11 Le dernier empereur



D’Ivan III à Ivan IV, de Pierre le Grand et Catherine II aux trois Alexandre, le pouvoir autocratique a, semble-t-il, rempli sa mission historique.

Anatole LEROY-BEAULIEU.


L’effondrement d’un grand empire suscite d’abord une question : celle du pourquoi de son effondrement. L’Empire russe fête, en 1913, le tricentenaire de la maison Romanov et semble se trouver dans la plénitude de ses forces ; il occupe une digne place parmi les grandes puissances, connaît un remarquable essor économique et culturel. En février 1917, Nicolas II abdique pourtant et la Russie devient une république. Les contemporains des événements et leurs descendants, les historiens et les auteurs de romans historiques donnent une multitude de réponses à la question des causes de la chute de l’Empire russe.

Ces réponses sont divergentes. Vainqueurs et vaincus ne voient pas les choses de la même façon. Il en est de même pour les contemporains et leurs descendants, ou pour les habitants de l’empire et ceux qui considèrent les événements de l’extérieur. Il ne s’agit pas là, bien sûr, d’un phénomène spécifiquement russe. Pierre Menard, le héros du récit de Jorge Luis Borges, n’estime-t-il pas que la vérité historique est, non pas ce qui advient, mais ce que nous jugeons comme étant advenu1 ? Cette idée, qui sape les prétentions de nombreux historiens à découvrir la vérité absolue, sera confirmée par l’effondrement de l’empire soviétique, en 1991.

On discute encore à ce jour, soit plus de deux cents ans plus tard, des causes de la chute de l’Ancien Régime en France, du rôle de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans les événements. On imagine donc que le débat sur l’Ancien Régime russe, ainsi que sur le rôle du tsar et de la tsarine, présente un caractère nettement plus actuel : d’une part, il s’agit d’événements plus récents ; d’autre part, et surtout, dans le système soviétique, le passé appartenait à l’État dont le jugement sur l’histoire était péremptoire.

La soudaineté de l’effondrement de l’empire soviétique entraîne un retournement imprévu et général de la situation : on se met à percevoir différemment ce qui s’est passé sous le règne de Nicolas II. On se met à « juger autres » les événements. Le dernier grand ouvrage consacré au règne de Nicolas II et publié durant la période soviétique s’intitule : Les Vingt-Trois Degrés de la chute. L’auteur, Mark Kasvinov achève, en 1972, son histoire des vingt-trois ans de règne de Nicolas, par cette condamnation sans appel : « … Le règlement de comptes de la “plèbe” avec le tsarisme, pour tous les crimes qu’il avait commis, était inéluctable et avait le caractère infaillible d’une loi. Tout aussi légitime fut la fin des Romanov2. »

L’exécution sans jugement, sur ordre du Kremlin, du tsar et de sa famille est jugée légitime par l’historien soviétique. L’auteur de la première biographie du dernier empereur parue après la chute de l’Union soviétique, évoque ainsi la catastrophe survenue le jour du couronnement de Nicolas II (deux mille personnes écrasées dans une bousculade, sur le grand champ de la Khodynka, à Moscou, lors de la cérémonie de remise des présents au peuple) : « On emporta, à l’aube, sur des télègues, les corps des victimes. Vingt-deux ans plus tard, à l’aube, sur des télègues, on emporterait leurs propres corps3. » La mort de la famille impériale semble, ici, racheter tout les événements survenus durant les années du règne.

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