Michel de Tver est encore plus furieux. L’empoignade commence entre Moscou et Tver, première épreuve sur la route de l’avenir.

L’aîné des cinq fils de Daniel, Iouri, qui hérite du trône de Moscou, est un homme énergique et actif ; il s’accroche solidement à Pereïaslavl, dont la population le préfère à Michel de Tver. Les Novgorodiens, offensés par Michel qui prélève sur eux un très lourd tribut pour le compte des Tatars (en se servant au passage), le soutiennent aussi. Seule, Saraï est susceptible de mettre un terme à la discorde. Iouri se rend donc chez le khan pour lui demander le iarlyk de grand-prince. Le fils de Daniel, puîné d’Alexandre Nevski, ne peut en principe prétendre à la couronne. Mais les usages sont de moins en moins respectés. L’arrivée des Tatars n’a fait que renforcer une tendance apparue dans la période de déclin de la Russie kiévienne, et qui n’a cessé de s’accroître.

Le khan Toqtaï se prononce en faveur de Michel, qui se voit doté d’une armée tatare, afin de châtier Novgorod l’indocile. L’échec ne décourage pas Iouri. Il élargit les limites de la principauté de Moscou : une incursion en terre de Smolensk lui permet de prendre Mojaïsk et d’arracher Kolomna au prince de Riazan. En 1313, Toqtaï meurt. Son neveu, Özbeg, lui succède. Son règne – il meurt en 1341 – est l’une des périodes les plus brillantes de l’histoire de la Horde d’Or. C’est alors que l’islam devient la principale religion des Tataro-Mongols, mais les autres religions, en particulier chrétiennes (cela vaut tant pour l’orthodoxie que pour le catholicisme) continuent d’être considérées avec bienveillance. Michel de Tver va trouver Özbeg pour se faire confirmer le iarlyk de grand-prince. Pendant ce temps, Iouri, prince de Moscou, occupe sans iarlyk le trône de Novgorod. Convoqué à Saraï, il réussit non seulement à se disculper, mais gagne la sympathie du khan. L’une des conséquences du séjour de deux ans effectué par Iouri au sein de la Horde, sera son mariage avec la sœur d’Özbeg. Le khan, lui, a épousé une fille de l’empereur de Byzance. Le prince de Moscou appartient donc à la plus haute société de son temps. À titre de dot, Iouri reçoit un détachement tatar qu’il mène aussitôt contre Tver. À quarante verstes de la ville, le 22 décembre 1317, le prince Michel met en déroute l’armée russo-mongole et fait prisonniers le chef de guerre du khan et l’épouse de Iouri, Kontchaka, baptisée Agafia dans la religion orthodoxe. L’épouse du prince de Moscou, sœur du khan Özbeg, meurt en captivité. Les chroniqueurs supposent qu’elle fut empoisonnée.

Iouri, parvenu à se sauver après la défaite, et son vainqueur Michel sont convoqués par la Horde. Accusé du meurtre de la sœur du khan, d’insubordination et de tentative de fuite chez les Allemands, avec le trésor, le grand-prince Michel est exécuté, le 22 novembre 1319. Iouri reçoit le iarlyk de grand-prince. C’est la première fois qu’un prince de Moscou est élevé à cette dignité. La principauté la plus insignifiante des oudiels du nord-est de la Rus, au début du XIVe siècle, devient soudain l’un de ses centres. La position du grand-prince de Moscou n’est certes pas encore très stable. Tver n’a pas l’intention de lui céder ce qu’elle considère comme lui revenant de droit : le titre de grand-prince. En 1322, Iouri, accusé par Dmitri, prince de Tver, d’avoir détourné une partie du tribut dû aux Tatars, est à nouveau convoqué à Saraï. Convoqué également, Dmitri dont les yeux, selon la chronique, « sèment l’effroi », tue Iouri de ses propres mains, vengeant ainsi son père. Puis il est à son tour exécuté par le khan. Le titre de grand-prince est décerné au plus jeune fils de Michel, Alexandre, que les Novgorodiens ont reconnu pour prince.

Selon les usages du temps, Alexandre, grand-prince de Vladimir, vit dans sa votchina de Tver. Le 15 août 1327, les habitants sonnent le tocsin et mettent en pièces un petit détachement tatar stationné dans la ville. Les chroniqueurs rapportent diversement les détails de cet incident. On prétend que le détachement était commandé par un cousin d’Özbeg (nommé tantôt Tchol Khan, tantôt Chevkal ou Chtchelkan) qui montrait une insupportable morgue ; on dit aussi que le signal de la révolte fut le moment où les Tatars prétendirent enlever au diacre Dioudka, une jeune et grasse cavale. Quoi qu’il en soit, les Tatars de Tchol Khan sont massacrés. On sait, par ailleurs, que le prince tenta de refréner la fureur des habitants de Tver.

Le prince Ivan Kalita de Moscou, frère puîné de Iouri et quatrième fils de Daniel, se rend en hâte à Saraï. L’historien I. Zabeline écrit : « Un orage terrible gagnait toute la Rus ; le khan envoyait contre elle cinquante mille hommes. Craignant pour lui-même et pour toute sa terre, Ivan de Moscou… résolut de détourner le coup inévitable sur la seule principauté de Tver1. » Vernadski décode cette parabole : « Özbeg confia au prince de Moscou Ivan Danilovitch le soin de châtier Alexandre Mikhaïlovitch et la population de Tver. Kalita (“l’Escarcelle”) se vit confier à cet effet une importante armée mongole et “conquit” Tver. Le prince Alexandre se réfugia à Pskov. Ivan reçut le iarlyk de grand-prince2. »

Sous le commandement du prince de Moscou, l’armée mongole saccage effroyablement la terre de Tver, détruisant la capitale de la principauté et réduisant la population en esclavage. Ceux qui parviennent à s’enfuir dans les forêts, y mourront de froid, l’expédition punitive ayant lieu durant l’hiver 1328. Ivan donne la chasse à Alexandre, afin de le remettre à la justice du khan. Pskov refuse de le livrer. Le métropolite Théognoste lance sa malédiction sur les habitants de Pskov et les excommunie, pour avoir accordé l’asile à un criminel ayant enfreint la loi du khan. Alexandre quitte alors Pskov pour la Lituanie.

Le règne d’Ivan marque un tournant important dans l’histoire de la Rus. Le titre de grand-prince est définitivement acquis à Moscou, et garanti par le remarquable essor matériel et spirituel de la principauté. Dès sa jeunesse, Ivan a été doté du surnom de « Kalita » (l’Escarcelle), en raison de la petite bourse qu’il porte en permanence à la ceinture. Pour certains historiens, le prince, connu pour sa charité, avait toujours sur lui un petit sac empli de piècettes de cuivre à l’intention des miséreux. D’autres estiment que ce surnom traduisait un de ses traits de caractère essentiels : le souci de l’épargne, qui se transformerait finalement en avarice. Cette qualité n’apparaît pas seulement dans le prudent usage qu’il fait de l’argent et du trésor princier, mais aussi dans sa recherche inlassable de terres nouvelles à ajouter au territoire de la principauté. Ivan Kalita achète trois villes (Ouglitch, Bieloozero, Galitch), ainsi que des villages aux environs de Novgorod, Vladimir et Rostov. Il transfère la capitale du grand-prince à Moscou, où s’installe le métropolite Pierre qui prophétise, avant de mourir : si Ivan fait bâtir une église en l’honneur de l’Assomption de la Vierge, Moscou rassemblera autour d’elle toutes les terres russes. Le 4 août 1326, Ivan Kalita ordonne d’ériger la cathédrale de l’Assomption, première église en pierre de Moscou. Après la mort du métropolite Pierre, son successeur confirme la présence du siège métropolitain à Moscou, qu’il transforme en capitale religieuse de la Terre russe.

La politique d’étroite collaboration avec la Horde donne des résultats que le chroniqueur évoque avec un plaisir très compréhensible : « Les maudits cessèrent de conquérir la Terre russe, ils cessèrent de massacrer les chrétiens ; les chrétiens purent se reposer de leur grande fatigue et de l’écrasant fardeau de toutes les violences commises par les Tatars. Dès lors, la paix s’installa sur toute la terre. » Remplissant scrupuleusement ses fonctions de collecteur du tribut pour le khan, sans oublier de remplir son escarcelle, Ivan Kalita fait régner la « paix » dans la principauté de Moscou. On commence à affluer de toutes parts vers ce coin de la Russie du Nord-Est où l’on se sent d’autant plus en sécurité que, comme en atteste un document du XVe siècle, Ivan « débarrassa la Terre russe des brigands », et assura la tranquillité des routes et des cités.

Ivan Kalita vide définitivement la querelle entre Moscou et Tver. Après une dizaine d’années passées en Lituanie, le prince Alexandre de Tver va trouver le khan Özbeg à la Horde, pour implorer son pardon et obtenir l’autorisation de rentrer chez lui. Le khan lui rend sa ville de Tver. Le prince de Moscou gagne alors la Horde en compagnie de ses deux fils et, promettant au khan que ses héritiers et lui le serviront fidèlement, noircit autant que possible son adversaire. Özbeg convoque Alexandre de Tver à Saraï et, le 29 novembre 1339, le fait exécuter, ainsi que son fils Fiodor. La querelle entre Moscou et Tver est réglée.

C. Bestoujev-Rioumine, auteur d’une Histoire de Russie, évoque le destin d’Alexandre et la rivalité des deux villes, caractérisant comme suit les parties en présence : « Alexandre appartenait à la gent talentueuse et courageuse des princes de Tver qui, plus obstinément que les autres familles princières, luttèrent contre les princes de Moscou ; l’objet de la lutte n’était pas un quelconque principe, mais la suprématie ; la différence résidait, non dans la fin, mais dans les armes employées, ou plus exactement dans l’habileté et l’astuce ; les princes de Tver étaient plus droits et loyaux que ceux de Moscou, c’est pourquoi ils perdirent3. »

Nikolaï Karamzine, auteur de la première véritable histoire de Russie, relate les trois cents années écoulées depuis la mort de Iaroslav le Sage (1054), comme une époque « avare de faits glorieux et riche en règlements de comptes mesquins entre les innombrables souverains, dont l’ombre empourprée par le sang de leurs malheureux sujets, apparaît, furtive, dans la lumière crépusculaire de ces siècles lointains ». Sergueï Soloviev, le plus grand historien russe du XIXe siècle, fin connaisseur des sources littéraires des XIIIe-XIVe siècles, résume lapidairement cette époque : « Les acteurs opèrent en silence, ils guerroient, font la paix, mais ni eux ni les chroniqueurs ne sont capables de dire pour quoi ils se battent, ni à la suite de quoi ils se réconcilient ; dans la ville, à la cour du prince, tout est calme, rien ne filtre ; tous restent enfermés chez eux et dans leurs pensées ; les portes s’ouvrent, des gens s’avancent sur la scène, ils font quelque chose, mais en silence. »

De l’invasion de Batou au règne d’Ivan Kalita, soit de 1238 à 1328, quatorze princes défilent sur le trône de Vladimir. Chacun d’eux règne en moyenne six ans ; en réalité, les princes changent encore plus souvent, car certains, perdant le trône, y reviennent ensuite. La situation est la même dans d’autres principautés. La rareté des sources historiques, la similitude des comportements et des buts poursuivis, font que les princes, au bout du compte, se dépersonnalisent. Sergueï Soloviev reconnaît que l’historien a quelque peine à déceler des traits distinctifs sur leurs visages sans passion. Les princes de la Russie du Nord-Est, écrit Klioutchevski, « confinés dans le nid de leurs oudiels et n’en sortant que pour capturer une proie, s’appauvrissant et s’ensauvageant un peu plus dans la solitude, à chaque génération, perdirent progressivement le sens des grands desseins, se contentant du simple souci de leurs oisillons »4. L’historien constate que, moins belliqueux que leurs ancêtres russes du sud, les princes du nord-est étaient « plus barbares qu’eux »5.

C’est alors que commence l’ascension de Moscou. On avance de multiples explications de ce fait capital de l’histoire russe. Selon les spécialistes et leurs convictions personnelles, le contexte politique ou la mode scientifique du moment, les arguments proposés sont d’ordre géographique, politique, économique, psychologique. Pris ensemble, ils donnent un tableau assez complet de l’événement, tout en démontrant que les réflexions des historiens, leurs querelles constituent une part importante du passé, de la matière historique.

La première explication est géographique. Pour la plupart des historiens, c’est l’évidence même : Moscou est idéalement située, au cœur des forêts, au carrefour des voies de communication fluviales. La Moscova et ses affluents la relient à la Haute-Volga, à l’Oka et au cours supérieur du Dniepr. La ville se trouve donc sur la route qui mène de Tchernigov à Vladimir-sur-la-Kliazma (la route du sud au nord-est), et sur celle qui va de Riazan vers le nord-ouest, en direction de Novgorod. Le fleuve relie Moscou et Riazan par une voie détournée, mais le chemin le plus direct passe par une forêt impénétrable.

Cette situation au carrefour des voies commerciales permet au prince de Moscou des bénéfices économiques non négligeables. La géographie lui apporte d’autres avantages. Tout d’abord, la sécurité : protégée par la barrière des principautés voisines, Riazan, Nijni-Novgorod, Rostov, Iaroslavl, Smolensk, Moscou est nettement moins affectée par les incursions ennemies. De ce fait, la population y afflue, en quête d’un refuge, d’une vie paisible. Les forêts, qui abondent en gibier, les fleuves très poissonneux, l’espace propice à la colonisation attirent à leur tour les colons. « En raison de sa situation géographique, Moscou, réservoir d’eau central, voyait affluer, de tous les points de Russie, des forces nouvelles, fuyant la menace ennemie. » Ainsi Vassili Klioutchevski résume-t-il l’un des facteurs principaux, à ses yeux, de la transformation de Moscou en une puissante principauté russe.

Cette opinion est contestée par d’autres historiens. Sans nier l’importance de la géographie, ils jugent que le rôle commercial des affluents de la Moscova est surévalué, que Nijni-Novgorod, par exemple, ou Tver, étaient des centres de négoce aussi essentiels, sinon plus. Située sur la Volga, fleuve autrement plus important que la Moscova, Tver mène un commerce actif avec « Monseigneur le Grand Novgorod » et, par Smolensk, avec la Lituanie. Moscou, certes, se trouve dans une forêt, mais les forêts sont partout en Russie, et celles qui entourent Moscou ont des essences moins riches qu’ailleurs.

La thèse de l’attrait de Moscou comme refuge, qui aurait grandement contribué à sa puissance par une rapide augmentation de sa population, ne fait pas non plus l’unanimité. Au XIIIe siècle, Tver subit trois raids tatars (1238, 1281, 1284) et Moscou deux (1238, 1293). La différence n’est pas si grande, même si Tver en est extrêmement affaiblie, alors que Moscou ne tarde pas à retrouver sa vigueur. Pour les Tatars, en outre, comme le notent justement certains historiens, la question de l’inaccessibilité d’une région ne se pose pas. La cavalerie mongole arrive, l’été à défaut de l’hiver, là où son khan a décidé de l’envoyer. Le seul problème est le manque de cohésion politique dans les projets de Saraï.

Vassili Klioutchevski ajoute aux raisons de l’essor de Moscou le facteur psychologique ou, pour reprendre son expression, généalogique. Située aux confins de la principauté, la nouvelle ville échoit, au moment du partage, à la famille de Vsevolod la Grande-Nichée. Le prince de Moscou n’a aucun espoir de remonter toute la lignée jusqu’au trône du grand-prince, compte tenu du système de succession en vigueur, fondé sur le droit d’aînesse. Les souverains de Moscou doivent donc assurer leur position et leur richesse par des moyens non traditionnels, en enfreignant les règles et dédaignant le « rang », l’ordre de succession. Aussi « les princes de Moscou entreprennent-ils très tôt d’élaborer une politique particulière ; d’emblée, ils agissent différemment de la tradition, plus vite et plus résolument que les autres ils s’écartent de la ligne familière des relations entre princes, cherchent de nouvelles voies, sans se soucier des traditions et des convenances politiques ». Et Vassili Klioutchevski qualifie les premiers princes moscovites d’« audacieux » et « insolents rapaces6 ».

À la fin du XIIe siècle, la ville à peine fondée, un dicton populaire fait son apparition : « Moscou est bâtie sur le sang. » L’expression vient de ce que le propriétaire de la terre où s’édifie la ville, le boïar Koutchka, familier et parent (par sa femme) d’Andreï Bogolioubski, sera l’assassin du prince. L’intuition prophétique du dicton paraît stupéfiante lorsqu’on sait que, de nombreux siècles plus tard, l’ancien « champ de Koutchka » deviendra la rue de la Loubianka7 et la place Dzerjinski. Il serait cependant injuste de souligner d’un trait trop appuyé le caractère « sanglant » de la politique menée par les princes de Moscou ; elle ne se distinguait pas par une cruauté particulière, en ce temps de toutes les cruautés.

Un autre facteur important de l’ascension de Moscou est la rupture du mode de succession traditionnel, qui avait été l’une des causes du déclin de la Russie kiévienne. À compter d’Ivan Kalita, les princes moscovites accorderont toujours, lors du partage, la plus grosse part à leur fils aîné. Ce « supplément à l’aînesse », comme disent les textes anciens, devient en outre de plus en plus conséquent. Les nouveaux usages se heurtent à une forte résistance, ils engendrent d’impitoyables conflits ; cependant, l’aîné concentre peu à peu entre ses mains de plus en plus de terres et prend de plus en plus de force.

Dans l’éventail des raisons de l’ascension de Moscou, dont chacune a son importance, la principale est sans doute la politique cohérente, immuable, de collaboration avec le khan. Le choix d’Alexandre Nevski fonde désormais la politique moscovite, jusqu’au jour où Moscou, ayant rassemblé les forces nécessaires, sera à même de secouer le « joug tatar ». Le duel entre Moscou et Tver illustre l’importance du facteur politique. Les spécialistes de l’histoire russe ancienne considèrent que rien ne permet de juger les autres princes russes de ce temps moins talentueux que leurs homologues moscovites. Certains historiens estiment que plusieurs générations de princes de Tver se distinguèrent par leur sens de l’initiative, leur énergie, leur force de caractère. Mais, au bout du compte, ils furent vaincus, avant tout parce qu’ils croyaient possible, dès le début du XIVe siècle, de lutter contre les Tatars.

La politique de collaboration avec les Tatars garantit à Moscou la protection de Saraï. Bien plus, elle lui assure le soutien intangible de l’Église orthodoxe. Libre, dispensée du tribut, l’Église se prononce en faveur de la paix avec la Horde, seule assurance d’une vie paisible pour la population, et de la consolidation des positions de l’Église. En rassemblant des terres par tous les moyens, les princes moscovites œuvrent pour la paix : plus le territoire de la principauté est vaste, plus grande est la zone de tranquillité. En outre, la politique de Moscou permet de donner un coup d’arrêt au fractionnement effréné de la Terre russe. Or, l’Église a intérêt à l’unification du pays. Aussi, dans les guerres entre les princes, le clergé prend-il systématiquement le parti de Moscou. Nous avons évoqué le cas du métropolite Théognoste, maudissant et excommuniant les habitants de Pskov qui avaient donné refuge au prince Alexandre de Tver, ennemi d’Ivan Kalita. Dans la lutte qui opposera le petit-fils d’Ivan, Dmitri Donskoï, au prince Boris pour Nijni-Novgorod, le métropolite Alexis enverra saint Serge de Radonège, fondateur du monastère de la Trinité, fermer toutes les églises de la ville et y interdire les offices, jusqu’à ce que les habitants acceptent de soutenir le prince de Moscou.

Les princes moscovites, à leur tour, dotent généreusement l’Église qui consacre la politique de Moscou de son autorité morale et fait de la ville la capitale du pouvoir spirituel. Le métropolite Pierre, qui a quitté Kiev pour Vladimir avant de s’installer à Moscou, prophétise à Ivan Kalita : « Dieu te bénira et te placera plus haut que tous les princes, il étendra la gloire de cette ville plus que d’aucune autre ; ta lignée détiendra ce lieu pour les siècles ; Sa main s’abattra sur l’épaule de vos ennemis… »

La politique de rassemblement menée par Moscou, qui ne s’embarrasse guère du choix des moyens, va à l’encontre de la tendance au fractionnement, dominante dans la Rus du Nord-Est. Les principautés se divisent encore et encore, s’appauvrissent et s’affaiblissent. Dès lors, elles sont dans l’incapacité de s’opposer à Moscou qui, dévorant ses petits voisins proches ou lointains, ne cesse de s’agrandir et de se renforcer. Les khans tatars, qui ne laissent pas échapper une occasion de dresser les princes les uns contre les autres, soutiennent l’essor de Moscou : le puissant grand-prince leur garantit que le tribut sera collecté dans les temps ; riche lui-même, il ne se montre pas avare de présents pour le khan. Après la mort d’Ivan Kalita, en 1341, son fils aîné Siméon (et non son frère, comme le voulait l’ancien ordre de succession) obtient le iarlyk de grand-prince. En même temps, le khan lui donne la « haute main » sur tous les princes russes. Treize ans plus tôt seulement, Ivan Kalita avait obtenu le titre de grand-prince et, déjà, son héritier s’élève au-dessus des autres. Siméon sera surnommé le Superbe par ses contemporains. Un surnom qui caractérise le comportement du grand-prince de Moscou à l’égard de ses « sous-ordres ».

Les premiers princes moscovites se conduisent comme des loups dans une bergerie, qui auraient le soutien du berger. À la suite des historiens russes du XIXe siècle, Anatole Leroy-Beaulieu n’a pas une haute opinion des qualités morales des princes de Moscou : il les juge « rusés, avides, peu chevaleresques, peu scrupuleux ». Mais il apprécie à leur juste valeur les résultats de leur politique : ils « préparent patiemment la grandeur par la bassesse8 ».

Par « grandeur », le savant français entend le puissant État qui naîtra des fondations jetées, sur les bords de la Moscova, par les descendants d’Alexandre Nevski. Si la conscience professionnelle oblige l’historien à énumérer les travers moraux et les crimes des bâtisseurs de l’empire moscovite, il ne peut toutefois les condamner. Les princes de Moscou agissaient comme tous leurs contemporains et ancêtres, et comme le feront leurs successeurs à la tête de l’État. Dans la seconde moitié du XXe siècle, un poète russe écrira : « En politique, qui dit génie, dit malfrat9. » Les premiers princes moscovites ne furent pas des génies. Leur principale qualité fut l’obstination, la cohérence politique, et leurs héritiers en récoltèrent les fruits.

La voie menant à la grandeur fut longue et ardue. Les obstacles ne manquèrent pas. Le plus pénible fut la Lituanie.

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