3 Les imposteurs



Maintes fois tué, maintes fois ressurgi

J’ai gouverné vingt ans le pays de mes pères,

Mon règne fut glorieux sur la Moscovie

Et jamais la terre de Russie

Ne connut années plus sanglantes.

Maximilian VOLOCHINE.


Dmetrius imperator, 1591-1613.


Dans le livre qu’il consacre aux Faux-Dmitri, Prosper Mérimée fait remarquer : « Les révolutions, comme les maladies, s’annoncent par un malaise vague dont on ne comprend l’importance que lorsqu’on en a vu les suites1. » Une sorte de rumeur souterraine se répand à travers l’État moscovite après l’élection de Boris, qui s’amplifie au fur et à mesure que s’accroît le mécontentement de toutes les couches de la population. Une paix de vingt ans a été signée avec la Pologne. La guerre de Livonie a pris fin. Vaincu aux portes de Moscou, le khan de Crimée est aux prises avec les incursions cosaques. Boris Godounov s’attache à développer les relations commerciales et d’autres contacts avec l’Occident. Aux yeux de certains historiens, il apparaît comme un « occidentaliste », précurseur de Pierre le Grand. « Aucun des précédents tsars moscovites ne montra la bienveillance que témoigna Boris aux étrangers », note Kostomarov2. Les marchands allemands, naguère venus des villes de Livonie s’établir dans la Rus, obtiennent de larges privilèges, certains ont même une franchise pour le commerce avec l’étranger ; ayant prêté serment, ils peuvent circuler librement à travers le pays et même en quitter les limites. Un régiment particulier est créé, formé de deux mille mercenaires, allemands, grecs, suédois, polonais. Le capitaine Margeret compte parmi ses commandants. On autorise l’ouverture d’un temple protestant dans le Faubourg des Allemands (Nemietskaïa sloboda), quartier de la capitale réservé aux étrangers. Boris cherche en outre à marier sa fille Xenia à un prince étranger. Il invite d’abord à Moscou le prince suédois Gustave, fils exilé d’Éric XIV qui a été déposé. Il lui octroie Kalouga en domaine patrimonial, mais le Suédois refuse de se convertir à l’orthodoxie et de se séparer de la maîtresse qui l’accompagne. Le duc Jean de Danemark accepte, lui, toutes les conditions requises, mais il meurt subitement, foudroyé par une maladie (on rend Boris responsable de ce décès).

Les contemporains rapportent que Boris encourage la suppression des barbes (à la manière occidentale). Toutefois, la manifestation la plus inattendue de l’intérêt que le tsar porte à l’Occident est l’envoi à l’étranger, à des fins d’instruction, d’un groupe de « garçons de Russie », des jeunes nobles. On en ignore le nombre exact. Sergueï Platonov parle de dix-huit (répartis par groupes de six en Angleterre, en France et en Allemagne), James Billington de trente3. Les historiens s’accordent en revanche sur le fait que tous (sauf, peut-être, deux) restent en Occident. Le résultat de cette expérience audacieuse et manquée est sans doute l’instauration définitive (jusqu’à Pierre le Grand) de cette règle dont parle Grigori Kotochikhine : « On n’envoie pas ses enfants dans les autres États pour s’y instruire et y connaître les mœurs étrangères ; on craint en effet que, familiarisés avec les croyances et les usages de ces États et ayant goûté à la bienheureuse liberté, ils ne s’avisent de renier leur foi pour en adopter d’autres, et ne se soucient point de retrouver leurs maisons et leurs familles, qu’ils n’y songent même pas4. »

La famine est le catalyseur de tous les mouvements qui, après la mort d’Ivan IV, ébranlent les fondements de la Moscovie. Elle se déclare en 1601 et dure trois ans. En 1602, les gens meurent par milliers et dizaines de milliers. Rien qu’à Moscou, rapporte Jacques Margeret, on compte cent vingt mille victimes5. Le gouvernement fait de son mieux, mais l’ampleur de la catastrophe, l’immensité du territoire où sévit la famine sont telles que tous les efforts restent vains. On ne peut ni acheter ni recevoir de blé. Il n’est plus qu’une solution : le pillage.

Les bandes pillardes se déchaînent à travers la Russie et arrivent aux portes de Moscou. En août 1603, une véritable bataille oppose, sous les murs de la capitale, les « pillards » dirigés par Khlopko Kossolap, et les troupes du tsar placées sous le commandement de Basmanov, célèbre chef militaire du Terrible. Le voïevode périt au cours de ce combat acharné, Khlopko est fait prisonnier et pendu, son armée défaite et dispersée.

Jusqu’à une date très récente, les historiens soviétiques interprétaient unanimement le Temps des Troubles comme une époque de « révoltes antiféodales de masse », une guerre paysanne. Khlopko Kossolap y apparaissait donc comme le chef des insurgés, le leader d’un mouvement populaire6. R. Skrynnikov, l’un des meilleurs spécialistes de cette époque, écrit : « Les documents officiels visaient à discréditer les manifestations de la base, les qualifiant de “menées de bandits”7. » Il ne peut ignorer, bien sûr, que tous les historiens « prémarxistes » parlaient aussi de pillards et de bandits, en décrivant les événements du Temps des Troubles. Ainsi S. Platonov évoque-t-il la « bande pillarde du “sage” Khlopko », et il signale qu’après la défaite, les « pillards se débandèrent8 ». R. Skrynnikov publie sa biographie de Boris Godounov, dont est extraite la citation ci-dessus, en 1978. Dix ans plus tard, dans une biographie de Grigori Otrepiev, l’historien se permet d’émettre quelques doutes : « Peut-on vraiment voir dans les “manifestations” des bandits une lutte des masses opprimées contre le féodalisme ? » interroge Skrynnikov9. Et il en vient à la conclusion qu’il est « difficile de délimiter la frontière entre les pillages de bandits et les émeutes de miséreux affamés ». Il songe alors aux révoltes de 1602-1603.

En soulignant le caractère « antiféodal » des mouvements armés du Temps des Troubles, les historiens soviétiques entérinent d’abord la théorie contestable de l’existence du féodalisme en Russie, confirmant par là même la justesse de la doctrine marxiste sur le sens de l’histoire ; ils trouvent en outre les ancêtres dont les bolcheviks ont besoin. Parallèlement, les historiens insistent sur l’importance de la Saint-Georges, période d’une semaine pendant laquelle, nous l’avons dit, les paysans pouvaient passer d’un maître à l’autre. En 1601, année désastreuse sur le plan des récoltes et premier signal d’alarme, Boris Godounov restaure la Saint-Georges, mais en ajoutant de nombreuses restrictions à la loi. Il ne tarde pas toutefois – dès 1603 – à revenir sur sa propre décision et abolit définitivement ce système. La possibilité de changer de propriétaire donnait au paysan une impression de liberté, tout en limitant l’arbitraire du seigneur. La disparition de la Saint-Georges signifie l’asservissement complet des paysans, réduits en esclavage. Il ne leur reste qu’une issue vers la liberté : la fuite vers le sud et le dikoïé polié.

Une sélection naturelle s’effectue : les fuyards sont les plus audacieux, les plus capables d’initiative, les plus épris de liberté. Bien souvent, les kholops, qui ont servi dans les troupes de garde des boïars, sont familiers des armes. Ils vont donc compléter la Cosaquerie et former le noyau des bandes pillardes.

Le capitaine Margeret rapporte que les rumeurs selon lesquelles le tsarévitch Dmitri – Dmitri Ivanovitch, comme il l’écrit – serait vivant, commencent à se répandre à Moscou en 1600. Puis le bruit court qu’en Lituanie, ou en Ukraine polonaise, le tsarévitch rescapé réunit une armée pour marcher sur Moscou. On parle de la survie de Dmitri deux ans avant que Iouri Bogdanovitch Otrepiev, alias Grigori, ou Grichka Otrepiev, moine du monastère du Miracle au Kremlin, ne s’enfuie en Lituanie pour, de là, faire valoir ses prétentions au trône moscovite.

Le besoin d’un samozvaniets (imposteur) se fait donc sentir avant que l’homme lui-même apparaisse. L’idée a d’ailleurs été expérimentée peu avant. En 1561, le Crétois Vassilid, qui se faisait passer pour le grand-duc Héraclide de Samos, s’était emparé du trône de Moldavie, avec l’aide des Cosaques zaporogues. Quinze ans plus tard, les Cosaques prêtent à nouveau main-forte aux imposteurs désireux de prendre le pouvoir en Moldavie. Et, au début du XVIIe siècle, un samozvaniets fait son apparition dans la Rus.

Il reste à ce jour nombre d’énigmes concernant le premier imposteur russe, entré dans l’histoire sous le nom de Faux-Dmitri. Tous, cependant, sont d’accord sur un point : le vrai tsarévitch Dmitri est bien mort, qu’il ait été assassiné ou qu’il ait péri accidentellement. La plupart des historiens pensent également que le premier imposteur est le moins défroqué Grigori Otrepiev. Dans sa biographie du Faux-Dmitri écrite sur la base de sources historiques des plus sérieuses, Prosper Mérimée énumère une série de points obscurs, contradictoires, qui lui permettent de mettre en doute la version communément admise. Il relève ainsi l’excellente connaissance qu’a l’imposteur de la langue polonaise, ses remarquables qualités de cavalier, son audace. « […] Dans quel couvent en eût-on trouvé (des moines) qui tuassent des ours d’un seul coup d’épieu, ou qui pussent conduire à une charge un escadron de hussards10 ? »

La biographie du Faux-Dmitri est aujourd’hui bien mieux connue qu’au XIXe siècle. Des documents ont été découverts, démontrant que l’imposteur était bien Grigori Otrepiev. De nombreuses questions demeurent cependant sans réponse. L’énigme du Faux-Dmitri n’est pas complètement élucidée.

Les dates, en particulier, sont surprenantes. Un tout jeune homme apparaît (on suppose qu’il est né en 1582 et aurait donc l’âge du tsarévitch Dmitri) qui, en l’espace de six mois, s’empare du trône de Moscou. Il règne onze mois moins quelques jours, est tué, ses cendres sont tirées au canon en direction de l’Occident. « Il fut comme un brillant météore qui éclate tout à coup dans les ténèbres, et disparaît sans laisser sa trace », écrit l’auteur de Carmen à propos d’un personnage qui le fascine. Et de comparer le Faux-Dmitri à son contemporain Henri de Navarre, « conquérant comme lui de son royaume héréditaire »11.

Tous sont loin de priser l’imposteur autant que l’écrivain français. L’Église lance l’anathème sur Grigori Otrepiev, on l’accuse d’avoir embrassé (secrètement) le catholicisme, d’avoir signé un pacte avec les Jésuites, de vouloir convertir Moscou à la foi latine.

À sa manière savoureuse et laconique, Vassili Klioutchevski explique ainsi l’origine de l’imposteur : « On accusait les Polonais de l’avoir fabriqué en sous-main ; mais le gâteau avait simplement été cuit dans le four polonais ; la pâte, elle, avait levé à Moscou12. » En d’autres termes : le Faux-Dmitri est une invention de Moscou, concrétisée avec l’aide des Polonais. Boris Godounov, en tout cas, n’en doute pas, qui déclare aux boïars, en apprenant l’apparition du Faux-Dmitri : c’est vous qui placez un imposteur en travers de ma route !

Évoquant le « levain moscovite », Vassili Klioutchevski donne même des précisions : « C’est à la tête des boïars les plus persécutés par Boris, où les Romanov occupaient la première place, que, selon toute vraisemblance, mûrit l’idée de l’imposteur13. » À la fin du XIXe siècle, l’historien est déjà en mesure d’affirmer que Grigori Otrepiev est au service des Romanov ; mais, comme le note un autre historien dans la seconde moitié du XXe siècle, « sous le règne des Romanov, il n’était pas sans danger ou, à tout le moins, il semblait inconvenant d’évoquer ce fait de la biographie d’un voleur et renégat de la foi14 ». À présent qu’il n’est plus inconvenant d’écrire sur le sujet, le biographe d’Otrepiev rapporte que Grigori servit chez Michel Romanov, puis chez son parent le prince Tcherkasski. Et lorsque le tsar Boris fit emprisonner les boïars Fiodor Nikititch Romanov et Boris Kamboulatovitch Tcherkasski, Otrepiev, alors Iouri de son prénom, reçut la tonsure, afin d’éviter le sort de ses maîtres. C’est à cette époque, seulement, qu’il prit le prénom de Grigori.

La ruine de la maison Romanov et la décision d’Otrepiev, âgé de vingt ans, remontent à l’année 1600. Grigori ne se contente pas de se faire moine, il part dans des monastères de province, le plus loin possible de la capitale. Il ne tarde cependant pas à réapparaître au Kremlin : sur la recommandation de son grand-père, Elizari Zamiatnia, naguère chargé du maintien de l’ordre au centre de Moscou, Grigori est accepté au monastère du Miracle, où Zamiatnia s’est alors retiré. Plus tard, les chroniqueurs, ébahis par les capacités de Grigori Otrepiev, les expliqueront par de possibles liens avec des forces obscures. R. Skrynnikov écrit : « La carrière monastique d’Otrepiev semblait fantastique. D’abord servant du moine Zamiatnia, puis de l’archimandrite et diacre, il fut finalement attaché à la cour du patriarche. » Cette extraordinaire ascension s’effectue en un an seulement. Elle est due aux dons hors du commun du jeune homme. « Il assimilait en quelques mois ce qui, pour d’autres, nécessitait une vie entière15. »

Ensuite, commencent les mystères. Grigori Otrepiev s’enfuit du monastère. Il réapparaît au monastère des Grottes à Kiev, puis dans la Sietch zaporogue : les Zaporogues l’aident à entrer en contact avec les Cosaques du Don. Il parcourt le sud, comme s’il avait un plan tout tracé et savait pertinemment ce qu’il voulait. On ne dispose d’aucune information avérée sur la période préparatoire à ses activités d’imposteur. Klioutchevski et l’historien du Temps des Troubles, S. Platonov, estiment que l’idée du samozvaniets naquit dans le cercle des Romanov ; mais le biographe de Godounov et d’Otrepiev réplique : « … L’intrigue de l’imposture naquit, non dans l’entourage des Romanov, mais derrière les murs du monastère du Miracle16 », parmi les moines errants. L’historien polonais Alexander Hirschberg, auteur d’un Dmitri l’Imposteur et d’une Marina Mniszek17, s’attache à démontrer que l’imposteur, « symbole jouant sur l’attachement très vif du peuple à la dynastie disparue », fut créé par l’opposition à Godounov, formée des plus grandes familles boïares de Moscou unies aux magnats lituano-russes, le plus souvent orthodoxes.

Indubitablement, les boïars russes (et avant tout les Romanov), comme les magnats lituaniens, avaient des raisons d’être mécontents de Boris. Nous avons évoqué le conflit opposant Godounov à ses alliés Romanov. À la fin du XVIe siècle, les princes polono-lituaniens Ostrojski, Wisniewiecki et Zbarajski repoussent les limites de leurs domaines loin à l’intérieur de la Tchervonnaïa Rus (la Galicie), rattachée à la couronne polonaise, augmentant ainsi considérablement leur puissance. Dans le voïvodat de Kiev, les Wisniewiecki possèdent trente-huit mille feux paysans, abritant deux cent trente mille personnes. Pour donner un ordre d’idée, la Suède, qui a entamé la guerre en vue de faire de la Baltique un lac suédois, compte alors moins d’un million d’habitants. Mais les Ostrojski et les Wisniewiecki ne s’arrêtent pas là : ils ont bientôt des visées sur des terres appartenant au tsar moscovite.

Parmi les « inventeurs » du Faux-Dmitri, les chercheurs citent invariablement, et non sans raison, les Jésuites. Claudio Rangoni, nonce du pape à la cour polonaise, est présent lors de l’audience accordée par Sigismond III à l’imposteur, et favorise activement la réalisation des plans du prétendant au trône.

La multitude des inspirateurs et « inventeurs » du Faux-Dmitri n’explique pas complètement l’origine de l’idée, le projet de se déclarer tout soudain le tsarévitch Dmitri, miraculeusement rescapé.

L’histoire documentée du Faux-Dmitri commence en 1601, date à laquelle il apparaît à la cour du prince Constantin Ostrojski, ardent défenseur de l’orthodoxie et adversaire acharné de l’union des Églises. Pour des raisons mal éclaircies, le prince Ostrojski ordonne de chasser le moindre défroqué qui trouve refuge à Rochtcha, un centre de l’arianisme. La secte d’Arius18 qui se nomme aussi secte des Frères polonais, devait jouer un rôle important dans la Réforme en Pologne. Les partisans de l’arianisme rejettent le dogme de la Sainte-Trinité, ils considèrent le Christ, non comme Dieu, mais comme un homme inspiré par Dieu, un intermédiaire entre Dieu et les hommes, et exigent le respect inconditionnel de la liberté de conscience. Après un séjour à « l’école de la libre-pensée », comme l’écrit N. Kostomarov19, Grigori Otrepiev doté d’un vernis d’« éducation polonaise libérale », passe au service de l’ennemi du prince Ostrojski, le prince Adam Wisniewiecki.

Voïevode de Kiev et l’un des plus ardents défenseurs de l’orthodoxie en Lituanie, fondateur de l’académie théologique d’Ostrog qui devait jouer un rôle important dans la renaissance de la vie orthodoxe et éditer une Bible imprimée en slavon d’Église, Constantin Ostrojski est en conflit permanent avec Adam Wisniewiecki, héritier de Dimitr Wisniewiecki, seigneur de Kaniev et de Tcherkassy, fondateur de la première Sietch zaporogue et catholique de fraîche date.

Grigori Otrepiev « révèle » ses origines royales à Adam Wisniewiecki et parvient à le persuader qu’il est le fils d’Ivan IV le Terrible. Le prince est-il vraiment convaincu ? Rien ne permet de l’affirmer. Toujours est-il que dans une lettre à l’hetman Jan Zamoïski, qui commande les troupes polonaises, le prince Adam explique qu’après de longues hésitations, il a fini par y ajouter foi, surtout lorsque deux dizaines de Moscovites, venus le voir, ont formellement « reconnu » le tsarévitch. Et Wisniewiecki demande qu’on apporte au fils du Terrible toute l’aide possible. En réponse, Zamoïski ne montre que réserve et froideur. Moscou, de son côté, réclame énergiquement que l’imposteur lui soit livré. Wisniewiecki refuse. Les armées du tsar font irruption sur les terres du magnat, incendient plusieurs de ses villes-fortes. Wisniewiecki réplique par un soutien actif à l’imposteur. Constantin, frère d’Adam, mène Dmitri chez son beau-père, Georges Mniszek, à Sambor. Dmitri y rencontre la fille de son hôte, Marina, et tombe amoureux de celle que Pouchkine nommera « l’orgueilleuse Polonaise ». Cette étrange histoire d’amour contribuera pour beaucoup, par la suite, à la popularité du Faux-Dmitri auprès des poètes et dramaturges. Georges Mniszek, voïevode de Sambor, a ses entrées auprès de Sigismond III. Séduit par la promesse de l’imposteur de partager les légendaires richesses de la couronne moscovite, il lui accorde la main de sa quatrième fille, Marina. L’historien polonais, qui qualifie le Faux-Dmitri d’aventurier, précise que Marina « se distinguait par une forme de beauté peu engageante : c’était une femme froide, ambitieuse, plus impitoyable que le pire des usuriers20 ». Pour lui, elle convenait parfaitement au Faux-Dmitri.

À la fin du mois de mars 1604, Georges Mniszek organise, à Cracovie, une rencontre entre le roi de Pologne et l’imposteur. Le nonce du pape, Claudio Rangoni, est présent et convainc le monarque de soutenir ce prétendant au trône moscovite, qui s’engage à convertir la Russie à la vraie foi : le catholicisme. Le roi alloue au Faux-Dmitri une rente de quarante mille zlotys et lui souhaite de réussir dans son entreprise. Cette politique d’aide à l’imposteur se heurte cependant à une résistance clairement formulée de la Diète, qui se fait ici l’interprète de la plupart des nobles polono-lituaniens. En 1600, la Rzeczpospolita est entraînée par son roi dans un conflit avec la Suède qui va durer plus de soixante ans. Les plus grands chefs d’armée polonais, Jan Zamoïski, Stanislas Zulkiewski, Jan-Karol Chodkiewicz, ne veulent surtout pas d’une guerre contre Moscou. Le 19 mars 1604, l’hetman lituanien Chodkiewicz répond donc au roi qui l’a informé de son entretien avec le « tsarévitch » : « L’occasion est séduisante, mais l’affaire n’est point sûre ; la situation est instable chez nous ; en outre, il s’agit d’une trêve qui, si elle venait à être rompue, n’apporterait rien de bon21. » L’hetman fait allusion à la trêve passée avec Moscou deux ans plus tôt. Pourtant, soutenu par Wisniewicki, les Jésuites et le roi, Georges Mniszek engage les hostilités contre Moscou, en faveur de l’« héritier légitime » de la couronne.

Au préalable, un contrat de mariage est signé, aux termes duquel le fiancé promet à sa future épouse de l’or, des pierreries, ainsi que les villes de Pskov et Nijni-Novgorod. À son futur beau-père, il garantit un million de zlotys, ainsi que les terres de Smolensk et de Novgorod-Severski (qu’il avait d’ailleurs, auparavant, promises au roi). Le « tsarévitch » embrasse (secrètement !) le catholicisme, il assure aux Jésuites qu’il les aidera par tous les moyens à convertir la Russie.

De retour de Cracovie, le Faux-Dmitri réunit une armée pour marcher sur Moscou. Les descriptions faites de sa composition dépendent toutes de l’opinion des historiens sur l’entreprise de l’imposteur. R. Skrynnikov écrit : « Parmi ceux qui s’apprêtaient à louer leur épée au “tsarévitch” moscovite, on trouvait des vétérans de Bathory et tout un “ramas” de maraudeurs et de gibiers de potence22. » L’historien polonais, qui condamne les projets aventureux du roi et des Jésuites, propose cette énumération : « Troupes privées des seigneurs polonais, volontaires de toutes sortes, Cosaques, gueusaille rêvant de pillages – voilà de quoi se composait l’armée de l’imposteur23. » Pour Nikolaï Kostomarov, les troupes « dudit Dmitri » se présentent différemment : « Tout ce que la Russie méridionale comptait de bouillonnant, de hardi, répondit d’un seul chœur à l’appel dudit tsarévitch de Moscou24. »

Sergueï Platonov, dont l’ouvrage sur le Temps des Troubles reste fort précieux aujourd’hui encore, qualifie « l’équipe de l’imposteur » de « ramas », en précisant toutefois que « la principale force de l’imposteur n’était pas là25 ». Pour lui, l’imposteur est parvenu, par de « séduisantes missives » et ambassades, à soulever le peuple contre Boris, à le retourner en sa faveur, lui, l’héritier légitime. On organisa ainsi, écrit S. Platonov, « une révolte des régions méridionales de l’État contre le gouvernement de Moscou »26.

Que les couches inférieures de la société soient mécontentes de la politique de Boris, voilà qui ne fait aucun doute. De la même façon, il est incontestable que l’espoir naît de la venue d’un « bon tsar », fils du « bon Ivan le Terrible », sous le règne duquel existait la Saint-Georges, donnant au paysan un sentiment de liberté. On comprend moins, en revanche, à quel « État » fait allusion Sergueï Platonov. Ou plutôt, il est évident qu’il parle de l’État moscovite. Or, la majeure partie de la Rus méridionale n’entre pas, alors, dans sa composition : l’Ukraine est polonaise. C’est pourtant de là que vient le principal soutien à l’armée de l’imposteur, en la personne des Cosaques. R. Skrynnikov donne des chiffres précis. Au début de septembre 1604, à la veille de la campagne, l’« armée de Mniszek » compte près de deux mille cinq cents hommes, dont plus de la moitié – mille quatre cent vingt – est formée par les Cosaques27. Les Cosaques du Don veulent faire obstacle à l’irrépressible avancée des troupes russes qui bâtissent des villes fortifiées de plus en plus loin dans les limites du dikoïé polié, se rapprochant dangereusement des terres cosaques. Par ailleurs, à compter de la fin du XVIe siècle, les Cosaques zaporogues opposent une résistance de plus en plus acharnée aux magnats polonais, qui tentent de les asservir. En 1591, le seigneur polonais Krzysztof Kosinski, furieux contre le prince Ostrojski, avait provoqué un soulèvement cosaque ; deux années durant, les émeutiers avaient « sillonné la terre de Kiev et la Volhynie, semant la ruine dans les possessions polonaises ». Kosinski à peine disparu lors d’un raid sur les terres des Wisniewiecki, Semion Nalevaïko, ataman cosaque, reprend le flambeau de la lutte contre les Polonais. À quelque temps de là, il guerroyait pourtant contre Kosinski, dans les rangs de l’armée polonaise. Le roi envoie l’hetman Zulkiewski pour lutter contre Nalevaïko qui, selon Grouchevski, « avait sillonné l’Ukraine deux ans durant, pillant les pans28 ». En 1596, on réussit péniblement à mettre en déroute l’armée cosaque de l’ataman Nalevaïko. Fait prisonnier lui-même, il est envoyé à Varsovie où il est exécuté.

L’Ukraine, qui ne porte pas encore ce nom, est en ébullition, n’attendant qu’une occasion de se libérer des seigneurs. Les appels du Faux-Dmitri rencontrent un écho immédiat, avant tout auprès des Cosaques. Leur appui au « tsarévitch » sera capital pour la victoire du prétendant au trône moscovite. Certes, cela ne saurait suffire, l’armée de Moscou disposant de la puissance nécessaire pour battre la troupe disparate « de Mniszek ». Mais l’entreprise du Faux-Dmitri n’a rien d’une simple campagne militaire.

Le 13 octobre 1604, l’armée de l’imposteur franchit la frontière russe et commence aussitôt sa progression. La nouvelle alarme sérieusement Moscou. Boris décrète la mobilisation générale – pour la première fois après un répit de treize ans – et confie le commandement des troupes, sinon aux meilleurs, du moins aux mieux nés des chefs d’armée : Mstislavski, Chouïski, Troubetskoï, Golitsyne. Le 23 octobre, les hommes de l’imposteur passent le Dniepr : les habitants de Kiev leur assurent les moyens de transports que leur a refusés le voïevode Janusz Ostrojski. Les deux armées marchent à la rencontre l’une de l’autre. Le premier heurt a lieu aux portes de Novgorod-Severski, le 21 décembre 1604. Il s’achève par la victoire inattendue de l’imposteur, malgré l’écrasante supériorité numérique de l’adversaire. Le 1er janvier de l’année suivante, faute d’avoir reçu à temps les moyens financiers dont il a besoin, le Faux-Dmitri est confronté à une révolte dans son camp. Ses hommes font défection. Le 21 janvier, il est battu à Dobrinitchi. Abandonné de tous, le prétendant au trône échappe de justesse aux vainqueurs, démontrant une nouvelle fois ses extraordinaires qualités de cavalier.

Déjà, cependant, les revers de fortune sur le champ de bataille semblent n’avoir plus d’importance. Les mercenaires, trop inconstants, ont été remplacés par des Zaporogues et des détachements de Cosaques du Don ; les paysans affluent dans le camp du Faux-Dmitri, les habitants des villes ouvrent leurs portes à l’imposteur, lui livrant bien souvent, pieds et poings liés, leurs voïevodes. Brillant chef d’armée, l’hetman Zamoïski entre en fureur quand on évoque devant lui la campagne de « l’armée Mniszek » ; il déclare qu’il conviendra, à l’avenir, de jeter au feu toutes les chroniques et de n’étudier que les souvenirs du voïevode de Sambor, si d’aventure son entreprise vient à connaître quelque succès. Zamoïski n’a pas oublié qu’Étienne Bathory, dont l’armée réunissait la glorieuse cavalerie polonaise et la non moins glorieuse infanterie hongroise, et qui avait à sa disposition tout l’argent qu’il pouvait souhaiter, n’avait pu briser la puissance de Moscou. Que pouvait donc escompter un Faux-Dmitri sans le sou, avec une poignée de soldats ?

Le raisonnement de l’hetman est d’une logique imparable. Mais qui a dit que les événements étaient censés se soumettre à la logique ?

P. Pierling, prêtre catholique et historien français, le « savant père » comme devait le surnommer son éditeur russe, consacre le premier volume de sa monumentale étude intitulée La Russie et le Vatican, à Dmitri l’Imposteur29. Le livre du père Pierling présente un immense intérêt, l’auteur ayant utilisé des sources inconnues auparavant, conservées dans les archives du Vatican. L’entreprise du Faux-Dmitri est l’un des événements les mieux documentés du Moyen Âge russe : l’imposteur envoyait régulièrement des missives au nonce du pape, Rangoni, à Varsovie, et à Mniszek ; les Jésuites qui se trouvaient auprès du « tsarévitch » rédigeaient des rapports sur ses activités ; Rangoni, à son tour, adressait au pape des comptes rendus détaillés. Tout cela fut soigneusement rassemblé au Vatican.

Expliquant en quoi l’hetman Zamoïski se trompait, le père Pierling évoque « le caractère absolument fantastique de la campagne de Moscou », dont le succès fut dû à un « fatal concours de circonstances ». L’auteur de Dmitri l’Imposteur en donne la liste : bouleversements survenus dans l’ordre social du tsarat de Moscou, tyrannie du pouvoir et rivalité entre les boïars, changement dynastique et rumeurs circulant dans le peuple, récentes lois agraires, ébranlement des anciens usages, ambitions des uns et haine des autres. L’historien des relations russo-vaticanes énumère les principales raisons de la révolte, en ménageant la première place aux bouleversements sociaux. Ce motif, particulièrement cher aux historiens marxistes, est incontestablement très important. L’apparition du Faux-Dmitri sur le territoire de l’État moscovite déclenche, en effet, un soulèvement populaire qui contribue grandement à la victoire de l’imposteur.

Le mouvement social est l’un des moteurs de la crise étatique. Vassili Klioutchevski note cette « particularité des Troubles : y prennent part, à tour de rôle, toutes les classes de Russie, dans l’ordre qui était le leur au sein de la société russe d’alors, selon la place qu’elles occupaient dans l’État et l’échelle sociale des rangs ». L’historien est catégorique : au sommet de l’échelle, se trouvent les boïars ; c’est d’eux que part la révolte30.

L’apparition de l’imposteur englobe dans les Troubles ceux qui occupent les échelons inférieurs. Toutefois, la victoire du Faux-Dmitri est garantie, non par ce mouvement de la base, mais par le soutien du sommet. Une même idée réunit les diverses couches de la société russe : toutes, sans exception, rejettent le tsar qui occupe le trône de Moscou. Qu’elles aient à cela des raisons différentes importe peu : toutes sont unanimes à lui dénier ses droits. Chez Pouchkine, Dmitri l’Imposteur déclare orgueilleusement : « C’est l’ombre du Terrible qui m’a nommé Dmitri et adopté fils… » Le poète a su déceler la grande arme du Faux-Dmitri – la foi : on croit qu’est apparu, sauvé par la Providence, le tsar légitime ; cette foi attire à lui le peuple qui doute de la légitimité de Boris. Plus important encore est le fait que le « tsarévitch » soit le fils du Terrible, resté dans les mémoires comme un « bon tsar ». Une logique implacable entraîne les hommes vers l’imposteur : seul un tsar légitime peut être un bon tsar, seul un bon tsar peut être un tsar légitime. Si la légitimité de « Dmitri » est secondaire pour les boïars de haute naissance, leur visée première étant de renverser Boris, elle est, en revanche, pour les couches inférieures, la condition indispensable de sa « bonté ».

L’incursion de « l’armée de Mniszek » dans l’État moscovite n’est pas une guerre de la Pologne ni de la Rzeczpospolita contre la Rus. L’entreprise de l’Imposteur jouit, certes, du soutien du roi et du Vatican. Sigismond III, qui rêve avant tout de retrouver la couronne de son père, celle de Suède, nourrit le fantastique projet de faire de Moscou, une fois conquise par le « tsarévitch », la base militaire d’un conflit avec la Suède. Le Vatican, lui, croit en la possibilité d’une union des Églises. Le premier rapport de Rangoni sur l’apparition en Pologne d’une mystérieuse figure se déclarant l’héritier légitime de la couronne moscovite, avait suscité cette note sceptique du pape Clément VIII en marge de la lettre : « Un nouvel imposteur portugais est né31. » Il faisait ici allusion aux usurpateurs apparus après le décès du roi Sébastien de Portugal.

Rangoni adresse sa première missive concernant l’imposteur en novembre 1603. Et, dès le mois de mai 1604, Clément VIII, répondant à une lettre de « Dmitri », l’appelle « cher fils et noble seigneur ».

Claudio Rangoni, évêque de Reggio est arrivé, en qualité de nonce du pape, à la cour de Sigismond III, en 1599. Un paragraphe des directives qui lui ont été remises, concerne les affaires moscovites. Dix-sept ans se sont écoulés depuis qu’Antonio Possevino a visité le Kremlin et eu une dispute théologique avec Ivan IV le Terrible. La situation a changé au sein de l’État moscovite, mais la politique du Vatican est restée la même. Le nonce du pape est censé œuvrer en faveur d’une alliance étroite entre la Pologne et Moscou, qui devrait conduire à l’union des Églises. En venant demander l’appui polonais, le « tsarévitch » semble exaucer les prières de Rangoni. L’entrevue de Cracovie fait du nonce un ardent partisan de l’imposteur. Le portrait laissé par Rangoni montre que le jeune prétendant produit une impression profonde à l’émissaire du Vatican : « Dmitri a toute l’apparence d’un jeune homme de bonne éducation ; il a le teint basané et une grosse verrue sur le nez, au niveau de l’œil droit ; ses mains, fines et blanches, attestent la noblesse de son extraction ; son verbe est audacieux ; il y a, en effet, dans sa démarche et ses manières, quelque chose de majestueux. » Après quelques entretiens avec le « tsarévitch », le nonce du pape précise : « On lui donnerait vingt-quatre ans [le prétendant au trône en avoue vingt-trois, le tsarévitch Dmitri en aurait eu vingt et un]. Le visage glabre, il est doté d’un esprit extraordinairement vif et a le don de l’éloquence ; il a de la retenue, s’adonne volontiers à l’étude de la littérature, se montre incroyablement modeste et secret32. »

Les portraits flatteurs du prétendant qui se dit prêt, en outre, à se convertir, la promesse qu’il fait d’œuvrer en faveur de la conversion du peuple russe, ont finalement raison des préventions de Clément VIII. Mais le soutien du Vatican est essentiellement moral. Le pape n’envoie pas d’argent – ce nerf de la guerre, selon Napoléon. Il faut donc s’en procurer dans les territoires « libérés ». Des Jésuites, aumôniers des armées, sont dépêchés dans la troupe « de Mniszek », à l’intention des mercenaires catholiques. Deux prêtres jésuites accompagnent en outre constamment l’imposteur, au titre de directeurs de conscience. Jeunes, inexpérimentés, subjugués par les manières affables du prétendant, ils s’occupent de son âme et font des rapports dans lesquels ils consignent les propos du « tsarévitch ». Ils ne sont toutefois guère en mesure de lui donner des conseils pratiques, tant militaires que politiques.

Parmi les mystères entourant l’ascension du Faux-Dmitri, se trouve l’absence d’information sur ses conseillers éventuels. Les lettres et rapports des pères Nikolaï Czirzowski et Andrzej Lawicki, les comptes rendus du nonce ne soufflent mot de la présence à ses côtés d’auxiliaires susceptibles de l’aider dans l’élaboration de ses plans, ou dans la mise au point d’une stratégie pour prendre le trône de Moscou. Or, le Faux-Dmitri a un plan. L’implication de toutes les couches de la société russe dans les « Troubles », évoquée par Klioutchevski, s’effectue de façon anarchique, au fur et à mesure des événements. Le plan du Faux-Dmitri (ou de ses conseillers secrets, s’il en existe) consiste à rassembler la Steppe contre Moscou. Dans deux missives au nonce du pape (14 avril et 13 mai 1605), le prétendant au trône rapporte qu’il envoie des messagers dans les bassins du Don, de la Volga, du Terek et du fleuve Oural, dans l’espoir de soulever Cosaques et Tatars, et de les faire marcher sur la capitale de l’État dont il veut s’emparer. Encerclée, Moscou sera alors contrainte de se rendre.

Deux points retiennent l’attention dans ce projet. Analysant la correspondance du Faux-Dmitri, le père Pierling note que le « tsarévitch » se montre extraordinairement loquace lorsqu’il évoque les Tatars et les Cosaques, mais qu’il est incroyablement réservé sur ses contacts avec les Russes. Pour l’historien, cela peut masquer l’existence d’un lien entre le Faux-Dmitri et un groupe de boïars. Le seul document à l’appui de cette hypothèse est un rapport de Pierre Arkudi, Grec voyageant en Pologne, au pape Paul V33.

Le second point est nettement plus important. Le plan du Faux-Dmitri, qui devait si remarquablement réussir, entraîne dans l’orbite de la politique moscovite l’Ukraine et sa population, principalement les Cosaques. Les Ukrainiens arrivent à Moscou avec le Faux-Dmitri ; mais, par là même, et bien que les contemporains n’en aient pas vraiment conscience, Moscou arrive en Ukraine. Une partie considérable des terres ukrainiennes entrant dans la composition de la Rzeczpospolita, les relations polono-lituano-russes se trouvent plus imbriquées que jamais.

Le 1er mai 1604, encore à Sambor, l’imposteur approuve un document dans lequel il est appelé : le « Très glorieux et invincible Dmitri Ivanovitch, empereur de la Grande Russie… ». Un siècle plus tard, Pierre le Grand prendra le titre d’empereur (imperator), englobant dans la composition de l’État russe presque tous les territoires qui s’étaient dressés contre Moscou, à l’appel de l’imposteur.

Le 1er avril 1605, le tsar Boris meurt subitement. Cette mort brutale, à cinquante-trois ans, suscite des rumeurs : on parle d’empoisonnement, de suicide. Dans ses préparatifs de campagne, le Faux-Dmitri a prévu ce décès : ses lettres évoquent simplement sa crainte qu’il ne survienne trop tôt pour la réalisation de ses plans. Avant de mourir, Boris a nommé corégent son fils Fiodor âgé de seize ans, de sorte que la succession au trône s’effectue sans difficulté. Le mécontentement général à l’égard de Boris s’étend à son héritier. Le jeune homme se retrouve complètement seul, avec pour unique soutien le clan familial.

Fiodor fonde tous ses espoirs sur un voïevode russe, parmi les plus populaires de ce temps, Piotr Basmanov, petit-fils d’Alexis Basmanov, l’un des premiers opritchniks, et fils de Fiodor Basmanov, favori d’Ivan le Terrible. Placé à la tête d’une armée cantonnée à Kromy et s’apprêtant à mener un combat décisif contre l’imposteur, Piotr Basmanov persuade ses troupes de prêter serment à Fiodor. Cependant, la formule du serment paraît ambiguë aux soldats, car elle ne condamne pas fermement le Faux-Dmitri. Piotr Basmanov lui-même est hésitant, mais pour d’autres raisons : la mère de Fiodor, la tsarine Maria, était fille de Maliouta Skouratov, bourreau de son père et de son grand-père. Le tsar est donc le petit-fils de Maliouta Skouratov. En outre, le voïevode comprend peut-être que le « tsarévitch » a plus de chances de l’emporter que le tsar.

Un complot contre Fiodor est ourdi à Kromy. Les conjurés entrent en contact avec le camp de l’imposteur. Un unique document – le rapport de Pierre Arkudi – évoque les conditions posées par les conspirateurs pour reconnaître le « tsarévitch » comme étant le vrai Dmitri, fils d’Ivan IV le Terrible : il ne sera pas porté atteinte à la foi orthodoxe ; le pouvoir autocratique restera ce qu’il était sous Ivan IV ; le tsar n’accordera pas la dignité de boïar à des étrangers ni ne les nommera à la Douma ; il sera libre, en revanche, d’en prendre à son service et de les autoriser à acquérir une terre et d’autres biens dans l’État russe ; les étrangers au service du palais pourront bâtir, en terre russe, des églises catholiques.

En admettant que cet accord soit authentique (les événements ultérieurs le laissent penser), il apparaît que le Faux-Dmitri n’exige pas (comme il l’avait promis à Sambor) des privilèges particuliers pour l’Église catholique à Moscou. On peut y voir une tactique : le prétendant veut s’assurer le soutien des conjurés. Cependant, Dmitri gardera par la suite toute son indépendance, jamais il ne sera une marionnette entre les mains des Jésuites.

Piotr Basmanov rejoint les rangs des conjurés et, au dire d’un témoin – le directeur de conscience de l’imposteur, Andrzej Lawicki –, proclame le « tsarévitch » héritier légitime de la couronne et descendant authentique des tsars russes ; puis il baise la croix en signe de loyauté. L’armée de Kromy se disperse : les uns se réfugient à Moscou, d’autres passent à l’imposteur.

Les définitions du Temps des Troubles ne manquent pas. On peut ainsi le considérer comme une période de trahisons. Les trahisons du serment, de la croix et, bien sûr, de la parole donnée, deviennent monnaie courante. L’époque regorge d’exemples de reniements, de passages d’un camp à l’autre. Cela touche avant tout les figures les plus connues, dont parlent les témoins des événements. Mais le petit peuple, complètement perdu dans les prétendants, les imposteurs, les vrais et les faux tsars, varie tout aussi facilement, et rapidement, dans ses attachements.

Piotr Basmanov, qui trahit Fiodor pour rallier « Dmitri », est le mieux né de tous les « transfuges ». Ayant prêté serment au « fils du Terrible », il lui restera fidèle et mourra en défendant le tsar, tué par Mikhaïl Tatichtchev que, peu de temps avant le coup de force, il aura sauvé de la colère de « Dmitri ». Le prince Golitsyne, l’un des voïevodes commandant l’armée de Kromy, passe également dans le camp de l’imposteur, avec Basmanov. Dépêché à Moscou au nom du nouveau tsar, il assiste à la mort par strangulation de Fiodor. Par la suite, il trahit « Dmitri » et participe au complot organisé contre lui par Vassili Chouïski. Nommé voïevode dans l’armée envoyée contre le second Faux-Dmitri, Golitsyne trahit Chouïski et passe au service des Polonais, avec lesquels il finira également par se brouiller. La liste des trahisons du prince-voïevode Mikhaïl Saltykov n’est pas moins impressionnante. Mais la palme dans ce domaine revient incontestablement à Vassili Chouïski sur lequel nous reviendrons longuement.

Après l’effondrement de l’armée de Kromy, l’imposteur progresse lentement vers Moscou, recevant les boïars qui accourent faire allégeance, dépêchant dans la capitale des ambassades porteuses de missives au nom de l’héritier légitime, qui appellent à renverser le fils de Godounov.

Le 30 juin 1605, l’imposteur fait une entrée triomphale à Moscou. En octobre 1604, le Faux-Dmitri, franchissait la frontière de l’État moscovite avec une poignée de mercenaires ; moins d’un an plus tard, il entre au Kremlin, accompagné de la haute noblesse russe et sous les vivats de la foule. Le trône est libre : aiguillonnés par les missives du « tsarévitch » et par ses émissaires, les Moscovites ont fait irruption au palais, arrêté le tsar et sa mère (tués par la suite) et mis en pièces la parenté de Godounov. La chronique rapporte que les caves du palais furent mises à sac et que le calme ne revint dans la ville que quand tous furent ivres morts.

Le Faux-Dmitri a un ennemi irréconciliable en la personne du patriarche Job qui qualifie le prétendant d’auxiliaire des « juifs, des Latins et des luthériens ». Parmi les premières mesures prises par « Dmitri », on trouve la dégradation de Job et sa rélégation dans un monastère. Le nouveau tsar place à la tête de l’Église orthodoxe un Grec, Ignace, évêque de Riazan, l’un des premiers ecclésiastiques à avoir reconnu « Dmitri Ivanovitch ». Léger, joyeux, connaissant bien l’Occident et beaucoup plus tolérant que Job, le nouveau patriarche convient on ne peut mieux au style du Faux-Dmitri.

Le 18 juillet, la tsarine Maria, devenue la nonne Marfa, regagne la capitale. Elle reconnaît son fils Dmitri dans la personne de l’imposteur. Des retrouvailles touchantes ont lieu devant la foule ébahie : la mère et le fils tombent dans les bras l’un de l’autre en sanglotant, et dissipent ainsi tous les doutes. Le 30 juillet, le patriarche Ignace couronne le nouveau tsar dans la cathédrale de l’Assomption. C’est l’apothéose de la plus extraordinaire aventure de l’histoire russe.

Juristes et théologiens peuvent débattre à loisir sur le sens et la valeur de l’onction. Quoi qu’il en soit, « Dmitri » fait un tsar plus légitime que Boris Godounov, pour la simple raison que, dans l’esprit du peuple et de tous ceux qui assistent à la cérémonie du couronnement, il est l’héritier d’Ivan IV, le continuateur de la dynastie des Rurik. Devant Dieu et devant les hommes, Dmitri devient le tsar légitime.

La conspiration contre le tsar Dmitri commence avant même son couronnement, dès l’entrée triomphale de l’imposteur à Moscou. Elle est vite découverte ; Vassili Chouïski, ses frères et nombre de leurs partisans sont arrêtés, accusés de répandre le bruit que le tsar n’est autre que le moine défroqué Grigori Otrepiev, et de vouloir attenter à ses jours. Pour juger ce boïar de haute naissance qu’est Vassili Chouïski, un Sobor est convoqué, composé de la Douma des Boïars et de représentants des autres catégories sociales. Le procureur n’est autre que Dmitri lui-même ; il évoque les traditions de trahison des Chouïski, qui ont de tout temps intrigué contre la dynastie moscovite. Le tsar rappelle que, par sept fois, Ivan le Terrible ordonna de châtier les Chouïski et que Fiodor Ivanovitch fit exécuter l’oncle de Vassili. Le prince Vassili se reconnaît coupable de tous les crimes qui lui sont imputés, il bat sa coulpe et implore sa grâce. Condamné à la peine capitale, il est gracié au tout dernier instant, devant le billot.

Le biographe le plus récent de Grigori Otrepiev émet quelques réserves sur la version, communément admise par les historiens, du « complot de Chouïski », en se fondant sur le fait que Dmitri avait été chaleureusement accueilli par la population à son arrivée à Moscou, qu’il se trouvait au sommet de sa gloire et que, « dans ces conditions, projeter un coup d’État eût été une folie ». L’historien considère que le nouveau tsar était, au contraire, le plus pressé d’agir, car il redoutait les Chouïski. Et il ajoute : « S’il n’y avait pas eu conspiration, il eût fallu l’inventer34. » Dans la mesure où, onze mois plus tard, alors que la popularité du tsar reste considérable, Vassili Chouïski fomente un complot, les arguments contre la réalité de la première conspiration ne sont pas tout à fait convaincants. Plus fondées semblent les hypothèses des historiens qui estiment que les princes et boïars de haute naissance, après avoir utilisé le Faux-Dmitri contre Godounov, s’empressent de se débarrasser du nouveau tsar, avant qu’il ne s’installe trop solidement sur le trône.

Les onze mois de règne de Dmitri peuvent être divisés en deux parties : les projets et la réalité. Le nouveau tsar passe en effet des rêves au réel. Ses plans et chimères, l’imposteur les évoque dans ses lettres à Rangoni, dans ses conversations avec son directeur de conscience et les Jésuites qui lui servent de secrétaire et qui, à leur tour, les consignent dans leurs correspondances et leurs journaux intimes. L’action du tsar Dmitri, elle, est contenue dans les actes officiels et les innombrables témoignages de contemporains, russes ou étrangers. À la fin de 1605, un livre paraît à Venise, modestement intitulé : Relation. L’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Barezzo-Barezzi n’est autre que le jésuite Antonio Possevino qui a rencontré Ivan IV le Terrible et n’a jamais abandonné l’idée de convertir la Russie à la foi catholique. L’annonce de l’apparition de « Dmitri » le transporte d’enthousiasme. Possevino écrit une lettre au tsar, dans laquelle il expose ses vastes projets d’union entre Russie et Pologne en vue d’anéantir la Suède protestante, ses rêves de croisade contre les Turcs et bien d’autres choses encore. Dans sa Relation, Antonio Possevino évoque le contenu des lettres que lui adressent de Moscou les secrétaires de Dmitri, décrivant avec passion l’étonnante vie et les fantastiques desseins du jeune tsar moscovite. L’ouvrage connaît un grand succès, il paraît en français, allemand et latin. Il est ensuite traduit en espagnol et sert sans doute de base documentaire à Lope de Vega qui, en 1617, écrit une pièce intitulée Le Grand-Duc de Moscou, portant ainsi à la scène, pour la première fois, l’histoire de l’imposteur.

L’extraordinaire succès de « Dmitri » – qui frappe de stupeur à la fois ceux qui voient en lui un imposteur et ceux qui le tiennent sincèrement pour le « tsarévitch » miraculeusement sauvé – engendre, chez les hommes qui lui sont plus ou moins liés, les rêves les plus fous. Cela vaut non seulement pour les Mniszek, la nouvelle parenté du tsar, mais aussi pour le roi Sigismond III et le Vatican. Le pape Paul V déduit des rapports de Rangoni que Dmitri incarne le tsar moscovite idéal dont le Vatican rêve depuis si longtemps : catholique fervent, partisan de l’Union, il est dévoué au Saint-Siège et ennemi de l’islam. Paul V invite les Mniszek, le roi Sigismond III, les Jésuites à soutenir le tsar de toutes les façons.

Les rêves du roi de Pologne sont évoqués en détail dans les instructions remises aux ambassadeurs qui doivent accompagner Marina Mniszek à Moscou. Elles sont datées du 6 février 1606. Sigismond III projette un partage de l’État moscovite. Les ambassadeurs ont pour mission d’obtenir l’accord de Dmitri pour un rattachement à la Rzeczpospolita, non seulement de Novgorod-Severski et de Smolensk, auxquels le roi prétendait dès 1600, mais aussi de Novogorod, Pskov, Viazma, Dorogobouj et bien d’autres villes. Ces exigences sont justifiées par le fait que ces terres appartenaient naguère à la Lituanie. Dmitri est en outre censé autoriser le passage des armées polonaises à travers le territoire russe en direction de la Finlande ; il doit leur assurer les moyens financiers, les vivres et les munitions indispensables pour une guerre contre la Suède. Le trône de Suède une fois conquis, la puissante Pologne propose de conclure une alliance offensive et défensive avec Moscou.

Les plans de Sigismond III sont les rêves personnels du roi et n’ont pas le soutien de la plupart des nobles. En avril 1606, les adversaires du roi déclenchent un de ces soulèvements (les rokosz) qui, dans la république monarchique, sont considérés comme une forme légale de protestation. Le soulèvement est dirigé par Nicolas Zebrzidowski, l’un des protecteurs de l’imposteur au temps de son séjour à Sambor. Le bruit court que les rebelles ont entrepris des pourparlers secrets avec Dmitri et lui proposent le trône de la Rzeczpospolita.

À l’origine de ces fantastiques projets qui ont vocation à changer le cours de l’histoire russe et européenne, se trouvent les rêves, les plans et les promesses de l’imposteur. À Sambor où son dessein insensé de se déclarer fils d’Ivan IV le Terrible trouve un premier appui, à Cracovie où il est reçu par le roi, dans ses conversations avec le nonce Rangoni, le Faux-Dmitri promet tout ce dont rêvent ses interlocuteurs : aux Mniszek d’extraordinaires richesses, au roi de Pologne les terres russes, au pape la réunion des Églises et une croisade contre l’islam. Une fois sur le trône de Moscou, « Dmitri » commence à louvoyer. Sigismond III, écrit le père Pierling, « comptait sur une gratitude sans bornes de Dmitri et rappelait avec insistance les bienfaits dont il avait, naguère, couvert le “tsarévitch”… Avec l’aplomb et la présomption du parvenu, Dmitri oubliait les promesses des jours sombres, il retardait tant qu’il pouvait le moment de les tenir35 ».

On peut en effet expliquer l’attitude fuyante du tsar, oublieux des promesses du prétendant qu’il fut, par la « présomption du parvenu ». Mais on peut aussi voir dans son peu d’empressement à répondre aux exigences du roi et du Vatican, le calcul lucide d’un homme politique qui prend en compte le changement du rapport de forces et les conséquences qu’auraient pour lui des concessions inconsidérées, contraires aux intérêts de l’État moscovite.

Les projets de réformes conçus par le tsar Dmitri sont extrêmement intéressants. On les connaît essentiellement, là encore, par les lettres et les souvenirs des interlocuteurs du tsar. Le biographe du Faux-Dmitri fait cet aveu : « Il est très difficile de se faire une idée un peu précise de son gouvernement. Après sa mort, en effet, les nouvelles autorités ordonnèrent de brûler tous ses actes et autres documents36 ». Mais il est difficile de tout anéantir. Les documents épargnés et les témoignages font état de vastes desseins, ils indiquent l’orientation des projets de réformes qui ne furent pas réalisés en raison de l’opposition des proches du tsar et de l’infime laps de temps qui lui fut dévolu. Les évaluations différentes, souvent contradictoires, des plans et de l’action de l’imposteur couronné, reflètent l’opinion des historiens et le point de vue sur le passé dominant à leur époque.

Se référant aux témoignages d’étrangers, Vassili Klioutchevski cite ces propos de Piotr Basmanov : « Le tsar n’est pas le fils du Terrible, mais on le reconnaît pour tsar parce qu’on lui a prêté serment et qu’il n’en est pas, actuellement, de meilleur37 ». Tout permet de penser que Piotr Basmanov était convaincu de ce qu’il disait, puisqu’il devait mourir en défendant « Dmitri ». Un historien du XXe siècle cite la même source que Klioutchevski38, mais il s’interrompt au milieu : « […] Bien qu’il ne soit pas le fils du tsar Ivan Vassilievitch, il est maintenant notre souverain39… » L’argument selon lequel, dans l’instant, « il n’en est pas de meilleur » est discutable, même si, incontestablement, Piotr Basmanov connaissait bien les prétendants au trône de Moscou. Les paroles et les actes de « Dmitri » montrent qu’il fut un tsar différent de ses prédécesseurs.

De nombreux contemporains font état de sa vision du pouvoir : « Je dispose, dit-il, de deux moyens de diriger le royaume : l’un est de me transformer en tyran, l’autre de me montrer bienveillant à tous. Je préfère la seconde solution. » Dans une pièce intitulée Dmitri l’Imposteur et Vassili Chouïski, A. Ostrovski montre toute la nouveauté des conceptions politiques de « Dmitri » au travers d’un dialogue entre le tsar et Basmanov. Le voïevode formule un point de vue traditionnel : « Nous avons accoutumé de sentir l’œil menaçant du tsar, tel celui de Dieu, au-dessus de nos têtes inclinées, et de n’exécuter que l’ordre menaçant, gros d’un châtiment sans pitié. Ta clémence te vaudra une éternelle gloire, Mais sans terreur tu ne tiendras pas le royaume. » Dmitri répond : « Tes propos n’ont pour moi rien de surprenant ! Vous ne connaissez tous qu’un moyen de régner : la peur ! Partout, en toutes choses, par la peur gouvernez. Par la crainte et les horions, Vous accoutumez vos femmes de vous aimer, Et vos enfants, de peur, n’osent lever les yeux sur vous. De peur, le laboureur laboure vos champs, Et le guerrier va à la guerre, mû par la crainte du voïevode. Par la peur vos ambassadeurs gouvernent vos ambassades, Et de peur vous restez muets à la Douma du tsar ! Au sein de la Horde tatare, par-delà la vaste Volga, Mes pères et aïeux souverains Ont connu la crainte sous la tente des khans, Et par la crainte appris à régner. Mais il est un moyen meilleur et plus sûr : Gouverner par la grâce et les largesses. »

Cette pièce du dramaturge russe le plus populaire du XIXe siècle connut une carrière scénique très brève. À l’époque soviétique, elle ne devait jamais être montée. Le désir de refuser la peur comme instrument du pouvoir ne suscite pas l’assentiment général.

De nombreuses idées du Faux-Dmitri semblent ainsi surprenantes, étrangères, hérétiques. Sur un point seulement, il observe sans faillir la tradition moscovite : il croit fermement en la nécessité de la plus totale autocratie. Le titre d’empereur, auquel il se montre très attaché, au risque de se brouiller avec le roi de Pologne, est pour lui un attribut fondamental de l’autocrate russe.

Une fois sur le trône, le Faux-Dmitri forme des plans et agit fébrilement, comme s’il pressentait que le temps lui fera défaut. Des historiens reprochent au tsar d’avoir engrangé trop peu de résultats, tout en reconnaissant que les résistances aux réformes étaient immenses. Les boïars résistent, furieux que le souverain ait rapproché de lui ses parents de basse extraction, les Nagoï ; ils en veulent au « bon tsar » qui tente de soulager la misère des paysans, interdisant aux seigneurs d’exiger le retour de ceux qui ont fui durant la famine. Les émoluments de tous les serviteurs de l’État sont doublés, et les pots-de-vin bannis. Des contrôleurs spécialement nommés sont chargés d’y veiller.

Sur ordre du tsar, on entreprend la rédaction d’un code général des lois : les diaks chargés de le rédiger se fondent sur le Soudiebnik d’Ivan IV, incluant la loi permettant aux paysans de quitter leur propriétaire à la Saint-Georges. Il n’est pas exclu que le Faux-Dmitri songe à leur rendre ce droit. Le conseil d’État – la Douma des Boïars – est rebaptisé en Sénat. Il se compose, comme la Douma, de quatre catégories sociales : le clergé, avec le patriarche, quatre métropolites, six archevêques et deux évêques ; les boïars, au nombre de trente-deux, issus des plus nobles familles ; dix-sept okolnitchis (conseillers privés) ; enfin, six nobles de la cour. La réforme consiste en premier lieu à inclure dans la deuxième catégorie les disgraciés de Godounov (les princes) et favoris du nouveau tsar (en particulier les Nagoï). Le changement d’appellation a aussi son importance. Rejeté après la mort de « Dmitri », il sera repris dans la nomenclature étatique de Pierre le Grand.

Très au fait de la vie monastique, l’imposteur voue à tout ce qui en relève une hostilité sans réserve. Sur la voie qui le mène à Moscou, il fait de multiples allusions à ses projets de réforme des monastères. Devenu tsar, il ne se risque cependant pas à toucher aux fondements du système, et n’ose suivre les traces de ses « ancêtres », Ivan III et Ivan IV, qui avaient confisqué les terres et les biens des moines. Cela ne lui épargne pas la vive animosité du clergé orthodoxe, le patriarche Ignace excepté. Les monastères sont choqués de devoir verser à « Dmitri » une somme relativement modeste pour les besoins de la cour, ils l’accusent de renier la foi orthodoxe, lui reprochent son esprit de tolérance.

Abraham Palitsine, cellerier de la Trinité-Saint-Serge, contemporain des Troubles qui devait changer maintes fois de camp et de protecteur, nous laisse un document capital pour l’histoire de son temps, sous la forme d’un Récit très populaire. L’auteur, qui n’appelle pas le tsar Dmitri autrement que « le défroqué Grigori » (il est vrai que son récit est postérieur à 1613), énumère les innombrables péchés et crimes de l’imposteur, en particulier l’autorisation faite « aux juifs et aux hérétiques de pénétrer dans les saintes églises de Dieu40 ». Pour Abraham Palitsine, l’apparition du « défroqué » est l’un des maillons de la chaîne forgée, depuis l’époque de saint Vladimir et du baptême de la Terre russe, « par le funeste serpent qui niche dans l’Église italienne », en d’autres termes le Vatican. L’auteur du Récit évoque toutes les tentatives de l’Église catholique pour « subjuguer » la Russie : Alexandre Nevski mis à l’épreuve par les catholiques, puis le métropolite Isidore « maudit » pour avoir signé l’Union florentine, enfin « Antonius Posevus » (Antonio Possevino) qui soumit à la tentation le Terrible41. Et voici qu’une nouvelle tentative est faite au travers du « défroqué », porté au pouvoir – Abraham Palitsine en est convaincu – par ces « ennemis furieux que sont les Cosaques et les kholops ».

Il est aisé de comprendre la rage d’Abraham Palitsine, témoin des pires entorses aux traditions de l’Église orthodoxe et aux usages moscovites, de la part du tsar et des étrangers qui l’entourent. Converti secrètement au catholicisme, « Dmitri » n’est cependant pas un adversaire acharné de l’orthodoxie. Il envoie ainsi de l’argent à la confrérie de Lvov, rempart de l’orthodoxie dans la Rzeczpospolita. Parfaitement indifférent aux querelles entre chrétiens, gardant auprès de lui des directeurs de conscience jésuites, des secrétaires protestants (les frères Bouninski), fréquentant l’église orthodoxe, le Faux-Dmitri se cherche partout des alliés.

L’avènement du Faux-Dmitri stimule fortement le négoce en Russie. Des marchands viennent de Pologne, d’Allemagne, quelques-uns d’Italie. Les Anglais, qui connaissent bien la Moscovie depuis l’époque d’Ivan le Terrible, montrent un intérêt tout particulier. Nikolaï Kostomarov, très bienveillant envers le Faux-Dmitri, écrit : « Tous eurent la possibilité de s’occuper d’artisanat et de commerce ; toutes les restrictions concernant les voyages hors de Russie et en Russie, les déplacements à l’intérieur de l’État, furent supprimées. » « Je ne veux brider personne, déclarait Dmitri. Que mes domaines soient en toutes choses libres. J’enrichirai mon État par un libre commerce. Que partout se répande la gloire de mon règne et de mon État42 ». Les Anglais qui séjournent dans le royaume de Dmitri, notent qu’en effet, il a fait de son pays un État libre.

Nikolaï Kostomarov exagère quelque peu ces « libertés » : l’état du pays est tel qu’il ne permet pas de circuler sans encombre. Il est toutefois incontestable – comme en témoignent les adversaires de « Dmitri » eux-mêmes – que le tsar a le projet d’instaurer la liberté du commerce et celle de se déplacer hors de Russie et en Russie. Il rêve également de favoriser l’instruction. Il fait ainsi part de ses plans à ses correspondants : « Dès que, par la volonté divine, je deviendrai tsar, je créerai des écoles, afin qu’on apprenne dans mon État à lire et à écrire ; je fonderai une université à Moscou, j’enverrai des Russes en terre étrangère et convierai chez moi des étrangers intelligents et savants43. »

L’étonnante histoire de l’imposteur devenu tsar pose une question à laquelle on ne peut donner qu’une réponse approximative : Grégoire Otrepiev croyait-il sincèrement être le fils du Terrible miraculeusement sauvé, ou feignait-il seulement d’en être convaincu ? Jouait-il consciemment un rôle, ou bien le masque s’était-il à ce point fondu à son visage que l’homme avait fini par se persuader de son origine royale ? Le comportement du Faux-Dmitri fait indirectement la preuve de sa foi illimitée en lui-même, en son droit à ceindre la couronne moscovite, en son destin. Excellent spécialiste des « Troubles », S. Platonov conteste la « tendance de certains historiens à présenter l’imposteur comme un homme doué d’une intelligence et d’une habileté hors du commun44 ». L’historien reproche surtout au tsar le nombre impressionnant d’étrangers dans son entourage, qui irrite les Moscovites. À l’inverse, Vassili Klioutchevski parle en ces termes du Faux-Dmitri : « Extrêmement doué, l’esprit toujours en alerte, il résolvait facilement, à la Douma des Boïars, les questions les plus complexes45… » Le tsar Dmitri se conduit comme si le moindre doute ne l’avait jamais effleuré. Il enfreint les traditions des souverains moscovites, ne suit que son bon vouloir. Dans la pièce d’Ostrovski, Vassili Chouïski parle de l’attitude « indécente » du tsar : « Moscou a accoutumé de voir son grand tsar orthodoxe prier avec le peuple la seule divinité et, de sa hauteur inaccessible, observer strictement les lois de l’Église, se réjouir pieusement pour les fêtes, puis, aux jours de carême, la mise modeste, faire, avec son peuple, acte de repentir. »

On reproche au tsar de ne pas prendre de repos après le repas, de ne pas aller à l’étuve, de manger du veau que les Russes dédaignent. On le voit avec effarement quitter ses « hauteurs inaccessibles » pour se rendre à la « Cour aux Canons » où l’on fabrique des armes, du mortier, et travailler comme les autres. La tête pleine de campagnes militaires, le tsar s’intéresse de près à l’armée, il organise des jeux guerriers – des manœuvres – auxquels il participe personnellement.

Les plans et l’action de « Dmitri », son comportement si peu conforme aux rigides usages de la cour moscovite, évoquent un autre tsar russe, Pierre le Grand, apparu un siècle plus tard. Pierre obtiendra d’être reconnu mondialement comme le premier empereur russe officiel, titre que, cent ans plus tôt, le Faux-Dmitri revendiquait pour le tsar. L’imposteur couronné et le tsar russe légitime manifestent le même intérêt passionné envers l’Occident où ils séjournent tous les deux, ils s’entourent d’étrangers, veulent instruire leur peuple, encouragent le commerce, prennent soin de l’armée, bref, ne se conduisent pas comme il sied à un tsar.

Il va de soi que ce qui, pour le Faux-Dmitri, n’est qu’une ébauche, l’expression vague d’idées floues et de sentiments inconscients, deviendra pour Pierre de la grande politique. Mais si l’on considère que le Faux-Dmitri demeure moins d’un an sur le trône, alors que Pierre régnera quelque quarante ans, il apparaît que l’histoire a permis, en la personne du Faux-Dmitri, une répétition générale, avant l’entrée en scène de Pierre le Grand. Grigori Otrepiev est un usurpateur qui a conquis le trône ; Pierre le Grand, lui, sera le troisième tsar légitime de la dynastie Romanov, mais le peuple le tiendra pour un imposteur, tant sa conduite et son action s’écarteront de la norme fixée pour un « grand tsar orthodoxe ».

L’action du tsar Dmitri suscite le mécontentement des grandes familles boïares et de certains cercles ecclésiastiques. Le peuple – en d’autres termes, les Moscovites – irrité par la conduite et l’entourage du tsar, lui garde malgré tout sa foi. Mais la réalité objective de la politique du tsar est sans commune mesure avec la soif de pouvoir de l’éternel prétendant au trône, Vassili Chouïski. Ce dernier tisse patiemment la trame de son complot. Au début de 1606, les conjurés (Vassili Chouïski et Vassili Golitsyne) informent Sigismond III que Moscou est prête à placer sur le trône le fils du roi de Pologne, Ladislas. Ce projet existe bel et bien, mais le contact établi avec Sigismond vise à éclaircir ce que serait l’attitude du roi, si le Faux-Dmitri, que les conjurés tiennent pour l’homme des Polonais, venait à être renversé. Il n’a pas été trouvé, à ce jour, de documents attestant d’une aide de Sigismond III aux conjurés. On sait toutefois que le roi est mécontent de l’attitude du Faux-Dmitri, qui se refuse à satisfaire ses exigences. De plus, Varsovie est envahie par une rumeur, selon laquelle le tsar moscovite se préparerait à attaquer la Pologne, en vue de s’emparer du trône. Des informations parviennent au roi : « Dmitri » serait en relations avec Nicolas Zebrzidowski et d’autres adversaires de Sigismond III.

L’idée d’une « menace moscovite » sérieuse est exprimée, sous la plume de l’historien polonais de notre temps, par cette phrase lugubre : « Au printemps maussade de 1606, le destin nous adressa un sourire torve et cruel46. » En clair : l’assassinat de « Dmitri » sauve la Pologne d’une agression moscovite.

Le final s’ouvre sur l’entrée à Moscou d’un cortège nuptial. Le 24 avril, la fiancée, entourée d’une innombrable suite, arrive enfin chez son promis qui l’attend depuis longtemps. Incapables de s’accorder sur quoi que ce soit, les historiens ne parviennent pas plus à s’entendre sur les qualités féminines de Marina Mniszek. Le talentueux Prosper Mérimée écrit que la fille de Georges Mniszek « se faisait remarquer par sa grâce et sa beauté, parmi les femmes de son pays…47 ». À l’appui de ses dires, l’écrivain français cite l’immense poète russe Alexandre Pouchkine, qui déclarait un jour : « Il n’est pas au monde de reine plus belle qu’une fille de Pologne48. » Balayant tout lyrisme, l’historien russe du XXe siècle constate, cruel : « Marina Mniszek ne possédait ni beauté ni charme féminin. Les portraitistes, largement rétribués par les seigneurs de Sambor, suèrent sang et eau pour enjoliver ses traits. Mais son portrait d’apparat lui-même montre que la future tsarine n’offrait pas un minois très séduisant… Sa constitution chétive et sa petite taille ne correspondaient guère aux critères de beauté de l’époque49. » L’historien pourrait préciser : aux critères russes de beauté, car les contemporains polonais et étrangers voyaient tout autrement celle qui allait régner – peu de temps – à Moscou.

La capitale russe est frappée, non par l’apparence de la royale fiancée, mais par son immense cortège, armé jusqu’à la provocation. La plupart des historiens évoquent la désagréable impression d’invasion étrangère produite par la horde des étrangers, qui se comportent comme en pays conquis. Les témoins sont unanimes à évoquer les blonds soldats, importunant les femmes, saccageant les boutiques. Ils divergent en revanche sur la question de savoir qui sont ces étrangers. Pour les uns, ce sont des Polonais, parfois qualifiés de « Liakhs », pour les autres, il s’agit d’un « ramassis de Lituaniens ». Nikolaï Kostomarov qui, dans les années 1840, est membre de la Société secrète ukrainienne de Cyrille et Méthode, ce qui lui vaudra de subir la répression, écrit : « […] La plupart de ces nouveaux venus, bien que considérés comme polonais, étaient en fait des Russes, et même des orthodoxes, car en ce temps-là, dans les provinces méridionales de Pologne, la szlachta, le petit peuple, mais aussi nombre de pans de haute naissance n’avaient pas encore renié la foi de leurs ancêtres. »

En langage plus moderne, on pourrait dire qu’avec le Faux-Dmitri, puis dans le cortège nuptial, arrivent à Moscou des Ukrainiens, ces habitants des marches de la Rzeczpospolita et de l’État moscovite, majoritairement orthodoxes. Mais, note N. Kostomarov, « les gens de Moscou avaient quelque peine à reconnaître en leurs hôtes des Russes et des coreligionnaires, si grandes étaient les différences dans les usages religieux, tels que les comprenaient les Moscovites. En outre, les hôtes parlaient tous polonais ou petit-russien50 ».

Le 8 mai 1606, a lieu le mariage de « Dmitri » et de Marina, et les préparatifs du complot entrent dans leur phase terminale. Le bruit est activement répandu dans le peuple que le tsar est un « infidèle », qu’il n’est pas baptisé, qu’il favorise les étrangers. Mais la popularité du Faux-Dmitri reste très grande. Aussi, avant de lancer la foule sur le Kremlin dans la nuit du 16 au 17 mai, en ouvrant préalablement les portes des prisons, Vassili Chouïski et ses hommes jettent-ils ce cri d’alarme : les Polonais veulent tuer le tsar !

Le Faux-Dmitri a maintes fois été averti qu’un complot était en préparation mais, comme toujours en pareil cas, la victime ne croit pas au danger. À Mniszek qui propose de prendre des mesures de sécurité, le tsar répond : « Je sais où je règne ; je n’ai pas d’ennemis ; je régente la vie et la mort51. » Le Faux-Dmitri gardera jusqu’au bout cette certitude de son invulnérabilité.

« Sans rien soupçonner, l’empereur Dmitri Ivanovitch fut assassiné sauvagement à six heures du matin », rapporte le capitaine Margeret avec un laconisme bien militaire52. Le commandant de la garde explique son absence à son poste par la maladie. Mais la rumeur se répandra que, complice des conjurés, il aurait relevé ses hommes. D’autres bruits – beaucoup plus vraisemblables – prétendent que Vassili Chouïski avait, au nom du tsar, considérablement réduit le nombre des gardes. Après la victoire des conjurés et le couronnement de Vassili Chouïski, Jacques Margeret refusera de servir le nouveau tsar et regagnera sa Bourgogne natale.

Les vainqueurs s’acharnent sur le corps du tsar légitime qui est dépecé et brûlé. Ses cendres, nous l’avons vu, sont tirées au canon en direction de la Pologne. Le souvenir lui-même de l’imposteur doit être anéanti. Le massacre des « Latins » fait de nombreuses victimes de part et d’autre, car les hôtes armés du Faux-Dmitri résistent. Margeret affirme que mille sept cent cinq Polonais sont tués. D’autres sources font état d’environ cinq cents victimes. Quelque trois cents Moscovites périssent également. Peu désireux de gâcher leurs relations avec la Rzeczpospolita, les conjurés placent un cordon de protection autour de la maison des ambassadeurs de Sigismond III. Avec d’autres rescapés, dont Marina et son père, les ambassadeurs sont envoyés en relégation pour plus de deux ans.

Après l’assassinat du tsar, les conjurés vainqueurs siègent pendant trois jours, pour décider de qui montera sur le trône. Le plus ancien descendant de la lignée des Rurik, le prince Fiodor Mstislavski, qui n’a pas pris part au complot, refuse la couronne au profit de Vassili Chouïski, qui vient juste après lui par la naissance. Le prince Vassili Golitsyne, témoin de l’assassinat de deux souverains – Fiodor Borissovitch et le Faux-Dmitri – est aussi candidat, de même que certains Romanov. Finalement, c’est Vassili Chouïski qui ceint la couronne.

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