4 Un second train de réformes



… Le plan établi par M. Speranski se distingue par son inhabituelle rigueur, sa précision, par une application logique des principes de base. Mais ce projet se révéla si élevé que ni le souverain ni son auteur ne purent le ramener au niveau des besoins et des moyens réels de la vie russe.

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


Cent ans après le jugement de Vassili Klioutchevski sur le projet de réformes élaboré par Mikhaïl Speranski et que l’historien voit comme un rêve sans lien avec la réalité, l’historien américain Marc Raeff se prononce différemment : « Ce qu’on a coutume d’appeler plans et projets de réformes “constitutionnelles”, “constitutionnalisme” d’Alexandre Ier (terme employé par ses contemporains) ne fut qu’une tentative de remettre en ordre l’administration, de lui donner une structure cohérente et d’augmenter son efficacité. Sous le règne d’Alexandre Ier (comme de ses successeurs), on est loin d’atteindre à ce but. C’est alors, pourtant, que furent jetés les fondements d’un système cohérent, stable et relativement efficace, dont la solidité fut confirmée par sa capacité à subsister sans changement jusqu’aux troubles révolutionnaires du début du XXe siècle1. »

Les divergences paradoxales dans l’appréciation des réformes de Speranski par l’historien russe de la fin du XIXe siècle et son homologue américain de la fin du XXe, s’expliquent par une vision différente du rythme des changements dont avait besoin la Russie. Vassili Klioutchevski était pressé, Marc Raeff, témoin et analyste des conséquences de la révolution de 1917, voit l’intérêt de transformations progressives.

Le répit de Tilsitt permet à Alexandre de revenir au processus de réformes, interrompu par les guerres contre Napoléon. Il prend, cette fois, comme conseiller attitré Mikhaïl Speranski (1772-1839). Fils d’un simple prêtre de campagne, ancien élève du séminaire, il ne ressemble en rien, par la naissance, aux amis impériaux du Comité intime, mais n’a rien à leur envier non plus sur le chapitre de l’instruction et des talents d’homme d’État.

Chef de département au ministère de l’Intérieur dirigé par le comte Kotchoubeï, Speranski élabore les lois les plus importantes des premières années du règne d’Alexandre. Sa rencontre personnelle avec l’empereur date de 1808. En partance pour Erfurt où il doit rencontrer Napoléon, Alexandre prend Speranski avec lui. Maîtrisant remarquablement le français, le nouveau conseiller de l’empereur a étudié de près le système administratif en vigueur en France. À l’empereur qui lui demande ce qu’il pense de l’étranger par rapport à la Russie, Speranski répond : ici, ils ont des institutions, chez nous les hommes sont meilleurs.

Nommé, après Erfurt, bras droit du ministre de la Justice, Mikhaïl Speranski entreprend, avec le soutien absolu de l’empereur, d’élaborer un projet de réforme de l’État qui, selon l’historienne marxiste Militsa Nietchkina, « était un plan de transformation bourgeoise du régime étatique de la Russie et favorisait le développement industriel capitaliste ». Le programme et les idées de Mikhaïl Speranski retrouveront une surprenante actualité dans la dernière décennie du XXe siècle, quand la Russie prendra à nouveau conscience de la nécessité de réformer les structures d’État, de résoudre les vieilles questions qui, ainsi qu’il apparaîtra soudain, seront restées sans réponse.

À la fin du XIXe siècle, Vassili Klioutchevski analyse le projet de Speranski, avec maintes précautions oratoires : « Il faut noter tout d’abord que nous ignorons le projet sous sa forme intégrale et originale : nous n’en pouvons juger que par les extraits qui en furent pris par un contemporain2. » Les papiers de Mikhaïl Speranski ne seront en effet intégralement publiés qu’en 19613. Leur contenu permettra à Nathan Eidelman d’écrire, au plus fort de la perestroïka gorbatchévienne : « Speranski savait ce qu’il voulait, ses plans n’étaient pas utopiques, ils constituaient un projet passionnant de “révolution d’en haut”4. »

Le projet de réforme présenté à l’empereur se compose de deux grandes parties : une critique du système étatique de la Russie et un plan pour remédier aux insuffisances.

La critique de la situation du pays après la première phase de réformes, la paix de Tilsitt et les conséquences de deux guerres malheureuses, est alors à la mode dans les cercles proches du tsar. Une lettre de l’amiral Nikolaï Mordvinov (1754-1845) à l’empereur produit d’ailleurs une énorme impression, par son audace, à la Cour. « L’un des représentants les plus considérables du libéralisme en Russie5 », admirateur des institutions anglaises, fin connaisseur d’Adam Smith et de Jeremy Bentham, compagnon de Speranski pour lequel il met au point un nouveau système de finances, Nikolaï Mordvinov brosse à Alexandre « l’effroyable tableau d’un État entièrement délabré ». Le tableau, en effet, n’a rien de séduisant : « … La peste qui se rapproche de nos frontières… la révolte du peuple à Astrakhan, l’interruption du commerce extérieur et intérieur… l’indocilité des peuples de l’Oural, l’évidente insoumission des ouvriers des usines métallurgiques de Perm ; les paysans allemands n’attendent qu’un signe pour se soulever ; les juifs, persécutés sans aucune raison valable, dans leur existence civile, et poussés par des influences extérieures, sont prêts à tout contre le gouvernement qui enfreint, pour leur seul cas, la règle de tolérance religieuse dont il avait donné l’exemple aux autres nations ; les paysans polonais et leurs maîtres subissent le contagieux exemple des libertés accordées à leurs compatriotes voisins ; les Tatars de Crimée sombrent dans le fanatisme et sont prêts à rallier les Turcs ; l’incroyable cherté de la vie dans les capitales, la famine dans les provinces frontalières, le manque de main-d’œuvre et de bétail, retirés aux labours par la conscription et la milice populaire et, du nord au sud, dans tous les gouvernements, les sujets de toutes classes, nobles, ecclésiastiques, marchands et cultivateurs, mus par un même sentiment de désespoir et de révolte… »

L’amiral Mordvinov décrit à l’empereur les manifestations concrètes du mal qui ronge le corps de l’État : « L’armée, sans commandement expérimenté, affligée par le sang inutilement versé, a perdu son esprit d’autrefois… Le département des Affaires étrangères a montré de quoi il était capable, lorsque fut conclue la paix aujourd’hui proclamée ; il faut, toutefois, lui reconnaître cette vertu d’être dirigé par un étranger qui laisse au moins à notre Patrie une consolation : l’éternelle infamie ne rejaillira pas sur un nom russe. Le clergé s’est attiré le mépris du peuple par les débordements de haine et d’injures que le gouvernement exigeait de lui contre les ennemis de la Patrie et qui furent réprouvés par ce même gouvernement. »

Nikolaï Mordvinov critique audacieusement le souverain ; l’armée ne disposait pas d’un chef expérimenté parce que le tsar avait décidé de la commander personnellement ; la paix de Tilsitt fut bien signée par un « étranger », le baron Boudberg, mais la décision de faire alliance avec la France ne pouvait être prise que par l’empereur. Et c’est lui qui, après que l’Église eut, sur l’ordre du gouvernement, maudit Bonaparte, a conclu avec lui un traité de paix, d’amitié et d’union. L’auteur de la lettre propose un « remède » au souverain : « Remettez-vous-en principalement à la noblesse, à ce ferme soutien de l’État6… »

Nikolaï Karamzine n’est pas moins critique dans sa Note, proposant la formule du pillage et de l’absence de lois qui règnent en Russie : « Partout, on vole, mais qui est châtié7 ? »

Mikhaïl Speranski concentre, lui, son attention sur l’essentiel. Il commence par une définition : « Si les droits du pouvoir étatique sont illimités, si les forces de l’État sont à ce point concentrées dans le pouvoir autocratique qu’il ne reste plus aucun droit aux sujets, alors un tel État vit dans l’esclavage et son gouvernement est despotique. » Jetant un regard en arrière et notant que, depuis le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, la Russie va vers la liberté, Speranski montre les hésitations constantes – à compter de Pierre le Grand – de la politique étatique. Sous Catherine II, par exemple, le pouvoir voulait bénéficier de tous les avantages du despotisme, en le combinant à la gloire des idéaux philosophiques. On peut dire, constate l’auteur du projet de réformes, que nos lois sont écrites à Athènes ou en Angleterre, cependant que notre système d’administration est emprunté à la Turquie.

La Russie possède un ensemble de lois civiles mais qui n’est garanti par rien car, comme le dit Speranski, ces tables de la loi peuvent, à tout instant, se briser sur la pierre du pouvoir absolu. Tels sont les points essentiels : un pouvoir absolu, donc despotique, et l’esclavage.

Les réformes proposées visent à créer en Russie un gouvernement monarchique, ce qui, dans l’esprit de Speranski, signifie une monarchie constitutionnelle. Mais comment y parvenir « dans un pays où la moitié de la population se trouve en complet esclavage, où cet esclavage est lié à presque toutes les composantes de l’organisation politique et militaire, où ce système, enfin, est nécessaire, en raison de l’étendue des frontières et de la situation politique ? ». À propos de cette « moitié de la population… en complet esclavage », Mikhaïl Speranski précise : les principales classes de la société russe sont les nobles propriétaires terriens et les paysans qui cultivent les terres ; les premiers sont esclaves de la Couronne, les seconds esclaves des premiers. Speranski propose cette formule lapidaire : en Russie, seuls les mendiants et les philosophes sont libres. La suite de l’histoire montrera que les philosophes connaîtront des fortunes diverses, tandis que les mendiants, en effet, resteront libres.

La réforme de Speranski consiste donc à effectuer des changements permettant de créer un système monarchique réglementé, une monarchie limitée par une Constitution. Or, pour cela, il est indispensable de libérer les serfs. La mise en application du projet rencontre des difficultés. La libération des paysans est la condition de l’application des réformes. Mais, aussitôt, se pose la question : faut-il les libérer avec ou sans terre, et, dans le premier cas, les terres leur seront-elles vendues ou données gratuitement ? Enfin, s’il y a vente, qui fixera le prix de la liberté et de la terre ?

Pendant plus d’un demi-siècle – jusqu’au Manifeste de libération des paysans que promulguera Alexandre II –, on débattra des questions énumérées ci-dessus, on cherchera des réponses. Mais, même résolues, ces questions resurgiront inopinément à la fin du XXe siècle. Le démontage du système kolkhozien, fondement de l’État soviétique, se révélera presque aussi ardu que l’abolition du servage. Les problèmes qui se feront jour dans le domaine agraire, après l’effondrement de l’URSS, permettront d’appréhender différemment les difficultés liées à la libération des paysans, au XIXe siècle.

Le projet de Speranski repousse à plus tard cette libération, préférant mettre au premier plan la réforme du système étatique. « Il faut purger l’administration, écrit-il. Ensuite, il faut instaurer des lois constitutionnelles, autrement dit la liberté politique, puis vous en viendrez peu à peu à la question de la liberté civile, donc, de la liberté des paysans. Tel doit être le véritable ordre des choses8. »

Vassili Klioutchevski juge l’esprit de Speranski trop systématique et ne voit, dans l’histoire russe, qu’un autre homme d’État, pareillement amoureux des systèmes, Athanase Ordyne-Nachtchokine, le plus proche conseiller du tsar Alexis Mikhaïlovitch9. Le « grand systématiseur » – ainsi Speranski est-il qualifié par Alexandre Kizevetter qui estime que le « caractère concret » de son plan de réformes irritait Alexandre : « Les projets rabaissaient le rêve éthéré de la liberté politique au rang de sèches formules logiques, de précises définitions juridiques, de paragraphes achevés10. »

Le projet de Mikhaïl Speranski prévoit la création d’un État de droit. À la base du système, on trouve : un monarque constitutionnel au pouvoir restreint par la loi fondamentale ; une aristocratie monarchique qui surveille le fonctionnement des lois et du pouvoir ; un peuple libre, lié à l’aristocratie par des intérêts identiques. L’aristocratie, telle que la conçoit Speranski, comprend les trois ou quatre premiers rangs de la hiérarchie au service de l’État et est dotée des pleins pouvoirs par le peuple.

La libération des serfs doit s’effectuer en deux temps : libération individuelle (le paysan n’en reste pas moins fixé à la terre), puis liberté de passer d’un propriétaire à l’autre (il s’agit donc d’une libération sans terre).

À la base du système étatique proposé par Speranski, se trouve une stricte division des pouvoirs. Le pouvoir législatif est du ressort de la Douma d’État, l’exécutif de celui des ministères qui répondent devant la Douma, le judiciaire de celui du Sénat dont les membres sont choisis par la Douma. La grande particularité du projet réside dans le caractère électif de toutes les institutions.

Les doumas de volosts (cantons – la plus petite unité administrative) se composent de propriétaires terriens et de députés des paysans de la Couronne. Ils élisent les délégués aux doumas de districts (ouïezd) qui, à leur tour, élisent les doumas de gouvernements, lesquelles, enfin, choisissent les membres de la Douma d’État. Les doumas locales siègent une fois tous les trois ans, la Douma d’État tous les ans. L’exécutif est assuré par les administrations de volosts, de districts et de gouvernements, soumis aux ministères. Leurs membres sont élus par les doumas locales correspondantes, et les ministres nommés par le souverain. Chaque division administrative a son tribunal. Les cours de districts et de gouvernements se composent de juges élus et fonctionnent avec des jurés. Le Sénat est le gardien de la Justice, il est élu par la Douma d’État. Cette structure est parachevée par un Conseil d’État, formé de membres de l’aristocratie.

En janvier 1810, le projet de Speranski est approuvé par Alexandre. On annonce peu après la création d’un nouvel organe suprême de pouvoir : le Conseil d’État. Mais sa fonction est limitée par rapport au projet ; le nouvel organe n’est guère plus qu’une institution consultative, auprès de l’empereur. La pression exercée par les adversaires des réformes a entraîné une édulcoration du projet.

La critique des opposants se fait, pour l’essentiel, à deux niveaux. Le projet de Speranski, si on le ramène à sa thèse principale, affirme : il faut une Constitution restreignant le pouvoir du monarque, et il ne faut plus d’esclavage empêchant l’instauration d’un État de droit. Adversaire le plus acharné et le plus brillant de Speranski, Nikolaï Karamzine déclare : « Le principe autocratique est le palladium de la Russie, sa conservation dans toute son intégrité est la sauvegarde de son bonheur » ; « Pour la solidité de l’État, il est plus sûr d’asservir les hommes que de leur donner la liberté à contretemps11. »

Parmi les arguments des opposants aux réformes, un fait sans cesse constaté : la Russie du servage est un État puissant, dont le rôle est déterminant en Europe. Dans les années 1880, donc après la libération des paysans, Boris Tchitcherine note une réalité historique : grâce au servage, la Russie est devenue un grand État civilisé. L’historien rappelle que « la Russie serve était seule capable, sur le continent européen, de combattre les armées de la France libérée, conduites par le plus grand génie militaire du monde12 ». En 1882, Boris Tchitcherine considère que, si le servage a été aboli, c’est parce qu’il avait rendu tous les services qu’il pouvait rendre à la Russie. Pour Nikolaï Karamzine, en 1811, l’action bénéfique du servage est loin d’être épuisée.

Nikolaï Karamzine n’est pas un adepte obtus de l’esclavage, uniquement soucieux de se remplir les poches. Dans son Histoire de l’État russe, il décrit les malheurs qui ont résulté de l’arbitraire d’un absolutisme sans limites. La querelle qui l’oppose à Mikhaïl Speranski est une question de principe. « La grande erreur des législateurs de ce règne, écrit Karamzine, tient à un trop grand respect des formes de l’action étatique : d’où l’invention de divers ministères, l’instauration d’un Conseil, etc. » L’auteur de la Note sur l’ancienne et la nouvelle Russie conclut : « Ce ne sont pas les formes, mais les hommes qui comptent13. »

En d’autres termes, les lois sont secondaires, l’essentiel est dans les relations entre les hommes, et avant tout, entre le monarque et son peuple.

L’historien américain Marc Raeff met entre parenthèses les querelles qui opposent partisans et adversaires russes de la réforme ; il en vient à la conclusion qu’elle fut « effectuée par des gens compétents » et, au bout du compte, « contribua à augmenter l’efficacité administrative du pouvoir central, en de nombreux domaines de la vie économique, sociale et publique du pays ». Il voit néanmoins les limites de la réforme et relève en particulier que le « Conseil des ministres ne devint pas cet instrument indispensable à la conduite d’une politique impériale logique et suivie, à long terme ».

Le débat autour des réformes de Speranski se répétera à la fin du XXe siècle, dans les discussions sur les changements du postcommunisme. On retrouvera les mêmes questions à l’ordre du jour : de la loi ou des relations entre les hommes, que faut-il privilégier ? comment restreindre le pouvoir suprême ? faut-il prendre modèle sur l’Occident ou inventer son propre système, rechercher une « voie russe » ? Achevant l’analyse du projet de Speranski et indiquant les mérites de son programme de réformes, Vassili Klioutchevski n’en souligne pas moins leur irréalisme. La Russie, de son point de vue, n’y est pas prête. À la fin du XXe siècle, où la Russie s’engage brutalement « sur la voie du capitalisme », les remarques de l’historien du XIXe semblent d’une grande actualité. On ne peut, écrit Vassili Klioutchevski, prescrire de faire du commerce dans tel ou tel village, si les habitants n’ont rien à échanger. « On ne peut, poursuit-il, prescrire d’aimer la liberté14. »

Les historiens russes – libéraux d’avant la révolution et soviétiques – jugent d’ordinaire sans bienveillance les réformes de Speranski et leur inspirateur, Alexandre Ier. La raison en est la volonté de placer au premier plan des changements la création d’une structure juridique solide, ainsi que l’échec des transformations qui s’explique, lui, par l’indécision et les craintes du tsar, mais aussi par le caractère utopique des idées de Speranski.

Dans les années 1980, les historiens russes (certains d’entre eux, du moins) commenceront à réviser l’opinion de leurs prédécesseurs sur les réformes d’Alexandre Ier. Ils noteront qu’Alexandre percevait clairement la nécessité de résoudre les deux problèmes fondamentaux qui se posaient à la Russie. Un chercheur contemporain d’Alexandre écrit à propos de l’empereur : « Convaincu que le servage était un mal, que les relations entre propriétaires et paysans ne pouvaient demeurer dans leur état ancien, il ne put finalement définir, ne fût-ce que pour lui-même, les principes de réorganisation des campagnes serves15. » À notre époque, le biographe d’Alexandre développe cette idée, en évoquant les deux tendances en perpétuel conflit chez le monarque : libérer les paysans, être l’initiateur d’un tournant capital dans l’histoire de Russie – celui de la civilisation moderne –, mais aussi le désir, dicté par la peur, de laisser l’initiative de la libération des paysans à la noblesse qui, à l’époque, n’y est prête ni moralement ni matériellement.

L’impréparation de la Russie, concluent les historiens russes modernes, est celle de la noblesse qui vit du travail des serfs ; elle tient aussi à l’indécision de l’empereur qui ne trouve pas en lui la force de devenir un révolutionnaire « d’en haut ». Dans la seconde moitié des années 1980, alors que se feront jour de timides tentatives de réformer l’Union soviétique, la situation en Russie à la fin du XIXe siècle fournira des analogies fort instructives, prouvant la nécessité et la possibilité – dans certaines conditions – d’une « révolution d’en haut ».

Les réformes restent inachevées, si forte est la pression. Alexandre ne renonce pas à résoudre les deux grandes tâches qui lui incombent, mais il s’est convaincu qu’il importait de tester d’abord les méthodes et les résultats. En 1816, il abolira le servage en Estlandie, à la demande de la noblesse locale. Un an plus tard, il tentera de pousser sur cette voie les propriétaires de Petite-Russie, qui refuseront catégoriquement de libérer leurs paysans. Les nobles de Courlande et de Liflandie y verront, en revanche, un avantage et ils aboliront le servage chez eux, respectivement en 1817 et 1819. À propos de la réforme en Liflandie, Alexandre déclarera : « Je me réjouis que la noblesse liflandienne ait justifié mes attentes. Votre exemple est digne de faire des émules. Vous avez agi dans l’esprit du temps et compris que seuls les principes libéraux pouvaient fonder le bonheur des peuples16. »

Jugeant nécessaire de promouvoir les « principes libéraux » dans l’ensemble de l’empire, Alexandre confie la tâche d’élaborer un projet de résolution de la question paysanne à son favori Araktcheïev, synonyme de politique réactionnaire, et à son ministre des Finances, Gouriev, qu’on ne saurait, lui non plus, accuser d’idées « frondeuses ». Le projet d’Araktcheïev, qui prévoit que les paysans achèteront leur liberté et leur terre par le biais d’une opération de crédit, sera à la base de la réforme de 1861. Le comte Gouriev, quant à lui, propose la coexistence en Russie de « différentes sortes de propriété ». L’idée sera vivement débattue par les hommes politiques russes qui tenteront de résoudre la question paysanne à la fin du XXe siècle.

Les deux projets sont acceptés mais restent absolument secrets. Alexandre a peur d’en entreprendre la réalisation.

Le rêve d’une Constitution est également mis à l’épreuve. Après la conquête de la Finlande, en 1809, l’empereur séjourne dans cette province nouvellement acquise, il en inaugure la Diète et annonce le maintien « de la foi, des lois fondamentales, des droits et privilèges dont jouissaient jusqu’alors chaque État en particulier et tous les habitants de Finlande en général, aux termes de leur Constitution ». Ainsi une Constitution apparaît-elle, pour la première fois, dans les limites de l’Empire de Russie.

En mars 1818, Alexandre prend la parole à la Diète polonaise : le royaume de Pologne, né à la suite de la victoire remportée sur Napoléon et partie intégrante de l’Empire russe, est doté d’une Constitution. L’empereur déclare qu’il instaure aussitôt dans le royaume polonais « les institutions libres et légales » qui sont « constamment l’objet de mes pensées et dont j’espère, avec l’aide de Dieu, répandre l’influence salvatrice dans tous les pays à moi confiés par la Providence ».

La Constitution du royaume de Pologne, écrit un historien contemporain, « fut pour Alexandre Ier une expérience originale. La Pologne devint en quelque sorte le lieu d’expérimentation de la validité de la symbiose, projetée par l’empereur, avec le pouvoir autocratique17 ».

À Varsovie, Alexandre confie à un groupe de conseillers présidé par un ancien membre du Comité intime qui a, depuis longtemps, cessé d’exister, la tâche d’élaborer un projet de Constitution. Le document – le Règlement étatique de l’Empire de Russie – est bientôt prêt. Il propose la transformation de la Russie en monarchie constitutionnelle, avec création d’un Parlement à deux Chambres, instauration d’organes représentatifs locaux – « diètes » –, répartition des pouvoirs exécutif et législatif entre l’empereur et les organes élus. La Constitution garantit les libertés de parole, de presse, de confession, l’inviolabilité des biens et des personnes.

Là encore, le projet restera en l’état, enfoui dans les archives secrètes. Les deux tendances contradictoires continuent d’agir : l’incontestable désir d’Alexandre de mener des réformes et la peur qui l’en empêche, peur fondée sur une conscience très claire de l’hostilité de la noblesse à toute tentative de modifier l’ordre existant. Les cercles dirigeants acceptent la réforme des institutions centrales et la transformation de l’administration locale, qui accroissent le rôle de la bureaucratie, désormais courroie de transmission entre la noblesse et l’empereur.

L’action réformatrice des années 1815-1818, qui produira des résultats tangibles dans les provinces occidentales de l’empire et d’innombrables projets restés à l’état de bonnes intentions, sera la suite du second train de réformes, interrompue par une nouvelle guerre contre Napoléon. Speranski est démissionné, puis exilé, d’abord à Nijni-Novgorod, ensuite à Perm. Ainsi s’achève officiellement « l’ère Speranski ». La goutte d’eau qui fait déborder le vase du mécontentement, nourri par l’opinion envers le réformateur, est sa proposition de réforme des finances. Tous s’élèvent contre l’augmentation des impôts directs et indirects, contre l’interruption de la production d’assignats. Les graves difficultés financières que connaît alors la Russie sont, pour une bonne part, la conséquence de la paix de Tilsitt. La participation au Blocus continental – résultat de l’alliance avec Napoléon – se reflète dramatiquement sur l’économie russe. Le rejet de la réforme financière signifie qu’Alexandre opte pour une autre façon de résoudre les problèmes politiques et économiques. La mise à l’écart de Speranski indique aussi que la guerre contre la France est désormais inévitable.

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