16 De nouvelles frontières
La Russie, tant par sa situation que par sa force inépuisable, est et doit être la première puissance du monde.
Fiodor ROSTOPCHINE à PAUL Ier.
Catherine II laisse à son fils un empire réunissant presque toutes les terres auxquelles la Russie prétend depuis longtemps et qui a retrouvé ses frontières historiques. Les projets « grec » et « indien » témoignent en outre que la Russie n’a pas l’intention de s’en tenir là.
Il reste donc à Paul Ier à faire la démonstration des nouvelles possibilités de l’Empire russe, engendrées par les changements intervenus dans la politique internationale. « Les succès du XVIIIe siècle, écrit un historien russe en 1992, entraînèrent la politique étrangère de la Russie vers de nouvelles frontières. Des perspectives s’ouvrirent à l’Empire russe, permettant un renforcement de son influence en Europe centrale, sa consolidation au Proche-Orient et le développement de son expansion en Asie1. » La Russie, constate l’historien, a pris place parmi les prétendants à l’hégémonie européenne.
Le 1er octobre 1800, le comte Rostoptchine, chef de la politique extérieure russe, présente à Paul Ier un projet de nouvelle politique. Il s’ouvre sur cette affirmation : « La Russie, tant par sa situation que par sa force inépuisable, est et doit être la première puissance du monde. » Fiodor Rostoptchine brosse ainsi le tableau de la situation en Europe : « La Prusse nous choie », autrement dit elle flatte la Russie dans l’espoir d’obtenir son soutien, « l’Autriche rampe à nos pieds » (elle vient d’être vaincue par Napoléon à Marengo), « l’Angleterre, elle aussi, a besoin de paix ». Le comte Rostoptchine fait ensuite ce constat : « Bonaparte s’efforce par tous les moyens de rechercher nos bonnes grâces. » En marge de cette phrase, Paul écrit : « Et il peut y parvenir. »
À partir de cette esquisse, le chef de la politique étrangère russe propose de « conclure une alliance avec la France, la Prusse et l’Autriche, d’instaurer une politique de neutralité armée contre l’Angleterre, de partager la Turquie, de prendre Constantinople, la Bulgarie, la Moldavie et la Roumanie pour la Russie, de céder la Bosnie, la Serbie et la Valachie à l’Autriche, de former une République grecque sous protectorat des puissances alliées, mais en visant à faire ensuite passer les Grecs sous domination russe ». Ici, l’empereur note en marge : « On peut aussi ruser. » Quant à la Prusse, conclut, magnanime, le comte Rostoptchine, qu’elle prenne Hanovre, Munster et Paderborn, et la France – l’Égypte. La sanction de Paul Ier est positive : « Approuvant votre plan, je souhaite que vous passiez à sa réalisation. Dieu fasse qu’il en soit ainsi2. »
Paul n’a plus que six mois à vivre, mais le plan de politique étrangère auquel il donne son assentiment sera réalisé par ses héritiers. D’un côté, le projet de Rostoptchine poursuit la ligne tracée par Catherine, de l’autre, il fixe de nouvelles tâches, définit de nouvelles frontières. Pour s’écarter des « limites naturelles », l’expansion nécessite une argumentation, des justifications. Vassili Klioutchevski écrit que « la nouvelle mission ethnico-religieuse… fut trouvée par la Russie, pour ainsi dire par mégarde, en cours de route… ».
Cette découverte inopinée s’effectue durant les guerres contre l’Empire ottoman. Orthodoxes pour la plupart, les peuples slaves soumis par les Turcs ont besoin d’être libérés. La Russie se charge de cette mission. Il est vrai que les Russes savent ce qu’est la liberté et qu’ils en ressentent très fortement l’absence dans les autres pays. Un poète de l’époque pétrovienne, Karion Istomine, dénonçait « l’Amérique assoiffée de liberté rapace…, où la sottise est mauvaise, où le péché agit3 ». Un demi-siècle plus tard, en 1769, Catherine II adressait une lettre aux « Vaillants Corses, défenseurs de la patrie et de la liberté, et particulièrement au général Paoli. » L’impératrice de Russie écrivait : « Messieurs ! La révolte contre l’oppression, la défense et le salut de la patrie contre une invasion inique, le combat pour la liberté, voilà ce que vous enseignez à l’Europe depuis de nombreuses années. » Le message aux Corses était rédigé de la main de Catherine elle-même, qui signait : « Vos amis sincères, habitants du pôle Nord4. »
Soutenue, si besoin est, par la force armée, la diplomatie russe, défend, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les droits des orthodoxes en Pologne, les libertés des féodaux suédois en lutte contre le roi qui tente de restreindre leurs droits. L’affaiblissement de l’Empire ottoman met à l’ordre du jour de la diplomatie russe la libération nationale des peuples slaves et orthodoxes. Peu importe si, au cours des partages de la Pologne, une partie des Slaves s’est retrouvée sous l’autorité de l’Autriche et de la Prusse. Le projet de Rostoptchine prévoit aussi de céder des terres slaves – la Serbie et la Bosnie – à l’Autriche. La libération des Slaves devient un instrument capital de la politique extérieure russe, l’une de ses principales missions. L’origine de cette orientation remonte au XVIe siècle, au projet de Iouri Krijanitch.
Mais il est une seconde mission, elle, toute nouvelle : abasourdie et indignée jusqu’au tréfonds de l’âme par la Révolution survenue en France, Catherine II parlait beaucoup de la nécessité de la combattre, mais se contentait d’ouvrir les frontières de la Russie aux émigrants français royalistes, et d’appeler les monarchies européennes à lutter contre la république. Paul Ier, lui, entreprend activement de mener à bien cette tâche que l’on peut qualifier d’idéologique, en envoyant ses troupes se battre contre la France révolutionnaire.
Ces deux missions, ces deux buts – « ethnico-religieux », pour reprendre l’expression de Klioutchevski qui évoque la libération des peuples slaves, et idéologique, autrement dit antirévolutionnaire et antirépublicain – offrent à la diplomatie russe de vastes possibilités de manœuvre et de choix des alliés qui lui sont nécessaires en chaque circonstance.
Les caprices, la tyrannie de Paul Ier, qui effraient et indignent la noblesse pétersbourgeoise et fournissent un matériau très riche pour les anecdotes horribles ou drôles, ne concernent pas les visées fondamentales de la politique étrangère. Les historiens en notent les brusques revirements – sur un geste de l’empereur –, mais chaque tournant a sa logique, dictée par les visées impériales.
Gueorgui Vernadski qualifie la politique extérieure de Paul Ier de « grand événement dans l’histoire de la diplomatie russe ». L’historien eurasien, partisan d’une alliance entre la Russie et les pays musulmans, apprécie hautement la tentative d’« imposer l’influence russe dans la partie orientale de la Méditerranée, par la voie, non de la guerre contre la Turquie, mais d’un rapprochement avec elle5 ». L’historien soviétique Evgueni Tarlé a plus de mal à louer la politique extérieure de Paul : d’un côté, l’empereur favorise l’élargissement des limites de la Russie, phénomène jugé progressiste dans la mesure où la Russie devient soviétique par la suite, de l’autre, Paul est le « paladin du principe monarchique » et il instaure la « tradition du gendarme de l’Europe », rôle que jouera ensuite longuement le tsarisme, sous Alexandre Ier et Nicolas6. L’historien soviétique trouve néanmoins une issue fort habile : condamnant Paul Ier pour son attachement au principe monarchique, il célèbre l’héroïsme et l’art militaire du feld-maréchal Souvorov et de l’amiral Ouchakov qui, à la tête des merveilleux « preux » russes, battent les Français sur terre et sur mer.
Au temps de Catherine, la Russie a mené deux guerres longues et difficiles contre la Turquie. Les Russes avaient déjà combattu les Turcs auparavant. Aussi l’alliance avec l’Empire ottoman, conclue à l’initiative de Paul au cours de l’été 1798, paraît-elle complètement inattendue. Elle a pour but de mener des « actions communes contre les intentions nuisibles de la France ». La première impulsion vers un rapprochement avec la Turquie est la prise de Malte – l’île préférée de l’empereur de Russie – par les Français. Le chapitre de l’Ordre émigre en Russie. Le 30 août, Paul se déclare grand-maître de l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem et protecteur de l’île. La Russie et la Turquie rallient la coalition formée par l’Angleterre, l’Autriche et le royaume de Naples.
Effrayés par le débarquement de Napoléon à Alexandrie (à la fin de juillet 1798), le sultan Sélim III et ses conseillers acceptent de laisser la flotte russe traverser le Bosphore, tout en le gardant fermé aux flottes des autres États. Commandée par l’amiral Ouchakov, la flotte russo-turque entre en mer Adriatique. Les Français sont chassés des îles Ioniennes où une république est créée sous la protection formelle de la Turquie, mais placée, de fait, sous domination russe. En 1799, le Monténégro demande à devenir sujet russe. Gueorgui Vernadski tire le bilan : « Ainsi la politique de Paul entraîna-t-elle l’instauration d’une base russe solide dans l’Adriatique ; désormais, un contrôle réel de la situation de toute la population orthodoxe et slave des Balkans pouvait être effectué7. » L’historien eurasien semble mettre entre parenthèses le fait que l’alliance avec l’Empire ottoman ne permet plus à la Russie d’exiger que les peuples slaves soient libérés du joug turc.
Pour brillantes qu’elles soient, les victoires maritimes le cèdent largement à celles remportées par le feld-maréchal Souvorov. L’empereur François d’Autriche demande à Paul de l’aider à combattre les Français qui ont pris l’Italie du Nord, et insiste pour que l’armée russe soit commandée par Souvorov, alors à la retraite. En avril 1799, commence la marche victorieuse des soldats russes en Italie : le 10, ils prennent d’assaut la forteresse de Brescia ; le 16, ils entrent dans Milan ; le 27 mai, ils sont à Turin. Le 19 août, Souvorov est vainqueur à Trebia, puis il remporte la bataille de Novi. Le 30 septembre8, les troupes russes entrent dans Rome. La population réserve un accueil triomphal à l’armée des vainqueurs : « Vivat Pavlo Primo ! Vivat Moskovito ! » crient les Romains, en battant des mains. C’est ainsi, du moins, que le lieutenant Baladine, qui commande un détachement, décrit l’entrée dans Rome, dans son rapport à l’amiral Ouchakov9.
L’Italie du Nord est débarrassée des Français, mais les victoires russes commencent à gêner fortement l’Autriche et l’Angleterre. Des désaccords sérieux éclatent entre les généraux autrichiens et Souvorov. Le corps d’armée russe est envoyée vers la Suisse. Il inscrit au nombre de ses exploits la célèbre traversée des Alpes mais, abandonné par ses alliés, est à deux doigts d’être défait. L’empereur élève Alexandre Souvorov au rang de généralissime. Pourtant, le chef d’armée n’est pas content : « J’ai battu les Français mais je ne les ai pas anéantis, écrit-il, en déplorant la perfidie des Autrichiens. Paris est ma cible. »
L’entrée dans Paris aura bien lieu, mais sous le règne du prochain empereur russe. À son habitude, Paul Ier change brutalement de front. Il y est incité, d’un côté par son irritation contre les alliés inquiets des victoires russes en Italie et en Méditerranée, de l’autre par les événements survenus en France. Le coup d’État du 18 brumaire an VIII de la République (9 novembre 1799) et la nomination de Bonaparte aux fonctions de premier consul sont, pour Paul, les signes annonciateurs de la fin de la Révolution. L’empereur a ce commentaire extraordinairement approbateur : « Il se produit un changement en France, dont il faut attendre la tournure qu’il prendra, avec patience, sans s’épuiser… Je suis plein de respect pour le premier consul et ses talents militaires… Il agit et c’est un homme avec lequel on peut être en affaires10. » Qui eût imaginé qu’au terme de sa première rencontre avec Mikhaïl Gorbatchev, Margaret Thatcher citerait Paul Ier, en déclarant qu’on pouvait « faire des affaires avec lui ». Mais sans doute s’agit-il d’une coïncidence.
On assiste à un rapprochement avec la France. Pour Paul, l’ennemi numéro un est l’Angleterre. Ambassadeur anglais à Pétersbourg, lord Withword écrit à Londres, en mars 1800 : « … Nous devons être prêts à tout ce qui peut arriver. Mais il est un fait… que l’empereur a littéralement perdu la tête… Depuis son avènement, sa folie s’est peu à peu accentuée… L’empereur n’est guidé dans ses actes par aucune règle ni principe précis. Toutes ses actions sont le fruit de son caprice ou de sa fantaisie déréglée… » La dépêche de lord Withword est saisie et lue. On enjoint à l’ambassadeur anglais de quitter Pétersbourg.
La prise de Malte par les Anglais (qui l’enlèvent aux Français) accélère le processus de rapprochement entre Paul et Bonaparte. Simultanément, les sentiments anti-anglais de l’empereur se concrétisent. En octobre, les navires de commerce britanniques sont séquestrés dans les ports russes, tous les capitaines et les matelots (ils sont mille quarante-trois) sont placés en état d’arrestation et relégués (par groupes de dix) dans des villes de gouvernements et de districts. À la fin de décembre, Paul reçoit une lettre du premier consul de France, lui proposant une alliance. Paul accepte aussitôt (le 2 janvier 1801). Pour preuve de la sincérité de ses sentiments pro-français tout neufs, l’empereur chasse de Russie tous les émigrés, et parmi eux le futur Louis XVIII.
Accélérant les préparatifs de guerre contre l’Angleterre, Paul Ier ordonne à l’ataman de l’armée du Don d’« aller conquérir l’Inde ». Le 27 février 1801, les Cosaques partent en campagne. Ils sont censés porter un coup à l’Angleterre, là où elle ne l’attend pas. Contre la flotte anglaise doivent agir conjointement les flottes de Russie, de Suède, de Danemark et de la Prusse, qui ont scellé une alliance contre la « perfide Albion ».
Mais les jours de Paul sont comptés.