2 Le tsar Boris



Tatar par la naissance, Cromwell par l’esprit, Godounov monta sur le trône, avec tous les droits d’un monarque légitime et le même intangible système de pouvoir absolu.

Nikolaï KARAMZINE.

Tsar-esclave, issu d’esclaves…

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


Le 7 janvier 1598, le tsar Fiodor s’éteint. Le trône d’Ivan Kalita (l’Escarcelle) est vacant, la dynastie des Rurik s’achève. L’héritière légitime est la tsarine Irina qui, du vivant du tsar, passait pour la « première conseillère de son époux » et participait, à égalité avec les boïars, à la conduite des affaires de l’État. C’est là un argument supplémentaire pour les historiens qui mettent en doute l’implication de Boris dans la mort de Dmitri. Le tsarévitch ne venait qu’en deuxième position, après Irina, dans l’ordre de succession au trône.

On commence donc à prêter serment à la tsarine. Mais, neuf jours plus tard, elle prend le voile. Le trône est à nouveau vacant. S’ouvre alors une période d’interrègne.

Spécialiste du Temps des Troubles, S. Platonov note que la haute aristocratie est si affaiblie par la politique du Terrible et la régence de Godounov, qu’aucun de ses représentants « ne cherche à monter sur le trône, après la mort de Fiodor1 ». Les prétendants sont les Romanov, parents du tsar défunt, le vieil opritchnik et aventurier Bogdan Bielski et, naturellement, Boris Godounov. Le prince Fiodor Mstislavski est à la tête de la Douma des Boïars ; il est en outre l’arrière-arrière-petit-fils d’Ivan III, ce qui le fonde à présenter sa candidature. Mais il n’en fait rien, n’ayant pas de partisans.

Le patriarche Job joue un rôle capital dans l’élection de Godounov. À la demande de la tsarine, il convoque un Zemski sobor. Cette institution représentative de l’État moscovite se compose de délégués des principaux groupes de population, désignés par le gouvernement. Certains historiens parlent de manipulations dans la composition du Sobor de 1598, ce qui aurait permis à Boris Godounov d’obtenir la majorité des voix. Après avoir examiné la liste des membres du Sobor, V. Klioutchevski conclut que l’assemblée comptait des représentants des quatre catégories sociales majeures : chefs de l’Église, haute administration d’État, classe militaire et fonctionnaire, négoce et industrie ; il ajoute que le choix des représentants fut effectué dans les règles. V. Klioutchevski précise enfin que « l’arrangement porta, non sur la composition du Sobor, mais sur la façon dont les choses allaient se dérouler. Le plan des partisans de Godounov consistait, non à garantir son élection au trône par un Sobor truqué, mais à obliger l’assemblée, formée dans le respect des règles en vigueur, à le céder au mouvement populaire ».

Rencontrant une résistance au sein de la Douma des Boïars, Boris s’appuie sur la noblesse et recourt à une arme puissante : le soutien du peuple. Ses agitateurs organisent à Moscou un mouvement en sa faveur. Élu par le Zemski sobor que préside le patriarche Job, Boris exige qu’on lui prête serment, non pas au palais ni dans les ministères, comme le veut l’usage, mais dans les églises, en particulier dans la première cathédrale de la capitale, celle de l’Assomption.

C’est dans cette même cathédrale que Boris est couronné en septembre 1598. Il confère des titres élevés et d’importantes charges à de nombreux notables, dont ses anciens amis Romanov et Bielski, devenus ses adversaires à la veille des élections. En secret (mais la chose s’ébruite vite), le tsar fait le serment de ne pas verser le sang pendant cinq ans. Ainsi le trône de Moscou est-il occupé, pour la première fois, par un tsar « élu ».

On peut parler du phénomène Godounov. Ses années de régence – les historiens sont unanimes sur ce point – constituent une période paisible, un répit après l’ère du Terrible. Le règne de Boris, après son élection, commence tout aussi tranquillement : il est la continuité de sa politique précédente. Cela ne l’empêche pas d’être un des tsars les plus contestés de l’histoire russe : on le tient pour un parvenu, un souverain illégitime, alors même que son élection se déroule dans le strict respect des lois et des usages.

Le portrait de Boris Godounov, appelé par la suite à fonder toutes les descriptions du tsar Boris, nous vient des Notes sur la Russie de l’Anglais Jerome Gorsey qui, deux décennies durant (1573-1591), effectua de fréquents voyages en Russie, d’abord comme représentant de la « Compagnie moscovite » de négoce, puis comme agent diplomatique des tsars russes et de la reine d’Angleterre. « Il est d’apparence agréable, écrit Gorsey à propos de Boris, beau, affable, porté sur la magie noire, âgé de quarante-cinq ans ; il manque d’instruction mais a l’esprit vif, il a des dons d’éloquence et maîtrise bien sa voix ; il est rusé, très impulsif, rancunier, peu enclin au luxe, modéré dans ses habitudes alimentaires, mais il a le goût des cérémonies ; il offre de somptueuses réceptions aux étrangers, adresse de riches présents aux souverains des autres contrées2. » Le capitaine Jacques Margeret, militaire professionnel privé d’emploi dans sa patrie, la France, à la fin des guerres de Religion, passe au service d’Étienne Bathory, puis se bat dans l’armée de l’empereur Rodolphe ; mais en 1600, il propose son épée à Boris qui lui confie le commandement des mercenaires étrangers. Jacques Margeret figure parmi les personnages du Boris Godounov de Pouchkine où son rude langage de soldat (en français) est traduit, afin de ne pas heurter la sensibilité du public russe. Dans ses Mémoires, Jacques Margeret note que sous le règne de Boris, l’empire (il est le seul à parler de l’État moscovite comme d’un empire et à donner au tsar le nom d’empereur) est plus florissant que jamais.

Les témoignages d’étrangers sont précieux, non seulement parce qu’ils offrent un regard extérieur, mais aussi parce qu’à compter de 1576, on ne tient plus de chroniques en Russie. L’antique coutume consistant à fixer les événements les plus marquants (selon le chroniqueur) de la politique extérieure et intérieure, a été abandonnée sur l’ordre d’Ivan le Terrible. Les seules sources russes dont nous disposons sont donc des relations sporadiques, dues à la plume de chroniqueurs locaux et écrivant à titre privé, ainsi que les souvenirs de quelques contemporains. Le tsar Boris y est dépeint comme doué d’innombrables vertus, on prétend qu’il surpasse, d’apparence et d’esprit, tous ses prédécesseurs. Les contemporains relèvent aussi des traits négatifs : une soif insatiable de pouvoir, une tendance à accorder foi aux déclarations des mouchards.

Auteur d’une Histoire de Russie par ceux qui l’ont faite, Nikolaï Kostomarov décrit ainsi le tsar « élu » : « Bien de sa personne, il se distinguait par un remarquable talent d’orateur, il était intelligent, circonspect, mais au plus haut point égoïste. » Ici, l’influence de Jerome Gorsey est patente. Le principal moteur de l’action de Boris, estime Kostomarov, est l’égoïsme : « Toute son action visait à favoriser son intérêt personnel, son propre enrichissement, le renforcement de son pouvoir, l’élévation de sa lignée… Cet homme, ainsi qu’il en va toujours avec cette sorte de gens, était prêt à faire le bien, pour peu que cela ne gênât point ses visées mais les servît au contraire ; de la même façon, aucun mal, aucun forfait ne pouvait l’arrêter s’il l’estimait utile à ses intérêts, en particulier s’il se voyait dans l’obligation de se sauver lui-même. »

L’historien relève un autre trait de caractère : « Tout le bien dont son esprit était capable, était bridé par un égoïsme étroit et une extraordinaire fausseté, imprégnant tout son être, se reflétant dans le moindre de ses actes. Cette dernière qualité, au demeurant, devint alors le dénominateur commun des Moscovites du temps. Ce vice était en germe depuis longtemps, mais il fut, pour l’essentiel, cultivé et développé par le règne du Terrible qui était lui-même le mensonge incarné3. »

Boris Godounov, les documents historiques en témoignent, n’est pas un modèle de vertu. Il possède toutefois nombre de ces qualités qui font les grands souverains. L’histoire connaît peu d’exemples de monarques sans reproche. Comment, donc, expliquer les réactions négatives à l’égard du tsar Boris ? L’époque qui suit la mort d’Ivan le Terrible et le début du Temps des Troubles sont hantés par cette question : à quoi un tsar russe doit-il ressembler ? L’extinction de la dynastie, la nécessité de choisir un nouveau souverain donnent l’opportunité aux Russes d’exprimer, de diverses manières, leur vision du monarque et des qualités indispensables au tsar.

N. Karamzine le reconnaît : « Tourmenté par sa conscience [à cause du meurtre du tsarévitch Dmitri dont l’historien l’accuse], Godounov voulut en étouffer les reproches sacrés par des démonstrations de mansuétude et, entre ses mains, l’autocratie s’atténua : le sang ne coulait plus sur le Lobnoïé miesto4, les rélégations, emprisonnements, réclusions forcées dans les monastères furent les seuls châtiments imposés aux boïars coupables, ou suspects de mauvais desseins. » L’historien ne trouve rien de positif à cette mansuétude de Boris, parce qu’il l’explique par le remords. Pour Karamzine, Godounov est inapte à régner, parce qu’il a été « élu » sur le trône, qu’il n’est pas un monarque héréditaire. En conséquence, « les boïars, naguère au même rang que lui, lui portaient de l’envie ; le peuple ne voyait en lui qu’un serviteur de la cour5 ». Klioutchevski considère lui aussi que les origines roturières de Godounov, le fait qu’il fût un « tsar-esclave », « issu d’esclaves6 », allaient être déterminants dans l’attitude à son égard.

Contemporain des événements, Jerome Gorsey, qui vante d’abord sans mélange les qualités du tsar Boris, change bientôt d’opinion. Il le qualifie d’« usurpateur », notion qu’il traduit en russe par l’expression : « Tyran meurtrier7. »

On pardonne tout aux prédécesseurs de Boris sur le trône moscovite. Il est le seul à ne pas bénéficier de l’indulgence de ses sujets, le seul à être accusé de tous les maux, de tous les crimes survenus de son vivant. Le bruit court qu’il a mené les Tatars aux portes de Moscou, incendié la capitale, organisé la famine. Et quand le tsar ouvre les greniers royaux pour nourrir les affamés, on lui reproche l’afflux de miséreux à Moscou : il n’y a pas de pain pour tout le monde et des milliers de personnes meurent de faim. Mais les principaux griefs ont un caractère « dynastique » : Boris a tué Dmitri, le fils du Terrible ; la fille de Fiodor, Feodossia, est morte sur son ordre, à l’âge d’un an ; le vieux Siméon Bekboulatovitch, jadis nommé tsar de Moscou par Ivan, a été aveuglé à sa demande. On a ainsi le sentiment que, n’étant pas de sang royal, Boris anéantit tous ses rivaux légitimes, assurant par là même son droit à la couronne.

C’est à Boris, aussi, qu’on attribue l’idée du Samozvaniets (l’imposteur, le Faux-Dmitri). Ayant ordonné de tuer le tsarévitch, il aurait préparé un double à exhiber devant le peuple en cas de nécessité ; il l’eût alors placé sur le trône et aurait régné en son nom.

Des raisons politiques expliquent l’impopularité croissante du tsar Boris. À la cour de Fiodor, le régent, en continuant d’affaiblir les princes patrimoniaux, se fait le chef reconnu de la noblesse de palais, de la vieille noblesse moscovite. Sur le chemin du trône, Boris rencontre, non les descendants des Rurik et des Guédimine, mais ses propres alliés, les Romanov et les Bielski. Après son élection, Boris ne ménage pas les titres et les charges à l’aristocratie princière, sans pour autant se la concilier, car il demeure intraitable sur le chapitre de son pouvoir absolu. Ses amis d’hier deviennent ses principaux adversaires. Godounov se retrouve dans un complet isolement, bénéficiant du seul soutien des membres de sa famille, dont il a empli la Douma.

La solitude engendre la peur et le soupçon. Un parent du tsar, Semion Godounov, dirige la police politique, encourageant vivement la délation qui devient presque un sport national en Russie. Un contemporain note qu’on dénonce plus encore que sous le règne du Terrible : « Prêtres, moines, sacristains, nonnes se dénonçaient les uns les autres ; les femmes dénonçaient leurs maris, les enfants leurs pères ; pour éviter pareilles horreurs, les hommes se cachaient de leurs femmes, et ces maudites délations firent couler bien du sang innocent, beaucoup moururent sous la torture, d’autres furent exécutés, d’autres encore traînés de prison en prison et ruinés, avec toute leur maisonnée. » Sur dénonciation du trésorier Alexandre Romanov, un « dossier » est ouvert contre toute sa famille. Tous les accusés (l’acte d’accusation les présente comme « des malfaiteurs et des traîtres, jouant de leurs origines et de leurs charges pour parvenir au trône ») sont condamnés : Fiodor Nikititch est contraint de recevoir la tonsure, ce qui exclut pour lui toute chance de ceindre la couronne royale, et envoyé sur la Dvina septentrionale ; sa femme est reléguée dans un couvent, leurs enfants, frères et parents exilés dans de lointains monastères.

Bogdan Bielski est condamné à son tour. Le diak Andreï Chtchelkalov, qui a joué un rôle essentiel dans la conduite de l’État, tombe aussi en disgrâce.

La politique n’explique cependant pas la situation de plus en plus instable dans laquelle se trouve Boris. Le problème est que le premier tsar « élu » ne fait pas figure de vrai tsar. Il lui manque la légitimité indispensable. Conscient de sa faiblesse – l’absence de sang royal dans ses veines –, Boris décide, nous l’avons vu, de convier le peuple à prendre part aux élections. On voit ainsi apparaître une étrange formule : la « popularité du tsar ». Boris, en effet, cherche à fonder sa légitimité sur cette popularité. L’historien italien Guglielmo Ferrero estime que le principe de légitimité est la justification du pouvoir, autrement dit du droit à commander8. Déjà, au temps d’Ivan III, le souverain moscovite avait pour justification de son pouvoir, l’origine divine de ce dernier. Ce principe s’était affirmé sous Vassili III et, sous le règne d’Ivan IV, il ne faisait plus l’objet d’aucune contestation. Le caractère divin du pouvoir tsariste exclut le besoin d’une consultation populaire. Bien plus, le recours au peuple démontre le manque d’assurance de l’élu et jette le doute sur la réalité de son « droit à commander ». Pouchkine, par l’image des « enfants sanglants passant devant les yeux », impute à Boris Godounov une conscience rongée par le remords. Ferrero pose cette question : « Le pouvoir obtenu par un coup de force n’aurait-il pas la diabolique faculté d’emplir chacun d’effroi, à commencer par celui qui s’en est emparé ? » Boris Godounov est arrivé au pouvoir par la voie légale, mais il est et reste un parvenu. Sans doute est-ce pour cela qu’il vit dans la terreur. Car tous savent, et lui en particulier, que sa présence sur le trône n’est pas claire.

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