12 Dans l’attente de Pierre



À la mort des rois, éclatent souvent des querelles et des guerres intestines pour la succession au trône.

Iouri KRIJANITCH.


Le tsar Alexis meurt le 30 janvier 1676, à l’âge de quarante-sept ans, après un règne de trente et un ans. Soixante-trois années se sont écoulées depuis l’avènement du premier Romanov. Le père et le fils ont dirigé l’État durant la période de la reconstruction du pays faisant suite au Temps des Troubles. Ce relèvement s’est effectué selon des schémas anciens, qui ont permis des progrès rapides et importants pour l’État. Parallèlement, la situation de la population, saignée à blanc par les exactions, s’est dégradée.

Nikolaï Kostomarov brosse un tableau de la situation sous le règne des deux premiers Romanov : « Ce fut une période où les gens des prikazes régnèrent en maîtres et où l’administration s’agrandit, une période d’impuissance de la loi, d’hypocrisie religieuse, de pillage éhonté de la population laborieuse, de tromperies, de désertions en tous genres, de brigandage et de soulèvements constants1. » L’historien voit dans « l’insuffisant absolutisme de l’autocratie », dans la faiblesse de Michel et d’Alexis, qui permet aux boïars et aux clercs d’agir à leur guise en leurs noms, la principale cause des maux de la Russie.

Il est de plus en plus clair que les modes traditionnels de gouvernement et de vie ont fait leur temps. Les influences étrangères, porteuses de nouvelles idées et de nouveaux usages, frappent avec une insistance croissante aux murs du Kremlin. Indécis, préférant laisser l’initiative à ses conseillers les plus proches dont il changeait régulièrement, le tsar Alexis « n’allait nulle part et ne tenait pas même debout : il reposait simplement en toute quiétude sur les débris de l’Ancien et du Nouveau, sans comprendre d’où venaient les choses, se contentant de choisir pour sa couche ce qui lui était le plus doux2. »

Le premier souci du monarque était de donner un héritier au trône. L’absence d’un continuateur légitime de la dynastie des Rurik avait été une des raisons du Temps des Troubles. Le tsar Alexis, lui, laissait trop d’héritiers. Il comptait à sa mort deux fils et six filles du premier lit, un fils et deux filles du second. La situation se compliquait encore du fait que la famille était divisée en deux branches, selon l’origine de chacune des tsarines : les Miloslavski et les Narychkine.

Pour une raison inconnue, les filles du premier mariage débordent d’énergie et de santé, tandis que les fils, Fiodor et Ivan, sont faibles et souffreteux. La seconde épouse du tsar, Natalia Narychkina, a, elle, mis au monde un garçon solide et intelligent, Pierre, mais le puissant clan des Miloslavski est bien résolu à placer sur le trône l’héritier légitime, Fiodor, âgé de quinze ans, à peine capable de se mouvoir, atteint qu’il est par une maladie incurable. L’héritier a eu pour précepteur Siméon de Polotsk, qui a inculqué à son élève l’amour des sciences. Le biographe de Fiodor indique que « le tsar connaissait bien le latin et d’autres langues étrangères, ainsi que les mathématiques », qu’il « aimait la poésie et la musique3. » L’instruction du jeune tsar est la marque des temps nouveaux. Les querelles qui opposent les boïars dès le couronnement de Fiodor, s’inscrivent au contraire dans la poursuite des traditions séculaires.

« Les six années de règne de Fiodor Alexeïevitch, résume l’auteur de sa biographie, s’écoulèrent sans laisser de traces dans l’histoire4 ». Sur le plan intérieur, les principaux événements sont les persécutions à l’encontre des partisans des Narychkine. Le premier à en être victime est le plus proche conseiller d’Alexis dans les dernières années de son règne, le boïar Artamon Matveïev.

Le jeune tsar, ou plutôt ses conseillers, mènent à bien ce qu’Alexis n’a pas eu le temps d’achever. Des mesures sont prises pour simplifier l’administration, entraînant un élargissement du pouvoir des voïevodes. On entreprend de réformer l’armée, décision nécessaire compte tenu des progrès réalisés dans ce domaine par l’adversaire ; on cherche donc un moyen de répondre aux « dernières ruses et inventions ennemies ». Dans le cadre de la réforme de l’armée, on abolit le système du miestnitchestvo qui obligeait à nommer des hommes aux postes de commandement, selon l’importance de leur lignée, et non leurs capacités. De fait, il a déjà pratiquement disparu sous le règne d’Alexis, mais Fiodor y met fin une bonne fois : il ordonne de brûler tous les livres des rangs, où étaient consignés l’origine de chacun et ses états de service. L’agitation engendrée par le Schisme, non seulement ne semble pas s’apaiser, mais elle s’amplifie et s’étend, prenant un tour sinistre, fanatique. Les schismatiques sont de plus en plus nombreux à s’immoler par le feu, préférant le martyre à « l’adoration des idoles ». En 1681, le concile passe la main, laissant au pouvoir temporel le soin de la lutte contre les vieux-croyants. On envoie la troupe calmer définitivement ceux qui rejettent l’Église officielle.

Fiodor instaure à Moscou l’Académie slavo-gréco-latine, premier institut supérieur de théologie en Russie. Russes et Grecs y sont seuls admis et, pour ces derniers, sur une attestation du patriarche prouvant qu’ils professent bien la vraie foi orthodoxe. L’oukaze relatif à l’ouverture de l’Académie interdit en même temps les précepteurs privés et l’étude à domicile des langues grecque, latine et polonaise. Il est en outre formellement interdit de détenir chez soi des ouvrages de magie, de sorcellerie, de divination et autres livres hérétiques.

Le biographe de Fiodor indique que « la première idée politique du jeune tsar fut de reprendre l’Ingermanland [la terre d’Ijora], ainsi qu’une partie de la Liflandie, en particulier la ville de Narva. » On peut douter que la pensée de Fiodor, alors à peine âgé de quinze ans, se tourne d’emblée du côté de la Baltique. Mais il est clair que cette visée de longue date, ce vieux projet de la politique étrangère russe, ne peut laisser indifférents ses conseillers, d’autant qu’une occasion semble se profiler : la Suède, qui possède Narva, est en guerre avec le Danemark. Or, les Danois ne ménagent ni leurs efforts pour persuader les Russes d’entrer en conflit contre les Suédois, ni les promesses pour y parvenir. Fiodor envoie finalement neuf mille fantassins et cavaliers aux frontières de la Suède, mais il ne tarde pas à les rappeler, car des événements survenus en Ukraine nécessitent de mobiliser toutes les forces.

La Turquie, qui a pris sous sa protection l’Ukraine de la rive droite, s’apprête à s’emparer de la rive gauche. En 1668, les troupes moscovites sont mises en déroute à Tchiguirine. Par ailleurs, les relations avec la Pologne ne sont toujours pas régularisées. Toutefois, l’activité diplomatique déployée par Moscou – une ambassade à Vienne et à Paris pour s’assurer des soutiens dans la guerre contre la Turquie, et des pourparlers avec les Polonais – commence à porter ses fruits. En 1680, un traité de paix est signé avec la Pologne : une délégation de la Rzeczpospolita arrive à Moscou et, au terme de vingt-trois séances, « après épuisement de toutes les ruses, de tous les pièges et finesses diplomatiques5 », une trêve est signée pour treize ans. En 1681, un nouvel accord de paix, cette fois avec la Turquie, est conclu pour vingt ans : Moscou accepte de céder à la Turquie l’Ukraine de la rive droite, à l’exception de Kiev.

Originaire de Bohême, Tanner accompagne l’ambassade polonaise à Moscou et, en 1689, fait paraître en latin, à Nuremberg, une description de la capitale du tsar Fiodor Alexeïevitch. Le diplomate attentif a enregistré quantité de détails sur la ville et la vie de ses habitants. Il décrit dans les moindres nuances le somptueux accueil fait aux ambassadeurs, le festin solennel au cours duquel deux cents plats sont servis, mais tous de poisson : on a confectionné, à base d’esturgeon et de farine, une multitude d’oies, poules, dindes et canards. Tanner relève l’existence d’innombrables églises (on lui affirme qu’il y en a mille sept cents) dont les coupoles confèrent à la cité une majestueuse beauté. Mais deux rues seulement sont pavées de traverses de bois dans toute la capitale : le tsar emprunte l’une d’elles lorsqu’il quitte la ville ; la seconde mène du palais au Possolski Prikaze. « Toutes les autres sont recouvertes de rondins, note l’observateur, ce qui, hiver comme été, y rend la circulation fort désagréable. » La ville, en revanche, compte de nombreux voituriers, qui connaissent leur métier et ont des tarifs très modiques. Le diplomate est heureusement surpris par toutes les perles et pierres précieuses que l’on trouve en Russie et qui se vendent fort peu cher.

Tanner visite la ville jusque dans ses moindres recoins, il s’entretient avec les Moscovites, teste leur nourriture et leurs boissons. Il remarque qu’à chaque coin de rue et à chaque carrefour sont postés des marchands de kvas. Outre l’hydromel et la bière, les Russes produisent du kvas de pommes, dont ils sont friands. « Moi-même, ajoute le visiteur de Bohême, ne l’oublierai de ma vie. » Et il précise : « M’étant enivré une fois de ce kvas, j’ai ensuite passé douze jours dans les affres de la fièvre. » V. Berkh, qui étudie minutieusement la relation de Tanner, lui reproche de trop céder au naturalisme : « Il jugeait des habitants de Russie d’après ceux qu’il rencontrait à la Bourse aux Poux [gigantesque coiffeur en plein air], ou aux bains du Tolkoutchi Riad [l’équivalent des Puces]6. » La pudeur de l’historien lui interdit visiblement de rappeler que Tanner fréquenta aussi le Cabaret Rouge, aux environs de Moscou, où se réunissaient les bambocheurs, afin de « festoyer en compagnie de Bacchus et Vénus ».

La mort du tsar Fiodor, le 27 avril 1682, ne surprend personne – on s’attendait depuis longtemps à ce que s’éteignît ce tsar de santé fragile – mais plonge le pays dans la confusion. L’absence d’une loi de succession engendre une situation assez proche des jours angoissants qui suivirent le décès d’Ivan le Terrible. De nouveau, il importe de choisirs entre deux héritiers : Ivan, seize ans, malade ou, pour reprendre la prudente expression des contemporains, « à l’esprit endommagé », et Pierre, garçon débordant de santé mais n’ayant que dix ans.

Le jour de la mort de Fiodor, le patriarche Joachim réunit les dignitaires civils et religieux et propose d’élire aussitôt le tsar. La majorité est favorable à Pierre, mais une partie de l’assemblée continue à défendre les droits du fils aîné, Ivan. Sur la place devant le Kremlin, se trouvent tous les « rangs [tchins] de l’État moscovite », autrement dit des représentants de toutes les catégories de la société. Ils ont été appelés à Moscou en décembre 1681, pour le Sobor qui doit, une nouvelle fois, revoir le mode de perception de l’impôt. Le Sobor n’a pas lieu, mais les délégués sont à Moscou. Excellent spécialiste du XVIIe siècle, Sergueï Platonov estime que, sur la place du Kremlin, sont rassemblés des « gens de hasard ». Quant à la procédure adoptée pour l’élection – le peuple crie qu’il veut Pierre –, il la qualifie de « hâtive et douteuse sur le plan moral7 ».

Rien n’interdit de penser que l’élection de Pierre Alexeïevitch au trône de « tsar et autocrate de toutes les Russie, Grande, Petite et Blanche » n’eût pas rencontré de résistance sérieuse, n’eût été l’apparition sur la scène politique d’un facteur inconnu jusqu’alors en Russie : les femmes. Alexis, nous l’avons dit, laisse, à sa mort, six filles jeunes et solides. La vie au terem leur pèse. L’aînée des princesses, Eudoxie, a trente-deux ans, la plus jeune, Feodossia, dix-neuf. La plus forte, ambitieuse et énergique, Sophie, a vingt-cinq ans environ. Les princesses, Miloslavski par leur mère, haïssent la seconde épouse de leur père, Natalia Narychkina, devenue leur marâtre. L’auteur de la Vie quotidienne des princesses russes écrit : « Pour les Miloslavski, Natalia Narychkina était haïssable du simple fait qu’elle était leur belle-mère. » L’année de la mort de Fiodor, elle a vingt-cinq ans.

Avec le soutien de deux filles du tsar Michel, le terem engage la lutte pour l’élection d’Ivan. Sophie prend la tête des intrigues. Les streltsy deviennent l’instrument du combat pour le pouvoir.

Fantassins armés d’arquebuses, les streltsy sont apparus dans les troupes moscovites, nous l’avons vu, durant la seconde moitié du XVIe siècle. Leurs armes de faible portée les rendent peu aptes à se mesurer à l’ennemi sur le champ de bataille ; on les emploie avant tout à défendre les villes et ils se voient souvent confier des fonctions de police. Pendant le Temps des Troubles, Jacques Margeret parle de dix mille streltsy. À la fin du XVIIe siècle, ils sont au moins quarante mille. Ils comptent des garnisons à Astrakhan, Kazan, Arkhanguelsk, Nijni-Novgorod. Plus de la moitié d’entre eux – vingt-deux mille – sont stationnés à Moscou, affectés à la protection de la capitale et de la personne du tsar. On sert dans les streltsy à vie et de père en fils, et l’on jouit d’avantages considérables : les streltsy peuvent en effet se livrer au négoce sans acquitter de redevance, ils peuvent être maraîchers, artisans, avoir leur propre maison. À Moscou, ils vivent dans un quartier réservé, la Strelietskaïa Sloboda (le Faubourg des Arquebusiers) où, seuls, en dehors d’eux, sont autorisés à s’installer marchands de bière, de pain et d’avoine.

Soulignant la nécessité d’une loi de succession au trône, louri Krijanitch évoquait le danger de voir apparaître, en qualité de « faiseurs de rois », des janissaires et autres gardes prétoriennes. Les événements qui suivent la mort de Fiodor, vont démontrer sa perspicacité. Les contemporains sont unanimes : Sophie donne le signal du coup d’État. Enfreignant tous les usages, elle suit le cercueil de Fiodor jusque dans la cathédrale, attirant l’attention par ses bruyantes manifestations de tristesse. À la sortie de l’office, elle s’adresse au peuple, en déclarant : « Notre frère, le tsar Fiodor a été empoisonné par nos ennemis ; notre frère Ivan n’a pas été choisi pour régner. Nous ne sommes plus que de pauvres orphelins. Accordez-nous la vie et laissez-nous partir en terre étrangère, chez les rois chrétiens8. » Ivan le Terrible eût pu être fier de sa lointaine descendante.

Selon le témoignage d’un contemporain, les propos de Sophie font une forte impression sur le peuple de Moscou. Quant aux streltsy qui ont des comptes à régler avec les colonels parce qu’ils les obligent à travailler pour eux, ils sont poussés à l’action par ces déclarations. Le 15 mai, ils se présentent au Kremlin, détenteurs d’une liste des « ennemis », dont on ignore qui l’a dressée. Elle comprend quarante-six noms de partisans des Narychkine, ainsi que celui du médecin qui aurait empoisonné le tsar. Nikolaï Karamzine relève trois traits de l’époque : absolutisme des seigneurs, insolence des streltsy, ambition de Sophie9.

Trois jours durant, le pouvoir à Moscou est entre les mains des streltsy : ils tuent le prince Dolgorouki, chef du Prikaze des Streltsy, les frères de la tsarine Natalia, l’ancien conseiller principal du tsar Alexis, Artamon Matveïev. Depuis le grand perron du palais, les boïars sont précipités sur leurs piques, puis mis en pièces à coups de hallebardes. Ceux qu’on ne trouve pas au Kremlin, sont débusqués chez eux ; on tue, on pille, on incendie. Dans sa biographie de Sophie, Ivan Zabeline résume ainsi les actes des streltsy : « Et de cette façon, progressivement, pas à pas, le terem faisait place nette et se frayait une voie vers le pouvoir monarchique, massacrant ou écartant les gens hostiles, donc dangereux pour lui. Les streltsy servaient effectivement avec le plus grand zèle et méritaient des récompenses10. »

Sophie gratifie les rebelles de dix roubles chacun ; ordre est donné de vendre au prix le plus bas les biens des boïars en disgrâce aux seuls streltsy qui reçoivent le titre honorifique d’infanterie du palais. Leurs crimes sont qualifiés de « meurtres pour la maison de la Très Sainte-Mère de Dieu ».

À la demande des streltsy, on revoit la décision de « tous les rangs de l’État » de placer Pierre sur le trône. Réunie selon le vœu des streltsy, la Douma leur donne satisfaction : on décrète que l’État moscovite aura deux tsars : Ivan devient ainsi « premier tsar », tandis que Pierre est proclamé « second tsar ». Compte tenu de la très grande jeunesse des souverains, les tsars eux-mêmes, les tsarines, le patriarche et les boïars prient Sophie d’assumer le fardeau de la régence. Elle ne se fait guère prier, se contentant du modeste titre de « grande souveraine, pieuse princesse et grande-duchesse Sophie Alexeïevna ».

Avant elle, deux femmes seulement ont gouverné l’État russe : la princesse Olga à Kiev, et Elena Glinskaïa, régente durant l’enfance de son fils, le futur Ivan IV le Terrible. Après Pierre le Grand, la plus grande partie du XVIIIe siècle sera marquée par la présence de femmes sur le trône russe. La régence de Sophie ouvre en quelque sorte une époque de suprématie du « sexe faible » en Russie. Le règne des impératrices ne sera dans l’ensemble ni meilleur ni pire que celui des empereurs. Un rôle important sera joué par les conseillers des tsarines, mais cela vaut également pour les tsars.

La régence de Sophie commence le 16 mai 1682, date à laquelle elle nomme ses principaux ministres. Le prince Vassili Golitsyne devient chancelier et prend la tête du Possolski Prikaze. « Galant » de la princesse depuis le règne de Fiodor, Vassili Golitsyne est l’homme le plus instruit de son temps et un ardent partisan de la culture occidentale. Le Prikaze des Streltsy est dirigé par le prince Ivan Khovanski, le Prikaze étranger, ceux de l’Armée moderne (Reïtarski Prikaze) et des Canons (l’armée traditionnelle) par un oncle de la régente, Ivan Miloslavski.

La satisfaction de toutes les exigences des streltsy n’apaise pourtant pas leur mécontentement, trop ancien et attisé par l’évidente faiblesse du gouvernement et par les incertitudes liées au trône, un peu exigu pour deux tsars et une régente. Les historiens soviétiques marxistes ont tenté de présenter la révolte des streltsy comme l’expression d’une protestation de classe, formulée par le peuple contre ses oppresseurs, boïars et propriétaires terriens. Les faits, toutefois, infirment ce point de vue. Moscou, en effet, garde le souvenir de l’exécution de Stepan Razine, en juin 1671, qui avait, deux ans durant, à la tête d’une armée de Cosaques et de paysans, combattu les boïars. Ses exploits et son effroyable cruauté sont déjà un sujet de légendes et de chansons, mais les kholops moscovites ne suivent pas les streltsy qui tentent de les entraîner, agitant l’appât de leur libération. Vassili Klioutchevski note : « Deux fois plus nombreux que les streltsy dans la capitale boïare, les kholops n’attendaient qu’un signe de leurs maîtres pour mater les rebelles. Ils attendirent en vain11. »

L’indécision du pouvoir apparaît aussi dans son attitude envers la crise spirituelle que traverse le pays. Le Schisme de l’Église continue de troubler les esprits. Les historiens relèvent l’extraordinaire nervosité de la société : « À Moscou, riches demeures et pauvres isbas, rues et places publiques… retentissaient de discussions et de disputes, de jugements et de raisonnements sur la meilleure façon de croire et de sauver son âme ; on discutait et disputait de la vraie foi, de l’ancienne piété et de l’impiété nouvelle, de la manière de joindre les doigts pour se signer, du nombre d’alleluia à prononcer, de prosphores à utiliser pour le service et de branches à représenter pour la croix, de l’exacte transcription du nom de Jésus12… » Siméon de Polotsk note qu’enfants et adultes parlent théologie, que des disputes ont lieu jusque dans les forêts et sur les foires, pour ne rien dire des estaminets. Le précepteur de Fiodor, auteur d’éloges en vers à l’intention de Sophie, constate non sans étonnement que les femmes elles-mêmes prennent part au débat.

Les sympathies du nouveau chef des streltsy, le prince Khovanski, pour l’ancien rite, rendent la situation explosive. Ayant obtenu la satisfaction de toutes leurs revendications, les streltsy se soulèvent à nouveau, pour défendre la Vieille Foi. Sous leur pression, Sophie accepte la tenue d’une dispute entre le patriarche et les vieux-croyants représentés par Nikita Poustosviat, au Palais à Facettes du Kremlin, devant une immense audience. La controverse, qui n’aboutit à rien au Kremlin, se poursuit dans la rue. Sophie décide d’agir énergiquement. Elle reçoit les streltsy, leur donne de l’argent et du vin et obtient leur neutralité : « Peu nous chaut la vieille foi », déclarent-ils à Sophie, avant de regagner leur sloboda. La régente fait alors saisir Nikita Poustosviat, qui est exécuté sur la place Rouge.

Une nouvelle menace apparaît en la personne du prince Khovanski. Chef du Prikaze des Streltsy, il a tendance, de l’avis des Miloslavski, à se montrer trop arrogant ; le danger se profile d’une dictature militaire. Le prince Khovanski a une réputation bien installée de sottise, les Moscovites l’ont surnommé le « Niguedouille ». Mais il a pour lui la force des armes. La Cour quitte alors Moscou pour Kolomenskoïé. Les streltsy s’emparent du Kremlin. L’opéra de Moussorgski, la Khovanchtchina, introduit une certaine logique dans le comportement d’Ivan Khovanski, des streltsy et des vieux-croyants, que l’on serait en peine de trouver dans les événements réels. Sophie appelle la noblesse à la rescousse. Khovanski est convié à Kolomenskoïé, fait prisonnier en route et aussitôt exécuté, avec son fils. A. Brikner, auteur d’une Histoire de Pierre le Grand, explique : « Il fallait agir vite, sans tergiverser, au mépris, si nécessaire, des règles de la morale13. »

Privés de commandement, retranchés au Kremlin, les streltsy reviennent à la raison ; ils se présentent à Sophie pour faire amende honorable, apportant avec eux la hache et le billot. La régente ordonne d’exécuter quelques meneurs, puis gracie les rebelles, mais la colonne dressée sur la place Rouge en mémoire de leur premier soulèvement et de leur victoire, est détruite. Un clerc de la Douma, Fiodor Chaklovity, homme résolu qui jouit de la confiance de Sophie, est nommé à la tête du Prikaze des Streltsy. Le 6 novembre 1682, la Cour revient à Moscou. Commence alors véritablement la régence de Sophie. Elle durera près de sept ans.

« Dans les affaires intérieures, écrit Kostomarov à propos de cet épisode de sept années, il ne se produisit aucun changement notable, hormis quelques transformations dans l’administration14. » A. Brikner parle, lui, de « l’insignifiance qui caractérise la régence de la princesse Sophie ». Cependant, le besoin de réformes devient d’autant plus aigu que l’influence occidentale se fait plus sentir à Moscou. Le réformateur est d’ailleurs tout trouvé : le chancelier Vassili Golitsyne. « Occidentaliste » convaincu, jouissant des faveurs de la régente, il a toute possibilité de réaliser les transformations nécessaires.

Le prince Vassili Golitsyne est parfaitement préparé à effectuer des réformes. Sa bibliothèque renferme quantité d’ouvrages latins, polonais et allemands, concernant les sciences de l’État, la théologie, l’histoire de l’Église, la dramaturgie, l’art vétérinaire, la géographie, la zoologie, et bien d’autres domaines. L’inventaire de ses livres mentionne également un Manuscrit de Iouri le Serbe, autrement dit un des écrits de Iouri Krijanitch. Le prince Golitsyne a de vastes projets qui nous sont connus par les entretiens – en latin – du chancelier avec l’agent diplomatique franco-polonais Neville ; ce dernier devait publier, en 1699 à La Haye, la relation de son séjour à Moscou. Le programme de Vassili Golitsyne comprend : la mise sur pied d’une armée régulière et de contacts constants avec l’étranger, la liberté absolue de conscience et de confession, le remplacement des échanges en nature par des transactions en argent, et même la libération des paysans (qu’il faudra attendre encore cent quatre-vingts ans). Le chancelier veut également : peupler les marches, développer le commerce et instaurer des voies de communication avec la Sibérie. Neville résume les projets du prince Golitsyne, avec une concision toute française : il voulait que les miséreux fussent riches, que les sauvages devinssent des hommes et les cabanes des palais de pierre. On décèle dans le programme de Vassili Golitsyne nombre d’idées que Pierre le Grand réalisera. Paul Milioukov fait remarquer : « V. Golitsyne eut à sa disposition sept années durant lesquelles il aurait pu aller aussi loin que Pierre dans sa réforme, si, à l’instar de Pierre, il eût été un homme d’action. » La grande différence entre les deux réformateurs, entre le chancelier de Sophie et le futur empereur, est que Pierre agit d’abord et réfléchit ensuite, tandis que Golitsyne pense avant de passer à l’action.

La politique étrangère de l’État moscovite repose tout entière sur le prince Golitsyne, en sa qualité de chef du Possolski Prikaze. Dans ce domaine, il n’a pas le choix : il doit agir. Les relations sont paisibles avec l’un des adversaires traditionnels de Moscou : la Suède. Des pourparlers sont menés sur diverses questions, aucune des deux parties ne recherche la tension. Les rapports restent toutefois tendus avec deux autres ennemis : la Pologne, qui n’a toujours pas admis la perte de la Petite-Russie, et l’Empire ottoman – avant tout avec un vassal du sultan, le khan de Crimée.

Moscou se trouve placée devant un choix : l’union avec la Pologne contre les Tatars, ou avec les Tatars contre la Pologne. Dans ses considérations sur la politique extérieure de la Russie, Iouri Krijanitch tentait de démontrer la nécessité et l’intérêt de faire la paix avec la Pologne et la Suède, et la guerre avec les Tatars, en vue de conquérir la Crimée. Vassili Golitsyne partage ce point de vue. Il correspond à la répartition des forces sur l’échiquier politique. En réponse à l’expansion ottomane, on voit apparaître, au début des années 1680, une coalition antiturque dont l’âme est Rome et les participants les plus actifs – Venise, la Pologne et l’Autriche. Moscou est conviée à rejoindre l’alliance, après avoir pris parti contre la Crimée. En 1683, le roi de Pologne Jean Sobieski met en déroute les Turcs à Vienne, stoppant leur progression en Europe. En 1684, les Vénitiens entreprennent des opérations militaires contre les Turcs et les chassent de Grèce. En janvier 1684, une paix temporaire a été signée avec la Pologne à Androussovo, et les pourparlers commencent en vue d’une « paix perpétuelle ». Mais les Polonais se refusent à céder définitivement Kiev, et les Russes, dans ces conditions, n’ont pas l’intention d’apporter leur aide contre les Turcs.

Le camp moscovite compte aussi ses adversaires de l’accord polono-russe. Leur principal interprète est l’hetman petit-russien Ivan Samoïlovitch. Avec son concours, le gouvernement russe obtient que le métropolite de Kiev, jusqu’alors ordonné par le patriarche de Constantinople, le soit désormais par Moscou. L’affaire coûte beaucoup d’efforts et d’argent. Samoïlovitch craint que l’union entre Moscou et Varsovie affaiblisse les positions russes en Ukraine. L’hetman affirme que l’on ne peut faire confiance à la Pologne et qu’une campagne contre la Crimée est une entreprise militaire extrêmement ardue. Aux arguments des partisans d’une « croisade » contre les Tatars et les Turcs, pour délivrer les peuples slaves du joug ottoman, il répond que Moscou n’est pas, actuellement, en mesure de les libérer et qu’ils peuvent parfaitement supporter encore un peu d’être prisonniers des Turcs, plutôt que des catholiques.

Le débat sur l’orientation de l’offensive, les divergences sur l’intérêt ou le caractère néfaste d’une guerre contre la Crimée, reflètent les points de vue contradictoires sur la mission de la Russie. Deux siècles plus tard, un théoricien du nationalisme russe, Nikolaï Danilevski reprendra presque mot pour mot les arguments de l’hetman Samoïlovitch, dans son principal ouvrage : La Russie et l’Europe. Regard sur les relations culturelles et politiques du monde slave avec le monde romain germanique : « La grande signification du mahométisme, écrit Nikolaï Danilevski, réside dans le service qu’il a inconsciemment et involontairement rendu à l’orthodoxie et au monde slave, protégeant la première de la pression latine, et évitant au second d’être dévoré par le Saint-Empire romain germanique15. »

En 1927, l’historien G. Vernadski, chantre de l’eurasisme, critique violemment la décision prise par V. Golitsyne de faire alliance avec la Pologne et de se lancer dans une campagne contre la Crimée : « Moscou partit à la queue de la coalition latino-uniate16. » En 1992, Lev Goumilev, historien et eurasien, tient des propos sans ambiguité : Sophie et Vassili Golitsyne « cédèrent aux exhortations des jésuites polonais, contre l’avis d’un chef de guerre aussi expérimenté que Samoïlovitch17 ».

Au début de 1686, des diplomates polonais arrivent à Moscou. Après sept semaines de pourparlers, auxquels participe personnellement le chancelier Golitsyne, la Russie et la Pologne signent une paix perpétuelle : Moscou obtient Kiev (après avoir versé cent quarante-six mille roubles) et accepte de rompre la paix avec le sultan et le khan. Les contemporains apprécient hautement cet accord avec la Pologne, dans lequel ils voient un immense succès de la diplomatie russe.

La guerre déclenchée contre le sultan par la coalition antiturque, place Moscou devant un pénible dilemme. Sa non-participation signifierait qu’en cas de victoire des Turcs sur les Polonais, on pourrait s’attendre à voir les janissaires aux portes de Kiev ; mais en cas de victoire des Polonais, la Rzeczpospolita, renforcée, ferait valoir ses droits sur la Petite-Russie et exigerait sans nul doute qu’on lui rende Kiev. Il est toutefois une autre explication au choix de Moscou : l’union avec les Tatars est impossible, car le khan de Crimée n’en veut pas.

Soulignant encore l’importance qu’elle accorde à cette victoire diplomatique – la conclusion d’une « paix perpétuelle » avec la Pologne – la régente Sophie commence à se qualifier d’« autocrate » et à songer à la couronne. Reste à conquérir la Crimée. Lev Goumilev fait très justement remarquer que l’hetman Samoïlovitch, chef de guerre expérimenté, est opposé à l’expédition de Crimée ; mais l’historien eurasien se garde de dire qu’un autre militaire expérimenté, l’Écossais Patrik Gordon qui sert depuis longtemps le trône russe, y est favorable.

Vassili Golitsyne demande au général Gordon un conseil d’expert et la rédaction d’une note où il exprimerait son point de vue sur une éventuelle campagne de Crimée. Le général se lance dans des considérations d’ordre politique ; il fait remarquer qu’une défaite risquerait d’affaiblir la position de la régente, s’arrête en détail sur l’état des troupes (en soulignant le manque de discipline), énumère les avantages : une campagne permettrait de libérer des milliers de prisonniers, d’épargner à la chrétienté le joug d’une « engeance pernicieuse, maudite et répugnante », de venger les outrages séculaires. Et surtout, le général Gordon, tout en dressant la liste des obstacles (pour gagner Perekop, il faut plusieurs jours de marche dans la steppe aride), affirme que la victoire est assurée.

À l’automne 1686, la campagne de Crimée est lancée. Une lettre du patriarche Dionissi de Constantinople, suppliant les tsars et la régente de ne pas commencer la guerre car les Turcs se retourneront contre les chrétiens de Grèce, reste sans effet. En 1687, l’armée moscovite marche sur la Crimée, commandée par le prince Golitsyne. Elle bat en retraite, avant même d’atteindre Perekop. En 1689, Golitsyne lance une deuxième campagne, qui se solde également par une défaite complète. La chaleur, effroyable, le manque d’eau et de fourrage pour les chevaux, et surtout la nullité du commandant, empêchent de conquérir la Crimée.

On rejette la responsabilité de la défaite sur Samoïlovitch, qui se voit déchu de sa dignité d’hetman. Mazepa lui succède, sur la recommandation de Golitsyne. Sophie, qui attend impatiemment son bien-aimé auquel elle adresse des missives enflammées, annonce au peuple russe les exploits du voïevode Golitsyne et de toute l’armée, et récompense tout le monde, y compris les soldats. La volonté d’induire en erreur l’Europe occidentale sur les résultats des campagnes de Crimée, témoigne de l’avènement d’un temps nouveau. Par l’intermédiaire du baron Keller, diplomate néerlandais, les journaux hollandais reçoivent et publient une relation de la campagne due à la plume de Golitsyne lui-même et présentant sous son meilleur jour l’armée dont il assure le commandement. Simultanément, le résident suédois à Moscou informe son gouvernement que quarante ou cinquante mille hommes ont péri dans la guerre de Crimée.

L’échec des campagnes de Crimée ébranle considérablement la position de Sophie. L’absence de mesures sérieuses de rétablissement de l’ordre au sein de l’État entraîne un accroissement du mécontentement, encore alimenté par la prédominance à la Cour du parti latino-polonais. Contemporain et parent de Pierre, le prince Kourakine évoque ses souvenirs de la régence de Sophie : « Les manières sont imposées à la noblesse et à la Cour selon la mode polonaise, depuis les équipages jusqu’à la construction des maisons, aux parures et à l’art de la table18. » L’histoire russe ne connaît pas d’autre moment où la Pologne fut à ce point en vogue à la Cour. Ce phénomène creuse encore la fracture entre la couche dirigeante et le peuple, elle contribue à augmenter la tension. Toutefois, la principale cause de la chute prochaine de la régente, est son frère, le tsar Pierre. Le 27 janvier 1689, il épouse Eudoxie Lopoukhina. Or, selon la coutume russe, un homme marié est majeur.

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