5 L’empire progresse à l’est



Une dizaine d’années s’écoule (après la guerre de Crimée) et la Russie lie définitivement ses destinées historiques à celles du Caucase tout entier, ainsi que des gigantesques et très riches pays d’Asie centrale, elle se renforce en Extrême-Orient et sur l’Amour, devient incomparablement plus forte et riche qu’elle ne l’était sous Nicolas Ier.

Evgueni TARLÉ, 1944.

Ces prétendues conquêtes, ces prétendues violences furent l’œuvre la plus organique et la plus légitime jamais accomplie dans l’histoire.

Fiodor TIOUTTCHEV, 1844.


La politique étrangère d’Alexandre II se révèle très populaire et d’une fantastique actualité en Russie, à la fin du XXe siècle. La raison, évidente, nous en est fournie dans l’hymne enthousiaste chanté par l’historien préféré de Staline, Evgueni Tarlé, à la fin de sa monographie intitulée La Guerre de Crimée. En 1944, le monde perçoit qu’après les défaites des premières années de la guerre contre l’Allemagne, une victoire décisive s’annonce. Le parallèle avec la guerre de Crimée saute aux yeux. Les succès russes de la première moitié du XIXe siècle apparaissent, un siècle et demi plus tard, comme la preuve que la Russie a su reconstituer ses forces, après une défaite honteuse.

La popularité de la politique étrangère d’Alexandre II est liée, comme cela arrive bien souvent, non pas à son analyse réelle, mais à la formule d’Alexandre Gortchakov, qui succède à Nesselrode au poste de ministre des Affaires étrangères. Exposant son programme de politique extérieure après la défaite dans la guerre d’Orient, le nouveau ministre écrit : « On prétend que la Russie est fâchée. Non, la Russie n’est pas fâchée, elle se recueille1. » Ce « recueillement » deviendra l’expression favorite des hommes politiques et des gouvernants russes dans les années 1990. Il traduit une volonté de s’occuper, d’abord, des affaires intérieures, de rassembler des forces, avant de se tourner vers les questions de l’étranger.

Formulé dans une circulaire adressée, le 21 août 1856, aux ambassades et missions russes dans les États européens, le programme d’Alexandre Gortchakov emprunte ses idées principales à la Note sur les relations politiques de la Russie, rédigée en février 1856 par le baron Nesselrode. Elle constitue le testament du diplomate qui, trente ans durant, a dirigé le ministère des Affaires étrangères de l’empire. La défaite dans la guerre de Crimée a convaincu celui qui fut l’un des architectes de la Sainte-Alliance de « la nécessité (pour la Russie) de se consacrer sans délai à ses affaires intérieures et au développement de ses forces morales et matérielles. Ce travail intérieur est le besoin premier du pays, et toute action extérieure qui pourrait y faire obstacle, doit être écartée2 ».

Les « affaires intérieures » dont Nesselrode juge indispensable de s’occuper, et dont Alexandre II s’occupe effectivement en mettant en œuvre son programme de réformes, ne concernent pas les peuples allogènes entrant dans la composition de l’empire. En évoquant les « prétendues conquêtes », Fiodor Tiouttchev exprime le point de vue dominant dans la société cultivée. L’amère ironie du poète ukrainien Tarass Chevtchenko qui écrit : « Du moldave au finnois, dans toutes les langues, on se tait, si grande est la félicité ! », est perçue comme de la russophobie. L’un des penseurs russes les plus originaux du XXe siècle, Gueorgui Fedotov, écrira en 1947, dans l’émigration : « Nous n’avons pas voulu voir toute la complexité du multi-ethnisme de la Russie… Ainsi l’idée naïve selon laquelle l’État russe, à la différence des États occidentaux, s’était édifié, non par la violence mais par une expansion pacifique, non par la conquête mais par la colonisation, s’est-elle ancrée dans les esprits de l’intelligentsia libérale et aussi, pour partie, révolutionnaire3. »

En 1858, la Russie compte soixante-quatorze millions d’habitants. Les démographes divisent l’État en six grandes régions : la Russie d’Europe, les gouvernements du tsarat de Pologne, du grand-duché de Finlande, de la région du Caucase, de Sibérie, auxquels s’ajoutent les régions d’Asie centrale. Selon des informations réunies en 1870, l’empire abrite 70,8 % d’orthodoxes, 1,4 % de schismatiques, 0,3 % d’uniates, 0,3 % d’Arméniens de rite grégorien, 8,9 % de catholiques, 5,2 % de protestants, 3,2 % de juifs, 8,7 % de musulmans, 0,7 % de païens. La « composition ethnique de la population », comme disent les démographes, indique que 72,5 % sont russes ; mais vivent également dans l’empire : 6,6 % de Finnois, 6,3 % de Polonais, 3,9 % de Lituaniens, 3,4 % de Juifs (considérés ici en tant qu’entité nationale), 1,9 % de Tatars, 1,5 % de Bachkirs, 1,3 % d’Allemands, 1,2 % de Moldaves, 0,4 % de Suédois, 0,2 % de Kirghizes, 1,1 % de Kalmouks, 0,06 % de Grecs et autant de Bulgares, 0,05 % d’Arméniens, 0,04 % de Tziganes, enfin 0,49 % d’« autres nationalités ». La composition ethnique des parties extra-européennes de l’empire, indique l’auteur de ce panorama démographique, « n’est pas définie, fût-ce approximativement ». Il estime pour sa part que les Russes représenteraient quelque 19 % de la population en Sibérie, et 18 % dans le Caucase4.

Un point attire immédiatement l’attention : l’absence, dans le tableau proposé, des Ukrainiens et des Biélorusses. Le premier recensement russe de 1897 constate que les « régions de Petite-Russie » comptent onze millions neuf cent vingt et un mille quatre-vingt six habitants, et les « régions biélorusses » six millions neuf cent dix-huit mille cent quarante-huit personnes. Les populations orthodoxes sont automatiquement identifiées aux Russes.

À la fin du XIXe siècle, partant de l’idée que « la nationalité ne réside ni dans la race ni dans la langue, mais dans la conscience populaire », Anatole Leroy-Beaulieu juge que « vis-à-vis de l’Occident », « le Petit-Russe » est sans conteste « aussi russe que le Grand-Russe5 ». L’historien français relève toutefois une différence de caractère : « Moins éprouvés par le climat et par le despotisme oriental, le Petit-Russien et le Russien-Blanc ont plus de dignité, plus d’indépendance, plus d’individualité, que le Grand-Russien ; ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert aux sentiments et à l’imagination, plus rêveur, plus poétique6. » Mais il se dit fermement convaincu que les rêves de transformer la Petite-Russie en État indépendant, à l’instar de la Russie ou de la Pologne, « n’ont pas trouvé beaucoup plus d’écho chez les Petits-Russiens » que des rêves semblables « n’en ont rencontré, en 1870-1871, dans le sud de la France ». Et d’ajouter : « Les plus déterminés des ukrainophiles ne vont pas au-delà de rêves fédéralistes, soutenant que le fédéralisme seul peut donner satisfaction aux nombreuses populations d’origine diverse d’un vaste empire7. »

L’absence de mouvement en faveur de l’indépendance n’empêche pas les autorités pétersbourgeoises d’interdire la langue et la littérature ukrainiennes, ainsi que le souvenir du passé. En 1863, le ministre des Affaires étrangères enjoint à la censure de ne pas autoriser la publication en langue ukrainienne d’ouvrages « pour le peuple », et avant tout de manuels scolaires. Ces instructions sont supprimées quelques années plus tard, mais en 1876, un oukaze d’Alexandre II interdit de faire paraître des ouvrages en ukrainien (à l’exception de la fiction) ou d’en importer de l’étranger. Cette interdiction demeurera en vigueur jusqu’en 1906. La Galicie, qui appartient alors à l’Autriche, devient le grand centre de la culture ukrainienne. En 1866, l’Empire autrichien se transforme en monarchie constitutionnelle. Outre le Parlement de Vienne, deux Diètes sont élues sur le territoire peuplé d’Ukrainiens : à Lvov et à Tchernovtsy. Renvoyé de l’université de Kiev pour avoir dénoncé la politique de russification, l’historien Mikhaïl Dragomanov (1841-1895) émigre, s’installe à Genève et y prône le fédéralisme.

Centre de l’empire, la Russie d’Europe en est aussi le rempart. Le calme règne en Finlande, dont les habitants sont satisfaits de leur sort et de leur Diète, ainsi qu’en Sibérie où les populations autochtones, peu nombreuses, ne peuvent opposer de résistance à la colonisation. Dans le Caucase, en revanche, la guerre se poursuit bien après la reddition de Chamil, en août 1859. Reste le Caucase occidental, où les Tcherkesses continuent à résister et où, au début de 1864, les Tchétchènes, qui semblaient soumis, reprennent les armes. En mai 1864, les troupes russes célèbrent toutefois, nous l’avons dit, la conquête définitive de la région. Les montagnards rebelles gagnent la Turquie, ceux qui se soumettent sont déportés des montagnes vers les plaines. « Dès lors, constate avec satisfaction un historien russe du XIXe siècle, si des explosions de révolte se produisaient de temps à autre en divers points du Caucase, il ne fallait ni temps ni efforts particuliers pour en venir à bout8. »

Les régions d’Asie centrale ne causent, elles, aucun souci à l’empire. Elles constituent une base pour l’extension des possessions russes dans la région, durant les années 1860-1880.

Sur les six régions démographiques entre lesquelles est partagée la Russie (et que l’on peut considérer comme autant de zones géopolitiques), les gouvernements du tsarat de Pologne représentent une plaie vive sur le corps de l’empire. La révolte polonaise de janvier 1863 ne tarde pas à gagner la Lituanie. « Toute la Russie était en émoi », se souvient Boris Tchitcherine9. Des informations parviennent bientôt, que personne ne vérifie mais auxquelles tous ajoutent foi, sur les actes de sauvagerie commis par les insurgés, sous la houlette du clergé catholique. Les autorités concentrent, au début de l’été 1863, soixante-trois mille sabres et baïonnettes contre les rebelles. À la différence de la révolte de 1831, les Polonais n’ont pas d’armée ; ils ne peuvent aligner contre les troupes russes que quelques détachements de combattants mal entraînés mais résolus. La lutte est donc inégale et féroce. En Lituanie, le gouverneur militaire de Vilnius, Mikhaïl Mouraviev, parvient, au prix de mesures d’une effroyable rigueur, à mater en un temps record la région du Nord-Ouest, ce qui lui vaut le surnom enviable de « Mouraviev la Potence ». Dans le Tsarat de Pologne, les opérations militaires se poursuivent jusqu’en mars 1864.

L’insurrection polonaise réconcilie soudain l’ensemble de la société cultivée avec le gouvernement : occidentalistes et slavophiles, libéraux et réactionnaires sont unanimes à condamner les « traîtres » et à approuver l’action des autorités. On reproche avant tout aux Polonais leur ingratitude. « Je n’ai jamais été l’ennemi de la Pologne », écrit le libéral et occidentaliste Boris Tchitcherine. Il reconnaît qu’en prenant part au partage de l’État polonais, « la Russie a fait montre d’une révoltante injustice ». Mais, estime cet historien du droit, Alexandre Ier, désireux d’« atténuer l’injustice commise par sa grand-mère », a accordé aux Polonais l’autonomie politique, une armée et une administration indépendante : « De tous les peuples environnants, eux seuls avaient des institutions libres. » Or, « plutôt que d’apprécier ce qui leur était offert et de consolider leurs acquis par une conduite raisonnable, ils rêvaient de plus… ». Le résultat fut l’insurrection de 1831 et le retrait des « cadeaux d’Alexandre Ier » par Nicolas Ier. « Un joug de trente ans, estime Boris Tchitcherine, fut le châtiment mérité de leur orgueilleuse légèreté10. »

Le second péché capital des Polonais – du point de vue des Russes – est leur refus d’accepter le « verdict de l’Histoire », d’admettre leur défaite, la perte de leur indépendance et leur place au sein de l’Empire de Russie. Fiodor Tiouttchev recourt à une image poétique pour traduire ses sentiments : « Dans le sang jusqu’aux chevilles, nous livrons bataille à des morts, ressuscités pour de nouvelles funérailles11. » Iouri Samarine dit la même chose sous la forme plus froide et lucide de l’analyse politique. Pour lui, il ne fait pas de doute que, dotés de toutes les caractéristiques d’un peuple, avec son individualité, les Polonais ont droit à laisser librement s’exprimer cette vie populaire dans tous ses aspects : liberté de foi, usage de la langue nationale pour les affaires relevant de l’administration intérieure, us et coutumes. Mais il n’en ressort pas – Samarine en est convaincu – que la « Pologne doive nécessairement constituer un État à part… L’État polonais a péri, parce qu’il était l’expression de la polonité, des principes catholiques agressifs. Pour complaire à la latinité, la Pologne a sacrifié les éléments slaves nationaux de sa nature ; la latinité lui a inculqué le virus d’une lutte non naturelle contre le reste des Slaves, et celle-ci a conduit l’État polonais à sa perte12 ». L’Histoire a rendu son verdict, définitif, qui ne saurait faire l’objet d’une grâce.

Le troisième péché, qui découle directement des deux autres, est la trahison. Toujours enflammé, Fiodor Tiouttchev écrit à propos des Polonais : « Nos Judas13. » Les Polonais insurgés ont trahi les Slaves, trahi la Russie dont le tsarat de Pologne était partie intégrante. Les « traîtres polonais » deviennent synonymes d’ennemi intérieur. L’expression « intrigue polonaise » connaît une vogue extraordinaire. Le premier mythe – avant celui d’un complot juif mondial – d’une conspiration polonaise (latine, catholique) antirusse, apparaît. « L’intrigue polonaise » explique tout : l’action révolutionnaire, le terrorisme (Alexandre II ne pouvait donc que demander à Karakozov s’il était polonais ; seule, en effet, « l’intrigue polonaise » était capable de pointer un revolver sur la poitrine du tsar russe). La littérature « antinihiliste » est en même temps une littérature antipolonaise. Les romans d’un écrivain populaire de second ordre, Vsevolod Krestovski – Les Moutons de Panurge (1869) et Deux Forces (1874), réunis sous le titre commun de Le Sanglant Canular – représentent un concentré de sentiments antipolonais. Un vieux paysan, expression de la sagesse populaire, y déclare avec conviction : « Si on cogne sur les Polonais, c’est parce qu’ils s’émeutent… Le Polonais sème le trouble en Russie depuis le fond des âges, c’est pour ça qu’on se bat contre lui… On ne le frappe pas pour rien14. »

La trahison la plus impardonnable des Polonais est d’avoir fait appel à la compassion et au soutien de l’Occident. Les contemporains de la révolte polonaise ne peuvent ignorer que les notes de protestation des ambassadeurs anglais, français et autrichien, réclamant l’amnistie pour les Polonais, la restauration de la Constitution de 1815 et bien d’autres choses encore, sont l’expression de vœux pieux des puissances occidentales, ces dernières n’ayant pas la moindre intention d’obtenir satisfaction par les armes. La Russie n’en redoute pas moins une nouvelle « guerre de Crimée » – une nouvelle coalition des armées occidentales contre l’empire orthodoxe. On tient Louis-Napoléon pour le principal instigateur de la campagne antirusse. N’assure-t-il pas à qui veut l’entendre, comme le note Nikitenko dans son journal, le 1er avril 1863, « qu’il faut anéantir la Russie pour la sécurité de l’Europe15 ». Le 21 mai, Alexis Nikitenko rencontre le poète – et, surtout, diplomate – Fiodor Tiouttchev et lui pose cette question essentielle : « Guerre ou paix ? – La guerre, sans aucun doute », répond Tiouttchev16.

Libéral modéré, le professeur Nikitenko ne parvient pas à comprendre l’acharnement antirusse de l’Occident. « Si l’on va par là, la Russie est plus nécessaire à l’humanité que la Pologne17. »

Alexandre Herzen, nous l’avons dit, va à contre-courant en prenant la défense de la Pologne dont il perçoit la lutte comme un combat pour la liberté. Ses articles de La Cloche s’intitulent : « Vivat Polonia », « Mater Dolorosa »… Il salue les officiers russes passés dans le camp des insurgés. Fondée en 1858, La Cloche a acquis, aux premières années des réformes, une extraordinaire autorité. Elle est lue avidement par les libéraux et les conservateurs, elle parvient même jusqu’à l’empereur. Mais cette autorité, nous l’avons vu, sera sapée par la révolte polonaise. La revue ferme en 1868, ayant perdu tous ses lecteurs. Dans le roman antinihiliste de Nikolaï Leskov intitulé Nulle part, Bytchkov, nihiliste numéro un, qui juge possible d’assassiner cinq millions de personnes pour que cinquante-cinq millions accèdent au bonheur, prône le démantèlement de l’empire : « Que se séparent de nous tous ceux à qui notre fréquentation ne convient pas… Que ceux qui ne veulent pas être avec nous, vivent par eux-mêmes18… » Bytchkov parodie ici les opinions d’Alexandre Herzen.

Le gouvernement russe prend des mesures radicales pour écraser l’insurrection, mais il ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles ne suffisent pas. Nikolaï Milioutine, qui avait joué un rôle essentiel dans la préparation de l’émancipation payanne, est rappelé de l’étranger à Pétersbourg. Alexandre II lui fait part de son point de vue sur la situation en Pologne : les classes supérieures de la nation polonaise sont impossibles à mater, la seule chose réalisable, dans l’intérêt de la Russie, consisterait à tenter d’attirer vers elle les couches inférieures de la population par une large vague de réformes paysannes19. Appelé à participer à l’élaboration d’une loi allant dans ce sens, Iouri Samarine estime qu’elle sapera « l’influence de la szlachta », mais il souligne aussi la nécessité de mettre au point cette réforme « sans aucune participation des Polonais20 ». Dans l’esprit de Iouri Samarine, la réforme vise à introduire « un nouvel élément conservateur dans la société polonaise…21 ». Nikolaï Milioutine a, lui, une formule plus percutante : « La situation révolutionnaire contraignit à recourir à des mesures révolutionnaires22. »

Le 19 février 1864, pour le troisième anniversaire du Manifeste de libération des paysans, Alexandre II signe la loi relative à la distribution gratuite de terres aux paysans polonais. À la différence de la paysannerie russe, les paysans de Pologne n’ont pas à racheter leurs lopins (leur seule obligation est de s’acquitter d’un impôt sur la terre). L’État se charge de régler les comptes avec les propriétaires nobles polonais, « sur une base plutôt défavorable pour eux », souligne Iouri Samarine.

La mesure est également révolutionnaire par son origine : la loi est fondée, en effet, sur une décision du « gouvernement révolutionnaire » des insurgés, décision demeurée sans effet en raison des opérations militaires. Reprenant l’idée, le gouvernement du tsar la met à profit pour créer une paysannerie libre (le fameux « élément conservateur ») et affaiblir la szlachta qui perd ainsi sa base matérielle. Nikolaï Milioutine explique à Boris Tchitcherine : « Mater la Pologne et l’attacher à la Russie est un rêve impossible ; en revanche, avec l’aide de la réforme paysanne, on est assuré d’être tranquille pour vingt-cinq ans et peut-être plus. Or, que demander encore, lorsqu’on est un homme d’État23 ? »

La Pologne restera tranquille quarante ans durant, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Toutefois, ainsi que l’avait prédit Nikolaï Milioutine, il sera impossible de « l’attacher à la Russie ». Sapant le pouvoir des propriétaires nobles polonais en Ukraine, le gouvernement tsariste accorde aux paysans ukrainiens le droit de racheter la terre à un taux considérablement plus bas que celui fixé par le manifeste de 1861. L’objectif, comme l’indique Iouri Samarine, est de « trancher, dans les gouvernements de l’Ouest et en Ukraine, toutes les racines de la polonité et d’y assurer la suprématie des forces russes et orthodoxes sur l’élément latino-polonais24 ». L’historien français Daniel Beauvois, qui consacre un ouvrage aux Polonais d’Ukraine dans les années 1831-1863, constate : dans la rivalité entre les deux forces s’opposant pour l’hégémonie sur la terre ukrainienne, dans cette rivalité sociale, culturelle, religieuse et linguistique, les Russes l’emportaient toujours, creusant encore et encore le fossé entre Ukrainiens et Polonais25.

Les mesures militaires et sociales se complètent d’une autre, administrative : le Tsarat de Pologne est privé de toute autonomie et transformé en un ensemble de gouvernements dits « de la Vistule ». Les territoires polonais sont donc désormais partie intégrante de l’Empire russe, avec les mêmes droits que les autres (et les mêmes obligations).

Un autre problème est lié, d’une certaine façon, à la Pologne, rompant l’unité de l’Empire russe : la « question juive ». La Russie en a hérité en sus du territoire polonais saisi au cours des partages. En 1791, nous l’avons dit, Catherine II restreignait le nombre des régions où les juifs, devenus sujets de l’impératrice, étaient autorisés à vivre, en instaurant la Zone de Résidence. Son ministre, Gavriil Derjavine, proposait un projet de résolution de la « question juive », suggérant en particulier de transformer les juifs en laboureurs. Mais il leur était bientôt interdit de posséder des terres. Durant la première période des réformes libérales d’Alexandre II, la situation des juifs, très difficile sous Nicolas Ier, devient un peu plus légère. L’insurrection de 1863 fournit cependant un prétexte pour renforcer les mesures restrictives à leur endroit, mais dans les années 1870, le retour aux réformes a un impact bienfaisant sur le statut des juifs. L’accession d’Alexandre III au trône marquera le début d’un nouveau train de mesures antijuives, qui resteront en vigueur jusqu’en 1906.

Les modifications de la politique à l’égard des juifs ne changent rien à l’essentiel. Seuls, deux groupes nationaux sont officiellement qualifiés d’étrangers dans l’Empire russe : les populations autochtones du Grand-Nord et les juifs. La stricte limitation de leurs droits – Zone de Résidence, numerus clausus dans les établissements d’enseignement, interdiction de posséder de la terre, etc. – se fonde principalement sur des motifs religieux. Les peuples du Grand-Nord sont païens, ils sont donc « autres », « étrangers ». La conversion à l’orthodoxie donne à un juif, aux termes de la loi, tous les droits dont jouissent les Russes. Mais la « menace » religieuse que représentent les juifs n’est pas liée à leur seule foi ; elle s’explique également par leurs prétentions à être le « peuple élu ».

En 1877, Fiodor Dostoïevski note, offensé, dans son Journal d’un écrivain, que « depuis quelque temps », il reçoit « des lettres » de juifs, lui reprochant ses attaques et sa haine contre eux, non pas en raison de leurs défauts particuliers mais en tant qu’ethnie. L’auteur des Frères Karamazov rejette catégoriquement l’accusation, affirmant qu’il « n’est pas, dans le peuple russe, de parti pris haineux à l’égard des juifs ». Il souligne qu’il est personnellement favorable à « un complet élargissement des droits des juifs dans les textes législatifs et, à condition que ce soit possible, à une pleine égalité avec la population de souche ». Mais Fiodor Dostoïevski, convaincu que le peuple russe est l’élu de Dieu, tient pour sacrilège la prétention des juifs à entretenir des liens privilégiés avec la divinité. L’hostilité envers les juifs est due à la rivalité : il ne peut y avoir, au sein d’un même État, deux peuples élus. Les autochtones, en outre, ne peuvent qu’avoir l’avantage, les « étrangers » étant forcément des usurpateurs.

La haine des juifs, l’antisémitisme ne sont pas dictés par les seules considérations religieuses. Ouvrant la voie du capitalisme, les réformes d’Alexandre II entrouvrent les portes de la Zone de Résidence, en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Les marchands, en Russie, sont répartis en trois guildes, selon l’importance de leur capital. Les juifs membres de la première guilde sont autorisés à vivre hors de la Zone de Résidence, sans être obligés pour autant de se convertir à l’orthodoxie. L’effritement du monde juif clos – habitants de petites villes dans les gouvernements du Sud-Ouest –, conséquence des réformes qui ébranlent la Russie, entraîne un départ des jeunes, en quête de nouvelles valeurs et d’un but dans la vie. Le mouvement révolutionnaire accueille ces jeunes gens – filles et garçons – en son sein, sans se soucier des questions de nationalité ou de religion.

L’apparition, parmi les capitalistes et les révolutionnaires, de représentants d’un peuple redouté parce qu’étranger – et méprisé pour son étrangeté –, suscite une vague croissante d’antisémitisme, particulièrement forte dans les régions où les juifs sont les plus nombreux. Dans les gouvernements centraux de l’empire, où ils demeurent quasi inexistants, l’antisémitisme reste à caractère religieux, abstrait. Dans les provinces du Sud-Ouest, il est, en revanche, on ne peut plus actif. Le premier pogrome de l’histoire moderne a lieu en 1871, à Odessa. Il est organisé par des marchands grecs qui décident de régler leurs comptes avec leurs concurrents juifs. Ailleurs, on trouvera facilement d’autres prétextes. Ainsi, en août 1881, les membres du mouvement révolutionnaire « La Volonté du Peuple », qui comptent un certain nombre de juifs dans leurs rangs, organisent un pogrome en Ukraine, avec ce mot d’ordre : « Abattons les pans et les youpins ! » En l’occurrence, le prétexte est le mécontentement social à l’égard des propriétaires terriens polonais et des juifs à leur service.

La « question polonaise » exceptée, la situation à l’intérieur de l’empire ne suscite aucune inquiétude sérieuse du côté des autorités. Le cadre solide de l’État russe garantit la tranquillité. La grande orientation des réformes consiste à améliorer le fonctionnement de l’administration de l’empire, dans le nouveau contexte engendré par l’émancipation paysanne. Les réformes sont nécessaires avant tout pour restaurer la puissance de la Russie qui, par sa position géopolitique, ne peut pas ne pas jouer un rôle influent dans le concert des puissances mondiales.

Le « recueillement », pierre angulaire de la politique étrangère russe depuis Gortchakov – qui juge indispensable un répit pour reprendre des forces – est de courte durée. La puissance et le prestige de l’empire ne peuvent être rétablis qu’avec l’aide d’alliés. Leur recherche entraîne la Russie dans le système complexe des intérêts internationaux. En 1799, le comte Fiodor Rostoptchine, qui dirigeait les affaires étrangères sous le règne de Paul Ier, formulait ainsi sa vision des choses : « La Russie ne doit avoir, avec les puissances étrangères, aucun lien, autre que commercial. Les circonstances, si souvent changeantes, peuvent engendrer de nouvelles relations et de nouveaux liens, mais tout cela ne peut être que le fruit du hasard et doit demeurer temporaire. » En marge, l’empereur avait noté : « Vérité sacrée26. » Le fils de Paul, Alexandre Ier, ne partageait pas ce point de vue sur les missions de l’empire : après sa victoire sur Napoléon, il mena une politique de défense des « principes éternels de la morale et de l’ordre », qui s’étendit à toute l’Europe, y compris la péninsule Ibérique. Le rayon d’action de la politique extérieure de Nicolas Ier fut, lui, un peu moins large. En Europe, cette politique consista à remettre de l’ordre et à liquider les foyers de révolution sur les marches lointaines de la Russie.

En démontrant la faiblesse de la Russie, la défaite dans la guerre de Crimée définit une zone d’intérêt encore plus étroite en Europe : les Balkans. Les possessions européennes de l’Empire ottoman représentent sa partie la plus vulnérable. Les populations des Balkans, slaves et orthodoxes dans leur immense majorité, semblent l’allié naturel de l’empire slave orthodoxe. Défaite par la coalition de Crimée, la Russie a perdu, avec la neutralisation de la mer Noire ses positions dans les Balkans.

À la recherche d’alliés, la Russie se tourne vers la France, instigatrice du conflit de Crimée, pendant lequel elle fut le principal adversaire militaire des Russes. Paris manifeste également un désir de rapprochement. Sébastopol réduit en cendres, la communauté d’intérêts des deux parties est évidente. Le prétexte de la guerre d’Orient – la polémique sur la détention des clés du temple de Bethléem – n’était sérieux ni pour la France ni pour la Russie. Après la guerre, Paris et Pétersbourg se mettent aussitôt d’accord pour une possession commune des funestes clés. L’Angleterre est en revanche le véritable adversaire de la Russie dans la lutte pour l’influence en Orient. Quant aux relations entre Pétersbourg et Vienne, elles sont marquées au coin d’une méfiance mutuelle : la Russie a gardé un souvenir cuisant de « l’ingratitude » de l’Autriche, de sa « trahison » pendant la guerre de Crimée. De son côté, l’Autriche-Hongrie, dont la moitié de la population est constituée de Slaves, préfère voir son « sauveur » en position de faiblesse.

Le rapprochement russo-français s’édifie sur la base solide de la rivalité avec l’Angleterre et d’intérêts mutuels dans les Balkans. La politique de soutien aux mouvements nationaux, menée par Napoléon III qui souhaite affaiblir les empires multi-ethniques – Autriche-Hongrie et Empire ottoman – correspond parfaitement aux intérêts de la Russie. Le prince Gortchakov, qui déteste l’Autriche-Hongrie, est un ardent partisan de l’union avec la France.

Le premier résultat tangible de la politique commune dans les Balkans est la réunion, en 1859, de deux principautés : la Moldavie et la Valachie. Alexandre Cuza en devient le prince. En 1861, le sultan est contraint de donner son accord pour la formation d’un unique gouvernement. Ainsi naît la Roumanie. Elle reste sous protectorat turc, mais celui-ci est purement formel. En Serbie, la France soutient la dynastie des Obrenovic et obtient la reconnaissance de ses droits héréditaires au trône. En 1858, des navires français et russes font leur apparition dans l’Adriatique et obligent la Turquie à cesser sa guerre contre le Monténégro et à accepter que ce dernier étende son territoire. Une rencontre entre Alexandre II et Napoléon III à Stuttgart, en septembre 1857, démontre à l’ensemble de l’Europe l’entente cordiale des deux ennemis de naguère.

Alexandre II est nettement moins francophile que son ministre des Affaires étrangères. L’empereur s’inquiète de la politique italienne de Napoléon III, qui, vue de Pétersbourg, paraît attiser l’incendie révolutionnaire. Le fils de Nicolas Ier a toujours préféré les États « bien-pensants » : la Prusse et, en dépit de sa trahison, l’Autriche. Il n’en est pas moins évident que l’alliance avec la France aide la Russie à retrouver une part considérable de son prestige dans les Balkans.

La révolte de Pologne fait exploser l’accord franco-russe. Les « puissances de Crimée » soutiennent les Polonais insurgés. La France entière est de leur côté : les démocrates défendent « la malheureuse Pologne » au nom de la liberté, les cercles cléricaux soutiennent les Polonais catholiques au nom de la religion. L’Angleterre prend également le parti de la Pologne dont la révolte affaiblit la Russie, rompt l’entente franco-russe, mais aussi parce que les Polonais sont populaires au Royaume-Uni, particulièrement en Irlande. Le gouvernement autrichien qui, en 1846, écrasait sans pitié le soulèvement polonais de Galicie, encourage presque ouvertement les insurgés.

Les « puissances de Crimée » ne visent pas la restauration de la Pologne. Londres n’ignore pas qu’une Pologne ressuscitée ferait immédiatement alliance avec la France, ce qui conférerait à cette dernière un trop grand poids en Europe. L’Autriche, elle, comprend que le rétablissement de l’État polonais serait un exemple détestable pour ses populations slaves. La France, enfin, sait qu’elle n’est pas en mesure, seule, de restaurer la Pologne. En outre, aucun partisan des révoltés n’a l’intention de les aider vraiment. En juin 1863, les puissances s’adressent à la Russie pour lui proposer de cesser ses opérations militaires, de déclarer une amnistie pleine et entière pour les insurgés, de restaurer la « Charte constitutionnelle » de 1815. Le prince Gortchakov répond que la condition préalable aux pourparlers est la capitulation des émeutiers. Ne participeront, en outre, aux discussions que les trois puissances se partageant la Pologne.

La France et l’Angleterre se voient ainsi exclues des pourparlers sur la Pologne, mais pas la Prusse. La Russie, nous l’avons dit, a été la grande vaincue de la guerre de Crimée. Mais les vainqueurs n’en sont apparus que plus tard. L’un d’eux est le Piémont, qui avait pris part au conflit : l’Italie se réunit autour de lui. La Prusse en est un autre, bien qu’elle n’ait pas combattu. Son alliance avec la Russie lui permet de former l’Empire germanique, de la même façon que le soutien des tsars russes avait permis, autrefois, de créer la Prusse, à partir du Brandebourg.

La Prusse est la seule puissance européenne à soutenir le gouvernement russe dans sa lutte contre les insurgés polonais. Pendant la guerre de Crimée, elle a adopté une politique de neutralité bienveillante. Mais la défaite de la Russie donne naissance, dans les cercles gouvernementaux prussiens, à des projets de démantèlement de l’Empire russe : les provinces baltes (avec Pétersbourg) seraient partagées entre la Prusse et la Suède, on restaurerait la « grande Pologne » d’une mer à l’autre, le reste serait réparti entre la Grande et la Petite-Russie. La justification de ces projets est l’ouvrage très érudit du baron Haxthausen dont s’inspirent les slavophiles. L’auteur y évoque les perspectives de développement d’une Russie comptant une population de cent millions de personnes. La Prusse, alliée à l’Angleterre, prendrait sur elle d’écarter ce danger pour l’Europe27.

Le programme de démantèlement de la Russie est intéressant en ce qu’il révèle des tendances constantes dans la politique prussienne, puis dans celle de l’Allemagne, jusqu’à ce que cette dernière tente de les réaliser, au cours des années 1940. Ces tendances donnent également une idée du degré de résistance à une autre politique, celle proposée, puis mise en pratique par Otto von Bismarck. Le projet de faire l’unité de l’Allemagne, « par le fer et le sang », autour de la Prusse implique, selon Bismarck, l’instauration de liens d’amitié avec la Russie. « Avec la France, écrit-il, nous n’aurons jamais la paix ; avec la Russie, il n’y aura jamais besoin d’une guerre, si les fadaises libérales ou les sottises dynastiques ne viennent pas fausser le jeu28. »

Les deux conceptions de politique étrangère se heurtent aussi à Pétersbourg. Évoquant le temps où il était ambassadeur de Prusse en Russie (1859-1862), Bismarck souligne les « tendances anti-allemandes de la jeune génération », autrement dit des diplomates de l’après-Nicolas Ier, et en particulier du prince Gortchakov. Ces sentiments anti-allemands ne viennent pas seulement du fait que, comme le note Saltykov-Chtchedrine, « la moitié des fonctionnaires russes et tous les apothicaires sans exception sont allemands ». Les slavophiles répètent avec une insistance croissante que les Allemands sont ennemis des Slaves. Cela concerne principalement l’Autriche, mais l’augmentation de la puissance prussienne commence à inquiéter sérieusement diplomates et militaires.

Alexandre II, en revanche, est – même au temps du rapprochement avec la France – fermement partisan de la vision « pro-allemande ». Lorsque, en 1860, le comte Kisselev, ambassadeur russe à Paris, présente à l’empereur un projet d’alliance formelle avec la France, Alexandre II note en marge : « Contre qui ? » La Prusse et l’Autriche-Hongrie semblent le rempart de la tranquillité en Europe. En outre, le tsar russe nourrit un immense respect pour son oncle, le kronprinz Guillaume qui, en 1861, montera sur le trône et, dix ans plus tard, deviendra empereur germanique sous le nom de Guillaume Ier. « À la différence de nombre de ses sujets et hauts fonctionnaires, répète Bismarck, Alexandre II avait de la sympathie pour nous… et nous pouvions compter que, dans la mesure de ses possibilités, il ne laisserait pas la Russie se dresser contre nous29 ». Quand, avant de quitter Pétersbourg, l’ambassadeur de Prusse fait ses adieux au tsar et lui dit son regret d’abandonner un pays qui le séduit, Alexandre II lui propose aussitôt de passer au service de la Russie. Mais Bismarck a d’autres projets.

Le débat sur l’orientation de la politique étrangère russe prend fin en 1863. Seule la Prusse, alors, soutient la Russie qui entreprend d’écraser l’insurrection polonaise. Témoin privilégié des événements, Otto von Bismarck considère comme l’une de ses missions à Pétersbourg la nécessité de lutter contre ce qu’il appelle la politique « polonophile » de Gortchakov. Le tsar explique à l’ambassadeur de Prusse qu’il existe un projet de rétablir la situation de 1815, la Pologne, foyer de révoltes, bénéficiant du soutien des États européens. Il est au demeurant impossible de russifier les Polonais, en raison de leur catholicisme et du manque d’expérience de l’administration russe. « Je ne puis juger, commente Bismarck dans quelle mesure ce projet a été bien pensé30. » L’ambassadeur de Prusse évoque très simplement les raisons de son action contre la normalisation des rapports russo-polonais : de bonnes relations entre Russes et Polonais entraîneraient un renforcement des liens russo-français.

Au début de 1863, le général prussien Gustav von Alwensleben signe, à Pétersbourg, une convention aux termes de laquelle la Prusse s’engage à n’apporter aucune aide, directe ou indirecte, aux insurgés polonais et, en cas de nécessité, à participer activement à l’écrasement des rebelles, de part et d’autre de ses frontières. Pour Bismarck, la convention d’Alwensleben – c’est le nom qu’elle prend finalement – a une valeur moins militaire que diplomatique. Les troupes russes, reconnaît le « chancelier de fer », sont capables de venir à bout des émeutiers polonais, sans l’aide prussienne. Cela, les adversaires d’un rapprochement avec la Prusse au sein du gouvernement russe – avant tout, le prince Gortchakov et le grand-duc Constantin – le comprennent parfaitement. La décision de signer la Convention est prise par Alexandre II. Bismarck conclut : « La Convention fut un coup d’échec réussi qui permit de gagner la partie. » Le heurt des deux tendances dans le gouvernement russe – monarchique antipolonaise et panslave polonophile – s’achève par la victoire de la première31.

L’armée russe écrase la révolte polonaise sans l’aide de la Prusse. Mais cette dernière obtient – comme rétribution pour la convention d’Alwensleben – l’accord de la Russie pour la prise du Schleswig et du Holstein, deux provinces danoises. En 1864, les troupes prussiennes font irruption au Danemark, tendant une main fraternelle et secourable à la minorité allemande qui peuple le Schleswig et le Holstein. Il y a bien longtemps que la Prusse ne fait plus mystère de ses prétentions sur ces provinces danoises. Gortchakov, lui, est catégoriquement contre. Il ne cesse de répéter : « Jamais la Russie ne tolérera que le Belt32 devienne un second Bosphore33. » Mais il ne peut aller contre la volonté de l’empereur. De la même façon, les liens – très anciens – d’amitié et de parenté avec le Danemark ne feront pas obstacle au développement de relations étroites avec la Prusse.

En 1864, la Prusse l’emporte sur le Danemark, effectuant un premier pas sur la voie de l’empire. En 1866, un deuxième pas est franchi : l’armée prussienne défait les Autrichiens. Cette fois, en plus de la neutralité bienveillante de la Russie, la Prusse a bénéficié de celle de la France dont elle fera sa victime en 1870. La victoire sur l’Autriche donne à la Prusse la possibilité de créer la Confédération de l’Allemagne du Nord, qui inclut tous les États situés au nord de la ligne du Main. Le découpage de l’Europe, auquel avaient procédé les vainqueurs de Napoléon en 1815, s’en trouve changé. Cela signifie, entre autres, qu’un puissant voisin est apparu aux frontières occidentales de la Russie. Beaucoup, dans les cercles russes dirigeants, en sont effrayés. Mais un petit groupe influent de diplomates et de militaires voit dans le rapprochement avec la Prusse une garantie de tranquillité aux frontières russes, permettant de mener une politique active à l’est.

Établie à la fin du XIXe siècle, la chronologie des événements majeurs du règne d’Alexandre II, retient, après 1856 (date de la signature du traité de Paris, consignant la défaite de la Russie) : 1858 – annexion de la région de l’Amour ; 1859 – conquête de l’est du Caucase ; après la césure de l’insurrection polonaise de 1863, conquête de l’Ouest caucasien en 1864. Viennent ensuite les dates de la progression victorieuse en Asie centrale : 1865 – prise de Tachkent ; 1868 – prise de Samarkand et Boukhara ; 1873 – conquête de Khiva ; 1876 – annexion du khanat du Kokand ; 1881 – prise du réduit fortifié de Ghéok-Tépé. L’auteur de la chronologie retient en outre la guerre russo-turque des années 1877-1878.

La politique de « recueillement » décrétée par le ministre des Affaires étrangères, Gortchakov, rencontre une sérieuse résistance au département Asie du ministère, chargé de la politique russe dans les Balkans, en Asie et en Extrême-Orient, ainsi qu’au ministère de la Guerre. L’Asie centrale retient l’attention des partisans d’une politique expansionniste. Cette orientation intéresse la Russie depuis longtemps, sans être pour autant jugée de première importance.

À la fin des années 1850, néanmoins, le rôle accordé à l’Asie centrale se trouve considérablement accru. Dans les années 1859-1861, plusieurs conseils gouvernementaux ont lieu à Pétersbourg, consacrés aux questions de politique moyen-orientale. En 1861, Nikolaï Ignatiev, diplomate de vingt-huit ans ayant rang de général-major, est nommé directeur du département Asie. Occupant (à partir de 1856) le poste d’attaché militaire à Londres, Nikolaï Ignatiev acquiert la conviction que l’Angleterre est l’ennemi numéro un de la Russie. En portant un coup à la Grande-Bretagne dans ses colonies d’Asie, la Russie sera en mesure de résoudre ses problèmes dans les Balkans. Jusqu’à la fin des années 1870, Ignatiev jouera un rôle important – au titre d’ambassadeur à Constantinople, à compter de 1864 – dans la définition de la politique étrangère russe.

Soutenu par les gouverneurs militaires d’Orenbourg et de Sibérie orientale, le directeur du département Asie propose de lancer sans délai l’offensive en Asie centrale. Le plan d’Ignatiev s’inscrit dans la continuité des projets d’Ivan Kirillov qui, sous le règne d’Anna Ioannovna, avait fondé Orenbourg (1736) et rêvait de « réunir les provinces morcelées de Boukhara et Samarkand ».

Un siècle durant, la Russie déferle sur l’Asie centrale. En 1853, après la conquête de la grande forteresse du khanat du Kokand, Ak-Meshet (rebaptisée Fort Perovski, puis Kzyl-Orda), la Russie détient le cours inférieur du Syr-Daria et sa frontière s’est déplacée d’Orenbourg jusqu’aux limites du Turkestan. Après la prise du bassin méridional du lac Balkach (en 1854, est fondée la ville de Verny qui deviendra par la suite Alma-Ata), la frontière est transférée dans la région des Sept-Rivières (Semiretchié). Le rêve d’Ivan Kirillov devient réalité.

Au début du XIXe siècle, des États se sont créés en Asie centrale : Boukhara, Kokand, Khiva. Ils deviennent la cible de l’expansionnisme russe. On prend comme prétexte les attaques des caravanes russes et des tribus autochtones vivant en territoire russe, par des « pillards ». Deux motivations fondent la politique de la Russie : l’une, politique, consiste à faire obstacle aux projets de l’Angleterre en Asie ; l’autre est d’ordre économique : ce sont les intérêts de l’industrie russe en développement et du négoce.

Au début des années 1860, Alexandre II soutient le prince Gortchakov qui fait de l’Europe le grand front diplomatique et se refuse à envenimer les rapports avec l’Angleterre. L’insurrection polonaise de 1863 change la situation. L’Angleterre prend résolument – au niveau diplomatique – le parti des insurgés. En novembre 1864, l’empereur signe un plan de progression en Asie centrale, préparé conjointement par le ministère des Affaires étrangères et celui de la Guerre. Entre-temps, les opérations militaires ont commencé. De juillet à septembre 1864, les troupes russes portent un coup très dur à l’armée du Kokand, adversaire le plus irréductible de la Russie. Après un premier assaut manqué, le général Tcherniaïev s’empare de la ville de Tachkent, en juin 1865. Il s’agit, avec une population de cent mille personnes, de la ville la plus importante d’Asie centrale. Le khanat de Khiva signe un traité de paix qui le transforme en protectorat russe. En mai 1866, l’armée de l’émir de Boukhara est anéantie. Là encore, un décret est signé qui fait de l’émir le vassal de la Russie.

Ces victoires faciles, qui s’expliquent par la supériorité colossale de l’armée russe, ralliée, une fois achevée la conquête du Caucase, par les vétérans des guerres contre les montagnards, et équipée de fusils à canon rayé, viennent à bout des dernières résistances des cercles gouvernementaux pétersbourgeois. Mal équipées, mal entraînées, les armées du Kokand, Boukhara et Khiva ne sont pas en mesure de faire obstacle aux troupes du « Tsar Blanc », ainsi qu’elles nomment l’empereur de Russie. Les troupes russes, toutefois, sont freinées dans leur progression par le désert, la chaleur, les maladies. En 1867, est créé le gouvernorat militaire du Turkestan, qui inclut des territoires garantissant l’autorité de la Russie dans les vallées des deux grands fleuves d’Asie centrale : le Syr-Daria et l’Amou-Daria. À sa tête, est nommé, concentrant entre ses mains les pouvoirs militaire et civil, l’un des meilleurs administrateurs russes de ce temps, le général Kaufman.

Après avoir consolidé son pouvoir au cœur de l’Asie centrale, le gouverneur Kaufman, en plein accord avec le ministère de la Guerre, lance l’offensive sur Khiva et le territoire des tribus turkmènes. En 1869, Krasnovodsk est prise. En 1873, les troupes russes marchent sur Khiva ; le khanat est conquis en mai. Son khan signe un traité par lequel il se reconnaît le vassal de Pétersbourg. En 1875, la population du Kokand se soulève contre son khan et est impitoyablement écrasée par les armées russes. À cette occasion, un jeune général, Skobelev (1843-1888), devient brusquement célèbre dans toute la Russie. Il est nommé gouverneur militaire de la région de Ferghana (l’ancien khanat du Kokand).

Au milieu des années 1870, une part considérable de l’Asie centrale est, sous une forme ou une autre, dépendante de la Russie : certains territoires sont devenus partie intégrante de l’empire, d’autres ont été temporairement vassalisés. Les victoires de la Russie, écrit dans un rapport le ministre de la Guerre Milioutine, « eurent un retentissement bien au-delà des limites de l’Asie centrale. Les Anglais, qui ne supportaient pas le moindre de nos succès dans cette région du monde, s’en inquiétèrent particulièrement34 ».

La Grande-Bretagne s’alarme, en effet, voyant « l’ours russe » se rapprocher des frontières de l’Inde. La Russie s’inquiète aussi, constatant l’inquiétude des Anglais. Pétersbourg se cherche des alliés. Et lorsqu’aux États-Unis, éclate la guerre entre nordistes et sudistes, la Russie soutient résolument le gouvernement de Lincoln. En gage des chaleureux sentiments qui animent la Russie impériale envers les États-Unis républicains, Pétersbourg envoie une escadre militaire. L’Angleterre, qui soutient ouvertement les États esclavagistes, perçoit ce geste comme l’expression du mécontentement russe à l’égard de sa politique. Après le coup de feu de Karakozov, le Sénat américain adresse en Russie, en avril 1866, un message spécial dans lequel il dit quelle fut la joie du peuple américain d’apprendre que la vie d’Alexandre II avait été préservée. L’envoyé spécial du Sénat se rend à Pétersbourg, afin de remettre la missive en main propre à l’empereur.

C’est l’époque où des pourparlers intensifs ont lieu concernant la vente de « l’Amérique russe » – l’Alaska – aux États-Unis. Après la vente, en 1842, de Fort Ross à John Satter par la Compagnie russo-américaine, se pose la question de l’Alaska. En 1858, l’ambassadeur russe à Washington reçoit pour instructions de laisser prudemment entendre aux Américains qu’il ne serait pas impossible de convaincre la Russie de se séparer de l’Alaska. Les pourparlers prennent un caractère plus concret, une fois terminée la guerre civile aux États-Unis.

Une série de motifs poussent Alexandre II à se persuader de la nécessité de renoncer à ce lointain territoire d’outre-mer. Le premier est la certitude que la Russie est une puissance continentale. C’était aussi l’avis d’Alexandre Ier. Lorsqu’en 1812, les îles Hawaii lui avaient proposé de se placer sous protectorat russe, le vainqueur de Napoléon avait refusé. La Russie n’avait pas de flotte apte à sillonner les océans et elle était loin de songer à en construire une. La progression victorieuse de l’Empire en Extrême-Orient déplace le centre des intérêts russes, des rivages américains vers l’Asie orientale et la Manchourie.

Les États-Unis comptent de nombreux opposants à l’acquisition de l’Alaska, terre de glace qui semble absolument inutile (on n’y découvrira de l’or qu’en 1896). L’idée elle-même est qualifiée de « folie de Seward », du nom d’un secrétaire d’État qui insiste obstinément pour que l’affaire soit conclue. Le baron de Stockle, ambassadeur russe, demande dix millions de dollars, William Seward en propose cinq. En 1867, les États-Unis acceptent de verser sept millions deux cent mille dollars pour « l’Amérique russe ».

La vente s’effectue alors que la Russie progresse rapidement en Asie centrale. Alexandre II « se recueille » pour consolider l’essentiel de son programme d’élargissement des frontières continentales. Visant à stabiliser la position de la Russie en Extrême-Orient, Pétersbourg normalise, en 1875, ses relations avec le Japon. En 1855, le général Poutiatine, en mission au Japon – après la « découverte » de ce pays, à l’aide des canonnières américaines du commodore Perry –, signait un traité, fixant la frontière des deux États entre les îles Kouriles d’Itouroup et d’Ouroup. En conséquence, le Japon obtenait les îles Khaboman, Chikotan, Kounachir et Itouroup. Sakhaline était déclarée « indivise ». Vingt ans plus tard, la Russie accepte de céder au Japon l’ensemble des îles Kouriles, à condition qu’il renonce à ses prétentions sur la partie méridionale de Sakhaline.

L’opinion russe désapprouve ces accords qui réduisent le territoire de l’empire. La Voix (Golos), influent périodique pétersbourgeois, organe de presse des libéraux modérés, est en butte aux persécutions de la censure pour avoir critiqué la vente de l’Alaska. « De l’échange des îles Kouriles contre Sakhaline, la Russie n’a non seulement retiré aucun avantage, mais elle est le dindon de la farce, car si le Japon construit un port puissant sur une des Kouriles, coupant ainsi la liaison entre la mer d’Okhotsk et celle du Japon, la Russie perdra l’accès à l’océan Pacifique et se retrouvera comme prise au piège. À l’inverse, si elle avait conservé la possession des îles, le Pacifique lui eût à jamais été ouvert35. »

Historien émigré, Gueorgui Vernadski écrit en 1927 : « Stupéfiante fut la légèreté avec laquelle le gouvernement d’Alexandre II céda à ses voisins une partie du territoire de l’État russe. Une légèreté qui en dit long sur l’effondrement de la notion de puissance au sein du gouvernement russe et dans l’opinion. » L’historien imagine que le gouvernement et la société étaient trop occupés par les affaires intérieures36. En 1995, toutefois, alors que les mêmes affaires intérieures continueront de retenir l’attention de la société et du gouvernement, un spécialiste de la politique extrême-orientale de la Russie écrira, convaincu : « Tout comme la vente aux Américains, en 1867, de l’Alaska et des îles Aléoutiennes, la cession des Kouriles au Japon fut une lourde erreur de la diplomatie tsariste, qui fit grand tort aux intérêts étatiques de la Russie dans l’océan Pacifique37. » La question des Kouriles continue, à la fin du XXe siècle, de faire obstacle à la normalisation des relations entre la Russie et le Japon.

L’élargissement du territoire de l’empire est systématiquement perçu comme un mouvement naturel, sans rien de commun avec la politique de conquêtes des États européens. « Si l’on examine la chose en toute conscience et justice », écrit Nikolaï Danilevski dans l’ouvrage La Russie et l’Europe, « il apparaît qu’aucune possession de la Russie ne peut être qualifiée de conquête, au sens antinational, donc haïssable pour le genre humain38 ». L’assentiment d’Alexandre II, qui accepte de perdre sans combattre, par un froid calcul, une partie du territoire de l’empire, est un fait unique dans l’histoire russe.

Les succès remportés en Europe permettent d’atténuer la douleur causée par la perte de « l’Amérique russe ». L’abolition du traité de Paris, qui fixait la défaite russe de 1855, est la grande tâche de la politique étrangère russe, après l’avènement d’Alexandre II. Il y faudra quinze ans. Pour y parvenir, et pour s’assurer la bienveillance de son seul « allié fidèle », la Russie aidera la Prusse à devenir un empire puissant.

La guerre menée par la Prusse contre la France semble à la Russie le moment opportun pour annoncer son refus de respecter les articles du traité de Paris limitant ses droits dans la mer Noire. Une circulaire d’Alexandre Gortchakov est adressée aux puissances européennes en octobre 1870, après que l’armée française a capitulé à Metz, reconnaissant la défaite de la France. L’Angleterre et l’Autriche-Hongrie protestent violemment contre cette décision unilatérale de la Russie, mais elles n’ont aucun moyen de s’y opposer. Les États-Unis soutiennent la Russie. Beaucoup plus important est le soutien de la Prusse. Bismarck explique ainsi sa position : « Nous prîmes volontiers le parti de la Russie en 1870, afin de la délivrer des restrictions imposées par le traité de Paris. Elles n’étaient pas naturelles et l’interdiction de circuler librement près de son propre littoral était, pour une puissance comme la Russie, insupportable à long terme, parce qu’humiliante. » Et le chancelier allemand ajoute sans ambiguïté : « En outre, il n’était pas dans nos intérêts d’empêcher les forces immenses de la Russie de marcher vers l’est39. » En d’autres termes : il est plus rentable pour l’Allemagne que la Russie progresse à l’est, plutôt qu’à l’ouest.

Au début de 1871, une conférence des puissances européennes se réunit à Londres, à l’initiative de Bismarck. Elle accepte la levée de toutes les restrictions concernant la Russie, la Turquie et les autres États du littoral. La Russie peut donc avoir sa flotte dans la mer Noire et installer des bases militaires. De fait, la Russie était en mesure, auparavant déjà, de construire des navires de guerre. Après la signature de la convention de Londres, elle n’en mettra pourtant aucun en chantier pendant sept ans, bien qu’une circulaire de Gortchakov affirme notamment que l’apparition d’un nouveau type de bâtiments militaires – des cuirassés – rend les restrictions du traité de Paris particulièrement pénibles pour la Russie. Mais l’important, ici, n’est pas les cuirassés (dont l’absence se fait durement sentir au cours du conflit contre la Turquie), c’est le prestige de la grande puissance. Ce prestige est restauré. Dans une adresse au prince Gortchakov, Fiodor Tiouttchev exprime sa joie de cette victoire majeure de la diplomatie russe : « Oui, vous avez tenu parole, Sans montrer un canon ni un rouble, Notre terre russe bien-aimée Rentre à nouveau dans ses droits. »

Il s’agit effectivement d’une victoire diplomatique : sans combattre, en mettant simplement à profit une situation favorable pour elle en Europe, la Russie reprend ce qu’elle avait perdu après sa défaite de 1855. Mais, en quinze ans, la situation a changé en Europe. La Prusse est devenue un empire. La conférence de Londres se tient durant les jours où le roi Guillaume de Prusse est proclamé « empereur germanique » à la Galerie des Glaces du palais de Versailles. Bismarck rapporte que Guillaume voulait être « empereur d’Allemagne ». Mais le chancelier, redoutant le mécontentement des innombrables monarques allemands, le persuada d’opter pour « Guillaume Ier, empereur germanique ».

Au début de septembre 1872, Alexandre II se rend à Berlin où Bismarck a également convié l’empereur d’Autriche, François-Joseph. Projetant une alliance avec l’Autriche-Hongrie, vaincue de fraîche date, le chancelier veut y associer la Russie. Les trois puissances signent un pacte que l’Europe baptisera : « l’Entente des trois empereurs ». De fait, les empereurs ne signent pas vraiment de pacte, ils se contentent d’échanger (en 1873) des notes concernant trois questions : le maintien des frontières de l’Europe ; la question d’Orient ; l’adoption de mesures communes contre la révolution qui menace tous les trônes. On revient, semble-t-il, aux traditions de la Sainte-Alliance, avec, cette fois, le rôle prédominant de l’Allemagne qui lie entièrement l’Autriche-Hongrie à sa politique. Commentant, en 1949, la rencontre des trois empereurs à Berlin, Evgueni Tarlé qualifiera « l’Entente » de « subterfuge et tromperie parfaitement réussis pour Bismarck, et entièrement dirigés contre les intérêts de la Russie40 ».

Le point de vue de l’historien soviétique, exprimé dans l’ivresse de la victoire sur l’Allemagne, fût-elle nazie, est partagé par de nombreux contemporains de « l’Entente des trois empereurs ». Alexandre Gortchakov, qui dirige officiellement la politique étrangère russe, voit dans la transformation de la Prusse en puissant empire, une menace pour la Russie. Mais Alexandre II, qui prend les décisions en dernier ressort, perçoit dans l’empire de son oncle sous le charme duquel il est tombé à Berlin, un fidèle allié contre la révolution et dans la résolution de la question d’Orient.

La guerre de Crimée suscite, dans la société russe, le plus vif intérêt pour la politique étrangère. Les réformes libérales permettent de formuler des opinions qui ne concordent pas obligatoirement avec le point de vue officiel, et cela concerne avant tout les affaires extérieures. Les périodiques et les journalistes qui analysent la situation internationale deviennent influents. Confirmant le nouveau rôle de la presse russe, l’ambassadeur de France se plaint (c’est du moins ainsi que la chose est perçue à Pétersbourg) d’un article de La Voix, où Napoléon III est critiqué pour sa politique en Italie. Le journal (dont le tirage atteint le chiffre, considérable pour l’époque, de plus de vingt mille exemplaires) reçoit un « avertissement » du gouvernement. Mikhaïl Katkov (1818-1887), rédacteur de la revue Le Messager russe (Russkij vestnik) à partir de 1856, puis, à compter de 1863, du journal Les Nouvelles de Moscou (Moskovskie vedomosti) occupe également une place majeure dans la vie politique et sociale. Proche, durant ses années d’études, de Bielinski, Herzen et Bakounine, Mikhaïl Katkov se consacre ensuite à la critique littéraire, il enseigne la philosophie à l’université de Moscou ; c’est un libéral qui voit dans l’Angleterre un modèle d’organisation étatique. L’insurrection polonaise l’incite à reconsidérer ses options politiques. L’intelligentsia russe ne lui pardonnera pas sa « trahison », son passage, comme diront ses adversaires, « dans le camp de la réaction esclavagiste ».

Mikhaïl Katkov devient un fervent partisan de l’enseignement classique (il milite en faveur de l’augmentation des heures de latin et de grec) qu’il oppose aux sciences naturelles, génératrices de « révolutionnaires » ; il se prononce pour la monarchie autocratique, se fait slavophile et voit dans la libération des frères slaves la mission de la Russie. Jamais, auparavant, la Russie n’a connu de publiciste exerçant une aussi grande influence sur la politique du pays et elle connaîtra par la suite peu de journalistes ayant un tel impact. Engagé dans une dispute avec le ministre Valouïev, Katkov annonce qu’il cesse la publication des Nouvelles de Moscou. Alexandre II joue alors les « conciliateurs ». Séjournant à Moscou au cours de l’été 1866, le tsar rencontre Katkov et lui demande de reprendre l’édition du journal. Un pamphlet paru au début de 1870 énumère les exploits du rédacteur des Nouvelles de Moscou : « Qui dirige toute la Russie ? Qui fait et défait les ministres ?… Qui a sauvé les Russes des Polonais… Mikhal Nikiforytch Katkov41. »

L’influence de Mikhaïl Katkov s’explique par le fait que, soutenant la politique d’Alexandre II dans ses grandes lignes, le publiciste la critique dès qu’elle lui semble s’éloigner des intérêts de la Russie, tels qu’il les comprend. Cela touche avant tout la politique étrangère. De ce point de vue, l’opinion est majoritairement de son côté. Cela apparaît clairement en 1863, lorsque Mikhaïl Katkov appelle, dans ses éditoriaux, à briser l’insurrection polonaise et dénonce Herzen qui, nous l’avons dit, soutient, depuis Londres, dans La Cloche, la lutte que mènent les Polonais pour leur libération. Dans le conflit qui oppose État et liberté, l’opinion publique russe opte pour l’État et suit Mikhaïl Katkov, rejetant Herzen. Au demeurant, Katkov voit dans la révolte de Pologne un combat, non pas pour la liberté, mais pour le pouvoir, ainsi qu’une « intrigue jésuite, tant par son origine que par son caractère ».

L’orientation slavophile de Mikhaïl Katkov naît de sa critique de la politique étrangère russe. Le rédacteur des Nouvelles de Moscou juge l’amitié avec l’Allemagne, ennemie des Slaves, dangereuse pour l’empire. Là encore, le point de vue de Mikhaïl Katkov reflète celui de la majorité de l’opinion russe. Pendant la guerre de 1870, le gouvernement d’Alexandre II soutient la Prusse (bien que l’attitude officielle soit celle d’une neutralité bienveillante). L’opinion, elle, est du côté de la France. Chroniqueur fidèle, Alexis Nikitenko consigne dans son journal, le 14 janvier 1871 : « … Dans toutes les sociétés que j’ai l’occasion de fréquenter, s’expriment l’hostilité pour les Prussiens triomphants et la compassion pour les malheurs de la France. Hommes et femmes, gens simples ou instruits, tous sont unanimes sous ce rapport42. » Un autre contemporain résume plus lapidairement la situation : « Jamais, notre gouvernement ne s’est trouvé en aussi grand désaccord avec l’opinion que pendant la défaite de la France au profit des armées allemandes43. »

Le renforcement de la Prusse, sa transformation en empire ajoutent à la vieille hostilité russe un sentiment de peur. Des tendances anti-allemandes sont exprimées par les tenants des opinions politiques les plus diverses. Mikhaïl Bakounine stigmatise les « tsars allemands », la dynastie Holstein-Gottorp des Romanov. Il parle de « joug allemand bicentenaire », considère qu’il serait « bon de faire la guerre aux Allemands » et, plus encore, que c’est « une nécessité pour les Slaves44 ». Le général Mikhaïl Skobelev (1843-1882), héros le plus glorieux de la guerre en Asie centrale et contre les Turcs, ne met pas moins de passion à exprimer les mêmes points de vue. Des portraits du « général blanc », jeune commandant en uniforme blanc, chevauchant un blanc destrier, orneront l’intérieur des maisons russes jusqu’en 1917. La popularité de ce héros donne un poids tout particulier à ses opinions. Or, pour le général Skobelev, tout est clair : « Oui, l’étranger est partout chez nous ! Sa main apparaît en toutes choses. Nous sommes les jouets de sa politique, les victimes de ses intrigues, les esclaves de sa force… Et si vous me demandez quel est cet étranger, ce roublard, cet intrigant, cet ennemi si dangereux pour les Russes et les Slaves, je vous le nommerai… C’est l’Allemand. Je vous le répète et vous prie de ne pas l’oublier : notre ennemi c’est l’Allemand45 ! »

Au printemps 1875, le jeune empire allemand, inquiet de la rapidité avec laquelle la France se relève, entreprend de se préparer à un nouveau conflit, afin, dit Bismarck, que « la France malade ne recouvre pas la santé46 ». Bismarck s’informe confidentiellement auprès des Grandes Puissances de leur position en cas de guerre entre l’Allemagne et la France. L’Autriche, qui ne voit rien de bon à un renforcement supplémentaire de l’empire de Guillaume Ier, est de toute façon trop faible pour aller contre les plans de Berlin. Faible, l’Italie l’est plus encore. Ne restent que la Russie et l’Angleterre. Le chancelier russe Alexandre Gortchakov est résolument opposé à une guerre préventive contre la France. Il est soutenu sur ce point par le ministre de la Guerre, Milioutine, que les cercles de la Cour ont surnommé le « germanophobe ». En mai 1875, Gortchakov adresse aux ambassadeurs russes une circulaire, dans laquelle il déclare que, grâce aux efforts de la Russie, la menace de guerre a disparu en Europe. L’Angleterre, qui ne veut pas laisser au gouvernement de Pétersbourg la gloire de la paix, exprime à son tour sa désapprobation des projets de guerre préventive.

Analysant les causes de son échec, Bismarck en rejette toute la faute sur Gortchakov qui, comme l’écrit le chancelier allemand, lui a imputé sans raison l’intention de faire la guerre à la France. Bismarck explique que « la seule garantie de solidité de l’amitié russe réside dans la personne de l’empereur régnant47 ». Quand Gortchakov réussit à persuader Alexandre II du danger de la politique allemande, la politique russe se met à changer. Le prince Bismarck ne cache pas sa déception et lance à Gortchakov cet avertissement : « Je vous le dirai franchement : je suis le bon ami de mes amis et l’ennemi de mes ennemis. »

Gortchakov compte parmi les ennemis de Bismarck. Alexandre II, lui, est un allié potentiel. Le chancelier allemand déploie tous ses efforts pour orienter la politique russe vers l’est. « L’intelligent Bismarck, note Evgueni Tarlé, aspirait aussi avidement à allumer une guerre russo-turque que, par la suite, le stupide et inapte Guillaume II aspirerait à déclencher une guerre russo-japonaise48. » La stratégie orientale de la politique russe, non seulement détourne l’attention de Pétersbourg des affaires européennes, mais elle met la Russie aux prises avec l’Autriche que Bismarck oriente également vers l’est, lui promettant de l’aider à acquérir des territoires dans les Balkans, en guise de consolation pour la perte de ses possessions italiennes. L’homme qui a orchestré « l’Entente des trois empereurs » monte deux de ses membres l’un contre l’autre, en se tenant à l’écart et en assurant de son soutien tant la Russie que l’Autriche. L’habileté diplomatique de Bismarck lui permet de faire en sorte que le mot « Allemand » finisse par désigner principalement, dans la bouche des Russes, les Autrichiens, rivaux directs de la Russie dans les Balkans.

L’opinion russe est l’alliée inattendue de Bismarck. L’idée d’une guerre contre la Turquie gagne les masses. Ces dernières se la représentent comme une guerre de libération, apportant la liberté aux Slaves opprimés par les musulmans. Mais, vus du côté slavophile, les objectifs du conflit sont incomparablement plus vastes. Auteur, dans la seconde moitié des années 1860, de l’ouvrage La Russie et l’Europe, Nikolaï Danilevski en est convaincu : « Tôt ou tard, que nous le voulions ou non, la lutte contre l’Europe (ou, du moins, une immense partie de l’Europe) est inévitable à cause de la question d’Orient, autrement dit pour la liberté et l’indépendance des Slaves, pour la possession de Tsargrad, pour tout ce qui, aux yeux de l’Europe, fait l’objet de l’ambition illégitime de la Russie et, aux yeux de chaque Russe digne de ce nom, représente une exigence absolue de sa mission historique49. »

L’idéologue des slavophiles pose clairement le problème : il est indispensable de résoudre la question d’Orient, donc de libérer les Slaves vivant sous le joug turc et de prendre Constantinople. Puisque l’Europe ne veut pas d’une telle solution, la guerre est inéluctable. Pour Danilevski et les autres slavophiles, la résolution de ce problème géopolitique a une valeur mystique : c’est l’accomplissement de la « mission historique » de la Russie. Sergueï Soloviev considère la question d’Orient comme la lutte de l’Europe et de l’Asie, du littoral et de la steppe. Mais Nikolaï Danilevski réfute cette interprétation. Il affirme qu’il s’agit d’une lutte, non pas entre l’Est et l’Ouest, mais entre les mondes romain-germanique et gréco-slave. La prise des Détroits et de Constantinople fera de la Russie le centre de la future « Union fédérative panslave », appelée à combattre la civilisation romano-germanique « en décomposition ». La Russie a vocation à créer la nouvelle et jeune civilisation des peuples slaves. En leur temps, note Danilevski, les Turcs, en s’emparant de territoires peuplés par des Slaves, ont joué un rôle important, défendant ces derniers contre la « pression romano-germanique » et « l’hérésie occidentale ». L’Empire ottoman a été utile, jusqu’à ce qu’apparaisse un défenseur naturel des Slaves : la Russie.

La « Grande et libre Fédération panslave » dont rêve Mikhaïl Bakounine, englobe les peuples libres de Pologne, de Lituanie et d’Ukraine, mais son objectif est le même que celui de « l’Union fédérative panslave » de Nikolaï Danilevski : c’est « l’aide à nos frères slaves qui languissent aujourd’hui sous le joug du royaume de Prusse et des empires autrichien et turc ». Nous ne remettrons pas le glaive au fourreau, écrit Mikhaïl Bakounine en 1862, « tant qu’un seul Slave demeurera dans l’esclavage allemand, turc ou autre50 ».

Émissaire russe à Constantinople à partir de 1864 et ambassadeur à dater de 1867 (au total, près de treize ans passés dans la capitale de l’Empire ottoman), Nikolaï Ignatiev représente la version réaliste du programme slavophile. Il voit l’importance pratique – stratégique et économique – de la prise des Détroits et de Constantinople : elle permettra de garantir la frontière russe méridionale et de développer le commerce dans la mer Noire. Le diplomate russe perçoit les peuples slaves de la Péninsule balkanique comme des alliés sûrs dans la politique visant à affaiblir l’Empire ottoman. En arrivant à Constantinople, Nikolaï Ignatiev sait ce qu’il veut. Les grands points de son programme sont : restauration du prestige de la Russie, renforcement de son influence sur les chrétiens de l’Empire ottoman, lutte contre l’influence anglaise, mais aussi française et autrichienne, sur la Sublime Porte, relâchement de l’alliance passée par la Russie avec l’Autriche et la Prusse51.

Le programme de Nikolaï Ignatiev va à rebours de la politique russe officielle menée par le ministre des Affaires étrangères, Gortchakov, et que soutient le tsar. Nikolaï Ignatiev n’en conserve pas moins son poste. Cela s’explique par les appuis dont il bénéficie à la Cour, au ministère de la Guerre, ainsi que dans la presse.

L’heure de gloire de Nikolaï Ignatiev sonne au milieu des années 1870. Durant l’été 1875, les Balkans s’embrasent. Une révolte populaire éclate en Bosnie-Herzégovine, province située au nord-ouest de l’Empire ottoman. L’année suivante, celle-ci gagne la Bulgarie. En 1877, la Serbie et le Monténégro entrent en guerre contre la Turquie.

Chaque foyer de l’incendie qui embrase les Balkans est allumé pour des raisons spécifiques. En Bosnie-Herzégovine, la terre appartient à des Slaves, convertis à l’islam après l’arrivée des Turcs. Les paysans qui la travaillent sont, eux, orthodoxes ou catholiques. Les musulmans représentent un tiers environ de la population. La révolte est donc avant tout à caractère social, c’est un soulèvement contre le poids des redevances exigées par les propriétaires terriens. Un nouvel impôt, introduit par le sultan, met le feu aux poudres. La révolte des Bulgares du Rhodope, écrasée avec une brutalité qui stupéfie l’Europe, est de même nature. C’est alors que le mot bachibouzouk devient synonyme de barbarie turque. Pendant plus d’un an, l’armée turque ne parvient pas à mater les insurgés de Bosnie-Herzégovine. La Russie se persuade alors qu’elle n’a pas besoin, pour résoudre la question d’Orient, de guerroyer contre l’Empire ottoman : il suffit de convaincre la Serbie et le Monténégro de la nécessité de le faire eux-mêmes, en leur apportant un soutien matériel et avec l’aide de volontaires. En 1876, le Monténégro, puis la Serbie déclarent la guerre à la Turquie. Nikolaï Ignatiev affirme aux Serbes : « Dès que vous déclarerez la guerre, la Russie vous suivra52. »

Le Comité slave créé à Moscou au début des années 1860 est une organisation publique se fixant pour but de promouvoir les idées du panslavisme. Son action contredit maintes fois la politique officielle, mais elle a le soutien des cercles slavophiles gouvernementaux. Les troubles des Balkans, les atrocités commises par les Turcs en Bulgarie, la guerre de la Serbie et du Monténégro contre l’Empire ottoman donnent une remarquable impulsion à l’action du Comité slave. Dénonçant « la bestialité, les horreurs, le déchaînement enragé des passions les plus sauvages, les jeunes filles brûlées vives » – autant de forfaits des bachibouzouks –, le Comité slave rappelle que tout cela est l’œuvre « de la horde asiate qui campe sur les ruines de l’antique grand tsarat orthodoxe », l’Empire ottoman, qui n’existe que grâce aux « efforts conjugués de toute l’Europe occidentale ».

Les dons commencent à affluer au Comité slave, alimentant le fonds d’aide aux Slaves des Balkans. Interdiction est cependant faite aux zemstvos d’apporter un soutien aux Slaves du Sud sur leurs propres deniers. Des collectes sont organisées dans les églises, les fonctionnaires cèdent un pourcentage de leur traitement. Le Comité réunit à lui seul (d’autres dons sont envoyés directement au Monténégro, en Serbie, en Herzégovine) plus d’un million et demi de roubles pour les besoins de la révolte des Balkans.

La Russie est toujours en paix avec la Turquie, mais un bureau de recrutement est ouvert à Moscou, auprès du Comité, où des volontaires (essentiellement des militaires à la retraite) s’enrôlent dans l’armée serbe. Leur nombre sera de six mille. Le général Mikhaïl Tcherniaïev, héros des campagnes d’Asie centrale, part lui aussi pour la Serbie. Le prince Milan de Serbie lui confie le commandement de l’armée. Il apparaît bien vite que les troupes, peu nombreuses, mal entraînées (la Serbie n’a pas d’armée permanente), mal équipées, ne sont pas en mesure de résister aux soldats turcs expérimentés. Il devient indispensable de sauver la Serbie.

La « révolte des Balkans » se compose de divers foyers qui ne parviendront pas à n’en former qu’un seul. Les slavophiles russes se trompent, en se figurant qu’il existe un mouvement national orthodoxe unanime contre l’oppresseur turc. Les deux principaux peuples slaves de la Péninsule balkanique – Bulgares et Serbes – ont parfois entre eux des relations non moins hostiles qu’avec les Turcs. Les Bulgares haïssent les Grecs beaucoup plus que les Turcs. En 1873, Constantin Leontiev (1831-1891), qui se veut le continuateur de Danilevski, relate, dans un article intitulé Le Panslavisme et les Grecs, que quand le sultan prit le parti des Bulgares dans la querelle religieuse qui les opposait aux Grecs, les enseignants bulgares inculquèrent à leurs élèves la haine du patriarche orthodoxe de Constantinople et la loyauté au « gouvernement paternel du sultan, qui sauve les Bulgares des Grecs53. »

Les troubles des Balkans ouvrent un nouveau chapitre de la « question d’Orient » : une fois encore, apparaît la menace d’un effondrement de l’Empire ottoman, qui engendre inévitablement le problème du partage de l’héritage. L’intense activité diplomatique des puissances européennes, dans les années 1875-1876, vise à maintenir l’Empire ottoman, tout en imposant des réformes en faveur des populations chrétiennes, autrement dit en relâchant le pouvoir de la Sublime Porte dans les Balkans. On exige des Turcs qu’ils accordent plus d’autonomie aux populations locales, qu’ils agrandissent le territoire de la Serbie et du Monténégro. Un projet de création d’une Bulgarie indépendante est à l’étude. Nikolaï Ignatiev se montre particulièrement actif : il représente la Russie à la conférence de Constantinople, sillonne l’Europe pour tenter de convaincre les puissances occidentales de la nécessité de « brider » la Turquie.

Le « concert des États européens » – six « grandes puissances » (Grande-Bretagne, Russie, Allemagne, France, Autriche-Hongrie, Italie) – soutient majoritairement la politique de pression sur la Turquie, la contraignant à effectuer des réformes dans les Balkans. La France, elle, a trop à faire avec les convulsions de sa République naissante. L’Italie n’a pas de politique orientale propre. La Prusse soutient la Russie. Alexandre II, enfin, s’est entendu avec l’Autriche-Hongrie, en rencontrant François-Joseph à Reichstadt, durant l’été 1876.

La Grande-Bretagne, en revanche, est opposée à la politique russe. L’opinion de Russie s’en indigne. « L’aspect le plus délicat de cette tâche », note Alexis Nikitenko le 25 août 1876, « est de dompter l’Angleterre qui, tel un chien enragé, veut se jeter sur la Russie54. » Voyageant en Suisse aux jours où s’aggrave la crise des Balkans, Nikitenko voit des ennemis partout : « Le nom de l’Anglais se fond aujourd’hui à ce point avec celui du Turc, que lorsque je vois beaucoup d’Anglais à la fois, ce qui m’arrive sans cesse, la peur me prend. Je me dis : un bachibouzouk ou un Tcherkesse va surgir tout à coup et se jeter sur moi55. »

Le mécontentement de la Russie envers l’Angleterre est fondé. Le leader des tories, Disraeli, fait tout, à travers son ambassadeur à Constantinople, pour s’opposer à l’affaiblissement de l’Empire ottoman. Le sultan Abdül-Aziz, sur lequel l’ambassadeur russe Ignatiev a beaucoup d’influence, est déposé et tué. L’organisateur du coup d’État est le leader des nationalistes, Midhat Pacha, qui rejette toute concession en faveur des chrétiens. Porté sur le trône en mai 1876, Murat V est renversé en août de la même année. Le nouveau sultan est Abdül-Hamid, adversaire des réformes. Nommé grand vizir, Midhat Pacha élabore une Constitution, promulguée en décembre 1876. Au grand étonnement de l’Europe, la Turquie devient une monarchie parlementaire. Cela rend donc sans objet, comme le souligne le gouvernement du sultan, les discussions sur un élargissement des droits des populations chrétiennes : tous les peuples de l’empire jouissent désormais des mêmes droits.

Au début du mois de mars 1877, le général Ignatiev effectue une tournée en Europe, qui le conduit à Berlin, Vienne, Rome, Paris. Ses propositions sont accueillies partout avec bienveillance. Londres, pourtant, n’est pas d’accord. Mais, ayant de son côté la majorité des puissances, Ignatiev obtient la tenue d’une conférence. Le programme de réformes proposé à la Turquie est de nouveau adopté. Soutenu par son Parlement, le sultan le rejette. Alexandre II réplique en lui déclarant la guerre, affirmant, dans son manifeste, qu’il juge de son devoir de prendre en main la cause des chrétiens opprimés.

La Russie s’engage seule dans la guerre, ne disposant que d’un traité d’alliance avec la Roumanie. Vingt-deux ans se sont écoulés depuis la fin de la guerre de Crimée. Durant tout ce temps, l’armée russe s’est réformée, sous la direction du ministre de la Guerre, Dmitri Milioutine. Sa réorganisation (en 1874, le service militaire de six ans, obligatoire pour tous, a été instauré), un armement moderne, de nouveaux uniformes sur le modèle européen permettent de croire en la possibilité d’une victoire facile sur les Turcs. Bien des choses demeurent cependant inchangées, en particulier la conviction que les armes blanches, la baïonnette restent le principal armement de l’infanterie. Célèbre chef de guerre et théoricien militaire, le général Mikhaïl Dragomirov affirme que « l’arme à feu répond aux besoins de l’autoconservation, tandis que l’arme blanche correspond au sacrifice personnel… Le symbole du sacrifice est la baïonnette, et elle seule. » Sous l’influence de cette conception très répandue, on estime généralement qu’enseigner à un soldat à tirer loin et vite revient à le corrompre moralement.

L’intervention militaire de la Russie est accueillie avec satisfaction par la Prusse et sans crainte particulière par l’Autriche. Elle n’effraie pas non plus l’Angleterre qui, inquiète de la conquête du Kokand par les Russes, estime que la guerre contre la Turquie détournera la Russie de l’Asie centrale. La guerre contre les Turcs reçoit l’ardente approbation de la société russe. La défense de Sébastopol demeure un épisode héroïque de l’histoire russe, mais le sens de cette guerre d’Orient, déclenchée par Nicolas Ier, reste obscur. Les objectifs de la guerre de 1877, eux, sont nobles : l’armée russe va sauver les frères slaves. Nikolaï Danilevski qualifie la guerre de « nationale », affirmant que, « du côté de la Russie, le soudain intérêt national slave l’emporte sur tous les intérêts purement politiques…56 ».

À la radio, le 9 mai 1945, Staline annoncera la victoire sur l’Allemagne, déclarant en particulier : « La lutte séculaire des peuples slaves pour leur existence et leur indépendance s’est achevée par la victoire sur l’envahisseur allemand et la tyrannie allemande57. » La Grande Guerre patriotique sera ainsi, non seulement décrétée nationale, mais elle se verra placée sur un pied d’égalité avec les guerres de libération des Slaves, menées au XIXe siècle. En 1995, l’idéologue communiste numéro un de la perestroïka, Alexandre Iakovlev, historien de formation, affirmera : « Après la guerre de Crimée, la Russie ne mène, au XIXe siècle, qu’une guerre : celle, libératrice, des Balkans58. » Les conquêtes du Caucase et de l’Asie centrale ne comptent pas, pour lui, comme des guerres.

En déclenchant les hostilités contre l’Empire ottoman, le commandement russe et l’opinion sont convaincus que le conflit sera de courte durée et s’achèvera par une victoire fracassante. On ne prend pas l’armée turque au sérieux. La guerre est menée sur deux fronts : dans le Caucase et dans les provinces danubiennes. Dans le Caucase, l’armée, commandée par Loris-Melikov, s’empare, en mai 1877, de la forteresse d’Ardagan qui barre la voie de l’Arménie turque, et marche sur Erzeroum. En juillet, elle subit une défaite et est contrainte de reculer, levant le siège de Kars. À la fin du mois de juin, la principale armée russe a franchi le Danube, traversé en hâte le nord de la Bulgarie et s’est enlisée dans les cols des Balkans, livrant contre les Turcs des batailles sanglantes.

L’obstination des Turcs n’est pas le seul sujet d’étonnement des soldats russes. La rencontre avec les Bulgares, paysans cossus, repus, vivant nettement mieux que leurs libérateurs, est également une surprise. L’armée russe traîne avec elle – dans une région montagneuse difficile – d’énormes convois, supposant que dans une Bulgarie ruinée par les Turcs (c’est ce qu’affirme la propagande officielle), il sera impossible de rien trouver. Or, il apparaît que le pays à libérer possède suffisamment de blé et de bétail pour assurer le ravitaillement des troupes. Après cela, comment s’étonner que les Bulgares ne se dressent pas comme un seul homme (ce que l’on croyait fermement en Russie, avant la guerre), pour se battre contre les Turcs ? Ils sont en effet peu nombreux à se porter volontaires dans l’armée russe.

Le général Hasenkamp note dans son journal : « On était convaincu, dans les hautes sphères, que les volontaires afflueraient en masse de partout : tout juste trouverait-on le temps de former de nouveaux détachements. Cependant, pas un seul homme n’est venu à ce jour, de chez les Bulgares, compléter les six existants59. »

En juin, les armées russes progressent rapidement, mais en août et septembre, elles sont stoppées dans les montagnes. La Russie apprend les noms des forteresses turques – Chipka, Plevna – auxquelles son infanterie donne l’assaut, au prix de lourdes pertes. L’information officielle – « Au col de Chipka, tout est calme » – semble un commentaire ironique. En janvier, la situation change : dans des conditions hivernales rigoureuses à l’extrême, les soldats russes prennent Plevna, au terme d’un troisième assaut, et contraignent l’armée turque d’Osman Pacha à capituler. Les sommets des Balkans sont désormais loin derrière. Devant les soldats russes, s’ouvre la voie qui mène tout droit à Tsargrad. L’avant-garde s’arrête à dix-quinze kilomètres de Constantinople. Le quartier général de l’armée est transféré à San Stefano. Le 19 janvier, un armistice est décidé à Andrinople. Le 19 février 1878, la paix est signée avec la Turquie à San Stefano. C’est alors que Loris-Melikov, qui a rassemblé des forces, assiège à nouveau Kars et enlève la forteresse, ce qui permet de reprendre la marche sur Erzeroum.

L’historien militaire A. Kresnovski constate, effectuant le bilan de la guerre : « La conduite des troupes russes fut lamentable pendant six mois, et brillante le septième60. » La victoire, brillante en effet, apporte un traité de paix qui ne l’est pas moins. Il est signé par Nikolaï Ignatiev. La carte des Balkans change. La Serbie, le Monténégro et la Roumanie obtiennent leur complète indépendance et élargissent leurs frontières. La Bulgarie acquiert la Macédoine et devient principauté autonome : elle paie un tribut à la Turquie, mais les armées turques quittent son territoire. La Turquie s’engage à effectuer des réformes administratives en Bosnie-Herzégovine. La Russie retrouve la Bessarabie méridionale qu’elle avait perdue après la guerre de Crimée ; dans le Caucase, elle obtient les villes de Batoum, Kars, Ardagan et Bajazet.

Un coup terrible est porté à l’Empire ottoman : le traité coupe quasiment ses possessions européennes des territoires qu’il détient en Asie. Les provinces européennes qui restent sous son autorité voient leurs perspectives de développement national considérablement accrues. La victoire est cependant payée au prix fort par la Russie : l’armée russe a perdu au combat plus de vingt mille hommes, et elle compte près de soixante mille blessés61. Si l’on ajoute ceux qui mourront de leurs blessures ou de maladies, les pertes s’élèvent à près de deux cent mille hommes.

L’ampleur de la victoire russe, les conditions du traité de San Stefano qui résout la « question d’Orient » en faveur de Pétersbourg, ne peuvent que susciter le mécontentement des puissances européennes. L’Angleterre proteste avec une vigueur toute particulière : après la signature de l’armistice d’Andrinople, des navires anglais entrent dans la mer de Marmara, avec pour mission d’empêcher les troupes russes de prendre Constantinople. L’Autriche s’alarme, voyant que les Balkans et le Danube risquent de passer sous protectorat exclusif de la Russie. Cette dernière se trouve donc complètement isolée sur la scène internationale. Son seul allié, la Roumanie, s’élève en outre vigoureusement contre la perte de la Bessabarabie méridionale. La Russie lui offre une compensation, en lui cédant la Dobroudja, trois fois plus grande. Il n’y a qu’un problème : cette région est bulgare.

Bismarck offre ses services d’« honnête courtier » et convie à Berlin les représentants des grandes puissances européennes et de la Turquie. Le congrès de Berlin (juin-juillet 1878) révise les conditions de l’accord de San Stefano.

Aux termes du traité de Berlin, la Russie conserve ses conquêtes dans le Caucase (ne rendant à la Turquie que Bajazet) et les bouches du Danube. La Bulgarie est divisée en deux : le nord devient principauté autonome, le sud demeure partie intégrante de la Turquie, mais jouit de l’autonomie administrative. Le territoire de la Serbie est considérablement réduit. En même temps, l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie, qui n’ont pas participé à la guerre, sont récompensées : Londres reçoit Chypre, Vienne gère administrativement la Bosnie-Herzégovine. Les émissaires russes à Berlin sont Gortchakov et Chouvalov, opposé à tout compromis ; Ignatiev n’a pas été inclus dans la délégation.

L’opinion de Russie est scandalisée par les conditions du traité de Berlin, que les journaux présentent comme une défaite honteuse de la Russie, trahie par les Allemands. Le cri du cœur du général Skobelev : « Je vous le répète et vous prie de ne pas l’oublier : notre ennemi c’est l’Allemand ! La lutte entre Slaves et Teutons est inéluctable… », exprime les sentiments de ce héros, dont il fait part à des étudiants serbes qui lui rendent visite à Paris, en février 1882. Un demi-siècle plus tard, l’auteur de l’histoire de l’armée russe accusera la diplomatie de Russie qui, « craignant de dresser par son audace l’Europe contre la Russie, l’a finalement dressée contre elle par sa timidité… La Russie s’en fut à Berlin s’excuser de sa victoire62 ».

Alexandre II comprend que, seule contre toutes les puissances européennes, la Russie ne peut préserver ses conquêtes de San Stefano. Le pays est épuisé par la guerre. Les finances, dont le ministre Reitern dénonçait l’état déplorable à la veille de la guerre, ont atteint un seuil critique. Mais une autre circonstance explique également l’attitude conciliante de la diplomatie russe.

Les possibilités d’acquérir des territoires au terme d’une guerre contre l’Empire ottoman, sont en fait limitées pour la Russie, avant même le début du conflit. On reproche particulièrement aux diplomates russes qui signent le traité de Berlin de céder, de fait, la Bosnie-Herzégovine, terre slave, aux Allemands, c’est-à-dire à l’Autriche-Hongrie. Nul ne sait qu’en 1876, Alexandre II, rencontrant François-Joseph à Reichstadt, s’est entendu avec lui sur un partage de l’« homme malade » : la Turquie. Nikolaï Ignatiev, en particulier, ignore tout de cet accord. Son contenu ne sera connu qu’en 1887, lors de débats au Parlement de Budapest. À la veille d’entreprendre les opérations militaires, Pétersbourg a accepté les conditions de Londres : ne pas toucher à l’Égypte ni au canal de Suez, ne pas occuper Constantinople ni les Détroits.

La défaite de l’armée turque et la fulgurante progression des troupes russes en direction du Bosphore donnent le sentiment que s’ouvrent de fantastiques perspectives, confirmées par le traité de San Stefano. Avec le traité de Berlin, vient le dégrisement. La Russie n’obtient pas tout ce qu’elle veut, mais uniquement ce qu’elle peut. Furieux que son rôle d’« honnête courtier » soit perçu par la Russie comme un coup de poignard dans le dos, Bismarck accuse de propagande antiallemande les journaux russes – « tels que les Nouvelles de Moscou, précise-t-il, peu au fait des relations internationales63 ».

Pour Bismarck, jamais la Russie n’a, au terme d’une guerre contre la Turquie, obtenu des avantages équivalents à ceux fixés par le congrès de Berlin. En théorie, le chancelier allemand a raison. Mais les espoirs suscités par les victoires de l’armée russe étaient si gigantesques, Constantinople était si proche et les Turcs semblaient si faibles, que les résultats du congrès de Berlin sont perçus comme une défaite ; une défaite due aux intrigues diplomatiques de l’Europe, en premier lieu de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie.

L’illusion de la défaite éclipse les réussites réelles de la Russie durant le règne d’Alexandre II. Héritant du pays après la guerre de Crimée, le fils de Nicolas Ier effectue un ensemble de réformes qui ouvrent à la Russie la voie royale de la modernisation de ses structures politiques, économiques et sociales. La victoire dans la guerre contre la Turquie témoigne de la réhabilitation de l’armée. Les frontières de l’empire continuent de s’étendre au sud et à l’est.

Mais une bombe terroriste vient mettre brutalement fin à l’action d’Alexandre II.

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