1 Le régent et le tsar



Fiodor régnait mais il ne pouvait gouverner.

Nikolai KOSTOMAROV.


Un précis d’histoire russe paru à Moscou en 1992, présente ainsi l’événement : « Après la mort d’Ivan IV le Terrible, son fils, Fiodor Ivanovitch lui succéda sur le trône ; c’était un être indécis et souffreteux, qui n’avait pas l’envergure d’un chef d’État1. » Sur la question de l’indécision et de la nature maladive de Fiodor, tous, contemporains et historiens, sont d’accord. Quant au fait qu’il n’eût pas « l’envergure d’un chef d’État », c’est là un jugement que l’on attribue généralement au souhait récent des historiens soviétiques de flatter quelque peu la personne du tsar. Les historiens russes d’avant la révolution s’en tiennent, eux, le plus souvent, au rapport de l’ambassadeur polonais Lew Sapieha à son roi. Se trouvant à Moscou immédiatement après la mort d’Ivan, l’émissaire se présente au nouveau tsar : « On dit de lui qu’il n’a guère d’intelligence, écrit le prince Sapieha ; j’ai noté pour ma part, tant par mes propres observations que par les propos qui m’étaient rapportés, qu’il n’en avait point du tout. »

Le manque d’intelligence n’empêche pas de régner. Les sujets de Fiodor le considèrent avec une certaine bienveillance, ils apprécient hautement son goût des sonneries de cloches et voient en lui un « bienheureux ». Le tsar Fiodor, d’ailleurs, ne plaît pas seulement aux Russes. Les magnats lituaniens orthodoxes soutiennent énergiquement sa candidature pour le trône de Pologne. Un roi faible et simple d’esprit conviendrait également très bien à une partie de la szlachta polonaise. Et la Diète hésite longuement entre les blasons des trois postulants : le bicorne allemand des Habsbourg, le hareng suédois de Vasa et la chapka du Monomaque.

Fiodor peut régner, mais il ne peut diriger l’État. À travers Fiodor, fait observer Vassili Klioutchevski, la dynastie dégénère à vue d’œil. Le tsar a grandi au milieu des atrocités de l’opritchnina, c’est un être terrorisé, maladif. Il « cherchait un homme qui devînt le maître de sa volonté : son beau-frère, l’intelligent Godounov, prit prudemment la place de son enragé de père2 ».

Les Godounov, Dmitri et son neveu Fiodor, s’immiscent dans le cercle des intimes du tsar, durant les dernières années de la vie d’Ivan. Karamzine est à l’origine de la « légende de Boris Godounov ». Pouchkine qui, dans sa tragédie Boris Godounov, marche sur les traces de Karamzine, laisse au prince Vassili Chouïski le soin de caractériser Boris : « Hier esclave, tatar, gendre de Maliouta. » Dans cette définition, seul le dernier terme est vrai : Boris est en effet marié à Maria, fille de Maliouta Skouratov, bourreau sanglant au service d’Ivan. Mais les Godounov n’ont jamais été « ni tatars ni esclaves. Issus de Kostroma, ils sont depuis longtemps des boïars au service de la cour moscovite3 ».

Dmitri Godounov a été chambellan d’Ivan. Il assurait donc le confort quotidien du tsar, mais commandait aussi la garde du palais. Quand les enfants de Fiodor, frère de Dmitri, se retrouvèrent orphelins, leur oncle prit avec lui à la cour Boris et sa sœur Irina. Le chambellan du tsar ne pouvait éviter d’entrer dans l’opritchnina. Et Boris, à peine majeur, devint à son tour opritchnik. Ni l’oncle ni le neveu, toutefois, ne prirent part aux monstrueux excès de l’opritchnina. Leurs noms ne sont aucunement liés aux célèbres pillages et meurtres des « guerriers » de la « satanique troupe ». Né en 1552, Boris était encore très jeune ; cela explique que certains historiens, dont Vassili Klioutchevski, aient considéré à tort qu’il « n’avait jamais figuré sur les listes des opritchniks et, de ce fait, ne s’était pas compromis aux yeux de la société…4 ».

Se trouvant à la cour au moment où le tsar, qui soupçonne de trahison les vieilles familles princières et boïares, s’entoure d’hommes nouveaux, entièrement dévoués à sa personne, Dmitri Godounov entreprend de tisser un réseau de liens matrimoniaux. Son neveu Boris épouse, nous l’avons vu, Maria, fille du bourreau en chef de l’opritchnina, Maliouta Skouratov. On réussit à marier l’héritier, Ivan, avec Eudoxie Sabourova, une parente des Godounov. Un an plus tard, toutefois, Ivan, qui change d’épouse à peu près aussi souvent que son père, expédie Eudoxie au couvent. Pour certains historiens, le divorce du fils fut décidé par le père. Loin de désespérer, les Godounov s’arrangent pour marier le cadet du tsar, Fiodor, à la sœur de Boris, Irina. Le tsarévitch et sa femme ont tous deux vingt-trois ans.

Un an après son mariage, Fiodor devient l’héritier en titre, suite à la mort de son frère aîné, tué par Ivan IV le Terrible. Trois ans plus tard, après le décès du Terrible, Fiodor monte sur le trône.

L’assassinat de l’héritier légitime est un hasard. L’état du cadet, en revanche, répond, en quelque sorte, à des lois. Ivan IV le Terrible connaissait son fils. Dans son testament, il nommait un conseil de régence dans lequel il incluait deux représentants de la noblesse (de ces féodaux que Staline lui reprochera de n’avoir pas achevés), les princes Ivan Mstislavski et Ivan Chouïski, voïevode connu, défenseur de Pskov ; s’y trouvaient aussi l’oncle de Fiodor (frère de sa mère), Nikita Romanov, et le dernier des chefs les plus connus de l’opritchnina, Bogdan Bielski.

Auteur de la biographie la plus récente de Boris Godounov, R. Skrynnikov a travaillé dans les archives de Varsovie et de Vienne, et découvert les rapports des ambassadeurs polonais et autrichien qui connaissaient parfaitement la situation à Moscou. Il ressort de leurs notes que Boris Godounov ne fut pas inclus dans le conseil de régence. Cela ne l’empêcha pas (peut-être même en fut-il stimulé) de prendre une part active à la lutte pour le pouvoir opposant les régents – qui entraînaient avec eux la population de Moscou – désireux de gagner de l’ascendant sur le tsar.

Les contemporains de Fiodor qui, après le « Temps des Troubles », ont décrit son règne, avec ses rébellions, ses guerres, son intervention étrangère, en parlent comme d’un « temps de répit après les massacres et les terreurs de l’opritchnina ». Entre les horreurs de l’opritchnina et celles des Troubles, les années du règne de Fiodor et de son beau-frère peuvent en effet sembler paisibles. Elles ne le sont pas, pourtant. Des foules de Moscovites, de « bandits » et « fauteurs de troubles » d’autres villes se livrent à des attaques incessantes du Kremlin, exprimant ainsi leur soutien à tel ou tel régent, et leur fureur contre ses rivaux. Conscients de l’affaiblissement du pouvoir central, les paysans se révoltent de plus en plus souvent. Ils ne sont pas les seuls : les nobles protestent eux aussi contre les impôts accablants et les privilèges dont jouissent les boïars. Tout est ainsi prêt pour qu’éclate l’incendie du Temps des Troubles, au début du XVIIe siècle.

Manœuvrant habilement, Boris Godounov réussit à se débarrasser des différents régents. Le premier à tomber est Bogdan Bielski qui, de connivence avec la famille de la dernière épouse d’Ivan, Maria Nagaïa, tente de faire prévaloir les droits du tsarévitch Dmitri. Le tsarévitch et sa mère sont relégués à Ouglitch, Bielski est exilé. La maladie frappe Nikita Romanov, privant le conseil de régence d’un membre très influent, mais sa famille soutient Boris, comme un allié contre la haute aristocratie qui menace le tsar Fiodor.

Le Journal du diak (scribe) Ivan Timofeïev est l’un des témoignages les plus importants jamais écrits par un contemporain du Temps des Troubles. Impitoyable envers Ivan IV le Terrible auquel il ne trouve pas la moindre qualité, Timofeïev n’épargne pas non plus les boïars : « Longtemps, les boïars ne purent se convaincre que le tsar Ivan n’était plus de ce monde, et quand ils comprirent enfin qu’ils ne rêvaient pas, que la chose s’était vraiment produite, nombre d’entre eux, parmi les plus nobles et dont les chemins avaient été tortueux, oignirent leurs cheveux gris de myrrhe odorante, se vêtirent orgueilleusement de magnifiques parures et, tels des jeunes gens, entreprirent d’en faire selon leur bon vouloir. » Fort bien disposé à l’égard du tsar en raison de sa piété, Ivan Timofeïev ajoute que les boïars « dédaignaient Fiodor, le fils laissé par le tsar, le tenant pour quantité absolument négligeable5 ».

Dans toutes ces considérations, Boris Godounov a été oublié. Homme limité, aisément influençable, le prince Mstislavski est bientôt mis hors-jeu. En revanche, la lutte opposant Boris à la puissante famille Chouïski qui, comme après la mort de Vassili III, prétend occuper la première place dans l’État, dure plus d’un an et demi. Malgré une alliance avec le métropolite Denis, les Chouïski, qui exigent l’annulation du mariage de Fiodor et d’Irina, perdent la partie. Les membres les plus en vue de cette famille sont envoyés en relégation ; quant au métropolite, il est privé de sa dignité et contraint à recevoir la tonsure. Six marchands, qui avaient soulevé la populace moscovite contre le tsar, sont en outre exécutés.

Les Chouïski sont également accusés de collusion avec la Pologne. Les sympathies polonaises de la haute aristocratie moscovite sont alors connues de tous. Les seigneurs russes raffolent des usages en vigueur dans la Rzeczpospolita où le roi, à de rares exceptions près, n’est pas libre d’en faire à sa guise, soumis à une Diète au sein de laquelle les magnats ont un rôle déterminant. En 1585, Zborowski, traducteur au Possolski Prikaze (le « ministère des Affaires étrangères » de l’époque), informe Étienne Bathory qui prépare une offensive contre Moscou, de l’existence en Russie d’un puissant parti polonais, dirigé par les Chouïski6. L’un des traits essentiels du Temps des Troubles – la grande implication des puissances étrangères dans les affaires moscovites – tire son origine de la politique antiboïare d’Ivan le Terrible. Après la mort de ce dernier, les sentiments authentiques et les sympathies étrangères de la haute aristocratie commencent à se manifester.

En plus de son importante dignité d’écuyer, Boris reçoit les titres de boïar le plus proche du souverain et de gouverneur-général de Kazan et d’Astrakhan. Après la défaite du conseil de régence, la totalité du pouvoir est concentrée entre ses mains. Politique expérimenté, Boris connaît le prix de l’argent. Le tsar lui octroie de gigantesques possessions – terres, villes et villages – et il devient l’un des hommes les plus fortunés de l’État. Boris choisit comme métropolite une de ses créatures, Job, archevêque de Rostov. Les ambassadeurs étrangers lui présentent leurs lettres de créance et il les reçoit avec la majesté d’un tsar. Klioutchevski écrit de lui qu’il « gouverna avec intelligence et prudence7 », mais Kostomarov note : « La condition du peuple fut meilleure au temps de Boris que sous le règne du Terrible, pour la simple raison qu’on ne trouve guère d’époque pire dans l’Histoire8. »

Ivan laissait à son jeune fils un lourd héritage : un pays ruiné, des conflits extérieurs en cours. Pour la première fois en Russie – mais non la dernière –, les affaires de l’État sont conduites, non par le monarque lui-même, mais par un de ses hommes de confiance. Au nom du tsar, Boris poursuit, à l’intérieur comme à l’extérieur, la politique d’Ivan le Terrible, sans toutefois ses fantastiques excès et débordements. La grande ligne stratégique du tsar de Russie reste donc inchangée : on continue de viser l’affaiblissement des boïars, condition nécessaire au renforcement du pouvoir autocratique ; on soutient la moyenne noblesse, rempart de l’autocratie ; on défend les frontières, en les élargissant dans la mesure du possible.

Sous le règne de Fiodor, ou plus exactement du régent Godounov, on achève de fixer les paysans à la terre par l’instauration du servage. Le Code paysan (Oulojénié), qui paraîtra en 1607 sous le règne de Vassili Chouïski, indiquera qu’« au temps du tsar Ioann Vassilievitch, les paysans bénéficiaient du droit au libre départ, mais que le tsar Fiodor Ioannovitch, sur l’injonction de Boris Godounov et sans écouter les conseils des plus sages boïars, interdit ce départ et fixa par écrit le nombre de paysans dont chacun disposait9 ». Le « libre départ » mentionné par le Code était autorisé par les Soudiebniks de 1497 et 1550 : une fois par an, nous l’avons vu, le 26 novembre, à l’occasion de la Saint-Georges, les paysans pouvaient passer chez un autre propriétaire, après avoir rendu leurs comptes de la récolte passée. Ce droit, toutefois, s’était déjà vu limiter sous Ivan le Terrible, pour faire obstacle aux riches boïars qui, payant ce que les paysans devaient à leur maître, les attiraient chez eux. Après la mort d’Ivan, il devient de plus en plus difficile de changer de maître. On instaure des « années d’interdiction », durant lesquelles tout mouvement est impossible.

Les historiens russes n’ont pas réussi à trouver dans les archives une quelconque loi interdisant les pratiques de la Saint-Georges. L’asservissement s’effectue progressivement. Les cadastres mentionnés dans le Code – et établis à la suite du recensement des terres effectué dans les années 1580 et au début des années 1590 – servent de fondement juridique au servage. La nouvelle situation est régie par une série d’oukazes. Malgré la durée de son accomplissement, le processus d’asservissement des paysans est une surprise. La langue russe a ainsi conservé l’expression : « Et voilà pour la Saint-Georges ! » qui traduit le plus haut degré de la stupeur.

Le grand-père d’Ivan le Terrible, Ivan III, avait déjà entrepris de lutter contre les « départs » : le droit des princes patrimoniaux à « partir » chez un autre suzerain. Ivan IV supprime une bonne fois ce vieux privilège. Son héritier (ou plutôt, Godounov au nom du tsar) interdit à son tour le « départ » des paysans, asservissant ainsi presque toute la population. Les raisons économiques de cette mesure sont assez évidentes. Le besoin de main-d’œuvre avait poussé les seigneurs polonais à instaurer le servage dans les steppes du sud de la Russie. D’autres pays ont connu cette pratique. Mais l’État moscovite, lui, ne vise pas à limiter la circulation des personnes pour de simples raisons économiques.

Les marchands russes ne peuvent se rendre librement à l’étranger et les exceptions à cette règle ne sont possibles que sur décret spécial du tsar. L’interdiction est ferme, bien qu’évidemment désavantageuse, d’autant que les marchands étrangers sont autorisés à aller et venir en Russie. Lorsque, après la mort d’Étienne Bathory, la Diète polonaise s’apprête à élire un nouveau roi, les ambassadeurs moscovites qui œuvrent pour la candidature de Fiodor, accèdent à nombre d’exigences des Polonais, mais refusent catégoriquement de laisser les Russes se rendre librement en Pologne et en Lituanie ; ils ne protestent pas, en revanche, contre la venue de Polonais et de Lituaniens en Moscovie. Les ambassadeurs justifient ainsi leur position : « Il est contraire aux usages de la Moscovie que les Moscovites aillent partout à leur gré, sans injonction du souverain. » Le pouvoir autocratique exige l’asservissement complet des sujets au tsar. N’oublions pas, en outre, que Moscou se vit comme un monde à part. Toute velléité d’en sortir, fût-ce temporairement, relève de la trahison.

Un événement capital va marquer le règne de Fiodor et renforcer encore l’idée selon laquelle Moscou occuperait une place particulière dans le monde. En 1586, le patriarche d’Antioche, Joachim, est de passage à Moscou. Les quatre patriarcats qui existent alors – Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem – se trouvent sur des territoires englobés dans l’Empire ottoman et survivent péniblement. Ils font d’ailleurs souvent appel à l’aide du tsar moscovite orthodoxe. Cette fois encore, Joachim vient demander une aumône. On lui soumet alors le projet de créer un patriarcat à Moscou.

Au dire des contemporains, le tsar Fiodor prend un immense intérêt aux pourparlers ; les affaires de l’Église lui sont si chères qu’il participe personnellement aux discussions. Mais Boris Godounov tient, comme toujours, le rôle principal. Nikolaï Kostomarov, qui ne montre guère de bienveillance à l’égard du régent, tout en appréciant ses talents, estime que Boris forma le projet d’instaurer un patriarcat à Moscou, parce qu’il « ne songeait qu’à son intérêt personnel et optait toujours pour ce qui pouvait conférer plus d’importance et d’éclat à son gouvernement10 ». Le biographe le plus récent de Godounov souligne, lui, le fait que « les révoltes antiféodales, les querelles entre les boïars et la complète incapacité de Fiodor avaient affaibli le système autocratique de gouvernement11 ». Ces facteurs ont sans nul doute leur importance, de même que la déposition du métropolite Denis, expression du conflit opposant au pouvoir temporel un pouvoir spirituel mécontent, redoutant de perdre les avantages fiscaux dont bénéficient les monastères.

L’essentiel, pourtant, est ailleurs. James Billington qualifie l’État moscovite de civilisation religieuse organique. En un siècle, l’idée de « Moscou – Troisième Rome », apparue à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, est devenue l’idéologie officielle. La riche Église moscovite regarde de haut les patriarcats pauvres d’Orient, soumis aux bassourmans turcs. L’existence d’un patriarcat aux côtés du tsar autocrate, est perçue comme une nécessité. Il doit en être pour Moscou, comme il en fut pour Constantinople. Les pourparlers commencent avec Joachim. Ils se poursuivent lors de la venue au palais de Fiodor, durant l’été 1588, du chef de l’Église universelle, Jérémie, patriarche de Constantinople, qui espère, lui aussi, récupérer quelques subsides. Longue, difficile, la discussion s’achève par la victoire de Boris, qui mène les débats. Bien que traité avec les plus grands égards, Jérémie ne tarde pas à comprendre qu’il est, de fait, un otage ; désireux de rentrer chez lui, il accepte les conditions moscovites et instaure la dignité de « Patriarche de toute la Russie ». Le 26 janvier 1589, l’homme de Boris, le métropolite Job, est nommé à la tête du patriarcat de Moscou.

La charte d’investiture du patriarche fait officiellement de la Russie le véritable rempart de l’Église orthodoxe : « L’ancienne Rome, est tombée, victime de l’hérésie apolinarienne… la deuxième Rome, Constantinople… est aux mains des Turcs impies, le grand royaume de Russie, ô pieux tsar, est donc la Troisième Rome, qui les surpasse toutes par sa dévotion ; toute la piété du monde est réunie en ton seul royaume, et tu es, ici-bas, l’unique tsar chrétien… »

L’historien russe du XXe siècle rejette l’hypothèse selon laquelle il conviendrait d’interpréter la reconnaissance officielle de la doctrine « Moscou – Troisième Rome » comme une volonté du royaume que dirige Boris de prétendre au rôle de centre d’un nouvel empire mondial, héritier de l’ancienne Rome et de Byzance. Pour lui, la défaite subie dans la guerre de Livonie a tant affaibli l’État moscovite qu’il ne peut songer qu’à garder ses frontières et à retrouver les territoires russes perdus. L’historien réfute également l’idée que l’Église russe ait alors souhaité régenter l’Église orthodoxe mondiale. La doctrine « Moscou – Troisième Rome », écrit R. Skrynnikov, « était essentiellement l’expression d’un désir d’en finir avec le statut inférieur de Moscou par rapport aux autres centres de l’orthodoxie… Elle traduisait une nouvelle répartition des forces au sein de l’Église orthodoxe universelle12 ».

Vaincue sur le champ de bataille, ruinée par la guerre et la politique de l’opritchnina, déchirée par un grave conflit social, la Moscovie ne peut certes prétendre, à la fin du XVe siècle, à un empire mondial ni au rôle de chef de l’Église universelle. Cependant, la doctrine de la « Troisième Rome » n’est pas la simple revendication tactique d’une politique à court terme. Elle reflète la profonde certitude d’une mission historique divine de la Russie et apparaît comme un puissant stimulant spirituel, appelé à jouer un rôle essentiel dans l’avenir du pays. Dans les années 1920, alors que la Russie vit le « Temps des Troubles » engendré par la révolution, les adversaires vaincus des bolcheviks, appellent à collaborer avec le nouveau pouvoir, au nom des intérêts de l’État, et expliquent que « la IIIe Internationale est l’hypostase de la Troisième Rome et l’instrument de sa réalisation13 ».

La mort du Terrible semble au roi de la Rzeczpospolita, Étienne Bathory, une raison suffisante pour déclarer caduque la trêve de dix ans passée avec Moscou. Il réussit à convaincre le pape Sixte V, qui rêve d’une croisade contre les Turcs, que le chemin le plus court pour Istanbul passe par Moscou. Les premiers subsides du Vatican arrivent en Pologne, accompagnés de la promesse d’autres aides. Parallèlement, une ambassade est dépêchée à Moscou, qui propose une paix définitive avec la Rzeczpospolita, scellée par une union (si l’un des deux souverains, polonais ou russe, venait à mourir, l’autre lui succéderait) et la cession de Smolensk, Novgorod et Pskov. Les diplomates russes répondent qu’on ne saurait, à Moscou, évoquer l’éventualité d’un décès du tsar. L’historien polonais fait remarquer : « Seule notre Diète pouvait librement, sans offenser quiconque, débattre de ce qu’il adviendrait au moment où le roi rendrait son âme à Dieu14. » On ne reparla plus, bien sûr, de rendre les villes russes.

La mort d’Étienne Bathory interrompt les préparatifs de guerre. Il importe à présent d’élire un nouveau roi. Certains historiens russes estiment que Boris Godounov avait la possibilité de promouvoir la candidature de Fiodor : les magnats lituaniens, qui composaient le parti russe, demandaient deux cent mille roubles pour soudoyer les autres députés de la Diète. Après bien des hésitations, Boris leur adresse vingt mille roubles, promettant d’en envoyer soixante-mille autres par la suite. Mais il est trop tard. Le parti de l’héritier de Suède, Sigismond, est soutenu par une puissante armée que commande le chancelier Jan Zamoïski ; celui de l’archiduc Maximilien de Habsbourg a la faveur du pape et l’or espagnol, largement distribué par l’ambassadeur d’Espagne. Fiodor est l’unique vaincu : les deux autres candidats sont élus par les fractions rivales. Jan Zamoïski met en déroute l’armée de Maximilien ; fait prisonnier, l’archiduc est contraint de renoncer à ses prétentions au trône polonais. Sigismond III Vasa, fils du roi Jean III de Suède, ceint la couronne de la Rzeczpospolita, tout en demeurant l’héritier de celle de Suède. L’interrègne en Pologne, puis, suite au décès de Jean III en 1592, les multiples tentatives de Sigismond pour monter sur le trône suédois (il ne sera définitivement déchu de ses droits à la couronne qu’en 1599) détournent l’attention de la Rzeczpospolita des affaires moscovites.

Mettant à profit les dissensions polono-suédoises (à deux reprises, Sigismond va réclamer son héritage en Suède : en 1592, en compagnie de jésuites et du nonce du Vatican, puis en 1598 avec une armée), ainsi que l’offensive du khan de Crimée en Pologne – qui achève de l’affaiblir – (en août 1589, les Tatars apparaissent aux environs de Tarnopol et de Lvov), Moscou se dresse contre la Suède. Le tsar Fiodor conduit personnellement ses troupes, Boris Godounov est également présent. Durant l’hiver 1590, les Russes reprennent les territoires perdus au cours de la guerre de Livonie, mais l’assaut de Narva, dirigé par Godounov qui ne brille pas par ses talents de stratège, se solde par un échec. Aux termes du traité passé entre les deux parties en conflit, les Suédois cèdent les forteresses d’Ivangorod et de Koporié, mais conservent Narva. Le grand but de l’agression russe – la conquête de Narva et la restauration de la navigation dans la région – n’est donc pas atteint. On en revient toutefois à la situation d’avant la guerre de Livonie.

Mécontent de l’issue du conflit, le roi de Suède entame des opérations militaires, en 1591. Il est prévu que les Suédois attaqueront Novgorod et Pskov, tandis que les troupes de Crimée et de Turquie, comptant quelque cent mille cavaliers, feront irruption en Russie. Le 4 juillet 1591, la Horde tatare est aux portes de Moscou. Mais dans la nuit, pour une raison que les historiens ne sont pas parvenus à élucider, la panique s’empare soudain du camp tatar qui, abandonnant ses convois, se lance dans une fuite éperdue. L’échec du khan refroidit les ardeurs de l’armée suédoise. En mai 1595, à Tiavzine, une « paix définitive » est signée entre Moscou et Stockholm. Le blocus maritime du littoral russe est maintenu. La Suède, qui possède une flotte importante et se constitue une armée appelée à devenir l’une des plus puissantes d’Europe, se donne pour but de transformer la Baltique en lac suédois. À la fin du XVIe siècle, Moscou ne dispose pas des forces nécessaires pour contrecarrer les plans de la Suède.

Poursuivant la politique d’Ivan le Terrible, Boris conclut un accord avec l’Angleterre. Élisabeth Ire tente d’obtenir des franchises pour les négociants anglais, en même temps qu’une interdiction de commercer pour les autres pays ; la souveraine demande en outre l’autorisation de chercher une voie terrestre vers la Chine, et le concours des Russes à cette fin. Rejetant la demande d’exclusivité, Boris exempte une compagnie de droits de douane. Seul le commerce de gros est autorisé. La Russie exporte alors principalement du lin, du chanvre, du poisson, du caviar, des peaux, du goudron, de la potasse, du lard, de la cire, du miel et des fourrures. Les échanges se limitent essentiellement à du troc ; précisons que la cire ne pouvait être échangée que contre de la poudre, du salpêtre et du soufre, indispensables à l’armée.

Au sud, le régent de l’État moscovite accorde une attention toute particulière à la construction de villes, permettant de fixer plus solidement les limites de la Sietch : en 1585 Voronej, en 1586 Livny, puis Ielets, Belgorod, Oskol et Koursk. La frontière du dikoïé polié est repoussée loin au sud. Cette barrière de villes fortifiées n’empêche pas le khan de Crimée Khazy-Ghireï d’arriver jusqu’à Moscou en 1591, mais il s’agit là d’une des dernières incursions tatares de cette envergure.

En 1586, le roi Alexandre de Kakhétie demande la protection du souverain moscovite. La Kakhétie est un des petits États issus de la dislocation de la Géorgie, au XVe siècle ; elle occupe les vallées situées entre les principales chaînes du Caucase et de Kakhétie, en Géorgie orientale. Sa conversion au christianisme, sous la haute main du tsar, étend les frontières de la Moscovie jusqu’au Caucase, mais elle est grosse de conflits avec la Turquie, la Perse et les peuples de montagnards qui ont des vues sur son territoire. Boris ne veut pas se heurter aux puissants États musulmans : il n’offre donc au roi Alexandre qu’une aide insignifiante. Le seul résultat tangible de l’élargissement des frontières moscovites sera la fortification d’une ville sur la rivière Terek.

En choisissant en secondes noces la princesse kabardine Maria Temrioukovna, Ivan IV le Terrible avait déjà montré un intérêt pour le Caucase. La décision du roi de Kakhétie témoigne, elle, de l’attrait exercé par le tsarat moscovite orthodoxe sur les États chrétiens du Caucase, pris en tenailles entre les puissances musulmanes.

La conquête de la Sibérie aura une immense importance pour l’avenir de la Russie. Elle a commencé sous Ivan le Terrible, avec l’expédition de Iermak : six cent quarante Cosaques du Don, renforcés de deux cents soldats, sont alors envoyés vers les profondeurs sibériennes ; l’expédition est entièrement organisée et financée par la famille Stroganov, dont l’histoire est unique en son genre en Russie. Descendants de paysans du Pomorié (région côtière du nord de la Russie), ils sont devenus immensément riches, détenant les sauneries et le monopole du commerce avec les populations autochtones. En 1558, Ivan le Terrible accorde aux Stroganov des terres le long de la Kama et dans l’Oural, en tout plus de dix millions d’hectares. Le tsar les exempte d’impôts, ne gardant par-devers lui que les droits sur d’éventuelles mines d’argent, de cuivre et de plomb. Le pouvoir, dans la région, est entièrement aux mains des Stroganov : ils rendent la justice, n’ayant à répondre que devant le tsar lui-même, bâtissent des forteresses, entretiennent une armée et fondent des canons. L’expédition de Iermak est organisée pour défendre leurs possessions contre les tribus locales, unifiées, en 1556, par le khan Koutchoum.

Munis d’armes à feu ignorées de leurs adversaires, les Cosaques de Iermak mettent Koutchoum en déroute et atteignent les rives de l’Irtych. Au début de l’histoire soviétique, les historiens marxistes, qui ne font aucune distinction entre les colonisateurs anglais, français et russes, écrivent à propos de la conquête de la Sibérie : « Le détachement de Iermak vainquit Koutchoum, tsar des Tatars sibériens, et s’enfonça dans les profondeurs de la Sibérie, éclaboussant sa route du sang tatar, vogoul et ostiak15. » La mort de Iermak, qui se noie dans l’Irtych en 1584, freine l’avancée des Russes. Elle se poursuit toutefois, d’une autre manière : la conquête de ces espaces infinis est désormais menée par l’État. Des streltsy (arquebusiers) sont envoyés en Sibérie, on bâtit des lignes de fortifications. La première ville sibérienne, Tioumen, est fondée en 1586, puis vient le tour de Tobolsk en 1587, et, en 1604, sous le règne de Boris, de la forteresse de Tomsk. Des villes-fortes sont érigées sur les rives de l’Ob. Le mythe de Iermak, conquérant magnifique ayant ouvert la voie vers l’est et le soleil, stimule particulièrement la progression en Sibérie.

C’est alors qu’a lieu la « découverte » de la Chine. En 1567, sans doute à leur initiative propre, deux Cosaques, Petrov et Ialytchev, arrivent à Pékin. N’étant porteur ni de présents ni de parchemin officiel, ils ne sont pas reçus par l’empereur. En 1608, le prince Volynski, voïevode de Tomsk, annonce à Moscou : « Par-delà la terre mongole d’Altan khan, à trois mois de route, se trouve le pays de Chine. Il abrite des villes et des maisons de pierre, semblables à celles de Moscou. Le tsar de Chine est plus puissant que le souverain Altan khan de Mongolie. Les villes comptent de nombreuses églises munies de clochers, mais nous ignorons quelle foi ces gens professent. Pour le reste, ils vivent comme en Russie16. » Moscou est en pleine révolte et a d’autres soucis que la Chine. Mais la voie est tracée.

Le temps « de répit après les massacres et les terreurs de l’opritchnina », ainsi que Klioutchevski qualifie le règne de Fiodor, est interrompu par un événement qui secoue les contemporains mais dont la signification tragique n’apparaîtra que plus tard. Le 15 mai 1591, le tsarévitch Dmitri, dernier fils du Terrible, meurt à Ouglitch. Fiodor n’a pas d’enfants : la dynastie de Vsevolod, celui qu’on avait surnommé « la Grande-Nichée » – la dynastie des Rurik –, s’éteint donc. À la suite de Nikolaï Karamzine, et plus encore peut-être après Alexandre Pouchkine qui dédie d’ailleurs son Boris Godounov « à la mémoire précieuse pour les Russes de Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine17 », chacun ou presque est convaincu de la culpabilité du régent dans le meurtre du tsarévitch. Dans la tragédie de Pouchkine, Boris, devenu tsar, ne fait-il pas cet aveu : « Comme à coups de marteau le remords frappe à mes oreilles, mon cœur défaille, la tête me tourne, et des enfants sanglants passent devant mes yeux… »

Les recherches les plus récentes sur les circonstances d’une des morts les plus mystérieuses de l’histoire russe, ayant fait, dix ans plus tard, d’innombrables victimes au cœur de la guerre civile, réfutent la version d’un assassinat commandité par Boris. R. Skrynnikov aboutit à cette conclusion paradoxale : « Les documents réunis par l’enquête ont montré que Boris n’était pas impliqué dans la mort du tsarévitch. Et pour cette raison, les historiens ont refusé d’admettre leur authenticité18. » Le parti pris contre Boris devait déterminer le point de vue de Karamzine et des historiens ultérieurs.

La commission d’enquête dépêchée de Moscou à Ouglitch, établit les faits en interrogeant les témoins (nul, toutefois, n’a vraiment assisté à la mort de Dmitri). La commission est dirigée par Vassili Chouïski, l’un des principaux adversaires de Boris qui a fait tuer un de ses frères et relégué l’autre dans un monastère où il a succombé. Vassili lui-même vient tout juste de rentrer d’exil. Par la suite, Chouïski modifiera à plusieurs reprises, au gré des circonstances politiques, sa version de la mort du tsarévitch, ce qui jette une ombre sérieuse sur les résultats de l’enquête. Les conclusions de la commission sont péremptoires : l’enfant, qui souffrait d’épilepsie, jouait au couteau dans la cour de la maison où il résidait ; pris d’une crise soudaine, il s’effondra sur la lame et se trancha la gorge.

La mère du tsarévitch, Maria Nagaïa, ses frères, et toute leurs parenté déclarent aussitôt que le tsarévitch a été assassiné par les hommes de Boris. Une révolte éclate à Ouglitch, quinze partisans de Boris sont tués, ce qui fournit au régent un prétexte idéal pour régler ses comptes avec les Nagoï : Maria est enfermée dans un couvent, ses frères sont exécutés.

Il est, bien sûr, un argument de poids en faveur de la culpabilité de Godounov : la disparition du tsarévitch lui était profitable. Si Dmitri avait atteint sa majorité, il aurait pu prétendre au trône. Mais selon les auteurs des études les plus récentes, Boris n’avait aucun intérêt à faire assassiner le tsarévitch. On ne pouvait, en effet, exclure qu’un héritier légitime naquît dans la famille de Fiodor. Irina, son épouse, allait d’ailleurs justifier cet espoir en donnant naissance à une fille, Feodossia, en 1592. L’enfant, il est vrai, vivra peu (et l’on accusera immédiatement Boris Godounov de sa mort). Parmi les proches parents du tsar – après la mort de Dmitri –, les Romanov, et non Boris, avaient le plus de chances de monter sur le trône. Par ailleurs, la situation était tendue dans le pays, qui craignait une attaque des Suédois et des Tatars, et le moindre incident était gros de troubles.

Le patriarche Job entérine de son autorité les conclusions de la commission : innocence de Boris, culpabilité des Nagoï qui ont monté le peuple contre le tsar et le régent. Quinze ans plus tard, quand le tsarévitch Dmitri rejoindra les rangs des saints orthodoxes, l’Église fera officiellement de sa mort un assassinat : comment imaginer, en effet, qu’un saint se tue lui-même, fût-ce accidentellement ?

Un autre événement, qui achèvera de mettre le feu aux poudres, se déroule en dehors de l’État moscovite, sur le territoire de la Rzeczpospolita. À la fin du XXe siècle, on n’en mesure pas encore toute la portée. En octobre 1596, un concile réunit à Brest-Litovsk une partie des évêques orthodoxes de Pologne et de Lituanie, qui décident la réunion des Églises orthodoxe et catholique. L’Église orthodoxe conserve ses rites mais reconnaît l’autorité du pape. Déjà, en décembre 1595, l’évêque de Lvov, Cyrille Terletski, et celui de Volynsk, Ipati Poteï, avaient fait allégeance au pape Clément VIII, à Rome. Le concile de Lvov légitime leur démarche. Parallèlement, se tient, à Brest-Litovsk, une réunion des évêques orthodoxes qui refusent l’Union. L’Église orthodoxe est donc coupée en deux, dans la Russie du Sud-Ouest : d’un côté les uniates, ralliés au catholicisme, de l’autre les orthodoxes qui se tournent vers Moscou où, depuis peu, se trouve le patriarcat.

En entraînant une partie des fidèles hors de l’Église orthodoxe, la Rzeczpospolita monte contre elle tous ceux qui rejettent catégoriquement l’autorité du pape. La situation change brutalement en Ukraine. Catholique fervent, élevé par les Jésuites qui ont dirigé la Contre-Réforme, Sigismond III ne se contente pas de l’Union : il prend des mesures administratives pour renforcer la nouvelle Église et persécute activement les orthodoxes. L’historien polonais Pawel Jasienica, qui considère l’Union comme une erreur politique dont les conséquences seront tragiques pour la Pologne, écrit : « Chrétien par son grand-père et son arrière-grand-père, Sigismond III comprenait moins l’Église chrétienne et avait moins de sympathie pour elle que le païen Olgerd, ou que Witowt, né en milieu païen. Eux voulaient à toute force créer une Église orthodoxe sur le territoire lituanien ; lui, travailla sans pitié à son anéantissement19. »

L’historien anglais Norman Davies, passionné par la Pologne objet de ses recherches, reconnaît que Sigismond III était un catholique plus que fervent et un enthousiaste de la Contre-Réforme, mais il souligne que la Rzeczpospolita n’en demeurait pas moins très tolérante20. De son côté, l’historien américain James Billington compare le roi de Pologne à Ivan le Terrible, considérant que « sous de nombreux rapports, Sigismond III était encore plus fanatique que le tsar russe ». Le fanatisme religieux inculqué à Ivan par les joséphiens, le fut, à un degré plus grand encore dans le cas de Sigismond, par les Jésuites. Le roi de Pologne, estime l’historien américain, « confia pratiquement son royaume à l’autorité de ce monument tardif au zèle des croisés espagnols que constituait l’ordre d’Ignace de Loyola21 ».

Dans les années 1965, l’historien de la Reczpospolita Pawel Jasienica, voit dans la politique anti-orthodoxe de Sigismond III un pas vers l’abîme où la Pologne allait sombrer par la suite. Il eût fallu, estime l’historien, transformer la confédération bicéphale de Pologne et de Lituanie, en une organisation tricéphale, englobant l’Ukraine dans la Rzeczpospolita. La chose était indubitablement possible, mais le roi ne la souhaitait pas. Les Troubles qui n’allaient pas tarder à éclater à Moscou, semblaient ouvrir à la Pologne des perspectives bien différentes, magnifiques.

Загрузка...