11 Naissance des idéologies


La stabilité est l’objectif numéro un de Nicolas Ier. Le contrôle le plus strict de la vie de l’État et de ses habitants semble à l’empereur un moyen indispensable de garantir la tranquillité du pays. L’armée est le modèle de l’ordre étatique. La Russie est divisée en gouvernements : la moitié des gouverneurs sont des généraux, l’autre moitié des fonctionnaires qui ont travaillé au ministère de l’Intérieur. En outre, au milieu du XIXe siècle, on compte dix gouverneurs-généraux qui ont, bien sûr, le grade de général. Ils « renforcent » le pouvoir des gouverneurs dans les provinces périphériques et les deux capitales. Un réseau de districts et de sections de gendarmes assure une surveillance supplémentaire.

Une tutelle étatique des plus sévères, une censure tatillonne, l’attention portée par l’empereur à toutes les manifestations de la vie spirituelle et morale – tel est le cadre à l’intérieur duquel bouillonnent les courants intellectuels. L’époque de Nicolas Ier est celle où naissent les conceptions idéologiques, celle où sont posées des questions qui demeurent d’actualité à la fin du XXe siècle.

Parmi les causes favorisant l’effervescence intellectuelle de ce temps, figure, en bonne place, la situation de la Russie dans le concert des puissances européennes, après les guerres napoléoniennes. Ce n’est pas pour rien que Nicolas Ier est qualifié de « gendarme de l’Europe » : l’armée russe est, chacun a pu s’en convaincre, la plus forte du continent. Lorsqu’en 1835, Alexis de Tocqueville achève le premier volume de son ouvrage De la démocratie en Amérique, par ces propos prophétiques selon lesquels, un siècle plus tard, deux superpuissances, la Russie et l’Amérique, domineront le monde, les contemporains ne s’étonnent que de la place faite à l’Amérique ; que la Russie occupe une place dominante à l’échelle mondiale est une évidence pour tous.

La puissance de l’Empire russe pose la question des raisons de sa force, mais aussi de sa vocation, de sa mission. Le problème est soulevé tant par les partisans de l’autocratie que par ses adversaires. On cherche à expliquer un paradoxe de plus en plus frappant pour la société éclairée : importante puissance militaire, la Russie reste, comme on aura coutume de dire au XXe siècle, un « nain économique ». La guerre de Crimée a démontré le retard technique du grand rempart de la puissance russe, l’armée (toujours munie de fusils à silex). On tient pour l’une des causes de la défaite l’état déplorable des voies de communications. Au temps de Nicolas Ier, on construit neuf cent soixante-trois verstes et demie de voies ferrées mais, si l’on exclut la Finlande, le tsarat de Pologne et le Caucase, le pays ne compte que cinq mille six cent vingt-cinq verstes de routes.

Au défi économique lancé par l’Europe occidentale, la Russie donne une réponse idéologique : elle fait de sa faiblesse économique la marque d’une puissance spirituelle et morale supérieure. Le défi de l’Occident est perçu comme une querelle idéologique qui, ainsi que le soulignent ses acteurs, a commencé il y a bien longtemps, plongeant ses racines dans l’opposition entre orthodoxie et catholicisme, Russie et Occident, Russes et Allemands (autrement dit, étrangers).

L’élaboration d’une réponse idéologique – le processus de la naissance des idéologies – occupe deux décennies. L’impulsion est donnée par l’insurrection polonaise qui éclate en novembre 1830. En 1848, alors que les révolutions, déferlant en Europe, feront exploser le système instauré après la victoire sur Napoléon, la Russie aura mis au point deux grandes formules idéologiques qui continueront d’alimenter la vie politique et sociale russe jusqu’à la fin du XXe siècle.

L’édification relativement rapide de la gamme complète des théories répondant aux « questions fatales » sur la mission de la Russie, son passé et son avenir, s’explique par le fait qu’elles plongent des racines profondes dans l’histoire russe et s’appuient sur des convictions formées depuis longtemps. En avril 1848, après la révolution française de Février, Fiodor Tiouttchev remet à Nicolas Ier une note sur la situation en Europe. Elle s’ouvre sur ce constat essentiel : « Il y a beau temps qu’il n’existe plus, en Europe, que deux forces agissantes : la révolution et la Russie. Ces deux forces sont désormais opposées et il se peut que, demain, elles engagent la lutte1. » Cette analyse est pleinement partagée par Marx qui voit dans la Russie le principal ennemi de la révolution. Toutefois, au cours de la même année 1848, Mikhaïl Bakounine (1814-1876) qui se trouve en Occident et prend une part active aux mouvements révolutionnaires du « Printemps des Peuples », gagne – selon ses propres paroles – la frontière russe et tente d’imaginer un moyen d’exporter la révolution dans son pays natal.

La Russie et la révolution sont l’hypostase de l’opposition Russie/Occident. Toutes les idéologies se concentrent sur la « question fatale » : lutte ou collaboration entre les deux univers ? l’Occident source du mal ou de sagesse ? auquel des deux appartient l’avenir ? quel est le plus important : l’esprit, que représente la Russie, ou le corps (la matière), incarné par l’Occident ?

Preuve même de la complexité de ces questions et, plus encore, des réponses qui y sont données, Tiouttchev rédige en français la note dans laquelle il prédit le krach de l’Occident, de l’Europe de Charlemagne et de celle des traités de 1815, de l’Europe du catholicisme et du protestantisme ; le texte, en outre, paraît pour la première fois à Paris, en 1849.

De nombreuses années plus tard, Alexandre Herzen (1812-1870) se souvient : « Soudain, telle une bombe explosant près de nous, la nouvelle de l’insurrection de Varsovie nous assourdit… Nous nous réjouissions de chaque défaite de Dibitch [commandant en chef des troupes russes chargées d’écraser la révolte], refusions d’ajouter foi aux échecs des Polonais et je m’empressai d’ajouter à mon iconostase un portrait de Tadeusz Kosciuszko2. » Les sentiments de Herzen reflètent ceux de la minorité de la société russe. Pouchkine, lui, est l’interprète le plus brillant et le plus exhaustif de la majorité. Il compose coup sur coup trois poèmes qui font écho à l’insurrection. Dans le premier, Devant le saint tombeau, le poète, alarmé par les revers temporaires des armes russes, lance cet appel au tombeau de Mikhaïl Koutouzov, sauveur de la Russie contre Napoléon : « Lève-toi, sauve le tsar et nous. » Le deuxième, le plus connu du cycle, est une adresse Aux détracteurs de la Russie, ses ennemis occidentaux. Le troisième enfin, L’Anniversaire de Borodino, célèbre la victoire : Varsovie tombe le 26 août 1831, date anniversaire de la bataille de Borodino.

Alexandre Pouchkine dénie à l’Occident tout droit de se mêler de la « querelle des Slaves entre eux », il rappelle que l’Europe doit son salut à la Russie et qu’elle fait ainsi montre d’une ingratitude noire, en dénonçant l’écrasement de l’insurrection polonaise. Le poète dessine les frontières de la Russie, « de Perm jusqu’en Tauride, des froides falaises finnoises à l’ardente Colchide, du… Kremlin jusqu’en… Chine3 ». Telles sont les limites de l’empire, et l’insurrection polonaise porte atteinte à son intégrité.

Alexandre II se souviendra que, « quand Pouchkine eut écrit cette ode [Aux détracteurs de la Russie], il s’empressa de nous la lire4 », c’est-à-dire à Nicolas Ier et à sa famille. Le grand poète n’écrit pas ces vers sur l’ordre de l’empereur, ils sont le reflet de ce qu’il pense vraiment. Le 9 décembre 1830, à peine la nouvelle lui parvient-elle de l’insurrection de Varsovie, qu’il fait part de son opinion à Élisabeth Khitrovo, la fille de Koutouzov : « … La guerre qui commence continuera jusqu’à l’extermination, du moins doit-il en être ainsi5. » Le 1er juin 1831, dans une lettre au prince Piotr Viazemski, poète et ami proche, Pouchkine souligne, à propos des Polonais : « Il faut malgré tout les écraser, et notre lenteur est odieuse6. »

Dans ses carnets, Piotr Viazemski polémique violemment avec Pouchkine : « En vertu de quoi l’Europe renaissante nous aimerait-elle ?… Je suis si las de nos fanfaronnades géographiques, “de Perm jusqu’à la Tauride”, et autres. Qu’y a-t-il là de bon, faut-il donc se réjouir et s’enorgueillir de ce que cinq mille verstes séparent une de nos pensées d’une autre7 ? » Alexandre Tourgueniev, destinataire, selon certains critiques, du poème À un polonophile où il est dit, entre autres : « Au cri de “la Pologne n’est pas morte !”, tu t’es lavé les mains de nos insuccès », dispute lui aussi avec Pouchkine. Le Décembriste Alexandre Odoïevski (1802-1839), condamné à douze ans de bagne, voit différemment la révolte polonaise, depuis la Sibérie. Il écrit : « Vous entendez : la bataille fait rage sur la Vistule ! Là-bas, le Liakh combat la Rus pour la liberté… »

L’opinion d’Alexandre Pouchkine est celle de l’écrasante majorité de la société russe. Iouri Lotman, son biographe moderne, évoque la réaction des contemporains au poème Aux détracteurs de la Russie et souligne : Tchaadaïev l’accueillit avec enthousiasme, qualifiant à cette occasion Pouchkine de « poète populaire8 ». L’avis de Piotr Tchaadaïev (1794-1855) compte beaucoup pour Pouchkine. En 1816, nous l’avons dit, le jeune poète évoquait le magnifique Tchaadaïev qui avait fait toute la campagne contre Napoléon. Les talents éminents du jeune officier qui, après avoir effectué une carrière brillante, avait pris sa retraite en 1821, étaient reconnus par toute la société moscovite. Franc-maçon, proche des futurs Décembristes, Piotr Tchaadaïev avait quitté la Russie pour un voyage de plusieurs années en Occident. Son retour au pays après l’écrasement de la révolte décembriste, l’atmosphère pesante qui règne en Russie suscitent, chez ce « Décembriste sans décembre », des réflexions sur le destin de l’humanité et de la Russie. Piotr Tchaadaïev expose ses idées dans des lettres adressées à Catherine Panova, une relation de Moscou. Elles ne sont pas prévues pour être lues par d’autres mais, comme cela arrive fréquemment à l’époque, elles circulent bientôt de main en main, commencent à être lues dans les salons. En 1836, le numéro 15 de la revue Le Télescope publie la première lettre, dite « philosophique ». La réaction ne se fait pas attendre : « J’ai lu cet article, déclare le souverain, et je trouve que le contenu en est un mélange d’absurdités insolentes, dignes d’un aliéné9. » Le mot est lâché et les autorités donnent des instructions pour qu’un médecin se rende quotidiennement chez Tchaadaïev, afin d’établir sa « maladie ». Les visites médicales sont toutefois bientôt interrompues et, un an plus tard, la surveillance est levée, à la condition, pour Tchaadaïev, de « ne rien publier ».

On a beaucoup écrit sur les tracasseries subies par l’auteur de la Lettre philosophique, synonymes du caractère réactionnaire du règne de Nicolas. On évoquera les souffrances de Piotr Tchaadaïev dans les années 1960, lorsque le pouvoir soviétique usera, à grande échelle, de l’enfermement des dissidents (soignés pour « schizophrénie à progression lente ») dans des hôpitaux psychiatriques. La comparaison reste cependant difficile, chaque époque ayant son seuil particulier de répressions et de tourments. En outre, il est relativement difficile de concurrencer le XXe siècle.

Alexandre Herzen partage l’opinion de l’empereur concernant la Lettre philosophique. Mais ce qui suscite l’indignation de Nicolas Ier réjouit Herzen. « Ce fut un coup de feu éclatant dans les ténèbres », écrit le jeune Herzen depuis son exil. Il trouve dans la lettre de Tchaadaïev « un impitoyable cri de douleur et de reproche envers la Russie pétrovienne », « un sombre acte d’accusation contre la Russie, la protestation d’une personnalité qui, pour tout ce qu’elle a enduré, veut exprimer une partie de ce qu’elle a sur le cœur10 ». En citant ces mots, le spécialiste de « la vie et de la pensée » de Tchaadaïev, souligne : Herzen parle d’un « coup de feu dans la nuit », sans chercher à savoir « qui tire et sur qui » ; il décide instantanément que « c’est un allié et que le coup de feu vise l’ennemi commun11 ».

Le révolutionnaire Herzen voit en Tchaadaïev un des « siens », parce qu’il critique impitoyablement le passé de la Russie et qu’il est réprimé par le souverain. Mais de nombreuses idées de Tchaadaïev sont reprises à la fois par des slavophiles et des occidentalistes qui rejettent les idées révolutionnaires. Il donne une puissante impulsion au mouvement intellectuel russe, en posant les questions importantes et en donnant des réponses que l’on peut interpréter de diverses façons.

Les multiples interprétations des idées de Piotr Tchaadaïev viennent aussi de ce que Le Téléscope, qui publie la Lettre philosophique, est interdit, retiré de la vente, tandis que son rédacteur, le critique littéraire Nikolaï Nadejdine est exilé à Oust-Syssolsk. Même ceux qui lisent vraiment la première lettre sont incapables de la comprendre entièrement, car elle n’est que le commencement des réflexions de l’auteur. Au moment où elle paraît, Piotr Tchaadaïev continue de développer son point de vue. L’Apologie d’un fou (1837) achève le cycle des essais philosophiques de ce penseur que Berdiaev tiendra pour « l’une des figures les plus remarquables du XIXe siècle russe ».

La traduction russe des écrits de Piotr Tchaadaïev ne paraîtra qu’en 1906, mais ils sont connus en français, bien au-delà de la société russe. On a tout lieu de penser que Custine a rencontré Tchaadaïev. Il est aisé de découvrir une parenté entre certaines observations du premier et les jugements sans concession du second. Ainsi : « Nous sommes de ces nations qui semblent ne pas s’inscrire dans l’ensemble de l’humanité et n’exister que pour donner au monde quelque importante leçon12. »

Dans sa première Lettre philosophique, Piotr Tchaadaïev raye d’un trait le passé de la Russie : il est « une époque intéressante dans l’histoire des peuples, c’est l’adolescence des nations », une époque « dont la mémoire fait la jouissance et la leçon de leur âge mûr. Nous autres, nous n’avons rien de tel. Une brutale barbarie d’abord, ensuite une superstition grossière, puis une domination étrangère, féroce, avilissante, dont le pouvoir national a plus tard hérité l’esprit, voilà la triste histoire de notre jeunesse13 ». Tchaadaïev voit dans le schisme des Églises et le choix du « code moral » de Byzance, l’une des grandes causes de l’arriération de la Russie.

L’importance de Piotr Tchaadaïev dans l’histoire du mouvement intellectuel russe réside dans le fait que ses idées contiennent en germe tous les principaux aspects de l’« idée russe », dans son expression la plus contradictoire. Commençant par dénier tout passé au peuple russe, le philosophe comprend ensuite que « l’histoire millénaire d’un peuple ne peut pas n’être qu’une immense erreur14 ». Il en vient à la conclusion que l’originalité du destin russe est le gage de la vocation particulière de la Russie. Dans L’Apologie d’un fou, Piotr Tchaadaïev tire le bilan de l’évolution de ses idées. Il peut se résumer en trois thèses. Premièrement, la Russie n’a pas de passé. Ici, Piotr Tchaadaïev reste fidèle au point de vue exprimé dans la première Lettre philosophique. Il en tire, cependant, une autre conclusion : l’absence d’histoire devient un avantage. Deuxième thèse : la pureté du psychisme russe, la virginité de l’esprit russe permettent au jeune peuple de bénéficier du fruit tout prêt des efforts des peuples européens et d’aller très vite de l’avant, devançant l’Occident. Bien plus, et c’est la troisième thèse, la vocation de la Russie dans l’avenir est d’indiquer aux autres peuples la voie permettant de résoudre les questions suprêmes de l’être. En 1835, Piotr Tchaadaïev écrit à Alexandre Tourgueniev : « Nous sommes appelés à (…) enseigner à l’Europe une quantité infinie de choses qu’elle ne saurait comprendre sans cela… Un jour viendra où nous serons le centre intellectuel de l’Europe, comme nous en sommes, dès à présent, le centre politique, et notre puissance future, fondée sur la raison, dépassera notre actuelle puissance, fondée sur la force matérielle15. »

Piotr Tchaadaïev apporte une réponse à la « question fatale » des rapports entre Russie et Occident. Deux dangers menacent également la Russie : suivre les traces de l’Occident et rejeter l’expérience occidentale. Sa voie est différente, elle doit vivre à sa façon, mais en mettant à profit les fruits de l’expérience des peuples occidentaux.

Les dangers contre lesquels Piotr Tchaadaïev met en garde font l’objet de discussions animées dans l’étroit cercle – avant tout moscovite – de la jeunesse noble. Le mouvement slavophile sera le fruit de ses débats, de ses réflexions et des séjours qu’elle effectue à l’étranger, dans les universités allemandes. Ivan Kireïevski, Alexis Khomiakov, Constantin Aksakov, Vladimir Odoïevski et leurs amis créent une idéologie nationale.

L’idée de nation apparaît en Europe au début du XIXe siècle. On met au point une doctrine partant du principe que l’humanité, de la façon la plus naturelle, se divise en nations dotées de traits spécifiques évidents. Il en découle que l’autodétermination nationale est l’unique forme légale de pouvoir. Les auteurs de cette nouvelle doctrine sont principalement des philosophes allemands. Friedrich Schleiermacher explique que chaque nation est destinée, de par ses particularismes et sa place dans le monde, à représenter tel ou tel aspect de l’essence divine. Johann Gottfried Herder, qui se rend de Königsberg à Riga, encourage l’étude des langues nationales, et avant tout de l’allemand qui, il en est convaincu, est menacé par le français. Johann Gottlieb Fichte enseigne que l’autodétermination nationale est, en fin de compte, une manifestation de la volonté, et le nationalisme une méthode enseignant le moyen le plus juste de la manifester.

Formée d’une multitude de petites principautés et royaumes, l’Allemagne est un terrain favorable à la naissance d’une idéologie, fournissant le fondement philosophique qui légitime le désir de créer un État uni. Napoléon, dont les victoires humiliaient les Allemands, a donné à la doctrine nationale un élément d’importance : un ennemi qu’il convient de haïr. La politique de l’empereur des Français, qui stimulait les sentiments nationaux – des Polonais, des Hongrois, des Italiens – lorsque cela entrait dans ses plans, a favorisé les progrès de la doctrine nationale en Europe. Les prises de position de Fichte, en 1806, après la défaite prussienne de Iéna, devaient donner l’impulsion au mouvement de libération.

Allemands, Italiens, Polonais, Hongrois recherchent, dans la doctrine nationale, une arme pour l’autodétermination et la création d’un État national. La Russie, elle, est un État puissant. Si elle se tourne vers la doctrine nationale, c’est pour y chercher l’explication d’un paradoxe : celui de la Russie à la fois forte et faible. La Russie est forte sur le plan militaire, mais en retard sur l’Occident du point de vue culturel et technique.

Publiciste connu, Ivan Aksakov (1823-1886), cadet de Constantin, le chef de file des slavophiles russes, raconte la genèse du mouvement : « L’influence des penseurs français et de l’ensemble des philosophes du XVIIIe fait place à l’impact, plus positif bien que parfois très superficiel, de la science et de la philosophie allemandes. À l’école stricte des procédés de la pensée allemande, la pensée russe gagne en lucidité et en solidité, et tente d’adopter une attitude philosophique consciente envers la narodnost russe. » En conséquence, les slavophiles « exaltent la vocation historique et spirituelle de la Russie, en tant que représentante de l’Orient orthodoxe et de la tribu slave, et lui prophétisent un grand avenir mondial16 ».

Friedrich Schelling devient, pour reprendre l’expression d’un de ses zélateurs, le Christophe Colomb qui ouvre à la jeunesse noble russe un nouveau continent : l’âme. Les futurs slavophiles recherchent une conception du monde « achevée », un système leur permettant de répondre à toutes les « questions fatales ». Ils les trouvent dans la philosophie romantique de Schelling. Dans leurs discours et leurs écrits, les slavophiles parlent du sens de l’existence, des rapports entre religion et philosophie, mais, en fin de compte, ces différents thèmes se résument à un seul : la Russie et sa place dans l’histoire du monde.

Les slavophiles s’accordent avec Tchaadaïev pour reconnaître que le peuple russe est unique et, de ce fait, doté d’une mission particulière. La racine des divergences entre l’auteur de la Lettre philosophique et les slavophiles gît dans la nature différente de leur patriotisme. Tchaadaïev aime consciemment ce qui est russe, parce qu’il le juge bon ; « l’amour des slavophiles, lui, est inconditionnel et irraisonné17 ».

L’élaboration d’une doctrine nationale est l’essentiel de l’œuvre accomplie par les slavophiles. La chose apparaît clairement dans l’ouvrage de Vladimir Odoïevski, Les Nuits russes. Un historien en dit : « Ce livre est unique dans l’histoire de notre littérature, il n’est tout bonnement rien à quoi le comparer18. » Cette remarque porte sur le genre de l’ouvrage : un cycle de récits reliés entre eux par des dialogues philosophiques. Plus notable est le fait que Les Nuits russes constituent une encyclopédie de la vision du monde qui est celle de la génération des années 1830. Elles consignent l’atmosphère de cette époque qui a vu la naissance du mouvement slavophile. Vladimir Odoïevski (1803-1869), qui fait remonter ses origines à Rurik, le « premier aristocrate de Russie » comme on l’appelle, est un des hommes les plus cultivés de son temps, écrivain, savant, philosophe.

Membre actif du mouvement intellectuel, l’auteur des Nuits russes tente d’effectuer la synthèse des idées slavophiles et occidentalistes, rejetant l’extrémisme de l’un et l’autre courants. Cédant la parole à l’un de ses personnages qui prend part à une dispute philosophique, Vladimir Odoïevski fait remarquer, en note : « Le lecteur attentif reconnaîtra dans les lignes qui suivent toute la théorie des slavophiles, formulée dans la deuxième moitié de ce siècle. »

Faust – ainsi l’écrivain nomme-t-il le grand porte-parole des idées slavophiles dans son ouvrage – bâtit une « théorie » fondée sur l’expérience historique du genre humain. Au long de dix siècles, des peuples en ont remplacé d’autres : après l’Égypte est venue la Grèce, suivie par Rome, etc. « Où est maintenant cette sixième partie du monde, choisie par la Providence pour accomplir cette noble tâche ? Où est le peuple qui a gardé en lui le secret du salut du monde ? » La réponse est évidente : « Au temps de la terreur et de la mort, l’épée russe a tranché seule le nœud qui enserrait l’Europe pantelante, et l’éclat de l’épée russe brille encore, redoutable, au cœur de l’obscur chaos de l’ancien monde… l’Europe a donné au Russe le surnom de sauveur ! Dans ce nom s’en cache un autre, plus sublime encore, dont le rayonnement devrait pénétrer toutes les sphères de la vie sociale : ce n’est pas seulement le corps, mais l’âme de l’Europe que nous devons sauver19 ! »

Que la Russie soit « élue » – et pourquoi – ne fait aucun doute pour les héros des Nuits russes : « Nous sommes neufs et frais ; nous sommes innocents des crimes de la vieille Europe20. » L’Occident doit céder sa place, car sa littérature, l’un des « thermomètres » de « l’état spirituel de la société », montre « le malaise insurmontable » qui s’en est emparé, « l’absence de toute conviction commune, l’espoir sans espérance, la négation sans affirmation21 ».

En pleine décrépitude, l’Occident emploie de vieilles structures politiques, économiques et sociales, qui ne conviennent pas pour le monde nouveau. Les Nuits russes proposent une virulente critique du système parlementaire : « Où courent tous ces gens ? – Élire leurs législateurs. – Mais qui vont-ils choisir ? – Calmez-vous, tout le monde le sait : celui pour lequel le plus d’argent a été dépensé22. » Le « monde des manufactures », autrement dit le système capitaliste, n’est pas mieux traité. Faust reconnaît que l’industrie occidentale produit quantité de marchandises, mais au prix d’une exploitation sans pitié (« Fort heureusement, précise Odoïevski en note, ce mot, dans ce sens, n’existe pas encore en russe ; on peut le traduire de la manière suivante : profit aux dépens du prochain23 ») et en recourant au travail des enfants, les acculant au crime. Il est à noter que, pour critiquer le capitalisme, Faust se réfère aux rapports des commissions d’enquête parlementaires de Grande-Bretagne, utilisés par Friedrich Engels dans son ouvrage La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, paru en 1845, soit un an après Les Nuits russes.

À la fin des années 1830, on assiste à la naissance du mouvement intellectuel des « occidentalistes ». Hegel devient leur Christophe Colomb spirituel. Il acquiert une telle popularité dans les années 1840 que les Russes ne l’appellent pas autrement qu’Egor Fiodorovitch, traduisant le prénom allemand du philosophe : Georg Friedrich. Dans le cercle philosophico-littéraire de Nikolaï Stankievitch (1813-1840), se rencontrent slavophiles (C. Aksakov) et jeunes « occidentalistes » (Vissarion Bielinski, 1811-1848, futur critique littéraire de renom, ou Mikhaïl Bakounine, 1814-1876, le « père » de l’intelligentsia russe). Bientôt, l’occidentalisme, principalement sous l’influence d’Alexandre Herzen, se constitue en mouvement particulier, prenant peu à peu un caractère de plus en plus révolutionnaire. Sur ce terrain va se développer l’intelligentsia russe, qui partira s’instruire en France auprès de Saint-Simon, Lamennais, Auguste Comte, Proudhon, avant de découvrir la théorie idéalement « achevée » de Marx, qui explique tout.

Par-dessus toutes les disputes qui prennent un caractère de plus en plus aigu, se trouve la conviction – commune aux partisans d’une autocratie patriarcale protectrice et aux rares tenants des idées libérales, révolutionnaires qui ne cessent de se radicaliser – du caractère particulier, exceptionnel de la Russie, de sa mission unique. La Russie sauvera le monde de la révolution, clament les uns. La Russie apportera la révolution au monde, répliquent les autres.

Un slavophile orthodoxe peut déclarer : « Le peuple russe, tel le vieil Israël, a reçu la Parole de Dieu. Il est porteur et garant du vrai christianisme. Il détient la véritable connaissance de Dieu, sa foi est authentique, il possède la vérité elle-même, le vrai christianisme, la véritable liberté, le véritable amour : il a l’orthodoxie. »

Occidentaliste, révolutionnaire qui incitera la génération suivante à l’action terroriste, Alexandre Herzen critique la première Lettre philosophique de Tchaadaïev et explique : tous les faits parlent en faveur de Tchaadaïev, mais c’est moi, Herzen, qui ai raison, car je « crois », et lui « non ».

Les vers stupéfiants de Fiodor Tiouttchev :

On ne comprend pas la Russie par la raison.

Elle ne se mesure pas à l’aune commune,

Elle a une tournure à part,

En elle on ne peut que croire,

n’étonnent que les étrangers. Le lecteur russe semble, lui, comprendre parfaitement, après la publication du poème en 1866, comme il le comprend également à la fin des années 1990. Les vers de Tiouttchev deviennent l’explication la plus populaire de la situation en Russie au terme du deuxième millénaire.

La foi repose sur des fondements solides : jeunesse du peuple, foi authentique, collectivisme inhérent aux Russes et qui les distingue de l’Occident individualiste.

Les années 1840 sont marquées par la découverte d’un nouvel et capital objet de foi, argument des plus convaincants pour démontrer le caractère exceptionnel de la Russie. Il s’agit de la commune paysanne (obchtchina) que l’on nomme aussi le mir. Il semble que la seule réforme effectuée par le Gouvernement provisoire après la révolution de Février et conservée jusqu’à ce jour, soit celle de l’orthographe : l’alphabet est allégé de plusieurs lettres qui paraissent superflues. Le mot mir, doté de deux sens en russe, ne s’écrit donc plus que d’une seule façon. Avant la réforme, le mir, écrit avec le i cyrillique, signifiait la paix, l’absence de guerre, tandis qu’avec un « i à point », il désignait le monde, l’univers, le globe terrestre. Le mir paysan, l’obchtchina, s’écrivait avec un « i à point », à l’instar du mot désignant l’univers. L’obchtchina est, pour les paysans, leur monde, leur planète.

L’existence de la commune paysanne n’est un secret pour personne, ni pour les paysans qui vivent en son sein, ni pour les propriétaires nobles qui vivent à son compte. Les slavophiles, toutefois, découvrent l’obchtchina en tant que cellule de la vie sociale, dans laquelle le bien de tous l’emporte sur les intérêts de chacun. La véritable découverte s’effectue après le voyage à travers la Russie d’un savant allemand, spécialiste des questions agraires, August Haxthausen. Il arrive dans le pays trois ans après Custine, mais est accueilli avec une extraordinaire bienveillance. Nicolas Ier lui accorde mille cinq cents roubles de « rente » et six mille de plus pour la publication d’un livre. Le gouverneur du territoire que Haxthausen s’apprête à étudier, reçoit cette prescription : « Écarter discrètement tout ce qui pourrait fournir à cet étranger le prétexte à des conclusions erronées ou déplacées, lesquelles pourraient advenir par méconnaissance des us populaires de notre patrie24. »

Publié en allemand à l’étranger durant l’année 1847, le livre de Haxthausen, Étude des relations internes de la vie populaire et plus particulièrement des institutions rurales de Russie, confirme scientifiquement l’existence d’un mode de vie à part, russe. L’obchtchina réunit un groupe de paysans, vivant le plus souvent dans le même village ; la terre qu’ils travaillent appartient à la commune, et non à un propriétaire terrien. Les lopins de terre sont régulièrement repartagés, afin que tous puissent en avoir, tour à tour, de bons et de mauvais. Le respect d’une égalité idéale est le grand but de la commune. Il est impossible de quitter l’obchtchina, même en acceptant de payer sa part de capitation. La caution solidaire lie tous les membres de la commune villageoise, qui répondent du non-paiement de l’impôt par l’un d’eux.

Les slavophiles voient dans l’obchtchina la preuve même du caractère particulier de la Russie, l’expression de son esprit collectiviste et de son respect de l’égalité. Les occidentalistes, Alexandre Herzen en tête, y trouvent, eux, la preuve de la nature socialiste du paysan russe. En 1875, Piotr Tkatchev (1844-1883), l’un des révolutionnaires russes les plus radicaux, dont Berdiaev fera le précurseur de Lénine, écrit à Engels : « Notre peuple… est, dans son immense majorité, pénétré des principes de la possession commune des biens ; il est, si l’on peut dire, communiste par instinct, par tradition25. » En 1880, convaincus par Tkatchev et d’autres révolutionnaires russes, Marx et Engels parviennent à cette conclusion : « Si la révolution russe donne le signal de la révolution prolétarienne à l’Ouest, de telle sorte que les deux se complètent, alors la propriété communautaire russe moderne de la terre peut se révéler le point de départ du développement communiste26. »

Vladimir Odoïevski clôt ses Nuits russes sur cette affirmation prophétique : « Le dix-neuvième siècle appartient à la Russie27. » Slavophiles et occidentalistes n’ont aucun doute sur ce point, de même que les révolutionnaires de la génération suivante. Et ne parlons pas, a fortiori, des représentants de l’idéologie officielle qui se forme au cours des années 1830 et trouve son expression la plus condensée et la plus percutante dans la formule du ministre de l’Instruction publique de l’époque, Sergueï Ouvarov : « Orthodoxie, autocratie et narodnost28. » Nommé au ministère à partir de 1833, après de longues années passées dans le système d’enseignement, Sergueï Ouvarov est un homme pétri de contradictions. L’historien bien connu Sergueï Soloviev écrira qu’Ouvarov « inventa ces principes, autrement dit les mots… orthodoxie, alors qu’il était athée et ne croyait pas au Christ, pas même à la mode protestante, autocratie, alors qu’il était libéral, et narodnost, alors que de sa vie il n’avait lu un livre russe et qu’il n’écrivait qu’en français ou en allemand29 ».

L’indignation de Sergueï Soloviev provient, non du contenu de la « triade », mais du cynisme de son auteur. Pour le dixième anniversaire de son activité ministérielle, Sergueï Ouvarov remet à l’empereur une note dans laquelle il évoque en particulier la genèse de sa formule : « Il convenait de renforcer la Patrie sur des principes solides… De trouver des notions reflétant le caractère distinctif de la Russie et lui appartenant exclusivement… Sans amour pour la foi des ancêtres, le peuple, comme l’individu, est voué à périr… L’autocratie est la condition essentielle de l’existence politique de la Russie… À côté de ces deux principes nationaux, s’en trouve un troisième, non moins fort : la narodnost30. »

Les deux premiers termes de la « triade » – orthodoxie et autocratie – n’ont nul besoin de commentaire ; le troisième – narodnost – est une notion nouvelle. Le flou de sa définition permet à tout un chacun d’en user à son gré : toutes les doctrines en gestation à l’époque y ont recours et l’interprètent à leur façon. Les slavophiles vont rechercher l’origine de la narodnost jusque dans l’antique Rus, ils se mettent en tête de porter le costume « national » russe qui, dans les rues de Moscou, est pris pour un « vêtement persan ». Comme disent les mauvaises langues : en voulant faire la démonstration de l’esprit russe authentique, les slavophiles « allongent leur champagne de kvas ».

Dans l’interprétation de Herzen, la narodnost transparaît dans l’« innocente pureté » du paysan russe, vivant au sein de la communauté villageoise. Cela permet à l’auteur de Passé et Méditations d’affirmer : « L’homme russe est le plus libre du monde31. » L’adoption par toutes les idéologies de la notion de narodnost, interprétée de toutes les façons possibles, génère une représentation particulière, unique, de la société russe. On la voit composée, d’un côté, du peuple, autrement dit des paysans, de l’autre, de tout le reste, du « public », selon l’expression des slavophiles. Le peuple est le gardien de la vérité, de l’esprit russe authentique.

Le règne de Nicolas Ier a pour trait caractéristique la suspicion du souverain à l’égard des slavophiles qui prônent pourtant, exprimées en termes presque identiques, les valeurs de l’idéologie officielle. La grande raison de cette suspicion est la peur éprouvée par l’empereur devant tout ce qui ressortit à une pensée incontrôlée et incontrôlable. Dans ses Mémoires, Giuseppe Mazzini rapporte qu’au moment où, après son arrestation, en 1830, son père s’en fut trouver le gouverneur de Gênes pour s’enquérir des raisons de la mise aux arrêts de son fils, adolescent, il s’entendit répondre : ce jeune homme a du talent, mais il aime par trop les promenades nocturnes solitaires et il ne raconte rien de ses réflexions ; le gouvernement n’aime pas les jeunes gens de talent qui réfléchissent sur des thèmes ignorés des autorités. La suspicion des autorités autrichiennes est entièrement partagée par les autorités russes.

Alexandre Herzen évoque, dans ses écrits, les relations entre slavophiles et occidentalistes : « Oui, nous étions adversaires, mais de très étrange façon. Nous éprouvions un même amour, mais différent. Tous, nous étions dotés, depuis la prime jeunesse, d’un sentiment fort, inconscient, physiologique et passionné, qu’eux prenaient pour un souvenir et nous pour une prophétie : le sentiment d’un amour sans limite, englobant toute l’existence, pour le mode de vie russe, la forme d’esprit russe32. »

L’amour du mode de vie russe, de l’esprit russe sont le pendant d’un rejet de l’Occident et de ses valeurs. Professeur à l’université de Moscou, Stepan Chevyrev, slavophile et ardent défenseur de la « triade » d’Ouvarov, écrit à propos de l’Occident et des Occidentaux : « Nous nous embrassons, nous nous étreignons, nous partageons le festin de la pensée, nous buvons la coupe des sentiments, sans remarquer le poison caché dans notre insouciant contact avec eux, nous ne sentons pas, dans l’amusement du festin, l’odeur du futur cadavre qu’ils dégagent déjà. » Alexandre Herzen lui fait écho : « Je vois la mort inévitable de la vieille Europe et ne regrette rien de ce qui y existe33. »

La présence de points communs à toutes les idéologies naissantes est particulièrement nette dans le « dialogue » inattendu entre Nicolas Ier et Mikhaïl Bakounine. En mai 1851, les autorités suisses livrent à la Russie le criminel d’État Bakounine, membre actif de la révolution de 1848 en Allemagne. La Suisse n’était pas obligée d’extrader le révolutionnaire, venu chercher l’asile politique sur les bords du lac Léman, mais le poids de la Russie en Europe est trop grand. Bakounine est incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul. À la demande de l’empereur, le successeur de Benkendorf à la tête de la Troisième Section, le comte Alexis Orlov, lui rend visite et lui propose d’adresser une confession au tsar, « comme un fils spirituel écrit à son père spirituel ».

La « confession » de Bakounine paraîtra pour la première fois à Moscou en 1921, suscitant un débat parmi les historiens. Aux uns elle semblera la marque du repentir de l’auteur, la preuve qu’il renonce à l’action révolutionnaire ; les autres y verront un document écrit en forteresse, une ruse du révolutionnaire désireux de tromper son geôlier. Nicolas lit la « confession » avec beaucoup d’intérêt et note ses réactions en marge. Toutes les réflexions critiques de Mikhaïl Bakounine contre l’Occident reçoivent l’approbation de l’empereur. Bakounine écrit qu’en Europe occidentale, où qu’on regarde, tout n’est que vétusté, faiblesse, incrédulité et corruption, nul ne fait crédit à personne, pas même à soi-même… Et Nicolas répond en marge : « Stupéfiante vérité. » Bakounine critique le Parlement de Francfort. Nicolas souligne la phrase et commente : « Magnifique. » Bakounine constate l’apparition du communisme, à la fois au sommet et à la base, en tant que système prôné par de petites organisations bien structurées, secrètes ou non, et que force indéterminée, invisible, insaisissable mais présente partout. Nicolas réagit : « Juste. »

Mikhaïl Bakounine rassure le tsar, en expliquant qu’il voit dans le communisme la conséquence naturelle, inévitable du développement économique et politique de l’Europe occidentale. Il souligne : de l’Europe occidentale seulement car, selon lui, en Orient et dans les États slaves (à l’exception, peut-être, des terres tchèques, de la Moravie et de la Silésie), le communisme n’a aucune raison d’apparaître, cela n’aurait pas de sens. Le prisonnier donne à son geôlier un conseil, parlant d’égal à égal avec lui, entre experts, des problèmes politiques. « Je pense, écrit Mikhaïl Bakounine, qu’en Russie plus qu’ailleurs, il faut un pouvoir dictatorial fort, uniquement soucieux d’élever et d’éclairer les masses populaires ; un pouvoir libre d’orientation et d’esprit, mais sans parlementarisme ; autorisant la parution d’ouvrages au libre contenu, mais sans liberté de publication ; entouré de compagnons d’idées, éclairé par leur conseil, renforcé par leur libre coopération, mais qui ne soit limité par rien ni personne34. »

Un historien moscovite de notre temps, biographe de Bakounine, voit dans « le modèle d’absolutisme éclairé » proposé à Nicolas la tactique d’un révolutionnaire se trouvant « sous le pouvoir de l’ours35 ». L’un, bien sûr, n’exclut pas l’autre. Il est notable toutefois que, dans le « modèle de pouvoir » formulé par Bakounine, il n’est rien qui ne soit déjà dans la Justice russe de Paul Pestel. En émigration, Alexandre Herzen affirme qu’il n’y aura jamais de Constitution en Russie et qu’un libéralisme moyen, modéré n’y fera jamais de racines. C’est trop « petit » pour la Russie, ajoute-t-il, prophétisant : « La Russie ne sera jamais juste milieu. »

Après avoir lu la « Confession » de Bakounine, Nicolas la transmet à son héritier, avec cette recommandation : « Il vaut que tu la lises : c’est fort curieux et instructif. »

L’empereur a raison. Le caractère « instructif » du texte de Bakounine vient de ce que l’auteur, révolutionnaire, adversaire de l’autocratie, exprime souvent des pensées avec lequel le tsar est en plein accord. Nicolas Ier ne met pas un instant en doute l’hostilité des positions de Bakounine : après trois ans d’incarcération à la forteresse Pierre-et-Paul, le révolutionnaire en passe encore trois à celle de Schlusselburg, puis il est exilé en Sibérie d’où il ne parviendra à s’évader qu’en 1861. Mikhaïl Bakounine sera maintenu en captivité non seulement par Nicolas Ier, mais aussi par son successeur, Alexandre II, qui aura lu la « Confession ».

La « Confession » est instructive parce qu’elle recèle des convictions caractéristiques de toutes les idéologies russes formées au milieu du XIXe siècle. Le point le plus important est, en l’occurrence, la façon dont ces idéologies abordent la politique extérieure. On est frappé par leur caractère à la fois défensif et offensif. Toutes prennent pour axiome la nature exceptionnelle de la Russie et proposent des systèmes justifiant la nécessité d’une défense dont la forme la plus efficace, on le sait, est l’attaque.

L’ennemi est l’Occident, dans toutes ses manifestations : catholicisme, capitalisme, parlementarisme, révolution. Venues d’Allemagne, les idées du nationalisme donnent l’impulsion intellectuelle nécessaire à la naissance des idéologies russes. L’impulsion physique, concrète, est l’insurrection polonaise de 1830-1831. Les Polonais sont l’incarnation même de tous les vices : slaves mais catholiques, sujets du tsar russe mais également dotés d’un Parlement. Nicolas Ier explique à Custine : « Je conçois la république, c’est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l’être ; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d’un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C’est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption… J’ai été souverain représentatif [en Pologne] et le monde sait ce qu’il m’en a coûté pour n’avoir pas voulu me soumettre aux exigences de CET INFÂME gouvernement… Mais Dieu soit loué, j’en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique36. »

Nicolas s’entretient avec Custine en 1839. Vingt-cinq ans plus tard, Ivan Aksakov, après un nouveau soulèvement polonais en 1863, parvient à cette conclusion : « La question de Pologne se résume à celle-ci : dans quelle mesure la Pologne est-elle capable de redevenir slave et orthodoxe ? C’est pour elle une question de vie ou de mort37. » La Pologne ne peut cesser d’être slave. Mais elle n’a jamais été orthodoxe. Pour Ivan Aksakov, chef de file des slavophiles, cela n’a aucune importance. L’essentiel est que les Polonais refusent d’être russes, fidèles sujets de l’Empire de Russie.

Le 31 mai 1846, à l’assemblée extraordinaire de l’université de Saint-Pétersbourg, on lit – à titre d’information pour les professeurs – les prescriptions du ministre (depuis 1846) de l’Instruction publique, comte Ouvarov, rédigées de par la volonté de l’empereur. Le ministre explique « qu’il nous faut comprendre ce qu’est notre narodnost et ce qu’est la slavité du point de vue de la Russie ».

La « triade », fondement de la doctrine officielle, est expliquée de la façon la plus concise et précise : « Notre narodnost consiste en une loyauté et une soumission sans borne à l’autocratie, cependant que la slavité occidentale ne doit pas éveiller en nous la moindre compassion. Celle-là existe de son côté, et nous du nôtre. Par là même, nous la renions solennellement38. »

Les instructions du comte Ouvarov mettent en évidence le « point faible » de la « conception de la slavité », donc des slavophiles. Le projet d’union de tous les Slaves sous la dextre de la grande sœur russe avait été, nous l’avons vu, exposé en détail par Iouri Krijanitch. Mais l’État moscovite du XVIIe siècle ne pouvait que rêver du rôle de rassembleur des Slaves. Au XIXe siècle, le puissant Empire russe a toutes les possibilités matérielles de libérer les Slaves et de les accueillir « dans le giron de l’aigle russe ». Venu d’Allemagne en mettant l’accent sur le deutschtum, le nationalisme donne aux penseurs russes l’idée d’élaborer une théorie de la « slavophilie ».

La slavophilie est perçue par Nicolas Ier comme une idée dangereuse, parce que fondée sur la nécessité de libérer les Slaves, dont une partie considérable se trouve sous l’autorité des principales cibles de la politique extérieure russe : l’Empire ottoman, l’Autriche, la Prusse. Tout aussi importante est la nécessité, en libérant les Slaves, de briser le cadre des États dont ils sont les sujets. Nicolas Ier le comprend parfaitement. En marge de la « Confession », à l’endroit où Bakounine appelle le tsar à prendre la tête du mouvement slave, Nicolas écrit : « Je n’en doute point : en fait, je prendrais la tête d’une révolution, tel un Masaniello slave39. Grand merci40 ! »

Pour les slavophiles en quête de théorie, la « slavophilie » est un état d’esprit. Pour Nicolas Ier, c’est une source de complications potentielles en politique extérieure, un danger révolutionnaire qui se rapproche inéluctablement de son empire.

Le 20 juillet 1852, lors d’un entretien avec un émissaire de Saxe, Nicolas Ier explique que la révolution sape les fondements de tous les pays, y compris la Russie. « Le sol sous mes pieds est miné comme sous les vôtres » – ainsi l’empereur qui, en spécialiste du génie, connaît le danger des mines, sème-t-il l’effroi chez son interlocuteur41.

Nul doute, pour Nicolas Ier, qu’il y ait des raisons de s’inquiéter. Le spectre de la révolution parcourt l’Europe. Et les Slaves chéris des slavophiles sont un matériau potentiellement explosif. Il y a d’abord l’hostilité de la Pologne. Outre les Polonais, d’autres Slaves – non russes – vivent dans les limites de l’Empire de Russie. En 1837, l’Église uniate, que l’on tient pour anti-orthodoxe, donc sympathisante de la Pologne, passe sous la juridiction du Saint-Synode. En 1839, ce dernier annonce la réunion définitive des uniates et des orthodoxes. L’Église uniate, qui compte près de cent quarante ans d’existence et est reconnue par une partie des populations ukrainienne et biélorusse, disparaît purement et simplement : l’orthodoxie a repris en son sein les brebis slaves égarées.

Au début de 1846, une société ukrainienne secrète est fondée à Kiev, baptisée « Confrérie de Cyrille et Méthode », par référence aux créateurs de l’alphabet dit cyrillique, qui avaient apporté aux Slaves la parole du Christ. La Conférie de Cyrille et Méthode, créée par l’instituteur Panteleïmon Koulich, le professeur d’Université Nikolaï Kostomarov et le poète Tarass Chevtchenko (1814-1861), marque la naissance du sentiment national moderne. Elle équivaut à la doctrine nationale en gestation à Moscou et Pétersbourg. La grande différence réside dans le fait que les slavophiles moscovites tiennent l’Empire de Russie pour un don mérité de Dieu, alors que les Ukrainiens se vivent comme des sujets de l’empire, et pas toujours des plus aimés. Leur pays, en outre, est déchiré entre trois États : la Russie, l’Autriche et la Prusse. La littérature est, comme toujours, la première à se faire l’expression des visées et sentiments nationaux. Ivan Kotliarevski (1769-1838) écrit un poème intitulé L’Énéide, traduction libre de Virgile : Énée parcourt l’Ukraine. Kotliarevski dédie son Énéide aux « amoureux la langue petite-russienne ». Il est aussi l’auteur des premières œuvres du théâtre ukrainien. L’historien Nikolaï Kostomarov écrit le Livre de la vie du peuple ukrainien, dans lequel il recherche les principes d’égalité, de fraternité, de liberté et de souveraineté du peuple dans le passé de l’Ukraine : la cosaquerie, les communautés religieuses. Tarass Chevtchenko, le plus grand poète ukrainien, ressent très fortement le poids de la dextre impériale sur sa terre natale. L’Ukraine, écrit le poète, « dépouillée, orpheline, pleure au-dessus du Dniepr ».

La Confrérie de Cyrille et Méthode n’est pas une organisation révolutionnaire, préparant des actions concrètes. Ses membres se réunissent pour débattre et réfléchir aux voies possibles de la renaissance ukrainienne. L’idée d’une fédération slave les séduit. Mais, en 1847, les « frères », victimes d’une dénonciation, sont arrêtés. Tarass Chevtchenko est particulièrement touché : il est envoyé comme simple soldat à l’armée, jusqu’à la fin de ses jours.

Nicolas Ier est beaucoup plus effrayé par un cercle formé autour d’un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Mikhaïl Petrachevski (1821-1866) et homme de lettres. À l’origine de cette peur, un groupe de jeunes fonctionnaires et hommes de lettres, qui se rassemblent pour discuter de la philosophie de Fourier, qu’ils jugent absolument indispensable pour comprendre la situation en Russie. Très vite, des agents de la Troisième Section surveillent le cercle. Dans la nuit du 22 au 23 avril 1849, plusieurs dizaines de personnes sont arrêtées. L’instruction échoue à transformer l’activité philosophique du cercle en vaste conspiration préparant un coup d’État, à l’instar des Décembristes. Néanmoins, le 16 octobre, quinze des accusés sont condamnés à mort et cinq aux travaux forcés. L’annonce de la grâce impériale commuant l’exécution en peine de bagne, n’est faite aux condamnés que devant le peloton. Parmi eux se trouve le lieutenant du génie en retraite et homme de lettres, Fiodor Dostoïevski.

Nicolas Ier suit de près les interrogatoires. Il met en forme l’annonce officielle de la fin de l’enquête et de la sentence. Celle-ci commence par une explication : « Les funestes enseignements, les troubles et séditions qui affectent massivement l’Europe occidentale et menacent d’anéantir l’ordre établi et le bien-être des peuples, ont, hélas, trouvé quelque écho également dans notre société42. » Dans le passage où il est question du dessein des conjurés, l’empereur a biffé les mots « communisme » et « socialisme », employés par les juges d’instruction, les remplaçant par « anarchie ». De la même façon, le tsar substitue au mot « progressistes » l’expression « gens d’opinion corrompue ».

La répression contre les « petracheviens » a lieu en 1849 et, à ce moment, la peur de Nicolas Ier est justifiée : les révolutions ébranlent l’Europe. Mais l’empereur n’a pas moins peur en 1831. Cette année-là, durant l’été, une épidémie de choléra se déclare à Pétersbourg. Des rumeurs circulent à travers la ville, selon lesquelles l’épidémie est propagée par les médecins. Des troubles éclatent. Nicolas Ier se rend alors sur la place aux Foins où sont rassemblées près de cinq mille personnes, qui ont saccagé un hôpital et massacré plusieurs médecins. Se mêlant sans crainte à la foule, le tsar s’adresse à ses sujets : « Quelle infamie pour le peuple russe d’imiter les scandales des Français et des Polonais, en oubliant la foi de ses pères. Si on vous y incite en secret, capturez les coupables et présentez les suspects aux autorités43… » L’épidémie de choléra se déclare pendant l’insurrection polonaise et il n’est pas difficile d’établir un lien entre les deux. Poisons et microbes viennent forcément d’Occident. La doctrine nationale est un moyen de leur couper la voie de la Russie.

Les années 1825-1830 forment la première période du règne de Nicolas Ier et sont marquées par la peur due à la révolte des Décembristes ; les années 1832-1848 sont caractérisées par la peur de l’insurrection polonaise et du « Printemps des Nations » ; dans les années 1849-1855, enfin, la Russie, l’empereur ne parviennent pas à comprendre pourquoi le pays « sauveur des peuples », ultime rempart des monarques légitimes, se retrouve dans un isolement croissant.

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