1 La réalité et les rêves d’Alexandre Ier
Il n’est pas d’État où le lexique politique soit autant en contradiction avec la réalité qu’en Russie.
Mikhaïl SPERANSKI.
Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir.
Anatole LEROY-BEAULIEU.
Les contemporains sont unanimes : l’annonce de la mort de Paul Ier déclenche l’enthousiasme, la liesse. Poète le plus célèbre de son temps, Gavriil Derjavine écrit :
Le vent rauque du Nord a tu son hurlement,
L’œil terrible, effrayant, s’est clos…
Le poète-ministre sait pertinemment que cet « œil » ne s’est pas clos tout seul, qu’on l’a contraint à se fermer. Il oublie en outre qu’il avait salué l’avènement de l’année 1797 par une ode qui proclamait :
Oui, sous la conduite de Paul
Plus radieux nous serons, et plus florissants.
Derjavine, comme tout un chacun, en est sûr : un nouveau règne commence, qui ne saurait être pire que le précédent. Bien plus, le manifeste annonçant l’avènement du jeune empereur, affirme qu’il gouvernera « selon les lois et le cœur de Catherine ». Après le passage de Paul, la manière de Catherine semble le paradis.
Joseph de Maistre, qui fuit la Savoie occupée par l’armée française révolutionnaire et trouve refuge en Russie, non comme émigré mais comme émissaire du roi de Sardaigne, ennemi acharné du libéralisme et de la philosophie des Lumières, n’a pas complètement raison d’écrire, fielleux : « Si la fantaisie prenait à l’empereur de Russie de brûler Saint-Pétersbourg, nul ne lui dirait que pareille action présenterait quelques inconvénients, que même sous des climats aussi rigoureux il n’est point besoin d’un aussi grand feu ; non, tous se tairaient, à l’extrême rigueur les sujets assassineraient leur souverain (ce qui, on le sait, ne signifie aucunement qu’ils ne le révèrent point) et, là encore, nul ne soufflerait mot1. »
Incontestablement, Paul Ier pouvait, pour des raisons qu’il eût été le seul à comprendre, décider de brûler sa capitale. Mais il était des gens qui – plus volontiers entre eux – eussent condamné cet incendie. Secrètement – comme cela s’est produit –, ils auraient préparé son assassinat. La seule forme de limitation de l’absolutisme connue au XVIIIe siècle, la « strangulation », pour reprendre l’expression de Germaine de Staël, agissait et influait sur l’action du souverain.
Poète et philosophe, Alexis Khomiakov (1804-1860), l’un des théoriciens du mouvement slavophile, prédira, à la mort de Nicolas Ier, que son successeur, Alexandre II, sera un tsar réformateur. Car, estimera Khomiakov, « en Russie, les bons et les mauvais gouvernants alternent : Pierre III fut mauvais, Catherine II bonne, Paul Ier mauvais, Alexandre Ier bon, Nicolas Ier mauvais, Alexandre II bon2 ». Alexis Khomiakov verra juste, tout comme, un siècle plus tard, l’écrivain français Romain Gary qui découvrira qu’en Union soviétique alterneront dirigeants chauves et chevelus : après Lénine, Staline, puis Khrouchtchev, etc., jusqu’à la fin. Répliquant à l’enthousiasme de Mme de Staël qui estime qu’un empereur aussi remarquable vaut mieux qu’une Constitution, Alexandre Ier fait ce constat : « Je ne suis qu’un heureux hasard. »
On peut s’accorder avec lui sur ce point, en rappelant toutefois les efforts importants consacrés par Catherine II à l’éducation de son petit-fils. Il convient avant tout de mettre en évidence une sorte de loi : le fils de Catherine, Paul, avait été enlevé à sa mère dès sa naissance et élevé selon les instructions de sa grand-mère, l’impératrice Élisabeth ; le fils de Paul, Alexandre, est retiré à son père et formé par sa grand-mère, Catherine. Dans les deux cas, les héritiers ont droit aux meilleurs maîtres. Le programme de l’enseignement dispensé à Alexandre est conçu par Catherine elle-même : la grand-mère ne se contente pas de donner des instructions concrètes aux éducateurs de son petit-fils, elle fixe elle-même les principes de son éducation. Un historien russe contemporain écrit : « Il est difficile de ne pas reconnaître que ces principes furent formulés par un esprit aigu, vaste et libre. L’éducation d’Alexandre fut fondée sur les principes du naturel, du raisonnable, de la liberté de l’individu, d’un mode de vie sain et normal3. »
L’histoire et la littérature russes sont enseignées à l’héritier et à son cadet de deux ans, Constantin, par Mikhaïl Mouraviev, l’un des écrivains les plus considérables du temps, la géographie et les sciences naturelles par le célèbre naturaliste et explorateur allemand Peter Pallas. Craignant que l’on insuffle à l’héritier on ne sait quelles superstitions, Catherine confie le soin d’assurer son instruction religieuse à l’archiprêtre Samborski, qui a passé de longues années en Angleterre, est marié à une Anglaise, se taille la barbe et la moustache et porte des vêtements civils de coupe anglaise. Bref, un homme qui ne rappelle en rien les prêtres orthodoxes.
Le rôle principal dans la formation intellectuelle de l’héritier est tenu, à la demande de Catherine, par le Suisse Frédéric-César Laharpe. C’est un choix personnel de l’impératrice qui fait la connaissance de Laharpe lorsqu’il arrive en Russie, au titre de précepteur du jeune frère d’un de ses favoris. Et même quand il apparaît que le Suisse est un républicain plus que convaincu, l’impératrice le laisse poursuivre l’éducation de ses petits-enfants. Elle a le sentiment que seul un Suisse, compatriote de Rousseau dont les idées fondent l’Abécédaire dont elle est l’auteur, pourra faire de ses petits-fils des souverains éclairés.
Laharpe lit avec ses élèves Locke, Gibbon, Rousseau, Mably, il leur parle de la puissance de la Raison, du bien de l’humanité, du contrat social, de la justice, de l’égalité, de la liberté. Il condamne le despotisme et l’esclavage. Le biographe moderne d’Alexandre est catégorique : « À travers Laharpe, Alexandre assimila les idées des Lumières françaises, transposées par la suite dans les mots d’ordre de liberté de la Grande Révolution française. Et il semble que ces idées tombèrent en terrain favorable, laissant une longue empreinte dans l’âme du futur empereur4. »
L’historien du XIXe siècle Vassili Klioutchevski critique violemment, pour sa part, l’éducation des grands-ducs : ils lurent les œuvres des esprits les plus avancés à l’âge de dix-quatorze ans, c’est-à-dire trop tôt ; on ne leur inculqua pas de véritables connaissances, on se contenta de leur proposer de grandes idées, que les enfants interprétaient comme de beaux « contes politiques et moraux ». L’historien fait ce reproche aux éducateurs : « Ils leur enseignèrent la manière de ressentir et la façon de se conduire, mais ils ne leur apprirent pas à penser ni à agir5. »
Le débat autour du rôle – positif ou négatif, selon les points de vue des contemporains et des historiens – joué par Laharpe recouvre partiellement celui sur le caractère d’Alexandre Ier, les causes de ses revirements inattendus. Tous s’accordent à le reconnaître : Laharpe exerça une forte influence sur Alexandre. Devenu empereur, ce dernier appelle aussitôt près de lui le républicain suisse, un temps à la tête de la Confédération helvétique. Mais Laharpe éduque les deux grands-ducs ; or, le frère d’Alexandre, Constantin, restera absolument imperméable aux idées que le Suisse tentera de lui inculquer.
Vassili Klioutchevski, le meilleur portraitiste des souverains russes, reconnaît que, sur le plan des qualités personnelles, Alexandre ne peut être comparé qu’au tsar Alexis Mikhaïlovitch : il fut « une belle fleur, mais de serre, qui n’eut ni le temps ni la capacité de s’acclimater à la terre russe ; il grandit et s’épanouit magnifiquement tant que le temps fut au beau, mais dès que soufflèrent les tempêtes du Nord, dès qu’arrivèrent nos intempéries russes d’automne, il s’étiola et déclina6 ». Le jugement est cruel et manifestement contestable.
L’éducation d’Alexandre est fragmentaire, souvent laissée au hasard. Catherine ne suit que l’essentiel. Quand le général Protassov, chargé de suivre l’évolution quotidienne des grands-ducs, note chez Alexandre, alors âgé de quatorze ans, l’apparition, « tant dans ses propos que dans ses rêves nocturnes, de fort désirs physiques croissant au fil de ses fréquentes conversations avec de jolies femmes », l’impératrice enjoint aussitôt à une dame de la Cour d’initier son petit-fils aux « mystères de tous les transports qu’engendre la volupté ». À seize ans, Alexandre cesse de bénéficier de l’enseignement de ses maîtres. Catherine organise son mariage avec la princesse Louise de Bade, qui devient la grande-duchesse Élisabeth Alexeïevna. Elle a alors quatorze ans.
L’instruction reçue par les grands-ducs à la Cour de leur grand-mère ne représente que la moitié de leur préparation à la vie qu’ils auront à mener. L’autre moitié a pour cadre la Cour de leur père, Gattchina, où, enfants puis adolescents, ils s’initient à la discipline et aux rudiments du métier de soldat. On y raille durement l’entourage de Catherine, de même que l’entourage de l’impératrice se gausse impitoyablement des mœurs en vigueur à la Cour de Paul, l’héritier légitime. Une fois sur le trône, Paul Ier donne, entre autres instructions à Souvorov envoyé guerroyer contre les Français, l’ordre, en traversant la Suisse, de se saisir de Laharpe et de l’amener à Pétersbourg. L’empereur n’aime pas le précepteur de son fils.
Alexandre « dut vivre en deux esprits à la fois, avoir deux attitudes de parade, tenir à sa disposition – outre une troisième, domestique, quotidienne – deux panoplies de manières, de notions et de sentiments7 ». En conséquence, les historiens peuvent focaliser leur attention sur un de ces « deux esprits », soulignant tantôt l’importance de Laharpe, tantôt l’amour que porte Alexandre aux exercices militaires et son amitié pour Araktcheïev. D’abord enthousiasmé par le jeune empereur, Alexandre Pouchkine lui consacre ensuite quelques épigrammes extraordinairement méchantes. Il le dit en particulier « élevé au son du tambour… », tout en sachant pertinemment que les tambours de Gattchina ne constituent qu’une partie de l’éducation d’Alexandre. Aux yeux de Pouchkine, Alexandre Ier est un « arlequin et un histrion », un gouvernant rusé à deux faces.
Recevant un matin trois oukazes contradictoires de Paul Ier, le chancelier Bezborodko s’exclame : « Pauvre Russie ! Au demeurant, elle le sera encore pendant soixante ans8. » Qu’entend exactement par là le vieux diplomate qui se trouve alors aux commandes de l’État ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que soixante ans plus tard, le servage sera aboli et la Russie d’avant la réforme appartiendra au passé. Pendant presque soixante ans – cinquante-cinq, précisément –, deux fils de Paul vont gouverner l’empire : d’abord Alexandre Ier, puis son frère, Nicolas Ier.
Le règne d’Alexandre Ier s’étend sur un quart de siècle et la moitié de sa vie : c’est un jeune homme de vingt-trois ans qui monte sur le trône ; à quarante-huit ans, s’éteindra un souverain las de la vie et du pouvoir.
Durant le premier quart du XIXe siècle, la Russie prend une part active aux affaires de l’Europe : le pays se prépare à des guerres, il les mène, conclut des accords de paix qui lui laissent le répit nécessaire pour réunir les forces indispensables en vue du prochain conflit. La politique connaît des changements brutaux, les ennemis se transforment en alliés, et les alliés en ennemis. Ces revirements, ces zigzags jalonnent les différentes périodes caractérisant le règne d’Alexandre Ier.
La première d’entre elles – 1801-1805 – est un temps de bouillants espoirs, de projets de réformes. La seconde est constituée par les années 1805-1807, celles des premières luttes contre Napoléon. La troisième – 1808-1812 – est le temps de l’union avec Napoléon, de la participation au système continental qui aura des conséquences fatales sur l’économie russe. C’est là que s’effectue un retour à l’action réformatrice, abandonnée durant les années de guerre. Puis, s’ouvre une nouvelle période de guerres contre Napoléon – 1812-1815 – et de redécoupage de l’Europe par les vainqueurs : les années 1816-1818. Vient enfin une dernière période – 1819-1825 –, marquée par le renoncement aux réformes, époque de réaction et de naissance du mouvement révolutionnaire qui explosera en décembre 1825, avec la révolte des officiers de la garde.
La brutalité des revirements politiques, le changement radical d’opinions aux différentes étapes du règne valent à Alexandre Ier une réputation d’homme dissimulé, rusé, double, mais également faible, soumis à l’influence de ses proches. On connaît le jugement de Napoléon : « Alexandre est intelligent, plaisant, cultivé, mais on ne peut lui faire confiance ; il n’est pas sincère : c’est un vrai Byzantin…, fin, simulateur, rusé. » L’ambassadeur de Suède Lagerbilke brosse de l’empereur russe un portrait plus pittoresque encore : « En politique, Alexandre est fin comme une pointe d’épingle, tranchant comme un rasoir, trompeur comme l’écume marine9. » Une question vient naturellement à l’esprit : pourquoi Alexandre devrait-il se montrer sincère avec Napoléon, pourquoi devrait-il lui accorder son crédit ? Tous deux restent des adversaires même au temps de leur alliance, et l’empereur des Français fait tout pour duper l’empereur de Russie.
Les qualités et les défauts d’Alexandre, de l’homme et du souverain, apparaissent vraiment, dès lors qu’on répond à cette question : « Quels objectifs étatiques poursuivait-il à telle ou telle époque de sa vie, dans quel milieu s’efforçait-il de les réaliser et quels moyens déployait-il, conformément à ces buts et à ce contexte10 ? »