8 Vers l’est et vers l’ouest
Car celui qui frappe est meilleur, et celui que l’on frappe et ligote, moins bon.
Ivan IV LE TERRIBLE.
La réforme militaire donne les moyens d’atteindre le grand but : la réalisation du programme de politique étrangère, élaboré par la Rada élue. La nouvelle armée subit l’épreuve du feu à Kazan. À compter de 1547, Ivan IV le Terrible entreprend presque chaque année une campagne contre cette ville. L’effondrement de la Horde d’Or a cédé le pas à de nouvelles formations étatiques. En 1430, un descendant de Batou fonde, nous l’avons vu, le khanat de Crimée, dont les frontières, marquées à l’est par le cours inférieur du Don et à l’ouest par celui du Dniepr, atteignent, au nord, Ielets et Tambov. Dans le dernier quart du XVe siècle, la Crimée – qui a pour capitale la ville de Bakhtchisaraï – est devenue vassale de la Sublime Porte. En 1445, apparaît le khanat indépendant de Kazan. Son territoire correspond à peu près à celui de l’ancien État bulgare, sur la Volga moyenne et la Kama. La population en est principalement composée de Tchérémisses et de Bachkirs, qui parlent une langue türke, et de Mordves et de Tchouvaches, se rattachant au groupe finno-ougrien. Des peuples que la Rus a coutume de nommer Tatars. En 1466, le khanat d’Astrakhan émerge à son tour. Il a pour frontières le cours inférieur de la Volga à l’est, celui du Don à l’ouest, le Kouban et le Terek au sud. Les steppes du Dniepr à la mer d’Aral sont, elles, aux mains de la puissante Horde de Nogaï.
À partir des années 1460, Moscou s’intéresse de plus en plus à ce qui se passe dans la ville de Kazan, où se forment deux partis, l’un en faveur de la Crimée, l’autre moscovite, soutenant chacun « son » prétendant au trône du khanat. Les campagnes d’Ivan IV le Terrible sont la continuation de la politique menée par son père, qui envoyait ses troupes comme un argument de poids en faveur du candidat de Moscou. En 1551, sur le conseil du shah Ali que Moscou, par trois fois, place sur le trône de Kazan et que, par trois fois, les habitants de la ville chassent de chez eux, Ivan fait édifier sur la rive droite (escarpée) de la Volga, la ville de Sviïajsk. Disposant ainsi d’une base solide, il se lance à la conquête de Kazan.
Ivan n’a pas besoin de chercher à justifier cette entreprise : les raids tatars, en effet, ruinent la Rus. En 1521, la Horde criméo-tatare unie est aux portes du Kremlin ; en 1523, le khan de Crimée s’apprête à effectuer une nouvelle incursion, mais il est stoppé sur l’Oka par l’artillerie moscovite. En juin 1552, le khan de Crimée, désireux de couper la route aux troupes de Moscou qui marchent sur Kazan, surgit devant Toula ; il tente en vain de prendre d’assaut la ville et s’en retourne chez lui. Kazan résiste de juin à octobre et finit par être vaincue. De nouveau, l’artillerie et une large utilisation des mines contre les murailles de la ville ont eu rôle déterminant.
En octobre 1992, le Tatarstan célèbre le quatre cent quarantième anniversaire de la prise de Kazan par les Russes, comme un jour de deuil, marqué par la perte de l’indépendance nationale. Reconnaissant, dans une lettre aux Izvestia, que « de nombreux Tatars périrent quand les troupes d’Ivan IV le Terrible donnèrent l’assaut à Kazan », un politologue russe pose cette question : « Peut-on juger de cet événement à partir de nos points de vue d’aujourd’hui1 ? » Bien évidemment rhétorique, la question a toutefois le mérite de montrer que les glorieuses victoires russes furent, pour d’autres, de tragiques défaites.
La conquête du khanat de Kazan et le rattachement de son territoire à l’État moscovite constituent un événement d’une extrême importance dans l’histoire de l’Empire russe. Pour la première fois, Moscou sort largement des limites ethnographiques et religieuses de la Grande-Russie, et se trouve confrontée à la nécessité d’aller toujours plus loin, à des fins défensives. La conquête de Kazan ne met pas un terme à la guerre : la population, en effet, continue de lutter. Pour pacifier la région, il convient de s’assurer une solide maîtrise de tout le cours de la Volga. En 1554, les troupes de Moscou occupent Astrakhan. En 1556, le khanat d’Astrakhan est englobé dans l’État moscovite.
La région de la Volga est désormais entièrement aux mains des Russes et Moscou se trouve au voisinage direct de la Perse, de l’autre côté de la Caspienne. La Horde de Nogaï se livre à un commerce actif avec la Rus. En 1551 et 1552, elle livre ainsi à Moscou plus de cinquante mille chevaux, sans lesquels la campagne de Kazan serait impossible. Les mourzas de Nogaï considèrent en outre Ivan IV le Terrible comme « un des leurs », en plus noble : le tsar de Moscou est en effet perçu comme l’héritier de Gengis Khan. Dans la correspondance qu’Ivan entretient avec les mourzas, il ne réfute pas cette glorieuse ascendance2. Après la conquête de Kazan et d’Astrakhan, le pouvoir est pris, dans la Horde de Nogaï, par un partisan de Moscou. La carte de l’empire moscovite se modifie comme par magie. Les frontières méridionales glissent de l’Oka au Terek. À l’ouest, s’ouvre l’espace sibérien. En 1555, une ambassade du khan de Sibérie, Ediguer, vient faire allégeance à Moscou et promet de payer le tribut. Moscou conserve toutefois un ennemi redoutable dans les steppes du sud : le khan de Crimée. Sa situation de vassal du sultan turc permettra aux historiens russes d’avant la révolution, et plus encore aux historiens soviétiques, de présenter Constantinople comme le centre d’une « politique hostile à l’État russe3 ».
L’historien français Alexandre Bennigsen qui analyse, au milieu du XXe siècle, les documents diplomatiques ottomans conservés à Constantinople dans les archives du palais de Topkapi, ainsi que les textes moscovites concernant les « affaires de Nogaï » publiés à la fin du XVIIIe siècle4, parvient à la conviction que « la prise de Kazan passa inaperçue de la Sublime Porte5 ». Des tentatives avaient été effectuées en 1497 pour instaurer des relations officielles entre Moscou et Constantinople ; Ivan III avait alors dépêché une ambassade dans la capitale de la Sublime Porte. Mais le comportement de l’ambassadeur, Mikhaïl Plechtcheïev, avait manifestement déplu aux autorités turques (sans que l’on sache exactement ce qui s’était passé), et l’ambassade s’en était retournée honteusement chez elle. Cela n’avait pas empêché le développement d’un commerce intensif entre Moscou et les Turcs.
Les Ottomans achètent aux Russes des zibelines, des défenses de morses, des faucons et de l’ambre ; ils paient en or et pierres précieuses. Le négoce des fourrures avec la Porte est, au XVIe siècle, la grande source de métaux précieux pour l’État moscovite. Les diplomates turcs, eux, voient la Moscovie comme une contrée riche mais sauvage et inconnue, ne présentant ni intérêt ni grand danger. En outre, lorsque Moscou entreprend la conquête de la Volga musulmane, la Porte est entièrement absorbée par sa lutte contre les Safavides perses et les préparatifs d’une expédition à l’ouest, contre la Transylvanie. Le sultan pousse alors le khan de Crimée à entrer en guerre contre la Pologne – la Lituanie –, ennemie de Moscou.
L’élargissement des frontières de la Moscovie apporte des avantages économiques considérables : de nouvelles voies commerciales s’ouvrent, Moscou acquiert de nouvelles terres fertiles. Plus encore, le souverain moscovite devient le maître des peuples musulmans installés sur les territoires conquis. Ivan le Terrible en a pleinement conscience et cela se traduit, entre autres, par une attitude que l’on pourrait qualifier de scrupuleuse envers l’islam. Dans la charte d’investiture remise à Gouri, nommé archevêque de Kazan, le tsar exige que les boussourmans (musulmans) soient « éclairés de la lumière du christianisme par l’amour », précisant qu’ils « ne doivent pas être amenés au baptême par la peur6 ». La tolérance religieuse s’éteindra, à la tête de l’État russe, avec le Terrible. Connu pour sa dévotion, le tsar Fiodor ordonnera, en 1593, aux voïevodes de Kazan I. Vorotynski et A. Viazemski, d’« anéantir toutes les mosquées ».
En 1452, alors que s’amorçait le déclin de la Horde d’Or, Ivan III créait, nous l’avons dit, le khanat tatar vassal de Kassimov. Cent ans plus tard, Ivan IV détient la majeure partie de l’héritage de Batou. Ne reste que la Crimée, ennemi puissant, inquiétant. Après Kazan et Astrakhan, toutefois, une campagne contre le khan de Crimée devient envisageable. Mais Ivan renonce à poursuivre plus loin au sud, pour se tourner vers l’ouest.
La décision d’entrer en guerre contre la Livonie est prise par le tsar contre l’avis de ses plus proches conseillers. Dans sa missive au prince Kourbski, Ivan évoque en détail et, à son habitude, avec beaucoup de tempérament, les divergences sur les questions de politique étrangère, les débats concernant l’orientation de l’expansion. « Comment oublier, reproche amèrement le tsar à son ancien ami, les sempiternelles objections du pope Sylvestre, d’Alexis et de vous tous à la campagne contre les villes germaniques, et la possibilité par vous donnée aux Livoniens de rassembler des forces une année durant, à cause de la perfide proposition du roi de Danemark ? Sans vos diaboliques menées, l’Allemagne eût été, cette année-là, avec l’aide de Dieu, tout entière soumise à la foi orthodoxe7. »
La lourde accusation portée par le tsar contre Kourbski et ses frères d’idées a trait à un épisode de la guerre de Livonie, commencée en janvier 1558 et achevée en 1582, soit près d’un quart de siècle plus tard. Après de brillants succès de départ, les voïevodes moscovites acceptent un armistice avec les Livoniens, qui, de l’avis du tsar, donne un répit à l’ennemi et empêche de terminer rapidement et radicalement la guerre. Les historiens divergent sur les pronostics du Terrible. Certains jugent très exagérée l’affirmation selon laquelle il eût été possible, « cette année-là », de « soumettre à la foi orthodoxe » « l’Allemagne tout entière ». Cependant, en Allemagne même, et avant tout en Livonie, on estime à l’époque que la victoire d’Ivan le Terrible est assurée. L’interruption de l’offensive transforme la situation, la guerre prend un caractère international, la victoire échappe à Moscou.
Ivan le Terrible évoque les divergences en politique étrangère dans sa lettre à Kourbski, en 1564. Mais le débat a commencé bien avant. Le sud ou l’ouest ? La Crimée ou la Livonie ? Le choix dépend à la fois de questions géopolitiques et de problèmes intérieurs. Le programme d’Alexis Adachev et d’Andreï Kourbski peut sembler s’inscrire dans leur vision du développement de l’État moscovite. Les membres de la Rada élue, dont ils sont, se rattachent aux « non-thésauriseurs », partisans de la sécularisation des terres de l’Église. De nombreux boïars partagent ce point de vue, escomptant bénéficier des biens de l’Église et éviter la confiscation de leurs propres terres par l’État qui se contenterait des domaines ecclésiastiques. En outre, les steppes fertiles du sud peuvent fournir à l’État une réserve supplémentaire pour installer ses « hommes de service ». Le désaccord d’Alexis Adachev et de son cercle vient aussi de ce qu’ils donnent la préférence à la guerre contre les bessermans (musulmans) plutôt que contre l’Occident chrétien, les « Allemands ». Cela permettra par la suite à certains historiens de compter Alexis Adachev, Sylvestre et le prince Kourbski parmi les « occidentalistes », caractéristique qui suscitera les commentaires les plus divers, selon l’opinion des chercheurs.
Revenant à la querelle du XVIe sur les orientations de la politique extérieure moscovite, les historiens du XIXe siècle en formulent les deux conceptions fondamentales. N. Kostomarov soutient que les campagnes en direction du sud auraient pu libérer la Rus méridionale de la menace constante des incursions tatares et lui donner l’accès à la mer Noire. Selon S. Soloviev, Moscou, toutefois, n’était pas encore en mesure de guerroyer pour s’emparer des rivages de la mer Noire, alors qu’elle pouvait conquérir la Baltique, anticipant ainsi la politique de Pierre le Grand qui allait « percer une fenêtre sur l’Europe ». Les historiens soviétiques, particulièrement dans la période stalinienne, soulignent : « Du point de vue de l’État, le Terrible avait incontestablement raison d’entrer en guerre contre l’ouest, plutôt que contre le sud », car aux terres méridionales il préférait la mer.
Après les critiques incendaires formulées par le Comité central contre la deuxième partie du film Ivan le Terrible, Sergueï Eisenstein, cherchant à se justifier aux yeux de Staline, explique qu’il a trop étiré son film et que « les principaux événements – la défaite des chevaliers livoniens et l’accès à la mer – se sont retrouvés hors de la deuxième partie8 ». Il s’engage à remanier son film, en incluant ces événements. L’écrivain Arkadi Belinkov se demande, à propos du film d’Eisenstein, « si une conception mensongère et servile peut produire une grande œuvre » et constate que le réalisateur souligne le point suivant : « La conquête d’une mer importe plus que la liberté9 ».
Divers et contradictoires, les commentaires des historiens font appel aux mêmes sources, au demeurant relativement peu nombreuses. La principale est la correspondance d’Ivan le Terrible et de Kourbski, ainsi que l’ouvrage du prince, intitulé très exactement : Histoire du grand-prince de Moscou à propos de faits que nous tenons d’hommes probes ou dont nos yeux furent témoins. L’Histoire reprend le fil des événements survenus depuis l’enfance d’Ivan jusqu’en 1578. La correspondance, elle, commence cinq ans après la rupture du tsar avec ses conseillers et la fuite de Kourbski, douloureusement ressentie par Ivan comme la trahison de son ancien ami. Le tsar et Kourbski envisagent tous deux les causes de la rupture à travers le prisme d’événements qu’ils ne pouvaient prévoir. Il ne fait aucun doute qu’Ivan choisit « l’ouest », au mépris des conseils de la Rada élue.
En 1558, les troupes moscovites font irruption en Livonie, commandées par l’ancien khan de Kazan, devenu tsar de Kassimov, shah Ali. Une partie considérable de l’armée est composée de Tatars. La présence d’une cavalerie tatare a sans doute, entre autres, poussé le tsar à se lancer dans la guerre : il se sait détenteur d’une force puissante. Mais la faiblesse de la Livonie constitue un prétexte autrement plus sérieux. Au XVIe siècle, l’État livonien – les possessions des Porte-Glaive – commence à décliner. Le protestantisme gagne ses villes, sapant les fondements de l’Ordre. La population, en outre, d’origine finnoise et lituanienne, est hostile aux envahisseurs allemands. Le conflit entre pouvoir laïc et spirituel, entre cités et chevaliers, entre l’Ordre et l’empereur, s’intensifie.
La Livonie déclinante a le tort de se trouver entre la Moscovie, dont la puissance s’accroît, et la Baltique. Le rattachement de Novgorod à l’État moscovite a contraint Moscou à poursuivre sa progression vers la mer. Les villes livoniennes – Riga, Narva et bien d’autres – ont pris en main le commerce avec la Hanse, bloquant la Rus. Dans les ports de Livonie, on interdit aux étrangers d’apprendre le russe, de faire du négoce directement avec Moscou, d’ouvrir un crédit aux marchands russes. Le prétexte est vite trouvé : l’éternelle question de la taille. La conquête de la Livonie commence. Il n’est pas exclu que les lauriers d’Alexandre Nevski, auquel le métropolite Macaire compare Ivan après la prise de Kazan, soient aussi le rêve secret du tsar. Interrompue au XIIIe siècle par l’invasion tatare, la politique moscovite revient, trois siècles plus tard, à ses visées premières.
Faible, déchirée par les luttes intestines, la Livonie ne montre guère de résistance. Le boïar Alexis Basmanov prend par surprise la forteresse de Narva, réputée inexpugnable. Dorpat est conquise. Les Tchérémisses de shah Ali ravagent la Livonie méridionale. Atteignant presque Reval et Riga, shah Ali revient à Moscou, à l’automne 1558. L’année suivante, les armées russo-tatares, commandées par Toqtamich et le prince Mikoulinski, entrent en Courlande, infligeant une nouvelle défaite aux forces des Porte-Glaive. La progression de l’armée moscovite est interrompue à la demande d’Adachev : l’Ordre a obtenu une trêve de mai à novembre. C’est à cela qu’Ivan fait allusion, cinq ans plus tard, dans sa lettre à Kourbski, où il laisse éclater sa fureur contre « la traîtrise de ce chien d’Alexis ». Adachev juge pourtant nécessaire d’interrompre la guerre contre la Livonie, parce qu’il monte une expédition contre les Tatars de Crimée.
Rejetant la politique d’Adachev, Ivan accepte les propositions de paix de la Crimée et envoie en Livonie une forte armée, commandée par le prince Kourbski. En 1560, la puissante forteresse de Fellin tombe. C’est la résidence du maître de l’Ordre. Les chevaliers sont défaits. La résistance livonienne est brisée.
En trois campagnes, Moscou s’ouvre la voie des rives de la Baltique. Mais il apparaît bientôt que la guerre de Livonie ne fait que commencer. Les succès de l’artillerie russe ont un immense impact en Occident ; l’apparition d’une nouvelle puissance sème l’effroi. Les historiens citent volontiers la prédiction contenue dans une lettre de Calvin au tout début de la guerre : « S’il est donné à une quelconque puissance d’Europe de grandir, c’est bien à celle-ci10. » Les craintes des États occidentaux et le refus des chevaliers de Livonie de devenir sujets de Moscou transforment la région de la Baltique en théâtre d’un conflit international.
Pour la première fois, l’État moscovite est acteur de la politique européenne. Pour la première fois, Ivan le Terrible montre ses talents diplomatiques, s’affranchissant, avec une assurance croissante, de l’influence des conseillers du cercle d’Alexis Adachev. La Livonie vaincue part en morceaux que s’approprient ses voisins, espérant ainsi mettre de la distance entre eux et Moscou. Kettler, le maître de l’Ordre, cède la Livonie à la Pologne, en échange de la Courlande et d’un titre ducal héréditaire. La Livonie proprement dite (la Liflandie) fait union avec la Lituanie. L’Estonie (et la ville de Reval) passent sous contrôle suédois. L’île d’Esel accepte la tutelle de Magnus, duc de Danemark.
Un nœud se forme qu’il faudra plus d’un siècle et demi pour dénouer. Au cours de cette guerre pour les régions de la Baltique, les pays scandinaves, la Pologne et la Lituanie useront leurs forces, tandis que la Russie se transformera en grande puissance.
Les Habsbourg montrent le plus vif intérêt pour les événements de Livonie. Ils sont (l’empereur germanique Ferdinand Ier et son parent le roi d’Espagne Philippe II) les principaux ennemis du sultan en Europe, et les succès remportés par Ivan à l’est, ses campagnes contre la Crimée ne peuvent que les réjouir. Le brusque revirement de Moscou en direction de l’ouest déçoit profondément l’empereur. En 1560, Ferdinand Ier dépêche une ambassade à Ivan, porteuse d’une lettre où il demande que cesse la guerre contre l’Ordre, son vassal. Moscou entretient des relations avec le Saint-Empire romain germanique depuis le XIVe siècle. Peu désireux de gâter ses rapports avec les Habsbourg mais n’ayant pas non plus l’intention de mettre un terme aux hostilités, Ivan donne un motif inattendu à ses campagnes contre les Livoniens. Le problème, écrit le tsar à l’empereur11, est que les Livoniens ont « enfreint les Commandements de Dieu » et « se sont laissés prendre à l’enseignement de Luther. Le tsar orthodoxe qui, sa vie durant, n’éprouvera que mépris pour « l’hérésie latine », se fait soudain le champion du catholicisme contre les luthériens. En novembre 1561, Ferdinand Ier que la réponse d’Ivan laisse manifestement insatisfait, interdit la navigation sur la Narova, s’efforçant de couper Moscou de l’approvisionnement occidental. Mais le négoce avec la Moscovie s’est entre-temps organisé par le nord, à l’initiative de marchands anglais, lorsque, en 1553, le capitaine Richard Chancellor a, pour la première fois, jeté l’ancre à l’embouchure de la Dvina septentrionale et été amené à Moscou (à travers Kholmogory). Dès lors, des relations commerciales constantes s’établissent entre Russes et Anglais.
Percevant, du côté de la Pologne et de la Lituanie, la principale menace pour la réalisation de ses plans, Ivan conclut un traité avec le Danemark, il accorde un armistice de vingt ans aux Suédois et concentre l’essentiel de ses forces contre la Lituanie. À l’automne 1562, à la tête d’une innombrable troupe, Ivan marche sur Polotsk, citadelle frontière barrant l’accès à la capitale lituanienne. Le siège commence en janvier 1563. Le 15 février, la forteresse implore la grâce du vainqueur. La victoire de Polotsk marque le triomphe suprême de Moscou durant la première phase de la guerre de Livonie. L’année suivante, les armées russes subissent une terrible défaite sur les bords de l’Oula : les Lituaniens anéantissent les troupes venues de Polotsk pour faire la jonction avec celles de Smolensk ; les soldats de Moscou sont contraints de quitter le territoire lituanien.
Ce revers militaire a des conséquences très lourdes, en politique extérieure et intérieure. À l’automne 1564, l’armée polono-lituanienne marche sur Polotsk, dans la ferme intention de reprendre ce point stratégique. Simultanément, les Tatars de Crimée font mouvement, au sud, contre la Moscovie, rompant l’accord passé avec Ivan. La menace de guerre apparaît sur deux fronts. Toutefois, Polonais et Lituaniens rebroussent chemin, après avoir stationné devant Polotsk, sans se risquer à donner l’assaut. De son côté, le khan Devlet-Ghireï, renonce à marcher sur Moscou et se tourne vers Riazan qui repousse les attaques de la Horde. La Horde de Crimée regagne ses steppes. Mais à l’intérieur de la Moscovie, des événements autrement importants ont lieu.