5 Le testament de Pierre le Grand



L’État de Pierre ne comptait ni figures ni groupes privilégiés, tous se retrouvèrent sur un pied d’égalité, celle de l’absence de droits face à l’État.

Sergueï PLATONOV.


Agonisant, Pierre a tout juste le temps de tracer sur le papier qu’on lui tend : « Je lègue tout… » Mais à qui l’empereur laisse-t-il ce « tout » en héritage ? Nul ne le saura jamais. Comme cela s’est produit maintes fois par le passé, il y a un héritage mais il n’y a pas d’héritiers, ou il y en a trop à la fois. La mort d’Alexis a libéré le tsar de la crainte que n’accède au trône un fils susceptible d’anéantir l’œuvre paternelle. Elle l’a aussi amené à réfléchir au problème de la succession. En octobre 1715, Charlotte, épouse d’Alexis, mettait au monde un fils, Pierre. Quelques jours plus tard, Catherine, épouse du tsar, donnait également naissance à un fils, prénommé lui aussi Pierre. En avril 1719, l’héritier direct de Pierre le Grand meurt. Un contemporain relève que Catherine, « en raison de son embonpoint », ne pouvait espérer avoir un autre enfant. En 1722, Pierre promulgue le décret de succession au trône, dont Krijanitch déplorait tant l’absence. L’oukaze donne au tsar la possibilité de nommer l’héritier de son choix. Signe des temps nouveaux, un livre de Théophane Prokopovitch paraît, intitulé La Vérité de la volonté des monarques, dans lequel le savant évêque démontre scientifiquement la justesse et l’utilité de l’oukaze du tsar.

Les questions de succession n’empêchent pas Pierre de poursuivre fébrilement son action, notamment en politique étrangère. Solidement implanté sur les rives de la Baltique, l’empereur tourne son attention vers l’est. « La politique orientale de Pierre, résume Gueorgui Vernadski, avait deux grands objectifs : entrer en étroit contact avec l’Inde et la Chine1. » Ces deux pays ne menacent pas la Russie. Mais, comme l’écrit Alexandre Kizevetter, « l’extension territoriale de l’État russe (sous le règne de Pierre) n’avait pas encore atteint ses limites naturelles2 ». On continue, dit-il, « de travailler à polir les frontières ». Nikolaï Kostomarov voit pour sa part dans cette volonté de Pierre, d’un côté le désir d’ouvrir à la Russie, dont il a fait une puissance maritime, la voie qui lui permettra d’occuper une digne place dans le concert des grandes nations européennes, de l’autre, celui de porter les fruits de la civilisation occidentale en Orient, « aux peuples de l’Est qui, comparés à elle, se trouvent à l’échelon inférieur du développement culturel3 ». L’historien soviétique perçoit, à l’origine de ce mouvement vers l’Orient, des causes économiques (« volonté de Pierre de transformer la Russie en intermédiaire commercial de l’est et de l’ouest, en particulier de l’Inde et de l’Europe occidentale »), ainsi que le désir de la Russie de « renforcer ses liens avec les peuples frères » que menacent la Turquie et la Perse4. Pas un historien russe ne met en doute la nécessité – pour diverses raisons – d’agrandir l’empire.

Les tentatives de rapprochement avec la Chine sont de nature diplomatique : peu avant sa mort, l’empereur de Russie, que n’avaient encore rebuté les revers subis dans l’instauration de relations régulières avec ce pays, préparait une nouvelle ambassade extraordinaire, sous la conduite du comte Savva Ragouzinski. L’ambassade n’arriva à Pékin qu’après le décès de Pierre. Comme il ne parvenait pas à nouer des liens avec l’Inde, Pierre avait élaboré un plan permettant de progresser peu à peu vers le but visé. Il envisageait ainsi la soumission à la Russie des khanats de Khiva et de Boukhara, projetant d’y poster des détachements armés russes, en qualité de garde personnelle des khans. Parallèlement, on explorait le littoral oriental où l’on entreprit de bâtir des places fortes.

En 1717, à la tête d’un important détachement (quelque quatre mille hommes), le prince Bekovitch-Tcherkasski entre à Khiva. Mais sa troupe tombe dans une embuscade et est anéantie. Les échecs (en 1715, les Kalmouks ont mis en pièces le détachement de Buhgoltz dans la région de l’Irtych) ne découragent pas Pierre. En 1722, il se lance dans une guerre contre la Perse, accompagnant personnellement son armée jusqu’à Astrakhan. Le prétexte en est l’affaiblissement du shah, les luttes intestines qui éclatent dans le pays et la crainte que la Turquie ne les mette à profit. Aux termes du traité de paix signé en 1723, la Perse cède à la Russie tout le littoral occidental et méridional de la Caspienne (les provinces du Daghestan, de Chirvan, de Ghilan, de Mazandéran). Bakou devient une ville russe.

Artemi Volynski, qui occupe le poste de gouverneur d’Astrakhan à partir de 1720 et prépare activement la campagne de Perse, note dans ses Mémoires : « Les desseins de Sa Majesté ne touchaient pas la seule Perse. En effet, si la fortune nous eût souri en Perse et si sa Très-Précieuse Vie ne se fût point éteinte, elle eût évidemment tenté d’atteindre l’Inde et visait même l’État de Chine, ce que j’ai eu l’honneur d’entendre de Sa Majesté Impériale elle-même. »

Comme toujours, Pierre ne se contente pas de rêver et de bâtir des plans – il agit. En décembre 1723, deux frégates quittent Reval, avec des instructions secrètes : prendre Madagascar, gagner « l’est de l’Inde, et plus précisément le Bengale », établir un lien direct entre l’Inde et la Russie. Mais il apparaît, dès que les bâtiments se retrouvent en haute mer, qu’ils ne sont pas faits pour un voyage aussi lointain.

Pierre, nous l’avons vu, ne laisse pas de testament. Cependant, on ne tarde pas à lui en inventer un. L’histoire du faux « testament de Pierre le Grand » est une des manifestations du « mythe de Pierre », appelée à survivre dans la conscience des générations à venir. Le « testament » est intéressant en tant que modèle de « faux » doté d’un impact plus fort que les faits et les événements authentiques. Il suffit pour le comprendre de se rappeler les fameux Protocoles des Sages de Sion.

L’Europe entend parler pour la première fois du « testament de Pierre le Grand » en 1812, à la veille de la campagne de Napoléon en Russie. Un fonctionnaire du ministère français des Affaires étrangères, Lesur, publie anonymement un livre intitulé Le Développement de la puissance russe, qui contient le « testament ». Il n’apparaît, en fait, que dans la deuxième édition, au moment où l’empereur des Français juge bon de préparer l’opinion à la guerre qui se prépare contre l’empereur de Russie. La logique est sans faille : Napoléon, qui nourrit de grandioses projets de conquêtes, attribue à son futur adversaire l’intention d’assurer la domination de la Russie sur le monde. Le « testament » place ainsi sous la plume de Pierre : « J’ai reçu la Russie à l’état de ruisseau, je laisse à présent un fleuve ; mes successeurs en feront une mer qui fertilisera l’Europe appauvrie… » On indique même le moyen de « fertiliser l’Europe » : « Il importe de proposer séparément, et sous le sceau du secret, à Versailles puis à Vienne, de partager avec eux l’empire mondial. Si l’un des deux accepte, ce qu’il est facile d’obtenir en flattant les ambitions et l’amour-propre, il conviendra de l’utiliser pour anéantir l’autre, avant d’écraser celui qui restera… L’issue du combat ne fait pas de doute, car la Russie possède déjà tout l’Orient et la majeure partie de l’Europe. »

On est frappé par les conseils matrimoniaux que donne l’empereur à ses descendants : « Prenez toujours femme parmi les princesses allemandes, afin d’augmenter les liens de famille, de rapprocher les intérêts, en associant l’Allemagne à notre cause et en élargissement notre influence. » Une place particulière est ménagée par le « testament » à la Pologne : « Il faut diviser la Pologne en y soutenant les troubles, les incessantes querelles ; il faut attirer les seigneurs en les achetant avec de l’or, agir sur les Diètes en y semant la discorde, afin d’influer sur le choix des rois… »

Le « testament de Pierre le Grand » est appelé à une vertigineuse carrière. Chaque fois qu’éclate un conflit entre la Russie et une puissance occidentale, il remonte à la surface. Hommes d’État, journalistes, romanciers se réfèrent aux « directives de Pierre », dénonçant les projets de conquêtes de l’Empire russe en Europe et en Asie. Après Napoléon, le « testament » est abondamment utilisé par les Français et les Anglais, pendant la guerre de Crimée. Il sera repris par la propagande allemande en 1914, de même qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Le début du XXe siècle apporte la preuve que Pierre Ier n’a pas laissé de testament et que celui qu’on lui attribue a été fabriqué de toutes pièces, en octobre 1797, par Michal Sokolnicki, Polonais émigré à Paris. Ce dernier devait présenter son texte au Directoire. En 1812, après l’avoir lu et révisé, Napoléon ordonnait de l’intégrer au livre de Lesur. Devenu par la suite général de Napoléon, Michal Sokolnicki avait rédigé le « testament » après le premier partage de la Pologne et au terme d’une réclusion de deux ans à Pétersbourg, pour avoir participé au soulèvement de Kosciuszko. Il était incontestablement fondé à traiter la Russie en ennemie et à tenter d’attirer l’Occident du côté de la Pologne, en agitant la menace de l’effroyable « empire du Septentrion ».

Le texte de Sokolnicki devait également jouer son rôle à merveille quand, à la fin du XIXe siècle, les antisémites français entreprirent de fabriquer des « documents » visant à démontrer les prétentions des juifs à l’hégémonie mondiale ; ils se tournèrent alors vers le « testament de Pierre le Grand ». Par la suite, ces « documents » seraient utilisés pour la rédaction des Protocoles des Sages de Sion5.

Que le « testament de Pierre le Grand » soit un faux, nul n’en doute plus depuis longtemps. Mais le fait qu’on ait voulu faire du premier empereur de Russie l’auteur de gigantesques plans de conquêtes, souligne une fois encore la signification historique de son action. Par la force des armes, Pierre a inscrit la Russie dans le cercle des puissances européennes. Son empire est désormais un facteur important de la politique européenne (donc, mondiale), parce qu’il dispose d’une grande armée. La force des armes a compensé le retard économique et culturel.

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