4 Réformes ou révolution ?



Plutôt que de se soumettre à une occidentalisation forcée sous la houlette de leurs voisins de l’ouest – Polonais, Suédois, Allemands –, les Russes (…) effectuèrent par eux-mêmes leur transformation sociale, ce qui leur permit d’entrer dans la communauté des nations occidentales au titre de grande puissance, et non en possession coloniale ou en « parent pauvre ».

Arnold TOYNBEE.


La « transformation sociale » évoquée par Toynbee est, avant tout, pour lui l’œuvre de Pierre le Grand. L’historien anglais y voit un processus révolutionnaire. Vassili Klioutchevski ne partage pas ce point de vue. Nous l’avons dit, la réforme de Pierre lui apparaît comme « une révolution, non dans ses visées et ses résultats, mais dans ses procédés et dans l’impression » qu’elle fit « sur les esprits et les nerfs des contemporains1 ». Disciple de Klioutchevski, Paul Milioukov complète la formule de son maître par cette importante observation : « Le pays eut droit à la seule réforme dont il fût capable2. » Et Milioukov de préciser qu’elle fut le fait du hasard, qu’elle fut chaotique et « marquée au coin de la précipitation », qu’elle « demeura incohérente et fragmentaire3 ».

L’historien américain Marc Raeff a un avis radicalement contraire ; il qualifie les réformes de « révolution pétrovienne » : « Contrairement à Klioutchevski et Milioukov, écrit-il, je n’ai pas le sentiment que la politique de Pierre fut dictée par les seules nécessités de la guerre et ne fut qu’une série de mesures ad hoc, en réponse aux besoins du moment. » Sur la base des recherches les plus récentes concernant l’élaboration et la rédaction des principaux actes législatifs, Marc Raeff en vient à la conclusion que « Pierre réalisa très logiquement un programme de transformations, copié sur le modèle de l’État policier4 ».

Nathan Eidelman qui, dans les années de la perestroïka, s’intéresse au phénomène des révolutions décrétées au sommet, tient les transformations effectuées dans le premier quart du XVIIIe siècle pour un modèle de « révolution d’en haut », appelé à déterminer l’histoire russe pour quelque cent cinquante ans. L’historien note que tous les observateurs et commentateurs de l’époque cherchaient, à travers Pierre, à deviner leur propre avenir, et il souligne qu’aux périodes où la Russie se portait assez bien, les générations postpétroviennes « se montraient plus indulgentes à l’égard de Pierre, voyant dans l’amélioration momentanée de leur situation une conséquence lointaine de ses réformes ; mais quand venaient la réaction, la stagnation, on les faisait découler du “sauvage et inhumain principe” fondant les transformations engagées par le tsar ». Très logiquement, Nathan Eidelman déduit de ces observations « l’ambiguïté fondamentale de la révolution des années 1700-1725 », dont l’un et l’autre aspects allaient, par la suite, l’emporter alternativement5.

Au nombre des conséquences lointaines découlant des changements effectués par Pierre, il faut compter la conviction – presque un axiome – qu’en Russie, seules sont possibles les réformes (et les révolutions) décidées au sommet. Ce point de vue est on ne peut plus clairement exprimé dans le brouillon d’une lettre d’Alexandre Pouchkine à Piotr Tchaadaïev (19 octobre 1836) : « Le gouvernement demeure l’unique Européen de Russie. » La certitude que toutes les grandes transformations ne peuvent venir que « d’en haut » s’accompagne d’une autre : les changements permettant au pays de progresser sont inévitablement inspirés par l’Europe. Le troisième élément de cet ensemble de considérations sur l’histoire russe, engendrées par la « révolution » pétrovienne, est la conviction que la Russie est capable d’emprunter à l’Europe tout ce dont elle a besoin.

Leibniz est le premier à formuler cette idée. Le célèbre savant allemand suit attentivement l’action de Pierre, son combat pour apporter les « Lumières » en Russie, et tient le tsar pour un bienfaiteur de l’humanité. Dans une lettre de 1712, Leibniz explique à Pierre les avantages offerts par l’arriération, à l’instant où le pays, de l’avis du philosophe allemand, s’apprête à en sortir. Cette arriération qui permet de construire à partir de rien, en mettant à profit l’expérience de l’étranger, ne tarde pas à être présentée comme une vertu. Un siècle après Leibniz, Nikolaï Karamzine écrit à propos de l’époque de Pierre : « Nous jetâmes, pour ainsi dire, un regard sur l’Europe et, en un clin d’œil, nous nous appropriâmes le fruit de longues années de labeur6. » Son contemporain, Piotr Tchaadaïev, auteur de Lettres philosophiques, lui réplique : « N’est-il point naïf de supposer, comme on a coutume de le faire chez nous, que nous puissions assimiler d’un coup ce progrès des peuples européens, effectué si lentement et sous l’influence directe d’une force morale commune, sans même nous donner la peine de savoir de quelle façon il fut réalisé ? » Mais Tchaadaïev est déclaré fou, tandis que les points de vue de Karamzine reflètent ceux de l’opinion. Ils emportent l’adhésion, car les transformations conduites par Pierre attestent qu’il est possible de « s’approprier en un clin d’œil le fruit de longues années de labeur », avec, pour reprendre l’expression de Lev Goumilev, une « stupéfiante aisance7 ».

L’expérience entreprise par Pierre conforte l’idée que les périodes de stagnation de l’histoire russe n’empêchent pas son développement car, au sortir de la stagnation, la Russie « rattrape et dépasse » d’un bond les pays qui l’ont devancée. Puis, lorsqu’elle a assimilé ce qui lui manquait pour renforcer sa puissance, la Russie reprend son petit bonhomme de chemin, elle retrouve son mode de vie habituel.

La nécessité de « rattraper », d’une part, la « stupéfiante aisance » dans l’assimilation des « fruits du progrès », d’autre part, confortent l’impression qu’il existe deux mondes : « eux » et « nous », l’Europe et la Russie. Ce sont deux mondes fondamentalement étrangers, sinon hostiles, éprouvant l’un envers l’autre de la méfiance, de la suspicion, de la peur. L’éminent diplomate et homme d’État Andreï Ostermann note dans son journal ces mots qu’il tiendrait de Pierre le Grand lui-même : « Nous avons besoin de l’Europe pour quelques années, mais ensuite, nous devrons lui tourner le dos. » Vassili Klioutchevski, quant à lui, veut croire que ce sont bien là les propos du tsar, car cela tendrait à prouver que « le rapprochement avec l’Europe n’était à ses yeux qu’un moyen pour parvenir à ses fins, et non une fin en soi8 ».

Il est probable que l’ensemble des souverains russes n’ait jamais autant voyagé que Pierre le Grand. Le tsar est pris dans une sorte de mouvement perpétuel qui, avec le temps, n’inclut pas seulement la Russie, mais également la Pologne, l’Allemagne, l’Europe occidentale. La Russie, écrit Paul Milioukov, « était pleine de Pierre et de sa réforme ». C’est aussi pour sa réforme que Pierre se rend à l’étranger.

Les transformations font irruption dans tous les domaines et à tous les niveaux : étatique, spirituel, privé. Le jeune tsar commence par raser les barbes, puis, au temps de sa maturité, supprime le patriarcat. Aujourd’hui encore, les historiens ne parviennent pas à s’accorder sur la nature des réformes pétroviennes : sont-elles le fruit du hasard, ou répondent-elles à une logique ? Catherine II qui se considère (non sans raisons) comme l’héritière du premier empereur (l’inscription qu’elle fait graver sur la statue de Pierre : « À Pierre Ier, Catherine II », est sans ambiguïté), est persuadée qu’il « ne savait pas lui-même quelles lois il convenait de promulguer pour l’État ». À l’inverse, Sergueï Soloviev estime que Pierre avait un plan précis de transformations. Vassili Klioutchevski, lui, en vient à la conclusion que « Pierre se contentait de faire ce que lui soufflait l’instant, sans s’embarrasser… d’un plan particulier », et qu’il « considérait tout ce qu’il faisait comme affaire courante, normale, et non comme une réforme ; il ne remarqua point lui-même comment, par ces affaires courantes, il changea tout autour de lui, les hommes et le régime ».

De nombreux éléments plaident contre l’opinion de Klioutchevski et témoignent de l’existence d’un programme de transformations, dont les détails pouvaient varier sans que l’orientation principale s’en trouvât changée. En 1698, durant son séjour en Angleterre, Pierre confie au théologien Francis Lee le soin d’élaborer un projet de transformations pour la Russie. Parmi les propositions faites au tsar, on trouve la recommandation de créer sept collèges, appelés à gouverner directement l’État. En 1718, Pierre instaure ces fameux collèges, portant leur nombre à neuf et mettant ainsi à profit, quinze ans plus tard, les conseils du théologien anglais. L’impression de hasard et d’incohérence éprouvée par les contemporains du tsar et par certains historiens vient de ce que les changements vont dans tous les sens, mais aussi de ce que, déçu d’une innovation ou soudain convaincu de son inutilité pour les objectifs qu’il poursuit, Pierre la rejette soudain et se lance dans l’expérimentation d’une autre nouveauté. C’est là un moyen de progresser au coût exorbitant qui, deux siècles plus tard, deviendra une des doctrines bolcheviques : « Nous tirerons les leçons de nos erreurs, nous pouvons nous le permettre car nous sommes des défricheurs. » Il faut aussi garder présent à l’esprit que les plus proches collaborateurs de Pierre sont, dans le domaine législatif et administratif, des autodidactes et des amateurs, comme le tsar lui-même. À la fin de la guerre contre la Suède, génératrice de chefs militaires russes de talent, Pierre reconnaît : « Il m’a été donné de voir mes Turenne, mais je ne vivrai pas assez pour connaître mon Sully. » Et, en effet, si, dans les années de la Guerre du Nord, apparaît une pléiade de chefs militaires très comparables au glorieux maréchal français du XVIIe siècle, l’entourage de Pierre ne compte pas d’administrateurs ayant l’envergure du ministre d’Henri IV. L’absence de « Sully » s’explique peut-être en partie parce qu’ils ne sont pas nécessaires, le tsar estimant que les pays occidentaux savent ce qu’est un « bon ordonnancement », autrement dit un système administratif au point, et qu’il lui suffit de mettre à profit ce savoir, comme il a su utiliser les réalisations de la technique militaire étrangère. Pierre a le sentiment que les étrangers détiennent le secret de l’organisation d’État et qu’ils le dissimulent. Il envoie en Suède Heinrich Fick, natif du Holstein, recopier secrètement tous les règlements susceptibles d’être appliqués en Russie.

Les réformes commencent par l’armée que Pierre considère – depuis les « régiments pour rire » qui lui permettront d’accéder au trône, jusqu’à sa brillante victoire sur les Suédois – comme le fondement de l’État. En 1715, exposant au tsarévitch Alexis l’essence de sa politique, le tsar affirme que la réforme militaire favorise les progrès effectués par la Russie, que, grâce à l’armée, « nous sommes sortis des ténèbres vers la lumière ».

La réforme vise à créer une armée russe régulière, sur le modèle occidental. L’une des difficultés est la nécessité de bâtir cette armée en période de guerre. Cela implique un afflux permanent de nouvelles recrues : de 1699 à 1725, on dénombre cinquante-trois périodes de recrutement. Durant la première année de la Guerre du Nord, un tiers des officiers et tous les généraux sont étrangers. À la fin du conflit, on a cessé de faire appel à eux ; sur décret du tsar, seuls les étrangers qui s’engagent à servir toute leur vie dans l’armée russe, peuvent obtenir de l’avancement. Le règlement militaire de 1716, principalement rédigé sur le modèle du règlement de Charles XII (mais également inspiré des usages militaires de Saxe, d’Autriche et de France), fixe les moindres détails du fonctionnement de l’armée. Pierre apporte personnellement deux cents correctifs et modifications au projet.

Une fois assuré le « bon ordonnancement » de l’armée, celle-ci devient le modèle d’organisation de l’État. La finalité de l’armée est de servir. Pierre porte l’habit militaire et, à sa suite, tous les courtisans revêtent l’uniforme. Parmi les points les plus importants de la réforme, on trouve l’obligation faite aux enfants nobles de servir dans l’armée – dans les régiments de la garde – en qualité de simples soldats ; ils ne se hissent ainsi que peu à peu au rang d’officiers. Le règlement militaire de 1716 le souligne tout particulièrement : tous ceux qui servent dans l’armée ont le titre de soldat, depuis les généraux jusqu’au dernier fantassin, ou cavalier. Le règlement fixe les moindres détails du service, il prévoit également les punitions pour tout manquement. Enrôlés de force, les paysans refusent de servir : en 1712, le pourcentage des déserteurs s’élève à 10 %. Bientôt, les désertions gagnent les nobles. À partir de 1708, les familles doivent répondre des recrues en fuite ; en 1712 et 1715, des oukazes spéciaux exigent que les déserteurs soient marqués d’une croix, faite à la poudre noire, à la main gauche.

La stricte discipline militaire est le modèle dont doit s’inspirer la vie civile. Durant la dernière année de sa vie, Pierre explique aux serviteurs de l’État qu’ils ne doivent pas voler le Trésor ni accepter de pots-de-vin, qu’il leur faut être honnêtes ; et il les menace, dans le cas contraire, des plus durs châtiments, appliquant à la sphère du service civil les notions du service et de la discipline militaires : « Ceux qui, dans leurs fonctions, se sont volontairement et consciemment rendus coupables de délits, doivent être châtiés comme des traîtres qui se refusent à faire leur devoir au moment du combat… »

Dictée par les besoins de la guerre, la réforme administrative ne tarde pas à en excéder le cadre. Pierre est constamment absent de Moscou, mais il veut tout savoir, tout contrôler, prendre les décisions ultimes dans tous les domaines. Il crée ainsi un « Cabinet », institution administrative inconnue jusqu’alors en Russie. Le « Secrétaire du Cabinet », Alexis Makarov, se trouve en permanence auprès du tsar ; il passe au crible tous les documents, avant de les présenter à Pierre : c’est donc un homme des plus puissants. Imperceptiblement, sans qu’il soit besoin d’un décret spécial, la Douma des Boïars disparaît. Il en est fait mention, une dernière fois, en février 1700. Les moyens de renouveler, de réformer l’administration moscovite obsolète sont recherchés, tout naturellement, du côté de l’Occident. « Le déclin, voire le naufrage de la culture traditionnelle qui était celle de la Rus moscovite, et l’existence, en Europe, d’un système achevé d’idées politiques et de méthodes sociales, offrirent à Pierre des conditions favorables pour cette “révolution” qui allait intégrer la Russie au cercle des puissances européennes des “temps modernes”9. » À la fin du XVIIe siècle, l’Europe occidentale et centrale a élaboré un système plus ou moins homogène de gestion administrative et de principes politiques (donc, également socio-économiques). Le « caméralisme », l’étude des finances, de l’économie et de la gestion, toutes matières enseignées dans les universités dès le Moyen Âge, entraînent l’apparition, au XVIIe siècle, de la conception d’un État archi-organisé, et bientôt policier. L’université de Halle joue un rôle particulièrement important dans le développement du « caméralisme », et nombre de ses professeurs se rendent en Russie.

Marc Raeff fait découler les grands principes du « caméralisme » des nouvelles conceptions du monde nées en Europe occidentale, aux XVIe et XVIIe siècles, à la suite, en particulier, des découvertes de Galilée, Newton, Descartes. Réduisant à néant la vision moyenâgeuse d’un monde fermé et achevé, ces penseurs mettent en évidence le caractère illimité du monde et, en conséquence, le potentiel infini de ses ressources naturelles. Ils affirment qu’il est possible d’étudier, de comprendre et d’organiser l’univers. Il n’y faut que la raison et la volonté. La combinaison de ces deux forces permet à l’homme de penser que l’avenir est la continuation du présent et que la progression vers le futur peut être calculée, en partant de la connaissance des lois intangibles mises en évidences par la science rationnelle. L’humanité est en mesure d’augmenter ce savoir et d’accroître ses productions, donc d’améliorer sa situation matérielle. En d’autres termes, le progrès est possible.

La conclusion politique tirée de ces présupposés philosophiques est la nécessité d’une rééducation de la population et d’une reconstruction de la société, de telle sorte qu’elles œuvrent en faveur de l’avenir, de résultats lointains, du progrès. Deux tâches incombent désormais au gouvernement : la première est d’organiser l’activité de la société à très long terme, ce qui implique de rompre avec la psychologie « paysanne » de la vie « au jour le jour » ; la seconde est l’anéantissement des préjugés et autres superstitutions, qui font obstacle à une explication rationnelle de l’Univers. « Le gouvernement et l’élite politique, écrit Marc Raeff, doivent jouer un rôle décisif dans la rééducation et la réorganisation de la société10. » Le centralisme se renforce, le monarque (incarnation de l’État) mène désormais une politique cohérente et consciente, visant à augmenter au maximum le potentiel du pays : sa richesse, sa puissance, son bien-être matériel. Et comme cette tâche est, par définition, sans fin, une fois le mouvement lancé, il devient inhérent au système et se transforme en finalité en soi.

Le pouvoir d’État est désormais doublement impérialiste : il détient tous les domaines de la vie sociale (en attendant de monopoliser la vie privée) et ne cesse de conquérir de nouveaux territoires (ou États) pour développer son activité. Marc Raeff conclut ainsi sa définition de l’État policier : La méthode utilisée par Pierre « visait à remplacer la culture moscovite agonisante par un système dynamique, importé d’Europe occidentale et centrale11 ».

Recourant, selon son habitude, à l’expérimentation, imposant de nouvelles lois et institutions qu’il rejette lorsqu’elles ne conviennent pas, Pierre réorganise activement le système administratif du pays. En pleine guerre, la Russie est divisée en huit gouvernements (ou provinces – goubernii), qui sont presque autant de régions administratives et militaires, au service d’un certain nombre de régiments. En 1711, un organe central de gouvernement – le « Sénat dirigeant » – est créé. Il a vocation à remplacer le tsar lorsque celui-ci est absent de la capitale ; l’oukaze qui en officialise la création précise : « Chacun devra obéir au Sénat… comme à nous-même. » La nouvelle institution se compose de neuf membres, elle jouit de très larges pouvoirs (puisqu’elle est censée se substituer au tsar) et remplit de nombreuses fonctions. En 1718, pour rationaliser les activités du Sénat, on instaure les collèges mentionnés ci-dessus. Leibniz écrit à Pierre que ces collèges permettront d’ébranler la machine étatique, de la même façon qu’un petit rouage en met un autre en mouvement et, au bout du compte, « l’aiguille de la vie indiquera infailliblement les heures du bonheur au pays ».

La création des collèges – d’abord, nous l’avons dit, au nombre de neuf – permet d’agrandir la sphère du gouvernement et de renforcer la centralisation. Citons en tout premier lieu le collège chargé des « pays étrangers ». Puis viennent le collège de l’armée et celui – inconnu jusqu’alors en Russie – de l’amirauté. Trois collèges s’occupent des finances : l’un collecte l’impôt, le second répartit l’argent du budget, le troisième contrôle les dépenses. Enfin, trois autres collèges ont la charge du commerce et de l’industrie : le premier détient l’industrie légère, le second les mines, le troisième le commerce extérieur. Tous les présidents de collèges (à l’exception de celui des mines, confié à l’Écossais Jacob Bruss, glorieux général d’artillerie) sont russes, tandis que les vice-présidents sont presque tous étrangers. Dans un premier temps, les présidents portent également le nom de sénateurs. Par la suite, toutefois, Pierre distinguera ces fonctions.

L’appareil administratif est soumis à un double contrôle de la couronne : contrôle secret des finances (par un réseau de délateurs), contrôle ouvert des tribunaux par un ensemble de procureurs. La direction suprême du contrôle est assumée par le procureur général.

Le Saint-Synode occupe une place particulière dans le système administratif. Après la mort du patriarche Adrien en 1700, l’Église est dirigée par le « gardien du trône patriarcal », Stepan Iavorski. Au désir exprimé par le clergé d’avoir un patriarche, Pierre répond, en 1721, par un Règlement ecclésiastique dû à la plume de Théophane Prokopovitch. La direction de l’Église est confiée au Synode, dont les membres ont rang de fonctionnaires, comme dans n’importe quelle institution laïque. Ils prêtent serment au tsar et s’engagent à exécuter ses prescriptions sans faillir. L’oukaze synodal de 1722 enjoint aux prêtres d’informer les autorités de toutes les intentions de trahison ou de révolte, exprimées en confession.

À la suite de nombreux contemporains de Pierre, certains historiens voient dans la réforme de l’Église un désir d’imposer à la Russie une structure protestante : le protestantisme attirait d’ailleurs Pierre le Grand. Le biographe allemand de Pierre estime, lui, que des considérations étatiques, et non théologiques, incitèrent le tsar à opter pour le modèle protestant d’organisation de la vie spirituelle12. Le fait est clairement perçu par Nikolaï Karamzine, qui écrira : « Rien ne lui faisait peur [à Pierre]. De tout temps, l’Église de Russie avait un chef, d’abord en la personne du métropolite, puis dans celle du patriarche. Pierre se décréta chef de l’Église, il anéantit le patriarcat, comme étant dangereux pour le pouvoir absolu13. »

La création du patriarcat, en 1589, était l’affirmation, le signe officiel que Moscou assumait l’héritage de Byzance. Sa liquidation indique que l’empereur de toute la Russie n’a nul besoin d’intermédiaire entre Dieu et lui. Le règlement militaire adopté en 1716, avant même que Pierre ne prenne le titre d’empereur et qu’il ne crée le Synode, déclare : « Sa Majesté est un monarque absolu qui ne doit répondre de ses actes devant quiconque au monde, mais détient le pouvoir et la force de gouverner ses États et ses terres à sa guise, au titre de souverain chrétien. »

Le tsar et le patriarche – double pouvoir élu de Dieu et doté de sa sagesse – représentaient le pouvoir suprême au royaume moscovite. Dans le Règlement ecclésiastique de 1721, la suppression du patriarcat est justifiée par le fait que « le petit peuple est inhabile à savoir la distance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir du tsar ». Pour qu’il n’y ait plus de confusion, l’empereur concentre entre ses mains les pouvoirs spirituel et temporel. Pierre, qui accorde une grande importance aux symboles, donne l’ordre de placer près du tombeau du métropolite Pierre, à la cathédrale de l’Assomption à Moscou, des cierges, non plus d’un poud (16, 38 kilos), mais d’une livre (funt : un peu moins de cinq cents grammes).

Pierre change la structure administrative en faveur d’un modèle d’État policier et, simultanément, substitue au modèle byzantin théocratique (le tsarat orthodoxe) le modèle laïc de l’empire romain (l’État russe n’est donc plus ni un tsarat, ni un royaume orthodoxe). Le patriarche, qui empêchait le monarque d’être le maître absolu du pays, doit partir. Pierre a gardé un souvenir très vif de la lutte menée par son père contre le patriarche Nikone. De l’avis de l’empereur, n’importe quel officier de la garde est à même de diriger l’Église. Pierre est donc plus fondé que Louis XIV à dire : « L’État c’est moi », car le tsar russe peut ajouter : l’Église c’est aussi moi. Expliquant la signification de la réforme de l’Église, Gueorgui Vernadski écrit : Pierre « représentait, par toute sa structure mentale, le Russe-type, mais ses conceptions religieuses ne faisaient pas de lui le tsar russe type14 ».

Instaurée en 1722, la « Table des Rangs » est un document important, réglementant le système de gouvernement. S’inspirant des grades en vigueur dans les monarchies absolues – en France, Prusse, Suède et ailleurs –, Pierre établit une hiérarchie des grades au sein du service d’État : services militaire et civil, service de la Cour. La « Table des Rangs » compte quatorze « classes » (ou rangs) et prévoit des possibilités d’avancement dans la hiérarchie, selon les capacités, les connaissances et le zèle. Ce ne sont plus ni la naissance ni la lignée, mais le talent et la capacité de travail qui ouvrent la voie du « sommet ». Le premier grade d’officier (neuvième classe pour les grades civils) confère automatiquement à ceux qui y sont promus la noblesse à titre personnel, la sixième classe militaire (quatrième dans le civil) la noblesse héréditaire.

La noblesse cesse ainsi d’être une caste fermée : l’accès en est ouvert aux roturiers. Déclenchée sous le règne d’Ivan le Terrible, la lutte contre le miestnitchestvo s’achève par la victoire pleine et entière du pouvoir tsarien. Les droits et privilèges dépendent désormais, non de la naissance ni de la fonction, mais du grade. La « Table des Rangs » restera en vigueur en Russie jusqu’en 1917. Le schéma instauré par Pierre permettra à l’État de réglementer l’administration, mais aussi la place de chaque fonctionnaire dans l’échelle sociale. Le quotidien est également régenté dans les moindres détails. Les cinq premiers grades ne peuvent, par exemple, acheter pour leurs uniformes du tissu à un prix excédant quatre roubles l’archine (0,71 mètre) ; ce tarif est porté à trois roubles pour les trois rangs suivants, et à deux pour les autres.

La réforme (ou la révolution) n’épargne personne. La noblesse – classe dirigeante – reçoit une nouvelle appellation, empruntée à la langue polonaise : le chliakhetstvo. Mais ce nouveau vocable ne transporte pas en terrain russe le contenu du mot polonais : la noblesse de Russie n’acquiert pas les immenses droits de la szlachta polonaise, elle est « réglementée » de la plus stricte façon. Pierre maintient à l’âge de quinze ans le début du service pour un noble ; ce service est illimité (jusqu’à cinquante-cinq ans). Il ordonne toutefois que les enfants nobles apprennent (avant d’entamer leur service) l’arithmétique et des rudiments de géométrie (interdiction leur est faite de se marier avant d’avoir atteint un niveau d’instruction élémentaire). Les petits nobles de quinze ans commencent au rang de simples soldats. Ceux qui « ne connaissent pas le métier de soldat depuis les fondements », n’ont aucune chance de devenir officiers. Les enfants des familles les plus fortunées et les plus titrées s’enrôlent dans les régiments de la garde dans la capitale, les autres servent dans l’armée.

En 1714, Pierre signe un décret portant sur l’héritage et interdisant le partage des biens immobiliers (votchinas, pomiestiés…). Un père ne peut désormais léguer ses possessions qu’à un seul de ses fils, à son choix. Ce n’était pas, écrit Vassili Klioutchevski, un majorat comme il en existait en Europe de l’Ouest. La terre (et autres biens) ne revenait pas automatiquement à l’aîné, le testateur choisissant son héritier. Pierre voulait ainsi éviter le morcellement des propriétés et, par conséquent, l’appauvrissement de la noblesse, classe qui, par excellence, fournissait les « hommes de service ». La différence entre votchinas et pomiestiés est définitivement abolie, ce qui crée une nouvelle forme de propriété terrienne, « héréditaire, indivise et obligeant ad aeternum son détenteur à remplir une fonction militaire et civile15 ».

L’instauration, en 1714, d’un impôt de capitation est un nouveau pas vers l’asservissement définitif des paysans. La population cherchant par tous les moyens à éviter de payer, on impose une sorte de « caution solidaire » : les propriétaires terriens sont responsables de la collecte de l’impôt. La dépendance des paysans s’en trouve accrue. Bien plus, « réglementant » et simplifiant les rapports en vigueur, un nouvel oukaze place tous les paysans à égalité, abolissant toute différence entre le kholop et le paysan libre (ce dernier, jusqu’alors, n’appartenait pas au seigneur). De cultivateurs fixés à la terre, les paysans se transforment en esclaves. C’est alors que s’installe le système de servage qui demeurera jusqu’en 1861. Il prend bientôt des formes qui suscitent le mécontentement de l’empereur. Dans un oukaze de 1721, Pierre interdit la vente des serfs « au détail », « comme du bétail », en séparant les familles. Mais ce décret reste lettre morte.

Des milliers de paysans sont, nous l’avons dit, employés à la construction des chantiers navals de Voronej, Azov, Arkhanguelsk, ou à l’édification de ce que Pierre nomme son « Paradis » : Saint-Pétersbourg. Des témoins étrangers avancent le chiffre de trois cent mille morts, de faim ou de maladie, au cours de la construction du port de Taganrog. La réalisation de Saint-Pétersbourg fut encore plus meurtrière.

La guerre donne l’impulsion nécessaire au développement de l’industrie, dont les débuts remontent au XVIIe siècle. On voit peu à peu s’installer le mercantilisme, alors triomphant en Occident. Pierre poursuit trois grands objectifs : encourager l’industrie minière qui exploite les richesses minérales russes ; réglementer les échanges, sur la base d’une balance du commerce extérieur ; développer l’industrie manufacturière locale. « La jeune entreprise russe, écrit Vassili Klioutchevski, ne justifia pas les attentes du réformateur. Il fallut enjoindre, à coups de décrets, aux capitalistes d’ouvrir des manufactures, de monter des compagnies… De cette façon, la création de fabriques ou de compagnies prit des allures de service d’État, elle devint une sorte d’obligation, tandis que fabriques et compagnies avaient des airs d’institutions officielles. » Il faut ajouter à cela que la situation des « paysans des usines », envoyés de force dans les mines, les manufactures, les fabriques, était plus dure encore que celle des paysans-laboureurs.

Les résultats sont néanmoins impressionnants. Vassili Klioutchevski, qui voit les deux aspects de l’œuvre réformatrice de Pierre, énumère les acquis : « La Russie n’avait pas d’armée régulière, le tsar lui en donne une ; elle n’avait pas de flotte, il en bâtit une… ; l’extraction des matières premières est peu développée, les industries de transformation quasi inexistantes : il laisse à la fin de son règne plus de deux cents usines et fabriques16… » Les réussites sautent à ce point aux yeux que Staline, tirant le bilan du premier plan quinquennal, s’inspirera, pour son rapport, du texte de Klioutchevski et dressera ainsi la liste de ses propres mérites : « Nous n’avions pas de métallurgie lourde… Nous en avons une à présent. Nous n’avions pas de production de tracteurs. Nous en avons une à présent… » Et bien d’autres choses encore17.

Des changements considérables affectent aussi le domaine culturel. Pour Pierre, la culture est synonyme d’instruction – une instruction qu’il perçoit comme l’acquisition d’un savoir utile, donc essentiellement technique. Vladimir Weidlé qualifie Pierre de « premier technocrate de l’époque moderne ». Des écoles sont ouvertes, qui enseignent l’arithmétique et la géométrie, mais on crée également des écoles professionnelles, formant des ingénieurs et des artilleurs, ainsi que des établissements spécialisés dans la marine et la médecine. Pour la première fois, des écoles laïques font leur apparition en Russie où l’instruction relevait, jusqu’alors, entièrement de l’Église. 1703 voit aussi les premières publications non religieuses : le journal Vedomosti (Les Nouvelles), qui offre des informations techniques et publie les oukazes impériaux, et l’Arithmétique de Leonti Magnitski, ouvrage qui jouit en son temps d’une immense popularité et présente, outre des règles arithmétiques, une multitude d’informations pratiques des plus utiles.

Les transformations culturelles touchent au mode de vie des Russes de l’époque pétrovienne. La barbe disparaît, le costume se transforme, de nouvelles règles de comportement s’imposent. Le best-seller du moment s’intitule : Honnête miroir de la jeunesse, ou règles de la bonne conduite quotidienne. Le tirage (cent quatre-vingt-neuf exemplaires) en est épuisé en deux ans (1717-1718), ce qui représente un exceptionnel succès. Ce guide des bonnes manières enseigne aux jeunes nobles la façon de se tenir à table, de marcher, de saluer, de se servir d’un couteau, d’une fourchette, d’une assiette, d’un mouchoir, d’un chapeau, ainsi que les règles de savoir-vivre en société et à la Cour. La page de titre précise : « Imprimé sur l’ordre de Sa Majesté le tsar. »

L’Honnête miroir brosse aussi le portrait de son propre lecteur, définissant par là même le cadre dans lequel est diffusée la nouvelle culture : cette dernière concerne les milieux de la Cour, les hauts fonctionnaires, la noblesse de la capitale et, partiellement, de province. La nouvelle culture devient le signe distinctif de la couche sociale privilégiée.

Dans le processus de « révolution culturelle » en cours, la langue russe est ébranlée à son tour. L’apparition de nouvelles notions et de nouveaux termes entraîne à sa suite un cortège de mots étrangers : ils sont plus de trois mille – latins, allemands, danois, anglais, suédois, français, polonais – à être injectés dans la langue russe. Il faudra plusieurs décennies à cette dernière pour les digérer et pour que la littérature crée la langue russe moderne.

La culture, l’instruction changent, comme tous les autres domaines de la vie, à l’initiative de Pierre. Ces changements, pour reprendre l’expression employée par Alexandre Kizevetter en 1899, s’effectuent « sous la contrainte, dans la terreur18 ». En 1956, Vladimir Weidlé aura recours à une image inspirée de la révolution culturelle stalinienne : pour lui, Pierre envoya la Russie, telle « une élève méritante à la faculté ouvrière, dans cette Europe qui semblait à son esprit lucide – trop lucide –, sans âme, presque “américaine” (autrement dit exclusivement technique et industrielle19 ».

Qu’on les appelle réforme ou révolution, les transformations de Pierre rencontrent la résistance de la majorité de la société et engendrent une opposition. Les révoltes qui éclatent à Astrakhan, sur le Don et en d’autres points du pays sont une preuve convaincante du mécontentement. Ce dernier ne vient pas seulement des difficultés de la vie, il tient aussi au sentiment qu’une menace plane sur les convictions qui définissaient le mode de vie, les comportements, et sur la foi en général. Les transformations de Pierre, que ses partisans qualifieront de « triomphe de la raison », sont perçues par la plupart des habitants de Russie comme une perte d’âme. L’impôt de capitation (« par âme », disait-on) instauré par le tsar a transformé les âmes en unités fiscales.

L’opposition à Pierre se situe à trois niveaux. Elle est d’abord sociale. L’écrasement des révoltes lui porte un coup très dur, mais il ne change rien à l’opinion de l’immense majorité de la population envers le tsar et ses innovations. Le second rempart de l’opposition est le clergé, principalement schismatique mais également, pour partie, rattaché à l’Église officielle. De par son origine et sa logique interne, le Schisme est un phénomène purement religieux, dénué de tout caractère social. Toutefois, la logique de son développement et, là encore, son origine, en font une réaction de type nationaliste. Le nationalisme russe y trouvera sa source. Les prédicateurs de la « Vieille Foi » n’appellent pas à tenter de sauver son âme par la contrainte et l’effort individuels, ils effraient leurs ouailles en brandissant la menace de la damnation par la faute d’autrui – de l’étranger. Tout ce qui est hostile à la foi le devient à la nation, le caractère antinational des innovations est la preuve même de leur caractère antireligieux. « Le Schisme, écrit Paul Milioukov, fut un combat pour ces formes de la religion nationale qui avaient été mises à mal par la grammaire grecque et kiévienne20. » Le troisième élément d’opposition est constitué par les vestiges de la noblesse traditionnelle.

L’opposition tout entière se réunit, idéologiquement, autour du fils de Pierre, le tsarévitch Alexis. Né d’Eudoxie, épouse délaissée du tsar, élevé sans mère, Alexis ne ressemble en rien à son père. « L’esprit entreprenant, la force physique et l’énergie de Pierre étaient à l’opposé de la douceur, de l’indolence, de la faiblesse physique du tsarévitch21. » Le père s’intéresse aux arts appliqués, à la technique, au travail manuel ; le fils leur préfère la théologie et l’histoire de l’Église. Alain Besançon résume l’origine du conflit entre le père et le fils : « Ce que réclame le père, c’est ce qu’il réclame de la Russie : qu’elle s’identifie à lui, à son énergie, à ses travaux… Ce que demande Alexis, c’est sa vie privée : cela Pierre ne l’accorde à aucun Russe22. »

Les divergences entre le tsar et son héritier augmentent au fur et à mesure que grandit Alexis et que Pierre ébranle plus fort la Russie, ajoutant encore au mécontentement. En août 1717, le tsar pose un ultimatum à Alexis, alors âgé de vingt ans : amende-toi, deviens mon digne héritier, ou reçois la tonsure. Le tsarévitch répond en s’enfuyant à l’étranger. À Vienne, il se place sous la protection de l’empereur : l’épouse d’Alexis, la princesse Charlotte, décédée en 1714, était la belle-sœur de Charles VI. Dans le langage du XXe siècle, on pourrait dire que l’héritier du trône russe demande l’asile politique à l’empereur d’Autriche. La trahison n’a nul besoin d’être démontrée : la fuite, l’émigration sont autant d’aveux de culpabilité.

Pierre envoie à la recherche du tsarévitch, qui tente de se cacher dans les domaines de l’empereur, un diplomate expérimenté, Pierre Tolstoï. À force de menaces, de promesses de pardon et d’autorisation de vivre avec Euphrosine, la servante dont Alexis est amoureux et avec laquelle il s’est enfui, Pierre Tolstoï parvient à persuader Alexis de rentrer. À la Cour d’Autriche, on ne s’efforce guère de soutenir le transfuge ; on se montre plutôt content de son départ, Vienne redoutant la colère de Pierre le Grand. Les ministres autrichiens envisagent même, avec inquiétude, l’éventualité d’une incursion des armées russes sur le territoire de l’empire : les troupes du tsar sont stationnées en Pologne, à la frontière de la Silésie.

Dès le retour d’Alexis, commence son procès. On arrête d’abord des personnes de l’entourage du tsarévitch, que l’on soumet à la torture. Le tsar veut des preuves de la culpabilité de son fils, il veut les noms de ceux qui ont – il en est convaincu – comploté contre lui. Ambassadeur de Hanovre, Weber écrit de Pétersbourg : « Je ne veux pas m’ériger en juge, savoir si le tsar a raison ou non d’écarter le tsarévitch du trône et de lui infliger sa malédiction. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que le clergé, la noblesse et la plèbe idolâtrent le tsarévitch et chacun comprend que le testament du tsar ne sera pas respecté après sa disparition23. »

Pierre procède personnellement à l’interrogatoire d’Euphrosine (qui n’est pas torturée) et est ainsi informé des rêves de son fils qui en a fait part à la femme aimée : après son accession au trône, Alexis a l’intention de rester tranquillement chez lui, de renoncer à guerroyer, de dissoudre une grande partie de l’armée, d’anéantir la flotte. Rester « chez lui » signifie, bien sûr, pour le tsarévitch, demeurer à Moscou. L’héritier ne songe en effet qu’à transformer Pétersbourg en « désert ». Ces rêves du tsarévitch, dirigés contre tout ce que Pierre considère comme la grande réalisation de sa vie et une nécessité vitale pour la Russie, ne sont pas seulement le fruit de l’imagination d’Alexis. Douze ans après la mort de Pierre, Vockerodt, ambassadeur de Prusse en Russie, expose le programme de l’opposition noble à la politique du tsar, se fondant sur ce qu’il a entendu au cours d’entretiens « confidentiels ». Il s’agit principalement d’une opposition à la politique étrangère. Les partisans de ce programme s’élèvent contre le mouvement de la Russie vers l’Occident : pour eux, les acquisitions territoriales du tsar du côté de la Baltique ne favorisent nullement la sécurité de la Russie ; au contraire, elles risquent d’entraîner le pays dans des querelles et des règlements de comptes avec les puissances étrangères. La noblesse estime qu’elle ne tire aucun profit ni avantages domaniaux de l’accès à la Baltique ; en revanche, « les Liflandiens nous marchent presque sur la tête, ils jouissent de plus de privilèges que nous ». Les nobles sont en outre opposés à l’existence d’une armée régulière, « plus nuisible que le pire ennemi, même si ce dernier ravageait le pays tout entier ». Au demeurant, la Russie n’a pas à craindre une invasion étrangère : sa situation géographique est telle qu’il est impossible de la conquérir. Le vœu de la Russie de se transformer en puissance maritime est absurde. Point n’est besoin d’une flotte pour défendre les frontières : le seul pays qui pourrait attaquer depuis la mer est la Suède, or même elle préférera le faire par les terres. Enfin, il y a plus de défauts que d’utilité au transfert de la résidence du tsar dans la capitale du Nord. De Moscou, point central, il est autrement plus commode de contrôler l’administration du pays, et en matière de politique étrangère, l’installation à Pétersbourg est sans intérêt. Certes, la ville est plus proche de la Suède, mais elle par là même plus vulnérable aux attaques ; elle est en outre plus éloignée de la Pologne et de la Turquie, qu’il est beaucoup plus important de surveiller.

Ce programme rappelle étonnamment les informations arrachées à Euphrosine. Analysant les arguments des adversaires de Pierre, Paul Milioukov note que leur caractère pacifique n’est qu’apparent. Les opposants, en effet, n’excluent ni la poursuite d’« acquisitions nécessaires » en Pologne, ni de nouvelles conquêtes, « garanties contre des incursions » du côté de la Turquie. Mais à la différence de Pierre, ils estiment que les anciens objectifs de la politique moscovite peuvent être atteints par les anciennes méthodes24.

Ayant tiré d’Euphrosine tous les renseignements souhaités, Pierre contraint son fils à avouer ses monstrueux projets. En mai 1718, le crime est porté à la connaissance du peuple : « [Le tsarévitch] voulait hériter du trône avec l’aide d’un pays étranger, ou par la force, au travers d’une émeute, et du vivant de son père. » En juin, sur l’ordre de Pierre, un tribunal est réuni, composé de cent vingt membres du clergé et laïcs, auxquels le tsar enjoint de « faire la lumière » sur le « fils de votre souverain ». Alexis est interné à la forteresse Pierre-et-Paul où on l’interroge longuement, lui infligeant d’effroyables tortures : le tsar veut connaître les noms de tous les « complices » du tsarévitch, de tous les mécontents. Les interrogatoires sont conduits par Pierre Tolstoï, celui-là même qui avait persuadé Alexis de rentrer au pays. Un lointain descendant du diplomate et bourreau rapporte que, selon la légende familiale, Alexis, avant de mourir, aurait maudit Pierre Tolstoï et toute sa descendance jusqu’à la vingt-cinquième génération25. Le tribunal juge la « félonie » d’Alexis passible de la peine capitale.

Le 26 juillet 1718, Alexis meurt. Le tsar ordonne d’annoncer aux ambassadeurs que ce décès est dû à « une terrible maladie qui, au début, évoquait une apoplexie ». Le biographe soviétique de Pierre indique que la sentence ne fut pas mise à exécution, mais que le tsarévitch mourut, « vraisemblablement des suites du choc physique et moral qu’il avait subi26 ».

Le lendemain de la mort du tsarévitch marque l’anniversaire de la bataille de Poltava, et le tsar festoie avec sa Cour. Nikolaï Kostomarov fait ce constat : « Il n’y eut pas de deuil27. »

Les historiens russes les mieux disposés à l’égard de Pierre n’ont pas réussi à trouver le moindre indice d’un complot contre le tsar. Seul le biographe soviétique s’est résolu à écrire : « Le propre fils du tsar se révéla un traître », usant, peut-être inconsciemment, d’une formule fameuse de la terreur stalinienne : « … s’est révélé traître au peuple ». A. Brikner, dans son Histoire de Pierre le Grand, exprime une opinion très répandue dans l’historiographie russe : « En réalité, il n’y eut pas le moindre complot, il n’existait d’ailleurs aucun vrai parti politique. Mais le nombre des mécontents était immense, et beaucoup montraient de la sympathie pour le tsarévitch28. » Les historiens sont unanimes à reconnaître, cependant, que la raison d’État, les intérêts de la Russie dictaient au grand réformateur d’en finir avec son fils. Le même Brikner note avec une franche naïveté : « Pierre était venu à bout de nombreux adversaires : ceux que le tsar qualifiait de “graine de Miloslavski” avaient été vaincus, écrasés ; il n’y avait plus de streltsy ; Sophie était morte dans son monastère ; le soulèvement d’Astrakhan, la révolte de Boulavine avaient échoué ; Cosaques et schismatiques avaient dû se plier à la volonté du réformateur. Ne restait qu’à en finir avec le tsarévitch Alexis29. »

Admirateur inconditionnel de Pierre, Sergueï Soloviev rappelle que saint Constantin le Grand fit exécuter son fils Crispus, qu’au XVIIIe siècle, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume Ier faillit faire de même avec son héritier, le futur Frédéric II, et évoque l’angoisse du tsar, entendant ces paroles funestes : « Il mourra et tout s’éteindra avec lui, la Russie retrouvera son ancienne barbarie30. » L’idée qu’il est nécessaire de recourir à des méthodes barbares pour combattre la barbarie deviendra populaire au XXe siècle. Le mystère de la mort d’Alexis demeure, conclut Sergueï Soloviev, mais celui des souffrances de son père est élucidé : « Je souffre, écrivait Pierre, mais toujours pour la patrie, ne souhaitant que son bien ; les ennemis me jouent des tours démoniaques ; difficile, pour qui n’est pas familier de ces affaires, de reconnaître mon innocence. Mais Dieu sait déceler la vérité31. »

Si l’historien russe avait éprouvé le besoin de conforter son point de vue par quelque autorité étrangère, il eût pu se reférer à l’opinion de Voltaire. L’auteur de l’Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand consacre un long chapitre à la « dénonciation du prince Alexis Petrovitch ». Évoquant un pamphlet anglais où il est dit que si le tsarévitch avait été jugé par le Parlement, aucun des cent quarante-quatre juges n’aurait voté le châtiment, car ni en Angleterre ni en France, à la différence de la Russie, on ne condamne quiconque pour une pensée criminelle, Voltaire explique qu’il était nécessaire d’exécuter le fils de Pierre : si une longue et manifeste insoumission, réitérée qui plus est, est tenue chez nous pour simple mauvaise conduite qu’il convient de punir, c’est un crime des plus graves pour l’héritier d’un immense empire que cette insoumission peut conduire à la ruine32. Pour Voltaire, la mort de l’héritier était un prix très lourd à payer ; mais Pierre s’y résolut au nom du bonheur qu’il apportait à son peuple.

En 1759, lorsque paraîtra la première partie de l’histoire de Pierre, qui laissera insatisfaits les lecteurs russes, Voltaire écrira à son admirateur le plus fervent, le comte Chouvalov, favori de l’impératrice Élisabeth : « La triste fin du Czarovitz m’embarrasse un peu… Je ne vois dans le procès aucune conspiration… un fils ne mérite point la mort, à mon sens, pour avoir voyagé de son côté tandis que son père voyageait du sien. » Penser une chose et en écrire une autre n’est pas l’apanage du seul Voltaire. Il convient cependant de noter que les étrangers résidant à Moscou soutiennent tous Pierre le Grand. L’ambassadeur de Hanovre, Weber, explique : « Si complot il y avait eu, tous les étrangers d’ici se fussent trouvés dans une situation désespérée et auraient été, sans exception, victimes de la fureur de la plèbe. » Le jugement négatif porté sur Alexis par une série de diplomates, entre autres français, vient des craintes que suscitaient en eux les projets d’alliance avec l’Autriche, imputés au tsarévitch.

En 1910, paraît le quatrième tome du Précis d’histoire russe de Vassili Klioutchevski, consacré à Pierre le Grand. Aujourd’hui encore, soit quatre-vingts ans plus tard, les points de vue de l’historien, présentés magistralement sous la forme d’aphorismes, semblent d’une rare justesse, car ils ont été confirmés par la suite des événements. « Initiée et menée par le pouvoir suprême, guide familier du peuple », écrit Vassili Klioutchevski à propos de la réforme de Pierre, « elle prit la forme et les méthodes d’un coup de force – une sorte de révolution […]. Mais ce fut plus un ébranlement qu’un bouleversement. » L’historien ne nie pas l’importance de cet ébranlement, son impact sur la société et les années à venir. Il se refuse toutefois à donner aux transformations du tsar le nom de révolution, car les fondements de l’État russe furent conservés. « La réforme de Pierre, écrit Klioutchevski, fut le combat du despotisme contre le peuple et son immobilisme. Il espérait susciter par la terreur l’esprit d’initiative dans une société asservie et, au travers d’une noblesse esclavagiste, faire entrer en Russie la science européenne et instruire le peuple, y voyant la condition absolue du réveil de la société ; il voulait que l’esclave, demeurant esclave, agît de façon libre et consciente. » L’historien conclut : « L’action conjointe du despotisme et de la liberté, des Lumières et de l’esclavage – telle est la quadrature du cercle, l’équation politique que nous tentons de résoudre depuis l’époque de Pierre, soit depuis deux siècles, sans y être parvenus à ce jour33. »

Vassili Klioutchevski meurt en 1911, six ans avant la tentative effectuée par les bolcheviks de résoudre l’équation despotisme + liberté. À la fin du XXe siècle, la solution reste un mystère et la Russie continue de chercher à sortir de la « quadrature politique du cercle ».

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