11 Deux observateurs : Grigori Kotochikhine et Iouri Krijanitch


Ils ne se ressemblent pas. D’un côté, le Russe Grigori Karpovitch Kotochikhine, né en 1630 (ou un peu plus tard), décapité à Stockholm en 1667 ; de l’autre, le Croate Iouri Krijanitch, né en 1618, prêtre catholique venu en 1659 à Moscou, exilé un an plus tard en Sibérie (à Tobolsk), expulsé de l’État moscovite en 1677 et mort en 1683. Ils ont pourtant en commun d’avoir laissé des témoignages inestimables sur la Moscovie du XVIIe siècle. Dans les deux cas, leurs écrits n’ont été découverts que deux siècles plus tard ; ignorés de leurs contemporains, ils sont devenus une source d’information capitale pour les générations suivantes.

Si la vie de Grigori Kotochikhine n’a pas fourni la matière d’un roman historique captivant, c’est sans doute que le genre était encore trop peu prisé dans la littérature russe ; il est possible aussi que l’auteur de l’ouvrage La Russie au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, traître et transfuge, ait semblé par trop négatif pour faire un héros digne de ce nom.

Scribe, puis petit clerc au Possolski Prikaze, Grigori Kotochikhine fait une fantastique carrière et participe aux pourparlers avec les Suédois, qui conduiront à la signature, en 1661, de la paix de Kardis. Mais voici que, dans un rapport au tsar sur le déroulement des pourparlers, Kotochikhine commet une erreur : au lieu d’écrire « au Grand Souverain », le clerc note seulement « au Grand », oubliant le deuxième terme. Les ambassadeurs ont droit à une verte semonce, et Kotochikhine à la bastonnade. Au demeurant, cela n’a pas d’incidence sur ses états de service. Kotochikhine est à Derpt, puis à Reval avec les délégués de Moscou ; il est envoyé comme courrier à Stockholm. En 1663, alors qu’à Moscou s’ouvrent des pourparlers avec les Suédois sur des questions financières, Grigori Kotochikhine est soudoyé par le représentant suédois Ebers, auquel il transmet des informations secrètes sur les intentions moscovites. Le traître reçoit quarante roubles en prix de son forfait (un document l’attestant a été retrouvé dans les archives suédoises). C’est une somme importante, le traitement annuel d’un clerc étant alors de vingt roubles en monnaie de cuivre. Ebers, lui, paie en monnaie d’argent, et peut-être même en or.

Les activités d’espionnage de Grigori Kotochikhine s’interrompent bientôt : on l’envoie diriger la chancellerie de l’armée moscovite, stationnée aux environs de Smolensk. Peu après, le prince Tcherkasski, qui commande les troupes, est rappelé à Moscou. Lui succède le prince Dolgorouki, qui exige de Kotochikhine une dénonciation mensongère de son prédécesseur. Comprenant que l’acceptation et le refus peuvent également lui être fatals, Kotochikhine s’enfuit en Pologne, au cours de l’été 1664. Il offre ses services au roi mais, les conditions le laissant insatisfait, il part pour Stockholm. En 1666, il entre aux archives d’État où on lui propose de consigner ce qu’il sait de la Russie, contre un traitement de trois cents rixedales. L’auteur de la préface à la première édition suédoise de l’ouvrage La Russie au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, écrit que le chancelier d’État, comte Magnus de la Gardie, « ayant décelé la vive intelligence de Kotochikhine et son expérience particulière de la politique, lui offrit les moyens et la possibilité d’achever son travail1 ». Kotochikhine écrit son ouvrage en huit mois, pratiquement sans documents, en se fondant pour l’essentiel sur ses souvenirs personnels.

Au cours d’une querelle avec le maître de la maison où il est installé, qui l’accuse d’avoir séduit sa femme, Kotochikhine blesse mortellement le mari jaloux. En novembre 1667, il est décapité. Juste avant de mourir, il se convertit au luthérianisme.

En 1837, S. Soloviev, professeur à l’université d’Helsingfors, trouve aux archives d’État de Stockholm, une traduction de l’ouvrage de Kotochikhine et, un an plus tard, l’original à la bibliothèque de l’université d’Upsala. Trois ans passent encore, puis, en 1840, le livre est publié en Russie et présenté à l’empereur Nicolas Ier. Il connaîtra deux nouvelles éditions au XIXe siècle, en 1859 et 1884. Au XXe siècle, La Russie au temps d’Alexis Mikhaïlovitch ne reparaîtra qu’une fois, en 1906.

La personnalité de l’auteur n’est pas moins intéressante que son livre. On a coutume de qualifier Andreï Kourbski de premier émigré russe. Ce n’est pas tout à fait juste, nous l’avons dit, la fuite de l’ami d’Ivan IV le Terrible étant avant tout la réaction d’un féodal offensé par son suzerain, une manifestation du libre-arbitre d’un prince, considérant qu’il a parfaitement le droit de quitter le grand-prince de Moscou. La fuite de Grigori Kotochikhine, petit fonctionnaire du Possolski Prikaze, fils d’un « homme de service » sans importance, est la révolte d’un habitant ordinaire de l’État moscovite, d’un kholop qui a connu la bastonnade pour une simple erreur dans le titre du tsar. Presque en même temps, s’enfuit en Pologne le fils du responsable de la politique étrangère russe, Voïne Ordyne-Nachtchokine. Désespéré, son père s’attend à tomber dans la pire des disgrâces, mais le tsar, bienveillant à l’égard d’Athanase, le console en lui écrivant : « C’est un jeune homme, il a envie de découvrir le monde et ce qui s’y passe ; de même qu’un oiseau vole de-ci de-là et, fatigué, rentre au nid, de même ton fils se rappellera son nid et ses affections et te reviendra bientôt. » En l’occurrence, le tsar Alexis voit juste : après avoir « voleté » en Pologne et en France, Voïne Ordyne-Nachtchokine regagne la mère-patrie, où il ne subit qu’une peine légère. Mais un sous-ordre tel que Grigori Kotochikhine, baptisé officiellement « Grichka Kotochikhine », ne pouvait espérer tant de « libéralisme » à son égard.

La Petite Encyclopédie littéraire moscovite, soucieuse de conférer plus de « poids » à l’ouvrage de Kotochikhine, fait de son auteur un « observateur de la société et un écrivain2 ». En réalité, il n’est ni l’un ni l’autre. Il est, pour reprendre l’expression d’Alexis Markevitch, auteur de l’unique biographie de Grigori Kotochikhine écrite en 1895, « un fonctionnaire du rang, ayant bien étudié, dans son domaine, les affaires de la chancellerie et s’orientant habilement dans son environnement3 ». Alexis Markevitch tire une conclusion extrêmement importante : « Au milieu du XVIIe siècle, parmi les serviteurs de l’État moscovite, particulièrement dans les organes centraux de gouvernement, un certain type d’homme s’est déjà formé, habile, observateur, connaissant son affaire, doué d’un sens pratique, ayant l’expérience de la vie, combinard en tous genres, et même évolué pour son temps4. »

C’est une nouvelle génération de Russes, née après le Temps des Troubles. Grigori Kotochikhine en est un représentant. C’est un « fonctionnaire ordinaire », mais l’homme, lui, ne l’est pas. L’auteur de la préface à la première édition suédoise de La Russie au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, qui a connu personnellement Kotochikhine, évoque ses remarquables capacités ; il en fait un « homme particulièrement ingénieux », un « esprit incomparable ». Son biographe russe souligne une autre qualité, peut-être plus rare encore : « Kotochikhine peut aisément se tromper, mais il ne sait pas mentir5. »

Les historiens qui, à compter du XIXe siècle, utilisent l’ouvrage de Grigori Kotochikhine, y découvrent peu d’erreurs. L’essai du premier émigré russe a d’autant plus de valeur qu’il est le premier du genre. « Jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, constate un spécialiste des récits d’étrangers sur la Russie, nous ne connaissons pas un seul ouvrage russe brossant un tableau d’ensemble de la société de l’époque6. » Avant Grigori Kotochikhine, seuls les étrangers écrivent sur la Russie : la distance leur permet de percevoir ce qui demeure caché aux Russes ; mais cette même distance restreint leur compréhension de certains aspects de la vie, qui leur sont inconnus, sinon étrangers.

Kotochikhine connaît l’État moscovite de l’intérieur, et il le connaît remarquablement. Le plus volumineux chapitre de son ouvrage est consacré aux organes centraux du pouvoir, aux Prikazes ; une grande attention est portée par l’auteur à l’organisation des services diplomatiques, aux cérémonies d’accueil des ambassadeurs, à la chose militaire, au négoce, à la situation des paysans, au fonctionnement de la Cour. L’auteur n’oublie pas pour autant la vie privée des habitants de l’État russe. Il décrit les fêtes, les coutumes des mariages, les réceptions, etc. Le style de Kotochikhine est le style moscovite officiel du XVIIe siècle, qui se caractérise par son efficacité, sa concision, sa rigueur, son manque absolu de synthèse. Sa langue est claire, précise, elle ne rappelle en rien le discours plein de tempérament et souvent emphatique d’un Avvakoum. L’autobiographie du protopope fanatique et la relation tranquille du clerc attestent du niveau élevé de la langue russe littéraire de ce temps, et de l’existence, au milieu du XVIIe siècle, des fondements de la littérature à venir. Le style sec de Kotochikhine est avivé par les sarcasmes, qui soulèvent un coin de voile sur le caractère d’un Moscovite contemporain du tsar Alexis. Dans le bref essai historique qui précède sa description de la Moscovie, il note ainsi : « Quand le Terrible n’avait pas une guerre en cours, il s’occupait à la place de tourmenter ses sujets. »

Grigori Kotochikhine écrit sa relation, nous l’avons vu, à la demande des Suédois, adversaires de Moscou. À aucun moment toutefois, l’auteur ne cherche à complaire à son commanditaire. Il parle peu des troupes moscovites, ce qui doit pourtant intéresser tout spécialement les Suédois. Kotochikhine fait en sorte de présenter l’État de la façon la plus exacte et la plus véridique, parce qu’il y a vécu lui-même et qu’il l’a fui. Sa familiarité du monde non moscovite – Pologne, Livonie, Suède – lui permet de voir les usages moscovites sous leur véritable jour. Grigori Kotochikhine ne généralise pas, il exprime, avec une grande retenue, son point de vue sur ce qu’il décrit. Et cependant, son récit ne laisse aucun doute sur la grande conclusion de l’auteur : l’État moscovite est mal agencé, en retard sur l’Occident, non seulement sur le plan de l’instruction, mais jusque dans ses mœurs.

L’auteur de La Russie au temps d’Alexis Mikhaïlovitch dépeint avec étonnement, irritation et indignation, l’état de son propre pays, parce qu’il sait qu’il existe un « ailleurs », avec une autre vie, d’autres usages et d’autres mœurs.

Le prince Andreï Kourbski voyait la cause de tous les maux moscovites dans le pouvoir autocratique du grand-prince. Le clerc Grigori Kotochikhine la décèle, lui, dans l’ignorance et le manque d’instruction. Il raconte qu’aux séances de la Douma des Boïars, « certains boïars, les yeux baissés sur leurs barbes, n’ouvrent pas la bouche, car le tsar choisit nombre d’entre eux non pour leur intelligence mais pour leur grande lignée, et beaucoup ne savent ni lire ni écrire ». De la même façon, l’auteur déplore que « dans l’État moscovite, le beau sexe ne sache ni lire ni écrire… » Kotochikhine explique ce défaut d’instruction par le repli de Moscou sur elle-même, son éloignement de l’Europe. Un quart de siècle plus tard, maintes de ses critiques seront à la base des changements qui ébranleront la Russie, au temps des réformes de Pierre le Grand.

L’ouvrage de Grigori Kotochikhine décrit un État moscovite ayant achevé son histoire et attendant les changements nécessaires à sa survie. La première édition russe du livre suscite un intérêt aigu : la description de l’État moscovite dans la seconde moitié du XVIIe siècle devient un objet de dispute entre occidentalistes et slavophiles, deux courants intellectuels tout juste apparus au sein de la société russe. Pour les occidentalistes, l’ouvrage de Kotochikhine est l’argument le plus fort en faveur des réformes réalisées par Pierre. V. Bielinski exulte : « Nos lecteurs trouveront un tableau très juste de la vie sociale et familiale russe… Que d’asiatisme, que de barbarie !… Que de rituels humiliants pour la dignité humaine… Tout cela fut la conséquence d’un développement historique isolé de l’Europe, le résultat de l’influence des hordes tatares7. » Les occidentalistes expliquent la fuite de Grigori par l’impossibilité, pour un homme un peu évolué, de ne pas suffoquer dans l’atmosphère moscovite. Les slavophiles extrémistes, eux, rejettent le témoignage de Kotochikhine (faute de pouvoir le réfuter par des documents), sous prétexte qu’il est un « ennemi du peuple ». Auteur de la théorie officielle de la narodnost (appartenance au peuple), l’historien Mikhaïl Pogodine, sans nier la justesse des propos de l’émigré concernant la nécessité des réformes de Pierre, critique violemment l’occidentophilie de Kotochikhine, et s’exclame : « Dieu nous garde du progrès de Kotochikhine8 ! »

En 1993, un spécialiste russe de la littérature de l’émigration – dont il est désormais possible de parler sans la couvrir d’injures – accorde une grande valeur aux écrits de Kotochikhine, malgré la personnalité de leur auteur : « Dans la lointaine Stockholm, l’immoral transfuge Grégoire Kotochikhine, au regard acéré, réalisa, grâce à l’argent suédois, un livre talentueux sur l’État moscovite, étincelle de vérité vraie dans l’emphase des légendes et l’étiquette officielle9. » Le débat sur le passé russe est sans fin et il ramène constamment à la surface le récit véridique d’une époque charnière, écrit par un témoin que le docteur Ierné, auteur suédois de la première biographie de Grigori Kotochikhine écrite en 1881, qualifiait de « viri ingenio incomparabili10 ».

Grigori Kotochikhine est le fondateur de la littérature contestataire. Son contemporain, Iouri Krijanitch est, lui, le prototype de l’étranger à ce point fasciné par la Russie qu’il y voit l’incarnation d’une voie particulière de développement. Dans les trois siècles qui suivront, des étrangers visiteront la Russie et, dans leurs récits de ce qu’ils y auront vu, ils choisiront, souvent sans en avoir conscience, tantôt le modèle de Kotochikhine, tantôt celui de Krijanitch.

Le destin de Iouri Krijanitch et de ses œuvres pourrait, là encore, fournir la matière d’un roman. Né en Croatie en 1617, Krijanitch fait ses études au séminaire catholique de Vienne. Ensuite, à Rome, il se prépare à devenir missionnaire parmi les Serbes orthodoxes et à œuvrer en faveur de l’Union. En 1646, il arrive pour la première fois en Moscovie où il passe quatre ans, se consacrant à sa tâche. Il revient en 1660 mais, dissimulant son catholicisme et son rang de chanoine, il se fait passer pour un Serbe. En 1661, pour une raison inconnue, Iouri Krijanitch est envoyé en relégation à Tobolsk, à l’époque l’un des centres russes les plus importants de Sibérie. Il y demeure plus de quinze ans, jusqu’à la mort du tsar Alexis. Expulsé de Russie, il se rend en Pologne. Après 1680, sa trace se perd. Les manuscrits de ses innombrables écrits d’exil parviennent on ne sait comment à Moscou, où ils prendront la poussière pendant un siècle et demi, sur les rayons de la Bibliothèque du Synode.

Découverts par l’historien P. Bezsonov, les travaux de Iouri Krijanitch sont partiellement publiés en 1859, en annexe à la revue Russkaïa beseda. Suscitant d’abord un intérêt considérable, les pensées et réflexions du voyageur croate sombrent bientôt à nouveau dans l’oubli. La première édition complète des écrits de Krijanitch paraît à Moscou en 1965. L’édition de 1859 porte quasiment le même titre que l’ouvrage de Kotochikhine. L’État russe à la moitié du XVIIe siècle. Manuscrit du temps du tsar Alexis Mikhaïlovitch. La seconde édition s’intitule : Politique, reflétant parfaitement le dessein de l’auteur qui s’inspira de la Politique d’Aristote et baptisa son essai : Entretiens sur le gouvernement.

Les historiens divergent sur le degré d’audience dont bénéficient les écrits de Krijanitch. Les uns affirment que le tsar les possède (le boïar Morozov fut d’abord le protecteur de l’hôte slave), ainsi que le Possolski Prikaze ; on les trouverait également dans la bibliothèque de V. Golitsyne, responsable de la politique étrangère russe sous la régence de Sophie. D’autres historiens estiment que rien ne permet de le dire. Pour A. Brikner, Kirijanitch est un « orateur sans auditoire, un prédicateur sans chaire ». Paul Milioukov fait remarquer qu’indépendamment de leur degré de diffusion et de concrétisation, les « idées et observations de Krijanitch ont pour nous une immense importance, parce qu’elles sont l’expression la plus consciente de ce que beaucoup pensaient et ressentaient confusément dans la Russie de l’époque11 ». La justesse de ce propos est confirmée par ceux pour qui « les idées et observations » du visiteur croate demeurent un objet de débats très vifs à la fin du XXe siècle. L’utopie de Iouri Krijanitch, qui formule une version profane de la prophétie de Philothée sur la « Troisième Rome », reste une source d’inspiration pour les idéologues du messianisme russe.

Une vaste instruction, souvent bien supérieure au niveau moscovite, une magnifique connaissance de l’Occident que ne pouvaient avoir les habitants de Moscou, son lieu de naissance, aussi – la Croatie, pays slave, champ de bataille où s’affrontent Turcs et Allemands –, permettent à louri Krijanitch de percevoir, de comprendre et d’exprimer ce qu’éprouvent les Russes. L’auteur de la Politique rapporte qu’en 1658, alors qu’il se trouvait à Vienne, il descendit à l’hôtel du « Taureau d’or » où résidait un émissaire moscovite, venu recruter des étrangers pour le service du tsar. Iouri Krijanitch se dit indigné par la crasse nauséabonde du lieu occupé par l’ambassadeur. Mais cela ne l’empêche pas d’offrir ses services au tsar. Tout Krijanitch est résumé dans cet épisode : il voit parfaitement les insuffisances des Russes et de l’État moscovite, et pourtant, il croit à la mission historique de la Russie, centre unificateur, protectrice des peuples slaves. Vassili Klioutchevski parle de paradoxe : Croate et catholique, Krijanitch cherche le futur centre du monde slave, non pas à Vienne, à Prague, ni même à Varsovie, mais dans la Moscou orthodoxe et – du point de vue de l’Europe – tatare. L’historien ajoute : « On pouvait en rire au XVIIe siècle, et il est peut-être permis d’en sourire aujourd’hui encore ; mais entre cette époque et la nôtre, il y eut des instants où il fut difficile ne pas y accorder de valeur12 ». Entre la seconde moitié du XIXe siècle, où Klioutchevski évoque Krijanitch, et la fin du XXe siècle, nombreux seront encore les « instants » où « l’idée slave » rendra de grands services à l’État russe.

Iouri Krijanitch découvre la mission slave de la Russie, dont Moscou n’a pas encore vraiment pris conscience. À ses yeux, cette mission consiste à sauver les peuples slaves et, en premier lieu, le peuple russe, en grand danger, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, d’être contaminé par le poison étranger. Un chapitre de la Politique est intitulée « De l’étrangeolâtrie », que l’auteur définit comme « un amour fanatique des peuples étrangers et de tout ce qui en relève, une confiance démesurée, enragée, envers les étrangers ». Krijanitch constate : « Cette peste mortelle (ou cette épidémie) a contaminé tout notre peuple13. » « Notre peuple », pour Krijanitch, signifie : les Slaves. L’auteur de la Politique apporte aux Russes le nationalisme.

L’immense impact de la formule de Philothée vient de sa simplicité : deux Rome sont tombées, la Troisième, Moscou, est solide, et il n’en sera point de quatrième. Dès lors, tout est clair, l’avenir n’est plus un mystère. Cette simplicité, cette limpidité tiennent avant tout à la « solidité » de Moscou. Moscou n’a pas seulement le mérite d’exister, elle grandit. Depuis l’époque de Philothée, depuis le début du XVIe siècle, la principauté, puis le tsarat de Moscou n’ont cessé de « bouger », de s’étendre, d’élargir encore et encore leurs frontières. L’État moscovite est qualifié de « liturgique » : tous les membres de la société mettent au service de l’État leur vie et leurs biens14. L’expansion extérieure, principale visée de la principauté puis du tsarat, les pousse à entrer en contact avec leurs adversaires, les étrangers. L’influence exercée par les ennemis, les rivaux traditionnels, prend souvent une force particulière, surtout si l’adversaire est le vainqueur.

La présence tatare en Russie eut un immense impact sur tous les aspects de la vie russe au Moyen Âge. Les étrangers qui séjournent dans l’État moscovite aux XVIe et XVIIe siècles, notent l’étrange assiette – de leur point de vue – des cavaliers russes. C’est en fait la manière de monter tatare, jambes repliées. Un temps, elle avait paru un progrès de l’art militaire, lorsqu’il avait fallu combattre les Tatars qui ne connaissaient que l’arc et le sabre. Mais lorsque apparaît un autre ennemi – la cavalerie polono-lituanienne, armée de piques –, la manière tatare semble inadaptée : le cavalier russe est jeté à bas de sa selle au premier coup de pique. On change donc de technique.

Les étrangers venus de l’Ouest commencent leur percée dans la principauté de Moscou, sous le règne d’Ivan III. Ivan IV le Terrible, à son tour, les protège. Le Temps des Troubles leur ouvre toute grande la voie de la Russie moscovite. Au fur et à mesure que s’apaise la crise, le nombre et la situation des étrangers se voient réglementés. À la fin du XVIIe siècle, la Nemietskaïa sloboda, quartier réservé aux étrangers à Moscou, compte un millier de « gens de négoce ». Un jésuite qui réussit alors à pénétrer dans la capitale russe (la loi de l’État moscovite interdit strictement le séjour des jésuites à Moscou) y découvre, à sa grande stupéfaction, « presque toutes les nationalités européennes ». Il y rencontre même des catholiques. Mais la plupart des étrangers sont des « hérétiques protestants », et avant tout des Hollandais (ils sont plus de trois cents), puis des Anglais.

Les étrangers jouent un rôle aussi important dans l’armée moscovite que dans le commerce et l’industrie. Le recensement de 1696 fait état de deux cent trente et un généraux et officiers étrangers (aspirants inclus) dans la cavalerie, et de sept cent vingt-trois dans l’infanterie. Meyerberg, l’ambassadeur de l’empereur, dénombre déjà plus de cent généraux et colonels. Le recensement de 1632 ne mentionnait que cent cinq officiers étrangers. Il est vrai qu’à l’époque, l’armée organisée sur le modèle occidental (infanterie et cavalerie) ne comptait que six mille cent dix-huit hommes. À la fin du siècle, ce chiffre est multiplié par quinze. Le nombre des professionnels étrangers, chargés de créer à Moscou une armée à l’européenne, a augmenté en conséquence15.

La présence importante, et même très importante, d’étrangers aux fonctions clefs de l’État moscovite, les progrès de l’influence occidentale dans la culture, sensibles dans la transformation des mœurs et dans l’habillement – principalement à la Cour –, témoignent du surgissement de nouveaux problèmes dont la résolution ne peut être différée. Le choc entre la structure intellectuelle moscovite traditionnelle et la nécessité de développer l’État devient de plus en plus inéluctable.

L’une des causes du Schisme avait été le sentiment de ce conflit, la peur de l’influence étrangère menaçant la pureté de l’orthodoxie. La révolte contre la révision des textes sacrés était la réaction orthodoxe au rôle croissant des étrangers. Maxime le Grec avait aussi parlé de la nécessité de corriger les traductions, sans rencontrer de résistance. Un siècle plus tard, l’action de Nikone coupait l’Église en deux.

Iouri Krijanitch formule l’idée d’une réaction nationaliste à l’offensive étrangère. Comme tous les autres peuples, les Russes ont, chevillée au corps, la notion de ce qui est « leur » et de ce qui est « autre ». Mais dans l’État moscovite, le signe distinctif est l’appartenance religieuse. Pour Krijanitch toutefois, le facteur définissant le caractère unique de la Russie, est la slavité, et non l’orthodoxie. Iouri Krijanitch vient donc à Moscou en qualité de professeur du sentiment national et de prophète mettant en garde contre le terrible danger qui plane sur Moscou. Trois cents ans plus tard, la dénonciation passionnée des effroyables résultats de la xénomanie, reste d’actualité pour les tenants de l’extrémisme nationaliste, en Russie. « Tous les maux dont nous souffrons, affirmait Krijanitch, découlent précisément de ce que nous fréquentons trop les étrangers et leur accordons trop de crédit. » « L’éloquence, la beauté, l’habileté, le caprice, l’amabilité, le luxe de la vie et des denrées étrangères, sont autant d’entremetteurs qui nous font perdre la raison. » « De qui, sinon des étrangers, proviennent la faim, la soif, l’oppression, les fréquents soulèvements, la ruine et tous les malheurs, les chagrins, l’absence de liberté qu’endure le peuple russe16 ? »

Pour Iouri Krijanitch, la Russie est à un carrefour. Deux voies s’offrent à elle : l’une vers les inquiétants lointains du Nouveau, l’autre vers les ténèbres profondes de l’Ancien. « Deux peuples soumettent, par des appâts opposés, la Russie à la tentation, deux peuples qui l’attirent dans des directions contraires et la déchirent. Ce sont les Allemands et les Grecs17. » L’auteur de la Politique les juge tous deux aussi malfaisants, mais les Allemands sont plus dangereux pour les Russes. L’avenir, en effet, leur appartient, et on ne saurait les combattre qu’avec leurs propres armes, autrement dit en poursuivant le développement de sa propre culture.

Iouri Krijanitch évoque la possibilité d’une troisième voie, entre « le passé grec » et « la nouveauté allemande ». La défense de l’originalité nationale russe nécessite, selon lui, de très strictes mesures d’interdiction. Il propose ainsi de chasser du pays les négociants et officiers (colonels) étrangers. Dans un chapitre particulier de son livre, intitulé « De la chasse aux étrangers », le chantre du royaume slave évoque la « glorieuse loi xénophobe de Sparte », ou « purification du peuple et de l’État des mauvaises herbes18. » Krijanitch approuve chaudement l’interdiction faite aux hérétiques, aux juifs et aux Tziganes de vivre en Russie.

Les intérêts du « royaume slave » dont rêve Iouri Krijanitch, lui dictent des projets visant à organiser toute la vie de l’État moscovite, appelé à unir les Slaves. Pour lui, la supériorité du mode de vie russe sur le plan spirituel ne fait pas de doute. Les Européens « tiennent la jouissance pour la vocation suprême de l’homme » ; les Russes, eux, « vivent dans une simplicité toute chrétienne : l’homme russe, après avoir dormi dans n’importe quelles conditions, sur un banc ou sur son poêle, son vêtement en guise de couverture et une botte de paille pour tout matelas, se hâte dès potron-minet à son travail ou au service du tsar. L’étranger, lui, se prélasse jusqu’à midi dans la douceur des oreillers et des édredons de plume et, à peine levé, s’installe devant une goûteuse collation19 ».

Krijanitch perçoit tous les défauts de la vie russe. Il note, en particulier, qu’il « n’est nulle part au monde ivrognerie plus vile, plus repoussante et plus terrible qu’en Russie, et que la faute en revient aux estaminets ». Mais les améliorations qu’il propose doivent, il en est convaincu, transformer Moscou en centre puissant de la slavité.

Le système étatique moscovite est l’autocratie ou, pour reprendre l’expression de Krijanitch, « l’absolutisme achevé », et il lui semble « le gouvernement le meilleur ». L’autocratie permettra de supprimer, par le biais de changements indispensables, le seul obstacle au développement de la Russie : l’ignorance, le niveau insuffisant de culture. La source de tous les maux est une mauvaise législation. Le tsar autocrate est en mesure d’effectuer les réformes qui s’imposent et de délivrer la Russie de tous ses malheurs. « L’absolutisme achevé » paraît à Krijanitch un système de gouvernement incomparablement plus humain que le modèle polonais : « En Russie, il n’est qu’un maître qui a droit de vie et de mort sur ses sujets. Mais chez les Polonais, autant de maîtres – autant de rois et de tyrans, autant de boïars – autant de juges et de bourreaux20 ». Le mode de gouvernement polonais est le pire des systèmes : « Si l’on faisait le tour du monde à la recherche du plus mauvais gouvernement, ou si l’on voulait inventer par exprès le pire moyen de gouverner, on ne pourrait mieux trouver que celui en usage aujourd’hui dans la Terre polonaise. » Les grands, les effroyables dangers contre lesquels Krijanitch met en garde Moscou, sont : le libre-arbitre, l’« étrangeolâtrie », le gouvernement étranger21.

Le prophète d’une « troisième voie » « médiane », auteur de la Politique, condamne sans appel la « férocité contre les hommes », la tyrannie comme dégénérescence de « l’absolutisme achevé ». Le modèle du tyran « féroce » est, pour Krijanitch, Ivan le Terrible, auquel il reproche également d’avoir « voulu faire de lui-même un Varègue, un Allemand, un Romain, n’importe qui, sauf un Russe et un Slave ». « L’absolutisme achevé » implique, dans le projet de Krijanitch, l’automodération : « Que le tsar accorde aux hommes de toutes les catégories une liberté convenable, mesurée, en toute justice, afin que les fonctionnaires du tsar aient toujours la bride courte, qu’ils ne puissent mener à bien leurs intentions perfides et irriter les hommes jusqu’au désespoir22. » Un « absolutisme achevé » sans férocité, teinté de libertés « convenables et mesurées » – on ne saurait trouver meilleure définition de l’absolutisme éclairé.

Le programme de politique étrangère élaboré par Krijanitch oriente la Russie vers le sud. Ne voyant aucune nécessité de progresser à l’est et au nord, vers la Sibérie et la Chine, Krijanitch juge également inutile la lutte pour la mer des Varègues (la Baltique). La principale tâche, estime-t-il, est la conquête de la Crimée qui fournira vin, pain, huile, miel, sans parler des chevaux pour l’armée. L’auteur de la Politique propose, aux fins de combattre les Tatars, d’appeler les Polonais à la rescousse ; puis, une fois la Crimée prise, il suggère de chasser du pays tous les musulmans qui refuseront le baptême.

Venu de l’extérieur, Iouri Krijanitch perçoit – souvent comme à travers une loupe grossissante – nombre de problèmes essentiels de l’État moscovite et de ses habitants. Il constate l’absence d’une loi de succession au trône, qu’il juge indispensable ; l’avenir, sur ce plan, ne tardera pas à lui donner raison. Toutefois, le plus important dans les écrits de Krijanitch ne réside pas dans les détails, mais dans le sentiment d’un danger : celui que représente le choix inévitable, pour Moscou, entre l’Orient et l’Occident.

Négligé en son temps, Iouri Krijanitch est lu avec attention aux XIXe et XXe siècles. Les tenants de points de vue radicalement contraires puisent des arguments dans ses écrits : les occidentalistes s’appuient sur lui pour exiger des réformes, les slavophiles trouvent chez lui un éloge de l’absolutisme. Les uns et les autres se tournent vers la Politique, dès qu’il s’agit du nationalisme russe et des relations avec l’Occident.

Les avis radicalement contraires de deux historiens du XIXe siècle sur l’héritage de Krijanitch, donnent la mesure de son apport à la pensée politique russe et des réactions qu’il suscite. Nikolaï Kostomarov rend hommage à sa perspicacité : Krijanitch a su déceler le danger menaçant la Russie du côté allemand, et les conséquences désastreuses que risquait d’entraîner « le désir de singer la culture étrangère ». Kostomarov écrit : « L’homme russe ne devint pas moins ignorant, moins pauvre ni opprimé, parce que la Russie connut un afflux d’étrangers, occupant les fonctions d’État et de service, les fauteuils de l’Académie, les chaires professorales, et détenant les ateliers d’artisans, les fabriques, les usines et les magasins d’approvisionnement du pays. L’isba enfumée du paysan ne se trouva pas améliorée, ni élargi l’horizon de la compréhension et du savoir paysans, parce que le propriétaire fut soudain un demi-Russe, qu’il aménagea sa maison sur le modèle européen, qu’il se mit à s’exprimer en allemand ou en français et permit aux étrangers de s’enrichir dans les capitales russes, au compte du labeur paysan. L’esprit russe n’acquit pas la faculté de créer par lui-même dans le domaine de la science, de la littérature, des arts, parce qu’en Russie des étrangers, ou des Russes qui l’étaient devenus, écrivaient en langue étrangère, pour les étrangers et non pour les Russes. » Kostomarov reconnaît néanmoins que Iouri Krijanitch tombe dans l’extrême, l’absurde, lorsqu’il exige des mesures restrictives très dures contre les étrangers. Mais « il avait raison quant aux craintes qui le poussèrent à cette absurdité23. »

Paul Milioukov considère, lui aussi, que nombre de menaces contre lesquelles Krijanitch mettait en garde durant le règne d’Alexis, étaient appelées à se réaliser : l’aspect extérieur de la culture européenne est repris mécaniquement, sans la moindre adaptation ; les nourritures fines, les lits moelleux, l’élégante osiveté de la classe dirigeante, le luxe des maisons, de l’ameublement, du costume deviennent des phénomènes courants ; la Russie subit même un « gouvernement étranger », lorsqu’une femme d’origine étrangère monte sur le trône. Et cependant, constate l’historien, il n’y eut pas de dénationalisation de la Russie, qui assimila peu à peu les éléments de la culture étrangère, d’abord adoptés automatiquement. La dose de poison étranger ingérée par l’organisme russe ne lui fut pas fatale, comme le craignait Krijanitch. Cette dose, conclut Paul Milioukov, lui suffisait à peine « pour produire l’effet d’un vaccin24. »

La deuxième découverte capitale (avec l’idée nationale) faite par Iouri Krijanitch, l’idée slave, ne devait jamais devenir dominante dans la pensée politique russe, même si elle eut du succès à diverses époques et se refléta sur la politique extérieure. L’idée slave, la notion de « tsarat slave » n’eut pas le retentissement dont rêvait Krijanitch, parce qu’elle entrait en contradiction avec l’idée impériale et la restreignait. Moscou, « Troisième Rome », ne pouvait se satisfaire des seuls peuples slaves, elle se voyait au centre du monde orthodoxe. Or, l’empire orthodoxe ne pouvait se borner à la slavité. L’empire, en outre, ne pouvait se fermer entièrement aux influences étrangères. Le caractère contradictoire de l’idée de « Troisième Rome », apparu grâce aux découvertes de Iouri Krijanitch, ne cessera cependant d’alimenter les débats, puis les querelles irréconciliables sur la nature de l’Empire de Russie.

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