4 Tsars et imposteurs



On m’a coupé en morceaux, brûlé,

On a rassemblé mes cendres pour en charger un canon,

Des quatre barrières de Moscou, on a tiré

Vers les quatre coins de la terre.

C’est alors que je devins innombrable…

Maximilian VOLOCHINE.


Le magnifique portrait de Vassili Chouïski peint par V. Klioutchevski n’a besoin d’être ni complété ni commenté : « C’était un homme d’âge, un boïar de cinquante-quatre ans, pas très grand, myope, ne payant pas de mine ; il était loin d’être bête, mais plus rusé qu’intelligent ; menteur et intrigant à l’extrême ; il était passé par l’eau et le feu, avait vu de près le billot et n’en avait point tâté par la seule miséricorde de l’imposteur, contre lequel il œuvrait en sourdine, grand amateur de ragots et craignant assez les sorciers1. »

Depuis la mort de Fiodor Ivanovitch, huit années seulement ont passé, et voici qu’un troisième tsar monte sur le trône de Moscou. Ce turn over de souverains, inouï dans l’histoire russe, est le signe manifeste de la crise très grave que traverse l’État. À la différence de Boris Godounov, « Dmitri » n’avait pas eu besoin d’être élu pour régner ; il avait occupé le trône, au titre d’héritier légitime, fils d’Ivan IV le Terrible. Vassili Chouïski, lui, doit être choisi par le Zemski sobor. Mais les conjurés sont pressés. À en croire les chroniqueurs, Vassili est conduit du Kremlin sur la place Rouge et proclamé tsar « à la criée » sur le Lobnoïé miesto. À Moscou même, tous ne sont pas informés de l’avènement d’un nouveau souverain. Quant aux autres villes et à la province, recevant l’édit annonçant le choix moscovite et les raisons qui le sous-tendent, elles refusent pour la plupart de reconnaître Vassili.

Le tsar Vassili explique que le tsar Dmitri n’était autre que l’imposteur Grigori Otrepiev, qu’il voulait anéantir l’orthodoxie et donner les terres russes aux Polonais ; c’est pourquoi il a été renversé et tué. Vassili, lui, monte sur le trône selon toutes les règles de succession, au titre de représentant de la branche aînée des Rurik, et conformément au choix du peuple moscovite. Le nouveau tsar ouvre son règne par un serment sur la croix : il jure de ne pas abuser du pouvoir qui lui est confié ; un acte qui n’impressionnera guère les contemporains mais suscitera des querelles passionnées entre les historiens.

Une chose est claire pour Vassili Klioutchevski : « L’avènement du prince Vassili fit date dans notre histoire politique. En montant sur le trône, il limita son pouvoir et exposa officiellement les conditions de cette restriction dans une note diffusée à travers le pays, où il prêtait serment pour son couronnement2. » L’historien reconnaît que « la note du serment » est trop laconique et floue, qu’elle donne l’impression d’un brouillon. Mais l’essentiel est dans son contenu : l’obligation, prise sous serment par le souverain, de rendre « une justice authentiquement juste », conforme à la loi, et non à son seul bon vouloir.

S. Platonov, pour sa part, se refuse à voir dans les promesses de Vassili la moindre diminution du pouvoir autocratique ; le nouveau tsar, note-t-il, « déclara tout net qu’il “tiendrait l’État” de la même façon que les grands souverains qui l’avaient précédé. Il se contenta de promettre qu’il ne ferait pas un mauvais usage de son pouvoir absolu, à la différence de ceux qui avaient régné immédiatement avant lui : le Terrible et Boris3 ». Pour Nikolaï Karamzine, qui écrit son histoire de l’État russe près d’un siècle avant Platonov et Klioutchevski, tout est clair : « Issu de l’ancienne lignée des princes de Souzdal, courtisan du tsar Boris, condamné à mort et gracié par le Faux-Dmitri, il renversa l’usurpateur imprudent et, pour sa récompense, en reçut le sceptre ensanglanté de la Douma des Boïars ; il trahit ainsi solennellement l’autocratie, jurant de ne condamner personne sans le conseil de la Douma, de ne priver quiconque de ses domaines et de ne pas déclarer la guerre4. »

Karamzine n’a aucun doute sur ce point : Vassili est traître à l’autocratie, dès lors qu’il promet de restreindre son pouvoir au profit des boïars ou, pour reprendre son expression, de « l’hydre aux mille têtes de l’aristocratie ». Peu importe que la promesse soit de pure forme et que le « serment sur la croix » n’empêche en rien Vassili Chouïski de se placer sous le signe de l’arbitraire le plus pur ! Ce qui compte, c’est le coup porté à la notion même de pouvoir absolu de droit divin. Nikolaï Karamzine a incontestablement raison : le tsar Vassili est un traître, mais sa trahison résulte de l’affaiblissement de l’État qui a perdu sa base la plus solide – le pouvoir autocratique du souverain ; ce fondement de l’État moscovite, bâti tout au long du XVIe siècle, vacille soudain. Le « serment sur la croix » de Vassili Chouïski est à la fois la conséquence et la cause de ces ébranlements souterrains.

L’élection de Vassili inaugure une période de sept ans durant laquelle les Troubles vont atteindre un point culminant : l’État moscovite s’y effondrera, pour entamer ensuite son redressement, se découvrant tout soudain des forces vitales aussi puissantes qu’insoupçonnées. Contemporain des événements, Abraham Palitsine résume de façon lapidaire la situation après l’avènement du tsar Vassili : « Et la Russie s’installa tout entière dans l’ambiguïté : d’un côté, ceux qui l’aimaient, de l’autre, ceux qui le haïssaient5. » Le drame du nouveau tsar est que bien peu l’affectionnent, alors qu’il a des ennemis en grand nombre. Moscou, d’abord, l’apprécie – sa populace du moins, qui a participé au renversement du Faux-Dmitri, au massacre et au pillage des « Polonais ». À Moscou, la « rue », pour reprendre l’expression d’un contemporain, est alors prête à changer de souverain chaque semaine, dans l’espoir de nouvelles opportunités de pillages.

La province, en revanche, toutes les « ukraines » (les marches) comme on dit alors, s’oppose activement au nouveau tsar. Les villes limitrophes de la Rzeczpospolita, puis tout le dikoïé polié, suivi de Toula, Riazan et des terres environnantes, rejettent toute idée de soumission à Moscou ; les régions situées à l’est de Riazan, dans l’Outre-Volga et l’Outre-Kama, font sécession, et Astrakhan se rebelle. Le patriarche Hermogène exhorte le peuple russe à prêter serment à Vassili, dans des missives diffusées à travers le pays : les Russes estiment, y lit-on, que « le prince Vassili Chouïski, comme ils disent, n’est l’élu que de Moscou, et que les autres villes, toujours d’après leurs dires, ne le connaissent pas ; le prince Vassili Chouïski, affirment-ils, ne nous convient pas pour tsar. » À quoi Hermogène répond. « À ce jour, ni Novgorod, ni Kazan, ni Astrakhan, ni Pskov, ni aucune autre ville n’ont donné de directives à Moscou, c’est Moscou, au contraire, qui a dicté ses ordres à toutes les cités. »

La province se dresse contre Moscou, les marches contre le centre. La faiblesse du pouvoir central, le déni de légitimité du nouveau tsar inversent le processus séculaire de rassemblement de l’État autour de Moscou. Le mécontentement à l’égard du tsar suscite une réaction paradoxale : on cherche, et on trouve – facilement –, un imposteur. « L’imposture, note Vassili Klioutchevski, était en passe de devenir le stéréotype de la pensée politique russe, dans lequel se déversait tout le mécontentement social6. »

Les contemporains des Troubles en ont une parfaite conscience. À peine trois semaines après son avènement, Vassili Chouïski entreprend d’organiser le transfert de la dépouille du tsarévitch Dmitri, d’Ouglitch à Moscou. Il veut ainsi confirmer le fait de l’assassinat et, par là même, l’usurpation de Grigori Otrepiev, prévenant ainsi – comme s’il pressentait que la chose fût possible – la renaissance de « Dmitri ». L’assassinat de l’imposteur, son écartèlement, l’incinération de son corps, ses cendres répandues aux quatre coins du monde semblent insuffisants. Énumérant les sévices infligés à la dépouille de l’imposteur, afin de l’anéantir, le poète Maximilian Volochine déclare, au nom de « Dmetrius Imperator » : « C’est alors que je devins innombrable… »

Les imposteurs poussent littéralement comme des champignons. Aucun pays au monde n’en a connu autant que la Russie. « Le premier Faux-Dmitri donna le signal, et l’imposture devint, pour l’État, une maladie chronique : dès lors, et presque jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, rares furent les règnes qui se déroulèrent sans apparition d’imposteurs7. » Spécialiste des utopies sociales et de leurs légendes, K. Tchistov voit dans l’imposture la concrétisation du mythe populaire russe des « libérateurs indestructibles »8.

Rien qu’à l’époque des Troubles, les historiens dénombrent douze imposteurs. Ils sont à ce point nécessaires qu’ils surgissent sans même se doter d’une raison d’être un peu valable. Le capitaine Margeret est le premier à relever l’apparition, parmi les Cosaques de la Volga, d’un « jeune prince se donnant le titre de tsar Pierre », qui serait un fils « authentique » du tsar Fiodor Ivanovitch et d’Irina Godounova. Or, Fiodor, on l’a vu, n’avait pas de fils et son seul enfant, une fille, était mort prématurément. La légende explique l’existence de ce fils miraculeux par le fait que, nouveau-né, il aurait été échangé contre une fille. Chaque détachement cosaque veut avoir son « tsarévitch » ; on voit ainsi apparaître un « très auguste prince Ivan », un Laurent, un Fiodor et beaucoup, beaucoup d’autres.

Mais l’imposteur numéro un, celui qu’on espère avec impatience, reste le « tsar Dmitri ». Son renversement, perçu par le peuple comme une trahison des boïars, ajoute encore à la popularité croissante de son nom. Peu après la mort du tsar « Dmitri », la rumeur se répand qu’il a survécu. Un rôle important est ici joué par Marina Mniszek. Elle a tout perdu mais elle est saine et sauve, et elle passe à l’action. Dans son Histoire de la Moscovie parue à Pistoia en 1627 (donc, immédiatement à la suite des événements), l’Italien Alexandre Cikki raconte : « Quand l’impératrice comprit que les troubles étaient un peu calmés et que certains lui étaient même restés fidèles, elle fit aussitôt répandre le bruit que le corps exposé sur la place publique n’était pas celui de son époux, mais la dépouille d’un homme qui lui ressemblait ; quant à lui, averti des projets de ses ennemis, il était parvenu à s’enfuir nuitamment, par quelque grille secrète9. »

L’année qui suit l’élection de Vassili peut être considérée comme un temps d’imposture sans imposteur. La province, qui se refuse à reconnaître le nouveau tsar, brandit l’étendard de la révolte et se cherche un « Dmitri ». Poutivl qui, trois ans plus tôt, était le grand-quartier général du premier Faux-Dmitri, devient le centre de la rébellion antimoscovite. Le prince Grigori Chakhovskoï, voïevode dépêché par Vassili, prend la tête des insurgés. Ivan Bolotnikov, l’une des figures les plus pittoresques du moment, vient lui porter une lettre du « tsar Dmitri ». D’origine noble, Bolotnikov s’était retrouvé serf du boïar Andreï Teliatevski ; enfui chez les Cosaques, il avait été fait prisonnier par les Turcs et condamné aux galères ; libéré par un navire allemand qui avait attaqué les Turcs, il s’était installé à Venise d’où, par la Hongrie et l’Allemagne, il avait gagné la Pologne, ralliant son ancien compagnon d’armes, le premier Faux-Dmitri, lui-même échappé de Moscou. Le Faux-Dmitri s’était présenté à Bolotnikov comme étant le « tsar Dmitri » et l’avait adressé à Chakhovskoï.

Exceptionnellement doué pour le métier des armes, Ivan Bolotnikov prend la tête d’une armée qui ne cesse de croître et qui voit en lui le voïevode du tsar Dmitri. Les historiens soviétiques présenteront Bolotnikov comme le chef d’un « mouvement paysan », puis le feront monter en grade, en parlant de « guerre paysanne », sorte de préfiguration de la révolution d’Octobre. Une interprétation qui s’explique aisément si l’on se souvient que Staline déclarait : « Nous autres, bolcheviks, nous sommes toujours intéressés à des figures telles que Bolotnikov, Razine, Pougatchev », et qu’il parlait de « soulèvement anarchique de la paysannerie contre le joug féodal10. »

Les chercheurs qui ne sont pas prisonniers d’idées toutes faites notent, eux, la très faible participation des paysans au mouvement de Bolotnikov, essentiellement composé de Cosaques (du Terek, du Iaïk, du Don), d’habitants des villes de la Russie centrale et du sud-ouest, des petite et moyenne noblesses de Riazan (dont le leader est Procope Liapounov) et de Toula (sous la conduite d’Istoma Pachkov), de déserteurs des armées lancées contre Bolotnikov. Abraham Palitsine évoque aussi la présence, parmi les « brigands », de Tatars de Crimée et de la Horde de Nogaï.

Peu à peu, toutes les couches de la société sont impliquées dans les troubles, qui débouchent sur la guerre de Bolotnikov. Les classes inférieures et moyennes le rallient, chacune défendant ses propres intérêts. Si les proclamations d’Ivan Bolotnikov n’ont pas été conservées, le radicalisme absolu d’une partie des insurgés – les couches inférieures de la population – transparaît de la façon la plus évidente dans les réactions qu’elles suscitent du côté des autorités moscovites. Un historien soviétique cite le chroniqueur : « Et au dire des boïars, des voïevodes et de toutes sortes de gens hostiles, dans ces villes d’Ukraine, de Pologne et du Nord, les gens du cru inventaient mille morts, jetant les gens depuis les tours, les pendant par les pieds, les crucifiant aux murs des villes, les châtiant de morts diverses, pillant les gens aisés ; et ceux que l’on tuait et pillait étaient qualifiés de traîtres, les autres se disant partisans du tsar Dmitri11. » L’historien soviétique passe sous silence les innombrables violences et outrages infligés aux épouses et aux enfants des boïars, dont le chroniqueur fait état ; il précise toutefois que, dans de nombreux cas, les actes de justice sommaire étaient perpétrés sous la direction de Bolotnikov lui-même.

Le mot d’ordre de Bolotnikov, repris trois cents ans plus tard dans la formule léniniste : « Pillez les pillards », constitue une des grandes forces du mouvement, mais l’idée principale reste la certitude que l’on pille et l’on tue les ennemis du tsar-libérateur légitime, Dmitri.

L’extraordinaire épopée du Faux-Dmitri se répète : reprenant l’itinéraire du premier imposteur, la troupe de Bolotnikov, partie en campagne au cours de l’été 1606, est aux portes de Moscou dès le mois d’octobre. Simultanément, l’armée noble de I. Pachkov et de P. Liapounov s’avance vers la capitale. Le nombre des nobles, cependant, n’y est guère élevé ; la base de l’armée insurgée, qui met en déroute les troupes régulières du gouvernement, est composée de Cosaques, de gens des faubourgs, de paysans, de kholops. L’alliance entre Bolotnikov et ces « compagnons de route » que constituent les nobles, est de courte durée.

Les nobles marchent sur Moscou pour renverser Vassili, le tsar boïar, et le remplacer sur le trône par « leur » tsar, Dmitri. Bolotnikov appelle les Moscovites à faire justice aux boïars, à piller et passer par le feu les biens des possédants. « L’action commune de ces deux groupes sociaux relevait d’un simple malentendu », écrit S. Platonov. La rupture est inévitable pour une autre raison : il n’y a pas de « tsar Dmitri » dans le camp de Bolotnikov. Une délégation de Moscovites s’y rend dans l’espoir de le rencontrer, et s’en repart fort marrie ; les nobles ralliés au « grand voïevode » de Dmitri, ne l’y trouvent pas non plus.

Les natifs de Riazan, conduits par Liapounov, sont les premiers à quitter Bolotnikov, suivis par d’autres détachements nobles, lors du combat mené par les insurgés contre les armées du tsar. Bolotnikov bat en retraite à Kalouga, puis à Toula. Mais il faut attendre octobre 1607 pour que les troupes du tsar s’emparent de cette dernière ville, au terme d’un long siège. La répression est féroce. Parmi les nombreux prisonniers, le « tsar Pierre », qui accompagnait Bolotnikov, est exécuté. Le leader de la révolte est transporté à Kargopol, aveuglé et noyé.

La défaite des troupes de Bolotnikov est, pour Vassili, un répit de courte durée. Une partie considérable du territoire refuse toujours, en effet, de lui prêter serment. On continue d’attendre l’imposteur, et il finit par arriver.

Vassili Klioutchevski, sans conteste le plus spirituel des historiens russes, qualifie Sambor – le domaine des Mniszek – de « fabrique d’imposteurs ». C’est donc là qu’on s’adresse pour trouver l’homme providentiel tant espéré. Georges Mniszek et Marina sont toujours dans leur exil moscovite, mais l’épouse de Georges, restée sur ses terres, prend une part active aux recherches. Au cours de l’été 1607, « Dmitri » est trouvé. La figure du second Faux-Dmitri est encore plus énigmatique que celle du premier. Les historiens ne s’y sont guère intéressés, en partie, peut-être, parce que Philarète, père du futur tsar Michel, devait le reconnaître pour le vrai tsar. Divers documents et auteurs avancent différents noms, depuis celui d’un natif du lieu, Matveï Veriovkine, jusqu’à celui du fils d’Andreï Kourbski qui, un temps, avait rallié le premier Faux-Dmitri. Dans une étude toute récente, R. Skrynnikov parvient à la conclusion que le second Faux-Dmitri était un maître d’école de Chklov, converti à l’orthodoxie mais gardant en permanence avec lui le Talmud – un juif du nom de Bogdanko.

La personnalité du nouveau prétendant au trône reste également mal connue parce qu’il dut endosser le costume tout prêt – et n’attendant que lui – d’une figure légendaire qui avait existé. Il lui suffit de se présenter comme le tsar Dmitri miraculeusement resté en vie, pour que des milliers de personnes – population locale, Cosaques du Don conduits par l’ataman Ivan Zarucki, Polonais – viennent le trouver à Starodoub (en Sévérie). En Pologne, les nobles, mécontents de leur roi, s’insurgent ; un nouveau rokosz commence. Le 24 juin 1607, le chef des révoltés déclare que le roi est détrôné, et proclame l’avènement d’une « ère sans roi ». Les royalistes, toutefois, mettent en déroute les insurgés, on parvient à une réconciliation et les soldats des deux parties, laissés sans occupation, s’enrôlent chez le Faux-Dmitri, prometteur de gloire et de butin. L’un des premiers à le faire est le noble lituanien Alexander Jozef Lissowski, qui forme un détachement de cavalerie et part en terre lointaine, tenter de rassembler les restes de la troupe de Bolotnikov. Il amène au second Faux-Dmitri près de trente mille « soldats russes des marches ».

Au printemps 1608, l’armée du second Faux-Dmitri part en campagne, visant Moscou. Ne rencontrant qu’une faible résistance du côté des troupes moscovites, le « tsar Dmitri » s’arrête à quelques verstes de la capitale, au bourg de Touchino. Du premier Faux-Dmitri, on disait qu’il était le « moine défroqué » Grigori Otrepiev ; le second, lui, dont on ignore – et veut ignorer – le vrai nom, est simplement qualifié de « Brigand ». Dans la langue russe de ce temps, cela signifie un vaurien, un dupeur, mais aussi un félon et un bandit de grand chemin. Le second Faux-Dmitri entrera dans l’histoire russe sous l’appellation de « Brigand de Touchino », lieu où il établit son quartier général.

À Touchino, le « tsar légitime » est rejoint par de nouveaux partisans, dont de nombreux Polonais ; le frère du chancelier lituanien Lew Sapieha, le prince Jan-Petr Sapieha, et le prince Roman Rozynski fournissent d’importants détachements. Vassili Chouïski signe avec le roi de Pologne un traité de paix de quatre ans (plus exactement de trois ans et onze mois), aux termes duquel les deux parties s’engagent à ne pas intervenir dans les affaires intérieures de l’un et l’autre États. Sigismond III promet même de rappeler de Moscovie tous les ressortissants de la Rzeczpospolita. Moscou libère tous les prisonniers qu’elle détient depuis le renversement de « Dmitri ». Marina Mniszek est du nombre. Tandis qu’elle rentre en Pologne, elle est enlevée par un détachement envoyé par son « époux ». Pour certains historiens, la « tsarine » n’est pas pressée de se retrouver à Sambor. Conduite à Touchino, Marina, selon des témoins, après quelques hésitations « reconnaît » son époux. L’autorité de ce dernier s’en trouve considérablement accrue ; les derniers doutes sur l’authenticité du « tsar » s’évanouissent.

N’ayant pas les moyens d’entreprendre un siège en règle de Moscou, les « Touchiniens » tentent de bloquer toutes les voies conduisant à la capitale. Ils n’y parviennent pas. En septembre 1609, « l’hetman lituanien Petr Sapieha et le pan Alexander Lissowski, à la tête de Polonais, de Lituaniens et de traîtres russes12 », assiègent le monastère de la Trinité-Saint-Serge. Fondé au XIVe siècle par Serge de Radonège, le monastère est, au début du XVIIe siècle, l’un des plus importants et des plus influents du pays ; il est en outre une forteresse de premier ordre, qui protège Moscou au nord et défend la route de ces villes septentrionales que sont Rostov et Iaroslavl, ainsi que, plus loin, la voie de la Sibérie. Le cellerier de la Trinité Saint-Serge, Abraham Palitsine, a laissé, nous l’avons vu, un Récit, livre de mémoires sur les Troubles, dans lequel la description du siège occupe une place centrale. Toutes les tentatives de prendre le monastère et de couper la voie du nord restent vaines : soutenue par les moines, la garnison résiste jusqu’en janvier 1610, date à laquelle des renforts arrivent. Le siège est finalement levé.

Le « Brigand » ne parvient pas à prendre Moscou, le tsar Vassili ne parvient pas à vaincre le « Brigand » ou, au moins, à l’éloigner de la capitale. L’État moscovite se scinde en partisans du « tsar Dmitri » et partisans du tsar Vassili. Le sud, qui a vécu le renversement de « Dmitri » comme une défaite personnelle, rallie le second Faux-Dmitri ; le nord, lui, préfère le tsar moscovite. Convaincu de sa faiblesse, Vassili cherche de l’aide à l’étranger. Il envoie vers le nord son neveu, le prince Mikhaïl Skopine-Chouïski – qui, malgré son jeune âge (vingt-quatre ans), a déjà fait la preuve de talents militaires hors du commun –, « recruter des soldats étrangers ». Le 29 février 1609, le prince Skopine-Chouïski signe un accord avec la Suède. En échange de soldats fournis par ce pays, Moscou cède à son ennemi traditionnel la terre d’Ijora (Ivangorod, Iam, Koporié, Korela), reconquise sous le règne de Fiodor Ivanovitch. Chouïski renonce aux prétentions russes sur la Livonie et s’engage à entrer en guerre contre la Pologne. En août, l’armée relativement peu nombreuse du prince Skopine-Chouïski, soutenue par quinze mille mercenaires suédois placés sous le commandement des généraux de La Gardie et Horn, arrive aux environs de Moscou. « L’intervention suédoise », comme devaient l’écrire les historiens soviétiques, permet de remporter une série de victoires sur le « Brigand », qui se maintient toutefois à Touchino.

L’accord passé avec la Suède est perçu par Sigismond III comme une violation du traité tout juste conclu entre Moscou et la Rzeczpospolita et, partant, comme un prétexte rêvé pour déclencher les hostilités. En octobre 1609, l’armée polonaise assiège Smolensk, protégée par de solides murailles édifiées sous le règne de Boris Godounov, et par une garnison placée sous le commandement du voïevode Mikhaïl Cheïne. La grande visée du roi est de propager le catholicisme à l’est. Le pape Paul V donne sa bénédiction à l’entreprise et envoie au « chevalier de l’Église » un glaive et un chapeau ; de son côté, Sigismond III demande au Vatican de hâter la canonisation d’Ignace de Loyola, fondateur de l’Ordre des Jésuites, choisi comme saint patron de la campagne contre Moscou.

Touchino est devenu une sorte de deuxième capitale ; sous le règne du second Faux-Dmitri, une cour y est installée, formée de boïars de plus ou moins vieilles lignées, et de nobles. La première place y revient au métropolite Philarète (Fiodor Romanov, dans le siècle). Les contemporains divergent à son propos : les uns le considèrent comme l’otage du « Brigand », d’autres se sentent fondés à voir dans son séjour un libre choix de sa part. Philarète avait été nommé métropolite par le premier Faux-Dmitri. Le « Brigand de Touchino » le fait patriarche, sans se soucier de l’existence à Moscou d’un autre patriarche, Hermogène. L’État moscovite se retrouve donc doté de deux tsars – l’un au Kremlin, l’autre à Touchino –, de deux patriarches, de deux Doumas des boïars et de deux administrations.

La catastrophe n’est pas seulement politique, elle est aussi morale ; c’est l’époque où le mot « transfuge », l’expression « retourner sa veste » apparaissent dans la langue russe, désignant tous ceux qui, avec la plus grande aisance et sans remords particuliers, passent d’un camp à l’autre, et retour. La facilité avec laquelle s’accomplissent les trahisons, et leur impunité, en encouragent d’autres. Les marchands de Moscou fournissent des vivres au camp de Touchino, et même la poudre dont le « Brigand » a besoin pour mitrailler leur ville.

Le 10 mars 1610, le prince Mikhaïl Skopine-Chouïski réussit à briser le siège et entre dans la capitale. L’imposteur se réfugie à Kalouga. La confusion qui s’ensuit dans le camp de Touchino dégénère en empoignade entre Polonais et Cosaques. Ces derniers suivent le second Faux-Dmitri qui trouve, à Kalouga, le soutien des « kholops boïars13 ». La mort prématurée du prince Mikhaïl Skopine-Chouïski, empoisonné, selon la rumeur, par le tsar Vassili qui voyait un rival en la personne du jeune et brillant voïevode, porte un ultime coup à l’autorité déjà bien malmenée du tsar.

La classe dirigeante de l’État moscovite se trouve devant un triple choix : le tsar Vassili, l’imposteur ou le roi de Pologne. Les adversaires de Vassili, qui forment la cour de Touchino, mécontents de l’imposteur, trop dépendant, à leur gré, des détachements polonais, entreprennent de rechercher un accord avec Sigismond III. L’idée de placer l’héritier polonais sur le trône russe avait déjà été émise au temps du premier Faux-Dmitri. Au début de 1610, elle prend une forme concrète. Après de brefs pourparlers dans le camp du roi de Pologne, établi aux abords de Smolensk, les émissaires des « Touchiniens » signent, le 4 février 1610, un accord aux termes duquel ils reconnaissent pour tsar de Russie le fils de Sigismond, Ladislas. La délégation russe est conduite par le prince voïevode Mikhaïl Saltykov, dont la biographie est l’exemple même des comportements les plus communs au Temps des Troubles. En 1601, il est un des trois commandants de l’armée envoyée par Boris contre l’imposteur. Avec Basmanov et Golitsyne, il passe dans le camp du Faux-Dmitri. Récompensé par le « tsar » qui l’introduit à la Douma des Boïars, Mikhaïl Saltykov devient l’un des organisateurs du renversement de « Dmitri ». Chassé de Moscou par Vassili Chouïski qui ne lui fait aucune confiance – et pour cause ! –, le prince Saltykov rallie le « Brigand de Touchino », puis l’abandonne et passe du côté polonais. Il mourra en Pologne en 1611.

Cette biographie en dents de scie n’empêche pas Mikhaïl Saltykov de conclure un accord dans lequel, pour reprendre l’expression de Vassili Klioutchevski, la pensée politique russe atteint à un degré de puissance, unique dans l’histoire des actes officiels de ce temps14. Le traité garantit avant tout l’intangibilité de la religion orthodoxe (Ladislas doit se convertir à la « vraie foi ») et du régime étatique. Parallèlement – et Klioutchevski voit là l’évolution de la pensée politique russe –, le pouvoir du tsar est nettement plus limité que ne le promettait Vassili dans son « serment sur la croix ». Le caractère paradoxal de l’accord réside dans le fait que la partie russe tente de garantir le maintien de l’ordre traditionnel, tout en restreignant le pouvoir du futur tsar par la Douma, le tribunal des boïars et le conseil « de toute la terre », en d’autres termes un Zemski sobor représentatif. Désireux de préserver l’ordre moscovite, les émissaires russes signent un traité qui en sape les fondements, en tentant de limiter l’autocratie. À quoi ressemblerait une autocratie « restreinte » ? Les deux termes s’excluent mutuellement, on se trouve ici en présence de ce qu’en littérature on appelle un oxymore.

Philarète, qui se hâte de passer dans le camp du roi de Pologne, est capturé par les troupes de Vassili Chouïski et transféré à Moscou, comme un prisonnier arraché aux Polonais. Il est devenu un propagandiste très actif de l’idée d’une union avec la Rzeczpospolita, moins par amour pour Sigismond III ou Ladislas, que par haine de Vassili.

Un petit détachement commandé par l’hetman Zolkiewski – deux mille cinq cents cavaliers et deux cents fantassins – marche sur Moscou. Conduite par un voïevode incapable, le frère de Vassili, Dmitri Chouïski, l’innombrable armée moscovite, renforcée par les lansquenets suédois, est mise en pièces par les Polonais à Klouchino, le 24 juin 1610. Certains historiens expliquent cette défaite par la trahison des Suédois, mais la plupart en rejettent la faute sur la nullité du commandement. Le désastre de Klouchino est la goutte qui fait déborder le vase du mécontentement contre le tsar Vassili. À marches forcées, l’hetman Zolkiewski s’avance sur Moscou par la route de Mojaïsk ; de Kalouga, le « Brigand de Touchino » se hâte vers la capitale.

Privée de son armée, Moscou répond à la menace en renversant le tsar. Les adversaires de Vassili Chouïski soulèvent la foule contre lui, de la même façon qu’il l’avait fait lui-même contre le Faux-Dmitri. Pour cette fois, on évite le bain de sang : Vassili est relégué d’autorité au monastère du Miracle, d’où, dix ans plus tôt, s’était enfui Grigori Otrepiev. Le pouvoir est confié à la Douma des Boïars, qui se compose alors de sept membres. Comme précédemment, le soin de l’État est laissé à un « gouvernement des Sept-Boïars » (Semiboïarchtchina). C’est à lui que fait allusion Karamzine, lorsqu’il évoque « l’hydre aux mille têtes de l’aristocratie ». Ayant prêté serment aux boïars, les Moscovites les chargent de réunir des représentants de « toute la terre » russe et de choisir un souverain. Mais nul ne répond aux invites envoyées dans les diverses cités.

Le pouvoir étatique s’est effondré. Ne restent plus que d’innombrables prétendants. Il importe, en premier lieu, de choisir entre le « Brigand » et les Polonais. Ces derniers sont nombreux dans l’armée du second Faux-Dmitri, mais ils s’y sont enrôlés de leur propre initiative et ne servent qu’eux-mêmes. L’armée de Zolkiewski, elle, représente la Rzeczpospolita, l’ennemi de toujours. Les contemporains indiquent que la « populace » de Moscou penche en faveur du « tsar Dmitri » ; les boïars, eux, préfèrent les Polonais. Les boïars, écrit Karamzine, « perçurent la nécessité d’un tsar et, redoutant d’élire un de leurs compatriotes, afin que sa lignée n’occupât point tous les degrés du trône, proposèrent la couronne au fils de l’ennemi, Sigismond… »15. Le « gouvernement des Sept-Boïars », conduit par le prince Fiodor Miloslavski, convoque un Zemski sobor, composé de représentants des diverses catégories sociales qu’il trouve à Moscou. Le 17 août, au nom de « toute la terre » russe, le Sobor conclut un accord avec l’hetman Zolkiewski et se choisit pour tsar le fils de Sigismond III, Ladislas. Le texte de l’accord reprend pour l’essentiel les conditions envisagées en février, devant Smolensk. Ladislas ne peut rien changer aux us et coutumes populaires, il ne doit nommer que des Russes aux fonctions officielles, n’est pas autorisé à construire des églises catholiques ni à tenter de détourner les Russes vers la latinité ; il a l’obligation de respecter la foi orthodoxe et de veiller à ne pas laisser pénétrer les juifs en territoire moscovite. On supprime, en revanche, le paragraphe relatif à la liberté de se rendre à l’étranger pour études. Moscou prête serment sur la croix au nouveau tsar et, en octobre, les armées polono-lituaniennes pénètrent dans la capitale de l’État russe.

Le principal obstacle rencontré par Ladislas sur la voie du trône moscovite se trouve être son père. Sigismond III est défavorable au projet, parce que son fils, avant de régner en Russie, doit embrasser la foi orthodoxe. Mais il est surtout mécontent de voir son héritier occuper une place sur laquelle il lorgne lui-même. Le nonce du pape écrit de Varsovie au Vatican : « La couronne du tsar sur le front de Sigismond III m’a paru la meilleure garantie de la renaissance religieuse des Moscovites16. »

Lorsque, devant Smolensk, les boïars qui parlementent avec le roi, s’engagent sous serment à observer le traité, Sigismond III se refuse à les imiter. Pour les boïars – mais l’hetman Zolkiewski partage ce point de vue –, l’élection de Ladislas implique que soit scellée une union personnelle. Sigismond, lui, ne veut pas de l’union, il rêve purement et simplement de conquérir l’État moscovite. Le roi rappelle l’hetman Zolkiewski, en désaccord avec sa politique. Ne reste plus, pour commander la garnison, qu’Alexandre Gonciewski, ni capable ni désireux de maintenir la discipline parmi les soldats, lesquels sont de plus en plus débridés. Sur l’ordre du roi, l’hetman emmène avec lui en Pologne Vassili Chouïski (qui y mourra en 1612) et ses frères.

La chute du tsar Vassili et l’élection de Ladislas fournissent aux Suédois un prétexte pour faire irruption dans l’État moscovite. En août 1610, les troupes de Jacques de La Gardie qui, peu auparavant, était l’allié de Skopine-Chouïski, assiègent Novgorod. À la fin de 1610 et au début de 1611, les Suédois s’emparent d’une partie considérable du littoral.

Dans sa très ironique Histoire de l’État russe, Alexis Tolstoï résume la situation d’une manière aussi laconique qu’éloquente : « Ce ne furent plus que chambardement et empoignades. Polonais et Cosaques, Cosaques et Polonais nous frappaient sans relâche ; or, sans tsar, nous étions comme poissons sur le sable. » Certains contemporains ne font aucune différence entre Polonais et Cosaques. Abraham Palitsine qualifie de « Polonais » l’ataman des Cosaques du Don, Ivan Zarucki17, et de « luthérien féroce » le Polonais Alexander Lissowski qui, avec Petr Sapieha, assiège le monastère de la Trinité-Saint-Serge18.

Cosaques et Polonais, Polonais et Cosaques forment la base des armées qui guerroient dans les immensités moscovites. Sigismond III amène devant Smolensk dix-sept mille Polonais et dix mille Cosaques, sans compter les Tatars lituaniens. Dans le camp de Touchino, vingt mille Polonais et plus de quarante mille Cosaques sont réunis autour de l’imposteur. Impossible, également, de distinguer Polonais et Cosaques dans leur comportement envers les populations : tous pillent, saccagent, violent de la même façon.

Le pouvoir est paralysé. Le Sobor, qui a élu Ladislas, envoie la moitié de ses membres en délégation auprès de Sigismond, devant Smolensk. L’ambassade est conduite par de « grands émissaires » : le prince Vassili Golitsyne et Philarète. Ils doivent faire connaître au roi la décision de Moscou et ramener dans la capitale le tsar Ladislas. Le roi refuse de laisser partir son fils, mais la délégation n’est aucunement fondée à modifier la décision du Sobor pour placer Sigismond sur le trône de Russie, ce que le roi tente d’obtenir. De son côté, la moitié du Sobor demeurée à Moscou n’a pas le pouvoir d’agir – même en admettant qu’elle le veuille – en l’absence des ambassadeurs dépêchés à Smolensk.

La paralysie du pouvoir est avant tout le résultat d’un échec de la politique menée par la couche dirigeante. Après l’effondrement de la politique de leur tsar, Vassili Chouïski, les boïars font une ultime tentative pour préserver leur pouvoir, en choisissant l’héritier de Pologne. S. Platonov écrit : « L’essai d’union politique avec la Rzeczpospolita fut le chant du cygne de la classe des boïars moscovites. » Elle constitue en même temps – la suite des événements le montrera – une dernière tentative d’instaurer un système d’autocratie restreinte. Les boïars moscovites visent à effectuer une révolution que l’on peut, certes, qualifier de conservatrice. Il n’en demeure pas moins qu’ils désirent sans nul doute modifier la nature de l’ordre en vigueur avant les Troubles.

Les boïars sont gênés dans leur entreprise par le roi de Pologne Sigismond III, que ses ambitions et son fanatisme religieux aveuglent. À la fin de 1610, le pouvoir est détenu, à Moscou, par la garnison polonaise sous le commandement d’Alexandre Gonciewski, qui se conduit comme en pays conquis. Les Moscovites commençant à s’agiter, l’occupant instaure l’État d’exception.

L’assassinat du second Faux-Dmitri19, modifie la situation : un ennemi disparaît, le « Brigand de Touchino », le « tsar cosaque » qui semblait à beaucoup un danger plus terrible que les Polonais. La disparition du « Brigand » (tué le 10 décembre) ne laisse plus qu’un ennemi : les occupants de Moscou. Le nouveau contexte est évoqué par la seule autorité restée sans tache, du point de vue tant des Polonais que des « Touchiniens » : le patriarche Hermogène.

Hermogène avait accepté de prêter serment à Ladislas, car ce dernier avait promis d’embrasser l’orthodoxie. Mais à la cathédrale de l’Assomption, il interdit à ses ouailles de prêter serment sur la croix à un roi catholique. Les Troubles entrent dans une nouvelle phase, une phase nationale. Jusqu’à présent, la grande ligne de démarcation était constituée par la religion. Désormais, le patriarche Hermogène appelle à se dresser contre l’envahisseur étranger. La position du patriarche, qui s’insurge à la fois contre les Polonais occupant Moscou, et contre les boïars soutenant l’occupant (le principal « collabo » est Mikhaïl Saltykov), nécessite d’autant plus de courage que le haut-clergé est loin de partager son point de vue. Membre de l’ambassade dépêchée à Sigismond, Abraham Palitsine accepte de soutenir les prétentions du roi au trône russe et est autorisé à rentrer chez lui, muni d’un parchemin garantissant la protection du monastère de la Trinité-Saint-Serge. La plupart des autres délégués sont retenus par les Polonais pour de longues années. Le patriarche Hermogène est arrêté par Gonciewski et, le 17 février 1611, il meurt en prison. Les missives qu’il a envoyées en différentes villes donnent l’impulsion nécessaire pour organiser la libération de Moscou : un mouvement de sursaut national se forme, qui va prendre le nom de « première levée en masse » (opoltchenié).

La première ville à se soulever est Riazan qui trouve, en la personne du voïevode Procope Liapounov, un leader énergique et respecté. Nijni-Novgorod et d’autres cités ne tardent pas à le rallier. Procope Liapounov réussit à monter des opérations avec ceux des « Touchiniens » qui, depuis la mort de l’imposteur, ne sont pas passés aux Polonais. Des Cosaques commandés par le prince Dmitri Troubetskoï et l’ataman Ivan Zarucki, rejoignent la milice populaire. Durant l’hiver 1611, la milice marche sur Moscou de divers côtés à la fois. Se préparant à l’assaut, les Polonais mettent à profit la révolte des Moscovites, le 19 mars, fête des Rameaux, pour les chasser de leur ville qu’ils incendient, après s’être barricadés au Kremlin. L’historien polonais constate : « La ville fut sciemment incendiée par les nôtres. Les maisons qui ne s’embrasaient pas étaient arrosées de poix et la flamme les dévorait20. » La milice populaire ne trouve que cendres en arrivant dans la capitale, et établit son camp sur des ruines. D’un commun accord, le pouvoir sur la terre russe est confié au groupe des « Trois-Chefs » (Troïénatchalniki), un triumvirat élu, composé de Liapounov, Troubetskoï et Zarucki.

Même mort, l’imposteur se refuse à disparaître et il est, à sa façon, « présent » aux portes de Moscou. Marina Mniszek, en effet, qui ne veut pas renoncer à son rêve du trône moscovite et a donné, en janvier 1611, un fils au second Faux-Dmitri, se lie à Ivan Zarucki. En dépit de sa condition de moine, Abraham Palitsine sait parfois s’exprimer dans une langue vigoureuse : « Et la chienne demeura avec son chiot. Le Polonais Ivan Zarucki passa avec elle un pacte diabolique, prétendant les servir, elle et son bâtard21. »

Arrivée aux portes de Moscou, la milice populaire assiège la garnison polonaise barricadée au Kremlin et décide d’instaurer un nouveau système de pouvoir, susceptible de tirer le pays de la crise. À l’initiative de Procope Liapounov, un « arrêt » est élaboré, approuvé par toute la troupe, le 30 juin. C’est un document unique dans l’histoire politique russe. Il indique que le pouvoir suprême est détenu, dans le pays, par « toute la terre » russe, autrement dit par l’ensemble de l’armée qui a envoyé des représentants au conseil de « la terre russe ». Le gouvernement des « Trois-Chefs » devient un gouvernement provisoire, censé rendre des comptes au conseil, ce dernier pouvant à plein droit remplacer les membres du triumvirat. La justice reste le domaine du gouvernement, mais les condamnations à mort doivent être approuvées par le conseil. La question de la possession des terres est réexaminée : toutes les récompenses accordées sur ce plan par le « Brigand » et Sigismond sont déclarées nulles et non avenues ; les « anciens » Cosaques obtiennent le droit de posséder des terres et de devenir des « hommes de service » ; les « nouveaux » Cosaques, eux – en d’autres termes, les serfs en fuite – sont rendus à leurs maîtres. Du point de vue administratif, on instaure un système de prikazes, sur le modèle moscovite.

L’« Arrêt du 30 juin » se passe fort bien du tsar : le pouvoir suprême appartient à la troupe dont les « hommes de service » – la moyenne noblesse de province – se sentent le noyau dur. Les décisions prises par « toute la terre » russe sont manifestement dirigées contre les Cosaques et la paysannerie, puisqu’elles renforcent le servage. Le 22 juillet, Procope Liapounov est tué par les Cosaques, la partie citadine de la milice populaire se disperse. Dans le camp installé aux portes de Moscou, le pouvoir passe aux mains de l’ataman Zarucki et de ses Cosaques. « Touchino » est restauré, sans le « Brigand » mais avec son fils, le « Petit-Brigand ».

L’État se retrouve privé de pouvoir. Le 3 juin 1611, les Polonais prennent Smolensk et, le 16 juillet, les Suédois s’emparent de Novgorod. Les anciens alliés – rappelons que les soldats suédois sont commandés par La Gardie et Horn qui, peu auparavant, se battaient dans l’armée de Skopine-Chouïski – non seulement se rendent aisément maîtres du littoral, mais cèdent leurs conquêtes au prince Philippe, frère du roi de Suède Gustave-Adolphe, qui fait alors valoir ses prétentions au trône de Moscou.

Les Troubles atteignent leur point culminant. Les vieilles familles boïares sont définitivement discréditées ; la noblesse de cour, qui défend son propre programme politique, n’a pas la puissance nécessaire pour le mettre en pratique ; quant aux couches inférieures de la société, elles n’ont ni programme ni organisation et ne peuvent exprimer leur mécontentement que de façon anarchique. Le discrédit qui affecte la couche dirigeante, la perte de son pouvoir laissent un vide, à l’origine, pour partie, du tourbillon social. Abraham Palitsine note que tous s’efforcent alors de se hisser au-dessus de leur condition : les esclaves veulent devenir des maîtres, les soldats du rang se veulent boïars. « L’État, résume Vassili Klioutchevski, privé de centre, commença à se désagréger ; chaque ville, ou presque, agissait à sa guise… L’État se transformait en une fédération informe et agitée22. »

L’effondrement de l’État entraîne des pertes territoriales qui ramènent les frontières occidentales de la Moscovie au moins cent ans en arrière. Conquise en 1534, Smolensk est perdue. La voie de la Baltique est fermée.

La catastrophe du Temps des Troubles apparaît, vue de la fin du XXe siècle, comme un modèle d’effondrement étatique ; en 1917 et en 1990, l’empire tsariste et l’Union soviétique tomberont, pour l’essentiel, de la même manière : discrédit de l’élite, absence de leaders, mouvements spontanés, disparition du centre et autonomisation (recherche de souveraineté) des diverses composantes. Non sans effroi, Vassili Klioutchevski use d’un terme qui sonne étrangement pour une oreille russe de la fin du XIXe siècle : « fédération ». Mais la première Constitution soviétique (juillet 1918) proclamera la création de la Fédération de Russie (RSFSR). La fédération (une fédération authentique) deviendra le grand mot d’ordre des réformateurs russes des années 1990.

Le Temps des Troubles fait une démonstration magistrale de la façon dont s’effondre un État. Parallèlement – dans la dernière période des Troubles – une autre démonstration est effectuée, concernant un processus autrement plus complexe et mystérieux : celui de la renaissance d’un État. Après l’échec de la première « milice populaire », l’Église reprend l’initiative du rassemblement des forces nationales. Le patriarche Hermogène lance, nous l’avons dit, aux quatre coins du pays des appels à s’unir et à se rendre à Moscou, soulignant le danger représenté par le « Petit-Brigand » – en d’autres termes par les Cosaques de Zarucki. Supérieur de la Trinité-Saint-Serge, l’archimandrite Denis invite à marcher sus aux Polonais. On désigne, bien sûr, les ennemis contre lesquels il convient de s’armer et de se battre.

Nijni-Novgorod, riche cité de la Volga, est la première à répondre présente. À l’invite d’un commerçant peu fortuné, le boucher Kouzma Minine, « homme de grand tempérament et de dons exceptionnels23 », les habitants de la ville, les « gens des faubourgs » décident de se donner les moyens de mobiliser une armée. L’appel lancé par Minine à ses concitoyens se trouve dans toutes les anthologies russes : « Je suis prêt à faire don à la cause de mon domaine et de tout ce que je possède sans rien garder par-devers moi ; bien plus, gageant ma maison, ma femme et mes enfants, je suis prêt à tout donner pour le bien et le service de la Patrie. » Que Kouzma Minine soit prêt à « gager sa femme et ses enfants » est un signe du temps et la marque même du patriotisme. Signe du temps, car il ne s’agit point d’une formule rhétorique : il est alors relativement commun de « gager » sa femme, ses enfants et soi-même, en d’autres termes de se faire serf, pour une durée permettant d’acquérir un capital. On place à la tête de la nouvelle armée populaire le prince Dmitri Pojarski, voïevode expérimenté, qui panse ses blessures reçues en mars près de Moscou, aux environs de Nijni-Novgorod.

Privé de centre, l’État commence à se restaurer, remplaçant les liens verticaux par l’horizontalité. Les villes entreprennent de s’entendre entre elles, en évitant Moscou. À une vitesse surprenante, d’autres villes s’allient à Nijni. Le nord de l’État moscovite, peu touché par les opérations militaires, devient le centre du mouvement. Le nord se dresse ainsi contre le sud. Le programme, élaboré à Nijni-Novgorod et diffusé dans les autres villes à la fin de 1611, appelle à marcher de conserve « sus aux Polonais et aux Lituaniens », mais désigne comme principal adversaire les Cosaques-brigands qui soutiennent « le fils de la Marinka », le « Petit-Brigand ». Les habitants de Nijni-Novgorod proposent à « toute la terre » russe d’élire un nouveau souverain, « à la grâce de Dieu ».

Le soulèvement du nord contre le sud oppose les partisans de l’ancien ordre, lassés du chaos des Troubles, aux forces qui aspirent à détruire le passé et à apporter des changements dans la vie moscovite. Pojarski prend en compte l’expérience malheureuse de Procope Liapounov, qui avait choisi les Cosaques pour alliés. Cantonné près de quatre mois à Iaroslavl, il réunit une armée, arrache aux Suédois une promesse de neutralité, en s’engageant à soutenir la candidature du prince Philippe lors de l’élection du tsar, et marche sur Moscou, afin de repousser le détachement polonais de l’hetman Chodkiewicz, venu à la rescousse de la garnison polonaise stationnée au Kremlin. L’apparition de l’armée de Pojarski engendre immédiatement un schisme parmi les Cosaques assiégeant Moscou. Une partie d’entre eux s’enrôle dans la milice, une autre, conduite par Ivan Zarucki, fait route vers le sud, emportant dans ses convois Marina Mniszek et le « Petit-Brigand ».

En octobre 1612, la garnison polonaise, après avoir dévoré, faute de mieux, les parchemins des textes sacrés, les cierges, les selles et les brides, et commencé à manger les cadavres, finit par se rendre. Moscou est libérée. En janvier 1613, les délégués de cinquante villes gagnent la capitale, incendiée et ruinée. On procède à l’élection d’un nouveau souverain.

Le Sobor décide d’abord des candidatures possibles : « Quant au roi de Lituanie et de Suède et à leurs enfants, ils ont à leur compte bien des injustices ; de même, les hommes de certaines terres étrangères ne pourront pas être choisis par l’État moscovite ; et nous ne saurions vouloir de la Marinka et de son fils. »

Nous ne disposons pas de documents où seraient consignés les débats du Sobor. Mais la décision d’exclure d’emblée Ladislas (qui n’est pas encore officiellement tsar), Sigismond et le prince suédois Philippe laisse penser qu’ils comptent des partisans. On prétend que le prince Pojarski soutient Philippe. Les Cosaques, très fortement représentés, ne cessent de rêver aux privilèges que leur accordaient les imposteurs.

Une fois exclu les candidats indésirables, on commence à discuter des candidatures satisfaisantes. Elles sont peu nombreuses. Le prince Vassili Golitsyne, dont les titres de noblesse et les capacités conviendraient parfaitement, est captif des Polonais. Le prince Mstislavski se dérobe. Vassili Klioutchevski constate, impitoyable : « L’État moscovite sortait sans héros d’effroyables troubles ; il fut tiré du malheur par de braves gens, mais de moyenne condition. » Le 7 février, le Sobor prend sa décision : Michel Romanov, fils de Philarète, est élu tsar. La proclamation de son nom est repoussée de deux semaines : le Sobor ne veut pas commettre d’erreur, et des émissaires secrets sont envoyés dans les villes par les électeurs, avec mission de s’informer sur les desiderata du peuple. On dirait aujourd’hui que le Sobor procède à un sondage d’opinion.

La candidature de Michel Fiodorovitch Romanov ne suscite pas d’opposition. Le 21 février 1613, Michel Romanov est proclamé tsar au Grand Palais du Kremlin, qui porte encore les marques de deux ans d’occupation polonaise. Une nouvelle dynastie monte sur le trône. Le Temps des Troubles est – officiellement – terminé.

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