11 La technique du pouvoir



Je l’ai dit un millier de fois : je ne vaux que pour la Russie.

Lettre de Catherine II à Grimm.


17 mai 1777.


Catherine II est nettement plus cultivée que ceux et celles qui l’ont précédée sur le trône. En d’autres termes, comme elle le relate elle-même dans ses Mémoires, se retrouvant en pays étranger, auprès d’un étrange mari qui ne l’aime pas, la jeune princesse lit quantité de livres, principalement en français (mais aussi en allemand). Certains de ses biographes lui reprochent une absence de pensée originale, sous prétexte que dans son Nakaze (sa « Grande Instruction ») qui recèle un projet de réforme, elle « pille » littéralement Montesquieu, Beccaria, Blackstone. Nul ne doute, en revanche, de son grand esprit pratique, ni de ses talents dans la conduite de l’État. Que Catherine II occupe le trône trente-quatre ans, malgré la fragilité de sa situation au début de son règne, montre assez ses capacités. Ces dernières apparaissent avant tout dans la maîtrise avec laquelle elle élabore sa technique de pouvoir – une technique de gouvernement spéciale pour la Russie.

Catherine part de la compréhension d’un fait capital : pour gouverner la Russie, il est essentiel d’être russe. Née allemande, comme chacun sait, elle ne l’est pas, mais qu’à cela ne tienne !, elle le devient : elle se convertit à l’orthodoxie, apprend la langue, les usages. Elle y est grandement aidée par son époux, qui souligne de toutes les façons sa haine du pays qu’il est appelé à diriger. Dans le manifeste proclamant la destitution de Pierre III et l’avènement de Catherine, il est dit que le gouvernement de Pierre menaçait d’anéantir la foi orthodoxe en Russie, de porter atteinte à l’honneur de la patrie en faisant la paix avec la Prusse que les armes russes venaient tout juste de vaincre, et d’enfreindre tous les usages de l’État. Catherine – déclare le manifeste – ceint la couronne pour couper court à ces menaces, « en s’en remettant à l’aide de Dieu et par la volonté de tous ses sujets ».

Il est à noter que cette « volonté de tous » accompagne inévitablement l’élection des tsars moscovites, depuis Boris Godounov. Mais Catherine n’est pas élue et, dans les innombrables manifestes qui paraîtront par la suite, elle ne cessera de souligner le désir de ses fidèles sujets de la voir sur le trône. Une semaine après le premier manifeste, le 5 juillet 1762, l’impératrice promulgue un oukaze diminuant le prix du sel ; là encore, il est dit que Catherine a ceint la couronne russe « selon le désir unanime de ses sujets et des fils authentiques de la Russie ». Le jour suivant voit la publication du manifeste fixant la date du couronnement au mois de septembre 1762 : on y explique d’emblée que l’impératrice a été incitée à monter sur le trône par sa grande dévotion, son amour de la patrie russe et « l’ardent désir de tous nos fidèles sujets de Nous voir occuper ledit trône ».

Onze jours plus tard, dans un oukaze qui – une fois de plus, et ce ne sera pas la dernière – évoque la nécessité de mettre un terme à la concussion en Russie, Catherine expose en détail les motifs qui l’ont poussée sur le trône : « Ce ne sont ni l’ambition ni quelque intérêt personnel, mais un amour authentique de la patrie et, comme cela Nous est apparu, le vœu du peuple tout entier, qui Nous ont conduite à assumer le fardeau du gouvernement. » Le lendemain, un oukaze invitant tous les fuyards et déserteurs de Russie à regagner la patrie, commence par ces mots : « De la même façon que, selon le vœu unanime et sincère et sur l’inlassable prière de Nos fidèles sujets et des fils aimants de la patrie, Nous sommes montés sur le trône de Russie… »

Dans l’insistance avec laquelle l’impératrice clame son intention de se soumettre au désir unanime de ses sujets, perce surtout l’inquiétude, un manque d’assurance qui ne disparaîtra que de nombreuses années plus tard. Il est vrai que l’impératrice a des raisons de s’alarmer. L’héritier légitime est son fils Paul. En outre, Ivan Antonovitch, arrière-petit-fils du frère de Pierre le Grand, Ivan, désigné comme héritier par Anna Ioannovna, puis renversé et emprisonné par Élisabeth, se languit à la forteresse de Schlusselburg. Deux ans après l’avènement de Catherine, dans la nuit du 4 au 5 juillet 1764, le lieutenant Vassili Mirovitch, en garnison à la forteresse, tentera de libérer le « prisonnier numéro un », mais les gardiens obéiront aux instructions de Pierre III, confirmées par l’impératrice : au cas où l’on tenterait de délivrer le détenu, « le tuer, ne pas le remettre vivant entre les mains de quiconque ». Les circonstances du « complot de Mirovitch » ne seront jamais complètement élucidées. Le lieutenant est exécuté. Jusqu’au bout, il continuera d’affirmer qu’il a agi seul. Le manifeste de Catherine II annonçant que Mirovitch est déféré devant le tribunal, commence par ces mots : « Ayant ceint la couronne selon le vœu de tous Nos sujets, Nous avions résolu d’alléger le sort du prince Johann, fils d’Antoine de Brunswick et d’Anna de Mecklembourg, qui fut un court moment couronné, contre toute légitimité. » En une seule phrase, Catherine II pèche par trois fois contre la vérité : il n’y a pas de « vœu de tous ses sujets », l’impératrice n’a jamais eu l’intention de modifier en quoi que ce soit la situation du prisonnier de Schlusselburg et ce dernier était un souverain légitime.

La peur pousse Catherine a évoquer inlassablement le « désir de tous ses sujets », fondant ainsi son droit à occuper le trône. Les entorses faites à la vérité ne la troublent guère. Le poète et ministre Gavriil Derjavine, qui connaît bien l’impératrice, écrit : « … Elle dirigeait plus l’État et la justice elle-même selon la politique ou ses propres vues, que conformément à la vérité sacrée1 ». Le poète et homme d’État n’ignore pas, bien sûr, que l’Histoire recèle peu d’exemples de gouvernements œuvrant « conformément à la vérité sacrée ». Soulignant la priorité accordée à la politique et aux intérêts personnels dans les actes de la souveraine – qu’il célèbre par ailleurs sous le nom de Félitsa –, Derjavine montre que tout le comportement de Catherine est prévu et voulu. Rappelant constamment son « droit » à la couronne, elle sait que ces interminables répétitions finiront par persuader ses sujets de la légitimité de sa présence sur le trône.

Vassili Klioutchevski note que « l’absolutisme manqué cesse d’être légitime2 ». En le paraphrasant, on peut dire que l’absolutisme réussi acquiert une légitimité. Catherine II croit fermement qu’elle va réussir. Et tout d’abord, elle sait ce qu’elle veut. À la différence de ceux et celles qui l’ont précédée, Pierre le Grand excepté, elle s’est longuement et soigneusement préparée à cette fonction dont elle rêve depuis le jour de son arrivée en Russie. À la différence de Pierre Ier, qui apprit à être tsar en construisant des navires, en s’initiant à l’art de la guerre et en voyageant à l’étranger, Catherine apprend à devenir impératrice en lisant des livres et en aiguisant sa capacité d’influence sur les individus.

Catherine veut être impératrice de Russie. Mais elle est moins attirée par les attributs du pouvoir que par le pouvoir lui-même. Elle veut gouverner, constamment, activement, elle a soif de tenir les rênes de l’empire. Le gouvernement est la plus vieille occupation de l’humanité. La question de savoir comment user du pouvoir s’est posée, à peine Dieu créait-il le deuxième « homme » : Ève. Au fur et à mesure qu’augmentent les fonctions et les dimensions du pouvoir, la science du gouvernement se développe. Les grandes lois de la pratique du pouvoir sont appliquées par tous les gouvernants, mais chacun cisèle sa propre technique, afin de diriger ses sujets à sa façon.

Catherine connaît l’essentiel. Dans son vaste projet de nouvelle législation, le Nakaze, « Instruction » à la « Commission législative » que l’impératrice compte réunir, elle consacre les trois premiers chapitres à démontrer qu’en Russie, « les vastes dimensions de l’État imposent que le pouvoir absolu s’incarne dans la personne qui en assure le gouvernement ». Catherine le proclame haut et fort : « Tout autre gouvernement serait non seulement néfaste à la Russie, mais dévastateur. » Aucun de ses prédécesseurs n’a jamais mis en doute la nécessité de l’autocratie. L’apport de Catherine est la référence à Montesquieu. L’impératrice emprunte mot pour mot à De l’esprit des lois sa vision du despotisme : « Une grande puissance implique par elle-même un pouvoir despotique, en la personne de celui qui la gouverne. Il convient que la rapidité des mesures décisives compense l’éloignement des lieux auxquels elles s’adressent. »

Les contemporains, qui connaissent Catherine personnellement ou par ses lettres et entreprennent de comprendre sa personnalité, commencent le plus souvent par son esprit. Vassili Klioutchevski constate le fait, tout en précisant que l’intelligence de l’impératrice ne frappe ni par sa profondeur ni par son éclat. Elle a, en revanche, note l’historien, une « tête bien faite », un esprit souple, prudent, sagace, connaissant sa place et son temps, sans chercher à jeter de la poudre aux yeux3. Catherine a une qualité essentielle pour un chef d’État : elle comprend à la perfection la situation réelle et la place qui est la sienne dans ce contexte. En rédigeant son Nakaze, elle puise à foison dans les idées, formules et réflexions de Montesquieu, du criminaliste italien Beccaria et du juriste anglais Blackstone. Elle ne s’en cache pas, d’ailleurs, et souligne même les sources de son inspiration. Dans ses innombrables lettres adressées à ses favoris, ses généraux, ses administrateurs ou de simples relations, Catherine expose sa politique, ses plans, parle d’elle-même. Pierre le Grand, nous l’avons vu, entretenait une abondante correspondance, dictant souvent ses lettres. Catherine les écrit toujours elle-même ; elle ne cesse d’élargir le nombre de ses correspondants et, surtout, elle ne se limite pas, contrairement au premier empereur russe, à de simples informations : elle explique, persuade, assure la promotion de ses idées et de sa personne.

Les destinataires russes de ses lettres ne représentent qu’une partie de l’armée de ses correspondants. Seul le roi de Prusse Frédéric II lui est comparable pour l’aptitude à créer un réseau de correspondants étrangers, qui diffusent en Europe l’image d’une souveraine éclairée. Nul, auparavant, dans l’histoire russe, et nul après elle (jusqu’à l’arrivée au pouvoir de ces génies de la propagande que seront les bolcheviks), ne sait aussi bien faire la publicité de l’État russe et de ses réussites réelles ou feintes, mettre à profit les louanges venues de l’étranger pour renforcer son pouvoir dans le pays. En 1763, à peine sur le trône, Catherine entre en correspondance avec Voltaire – un lien qui se prolongera jusqu’à la mort de l’écrivain le plus influent de l’époque. Voltaire, qui a un faible pour les souverains éclairés, a bâti la réputation de Frédéric II ; mais, brouillé avec le roi de Prusse, il donne son cœur à l’impératrice de Russie. Ses éloges des mérites de Catherine sont d’une flatterie sans limites. Le philosophe français la déclare plus grande que Solon et Lycurgue, plus extraordinaire que Pierre Ier, Louis XIV et Hannibal. Les propos du « sage de Ferney » ne tardent pas à faire le tour de l’Europe occidentale et de la Russie.

Apprenant que la publication de l’Encyclopédie pose des problèmes, Catherine offre aussitôt son concours : une imprimerie à Riga. Informée des soucis financiers de Diderot, elle lui rachète sa bibliothèque au prix qu’il lui fixe, et lui permet d’en conserver la jouissance jusqu’à la fin de ses jours, lui versant même mille livres de rente annuelle, au titre de bibliothécaire. Frédéric-Melchior Grimm occupe une place particulière parmi les correspondants de Catherine. Baron allemand venu chercher fortune à Paris, il se lie avec Diderot et Rousseau, puis succède à l’abbé Raynal comme rédacteur d’une « correspondance littéraire » fort élitiste, puisque diffusée à quinze exemplaires parmi les têtes couronnées qui souhaitent être informées, tous les quinze jours, des événements de la vie culturelle à Paris. Catherine II y est abonnée et reçoit l’éditeur lorsqu’il se rend à Pétersbourg, en 1773. Une correspondance active s’ensuit. Aujourd’hui, on parlerait du baron Grimm comme d’un agent d’influence, d’autant qu’au terme d’une deuxième visite à Saint-Pétersbourg, en 1776, il touche une rente annuelle de deux mille roubles.

Pour exercer son pouvoir, l’impératrice a besoin d’hommes. En prenant les rênes de l’État, tout gouvernant découvre qu’il hérite du « matériau humain » laissé par son prédécesseur. La première tâche – et la première difficulté – d’un nouveau gouvernant consiste à édifier son propre appareil de pouvoir. Catherine hérite des hommes du règne élisabéthain. Elle crée son appareil lentement, d’abord parce qu’elle se sent fragile sur le trône, ensuite parce qu’elle se convainc que sa démarche est la bonne ; elle emploie des hommes expérimentés, mais aussi des hommes neufs, jeunes. À la fin de sa vie, elle expliquera son point de vue dans ses lettres à Grimm : « Pour moi, aucun pays ne manque d’hommes. Le problème n’est pas de savoir les trouver, mais d’utiliser ce qu’on a sous la main… Il y a beaucoup d’hommes, mais il faut les mettre à l’ouvrage : tout ira bien s’il se trouve une personne capable de le faire. » C’est là un talent que l’impératrice se sait posséder. « Je n’ai jamais cherché, écrit-elle à Paris, j’ai toujours eu sous la main des hommes qui me servaient et ils m’ont presque toujours bien servi4. »

Catherine récompense largement ceux qui la servent et dont elle est satisfaite : elle partage avec eux ses idées, les intègre à son cercle. Elle joue impudemment de ses atouts de femme. Impossible, en évoquant Catherine II, de passer sous silence ses amants – ses « favoris », comme disent les contemporains. Le sujet s’est enrichi d’une quantité de légendes et de mythes. Ni les contemporains ni les historiens ne parviennent à s’entendre sur le nombre des amants de l’impératrice : les plus modérés parlent d’une dizaine, les plus ardents multiplient ce chiffre plusieurs fois. Mais, quel que soit leur tempérament, les biographes de la « Sémiramis du Nord » s’accordent sur un point : amour et politique sont indissolublement liés dans la vie de l’impératrice.

Les très nombreux portraits ou sculptures de Catherine montrent une princesse, puis une impératrice qui change au cours de ses soixante-sept années de vie et de ses trente-quatre ans de règne. Indépendamment de son âge, les contemporains la perçoivent de diverses manières : les uns lui voient des yeux bleus, d’autres marron, on la dit grande, alors qu’elle ne l’était guère. Mieux que tout autre, Catherine évoque ces divergences. « On a dit, écrit-elle dans ses Mémoires, que j’étais belle comme le jour et d’une stupéfiante tournure ; à franchement parler, je ne me suis jamais trouvée extraordinairement jolie, mais je plaisais et sans doute fut-ce là ma force5. » Pouchkine, qui qualifie parfois l’impératrice de « Tartufe en jupon », la décrit ainsi : « Elle était en robe blanche du matin, en bonnet de nuit et en douillette. On lui donnait une quarantaine d’années. Son visage, plein et rose, exprimait la tendresse et la sérénité, ses yeux bleus et son léger sourire avaient un charme indicible6. » Le chantre des femmes et de l’amour sait habilement flatter l’impératrice : au moment où elle apparaît dans les pages de La Fille du capitaine, Catherine a quarante-cinq ans.

L’impératrice n’utilise pas seulement ses amants, et peut-être pas tant pour « les besoins de la chair », comme disait Ivan le Terrible, que pour l’aider à gouverner. Chacun de ses favoris obtient la possibilité de montrer ses capacités d’homme d’État (certains révèlent un vrai talent ; le meilleur exemple en est sans doute Grigori Potemkine). Mais si l’impératrice prend parfois ses amants comme chefs de guerre ou ministres, il arrive aussi qu’elle prenne ses chefs de guerre et ses ministres pour amants, faisant ici jouer son aptitude à plaire.

Le charme féminin est une arme importante aux mains de Catherine, qui s’en sert habilement et en toute conscience. Un billet à son écriture est conservé dans ses archives – son conseil aux diplomates : « Étudiez les hommes, efforcez-vous de les utiliser, mais ne leur faites pas crédit sans discernement7. » Elle-même suit ces principes toute sa vie. L’un des meilleurs spécialistes du règne de Catherine II, S. Barskov, tient le mensonge pour la grande arme de la tsarine : « Sa vie durant, depuis la prime enfance jusqu’à la vieillesse profonde, elle usa de cette arme qu’elle maniait en virtuose, trompant ses parents, sa gouvernante, son mari, ses amants, ses sujets, les étrangers, ses contemporains et les générations suivantes8. »

Le long règne de Catherine II, qui occupe un tiers du siècle, regorge de guerres, intérieures et extérieures, de terribles épidémies, de dures épreuves, avant tout pour l’écrasante majorité de la population : les paysans. Couronné après la mort de sa mère, Paul Ier adressera aux Cours européennes une lettre circulaire dans laquelle il fera de la Russie « l’unique puissance au monde qui, quarante ans durant, se trouva dans la funeste position d’épuiser son peuple ». Le successeur de Catherine veut signifier par là que, depuis 1756 et la guerre de Sept Ans, la Russie n’a pas cessé de se battre, d’être en état de guerre. La remarque ne vaut pas entièrement pour le règne de Catherine : durant les cinq années qui suivent son avènement, la situation est relativement calme dans le pays, si l’on fait exception des innombrables soulèvements dans les campagnes. La première année de son règne, ils sont ainsi quelque deux cent mille paysans à y prendre part. Il faut, pour les réprimer, de véritables expéditions militaires.

Après cinq années assez paisibles, vient un septennat (1768-1774) de guerres extérieures auxquelles s’ajoutent une épidémie de peste, qui va susciter un soulèvement à Moscou, et la révolte de Pougatchev. Une fois la paix signée avec l’Empire ottoman à Koutchouk-Kaïnardji (1774), la Russie se repose pendant douze ans, assimilant les terres conquises. C’est une période de « frénésie législative », pour reprendre l’expression de Catherine, un temps de forte activité législatrice et de réformes administratives. Les neuf dernières années du règne sont à nouveau caractérisées par des guerres menées, encore une fois, contre la Turquie, la Suède, la Pologne et la Perse ; on prépare en outre des opérations militaires contre la France révolutionnaire. Ce découpage schématique permet un constat : les trente-quatre années de règne de Catherine sont également partagées en dix-sept ans de guerre et dix-sept de répit.

Catherine change de favoris, de lois, de politique, d’opinions, mais reste fidèle à son grand principe : elle veut tout faire elle-même, gouverner la Russie personnellement, en autocrate. L’impératrice écrit les lois de sa main, ce qui semble naturel lorsqu’on se pique de connaître Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Mais, de la même façon, en temps de guerre, ses chefs d’armées reçoivent d’elle des instructions détaillées pour leurs opérations, accompagnées de cartes géographiques annotées.

L’impératrice a le plus grand souci de l’éducation de ses sujets – ceux, particulièrement, qui forment, comme elle l’écrit dans ses lettres aux philosophes français, « l’opinion publique ». En 1769, elle entreprend de publier l’hebdomadaire le Bric-à-brac, aux fins de diriger l’éducation des lecteurs. Le développement de la littérature et des revues en Russie contraint l’impératrice à consacrer beaucoup de temps à la censure. Les fonctions de censeur sont remplies par différents fonctionnaires, mais le censeur numéro un reste Catherine. Après une première représentation, le 12 février 1785, le commandant en chef de Moscou interdit la tragédie Sorena et Zamir de Nikolaï Nikolev, célèbre écrivain du temps. Les spectateurs, en effet, pleuraient sur le sort des époux séparés par le perfide tsar Mstislav, mais l’attention du commandant en chef fut surtout attirée par ces lignes : « Qu’à jamais disparaisse le fatal ordonnancement, tout entier contenu dans la volonté du monarque ; faut-il espérer du bonheur là où l’orgueil est couronné, là où tous les cœurs sont bridés par l’autorité d’un seul ? On ne découvre pas toujours un père dans le monarque. »

Interrompant les représentations, le commandant en chef adresse le manuscrit de la pièce, avec ses remarques, au censeur suprême. Et il reçoit de Catherine une réponse qui en dit long sur la façon dont l’impératrice conçoit son rôle dans l’État : « Je m’étonne, écrit-elle, que vous ayez arrêté la représentation d’une tragédie manifestement accueillie avec bonheur par le public. Le sens des tirades par vous annotées est sans rapport avec votre souveraine. L’auteur s’insurge contre l’absolutisme des tyrans, or de Catherine vous dites qu’elle est votre mère9. »

La « petite mère » du peuple est sévère mais juste. C’est l’impression que Catherine veut donner d’elle-même, et l’image que créent les adorateurs occidentaux de la « Minerve du Nord » : par leurs efforts, elle parviendra à s’imposer en Europe, d’où elle gagnera la Russie. Cette réputation de juste souveraine à laquelle Catherine tient tant, s’accompagne et se renforce d’une réputation de sévérité. Cet aspect du pouvoir impérial est incarné par Stepan Chechkovski (1727-1793). Depuis Ivan IV le Terrible, chaque souverain a son bourreau, maître des affaires secrètes, sur lequel se concentre toute la peur, attribut indispensable du pouvoir absolu : Maliouta Skouratov joue ce rôle auprès d’Ivan IV, le prince Romodanovski auprès de Pierre le Grand. Seul change le nom de l’institution : opritchnina ou Prikaze Preobrajenski. Au temps d’Élisabeth, la « Chancellerie secrète » gérait les affaires du même nom. Durant son court règne, Pierre III eut le temps de publier un manifeste annonçant sa suppression. Tous les dossiers furent transférés, sous scellés, au Sénat et condamnés à « l’éternel oubli ». En remplacement de la « Chancellerie », Pierre III créa l’« Expédition secrète ». Elle ne le sauva pas du coup de force ni de la mort.

Catherine conserve cette appellation, mais retire le contrôle de l’institution au Sénat, afin de l’exercer elle-même. Stepan Chechkovski, qui a commencé sa carrière au temps d’Élisabeth, monte en grade : de secrétaire, il devient secrétaire général et chef de la police secrète de Catherine. Il s’illustre en tant que « maître de la Sûreté », interroge personnellement les grands criminels politiques : le métropolite Arsène, Pougatchev, Radichtchev, Novikov. Les contemporains et les historiens russes qualifient Chechkovski de « champion du knout », par référence à la passion vouée par le chef de l’« Expédition secrète » au fouet dont il use pour arracher des aveux. Le caractère tout relatif de la notion de progrès apparaît clairement à travers l’avancée des méthodes d’interrogatoire : sous le règne de Catherine, la torture n’est pas appliquée, si l’on excepte ces petites « passions », entre autres pour le knout. Le bruit court que Chechkovski emploie le fouet, lorsqu’il interroge des nobles. Isabel de Madariaga, spécialiste anglaise de l’époque de Catherine, montre que cette rumeur n’est attestée par aucun document : lors des interrogatoires de criminels de haut rang, Chechkovski a recours aux pressions morales, et non physiques10. La réputation de Chechkovski, bourreau et champion du knout, est cependant si bien ancrée dans l’histoire de Russie qu’aucune recherche, aussi scientifique soit-elle, n’est en mesure de l’ébranler.

L’efficacité d’une police secrète est déterminée, pour partie, par les marques qu’elle laisse de son action. Moins il y a de preuves, plus grande est sa réputation. Stepan Chechkovski remplit à merveille la principale fonction du policier : inspirer la peur. Aussi occupe-t-il une place en vue dans la liste des héros de la police secrète russe.

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