14 De vastes projets
Dans les dernières années, particulièrement… enivrée par la gloire de ses victoires, elle ne songeait plus qu’à soumettre de nouveaux royaumes à son sceptre.
Gavriil DERJAVINE.
Gavriil Derjavine (1743-1816), le plus grand poète du règne de Catherine, auteur d’innombrables odes à Félitsa, ainsi qu’il nomme l’impératrice, occupe d’importantes fonctions étatiques et s’y entend en politique. Il écrit ses Mémoires après la mort de l’impératrice, aussi se permet-il de légères critiques : « Si le nom de cette souveraine forte et sage ne garde pas à jamais sa grandeur dans le jugement rigoureux de la postérité, cela viendra de ce qu’elle n’aura pas toujours observé la justice sacrée, pour complaire à son entourage, et plus encore à ses favoris, comme si elle eût craint de les irriter1. » Le poète a quelques raisons personnelles d’en vouloir aux « favoris » qui le dénigrent à l’envi auprès de Catherine, surtout quand apparaît l’un d’eux.
La dernière période de la vie – et de l’œuvre – de Catherine II commence en 1789, lorsque, répudiant un favori de plus, Alexandre Mamonov, elle s’en choisit séance tenante un nouveau, Platon Zoubov, âgé de vingt-deux ans. L’impératrice a alors soixante-six ans. Stanislas-Auguste, qui revoit sa bien-aimée en 1787, après une coupure de trente ans, la trouve fortement grossie, mais elle a gardé son teint frais et son charme d’antan, à peine gâté par la perte de ses dents.
Comme l’avait fait naguère Grigori Orlov, Platon Zoubov amène ses frères avec lui. Les Zoubov sont quatre ; outre Platon, Valerian, âgé de dix-neuf ans, est particulièrement proche de l’impératrice. Touchés par la « grâce » impériale, les nouveaux favoris ne songent plus, aussitôt, qu’à s’enrichir, à obtenir des titres et des grades. Les beaux esprits de la Cour murmurent qu’au déclin de ses jours, la souveraine a succombé à l’amour « platonique ». Informé de l’apparition d’un nouveau favori arrivé à la Cour sans son entremise, Potemkine quitte le front et gagne Pétersbourg pour, dit-il, « arracher la dent ». Il n’y parvient pas et repart, comprenant que son temps est fini.
Les changements dans l’entourage de Catherine correspondent aux fantastiques bouleversements qui surviennent en France le 14 juillet 1789 et qui mettent le monde en état de choc. Khrapovitski note dans son journal intime : « Un courrier est venu apporter la nouvelle qu’à Paris… le peuple est en émoi,… il a pris la Bastille…, les gardes ont rallié la populace2. » Pour Catherine, la surprise est totale. N’écrivait-elle pas à Grimm, en avril 1788 : « Je ne partage pas l’opinion de ceux qui estiment que nous nous trouvons à la veille d’une grande révolution » ? À peine un an et demi plus tard, la révolution est là.
Catherine, à l’exception de quelques philosophes, n’aime ni la France ni les Français. Pour Paul Milioukov, elle « nourrit toute sa vie, envers la nation française, les sentiments d’une authentique Allemande3 ». Il convient d’ajouter que la constante hostilité de la France à l’égard de la Russie ne peut qu’entraîner une hostilité en retour. Après l’avènement de Louis XVI, Catherine change toutefois d’attitude. Les relations évoluent entre les deux pays, en faveur d’une tentative de rapprochement.
La tournure prise par les événements à Paris n’alarme guère l’impératrice ; mais elle ne tarde pas à s’irriter de l’inaction du roi, qui ne prend pas les mesures nécessaires pour liquider les troubles. L’absence de « professionnalisme » de Louis XVI l’étonne : il ne sait manifestement pas ce qu’il doit faire. L’impératrice est certaine, en particulier, et elle l’écrit à Grimm, qu’il « faut relâcher les cordes trop tendues à l’extérieur du pays ». Autrement dit, rechercher l’apaisement intérieur par des guerres extérieures.
Le « mal français » apparaît soudain au sein de l’empire. Le 30 juin 1790, Khrapovitski note : « Arrestation du responsable des douanes d’ici, Alexandre Radichtchev, pour avoir écrit un livre : Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou. On voit là la propagation de l’épidémie française : le rejet de l’autorité4. » Radichtchev affirme – et entreprend de démontrer – que son ouvrage est « antérieur à la révolte française ». Mais il ne fait pas de doute pour Catherine que les théories qu’il développe, empruntées à Rousseau et Raynal « sont exactement celles qui ont mis la France sens dessus dessous ».
La vague révolutionnaire parisienne croît irrésistiblement, cependant qu’augmentent les angoisses de l’impératrice. Le 24 avril 1792, on procède à l’arrestation du « chef des Roses-Croix ou “martinistes” moscovites, éditeur et imprimeur connu », Nikolaï Novikov (1744-1816), soupçonné de multiples crimes d’État. L’oukaze le concernant, signé par Catherine le 1er août, proclame : « Ses crimes sont d’une telle gravité » que le criminel mérite le châtiment suprême ; toutefois, l’humanité inhérente à l’impératrice la conduit à commuer la peine en quinze ans de détention à la forteresse de Schlusselburg. La liste des crimes qui sont reprochés à Nikolaï Novikov ne laisse aucun doute sur la menace qu’il représente. On l’accuse d’organiser des rassemblements clandestins, d’entretenir une correspondance secrète avec la Prusse ennemie, d’imprimer sous le manteau « des livres interdits qui corrompent les esprits et sont contraires à la loi orthodoxe », enfin, de nourrir le dessein d’entraîner dans sa secte cosmopolite « une personne évoquée dans leurs papiers » (il s’agit du grand-duc Paul).
Quatre types de crimes sont imputés au véritable père de l’imprimerie russe : rassemblements illicites ; correspondance avec des ennemis de l’étranger ; impression sous le manteau d’ouvrages anti-orthodoxes ; desseins visant l’héritier du trône. Une part importante des craintes et des angoisses qui tourmentent Catherine dans la dernière période de sa vie, est évoquée dans l’oukaze qui condamne Novikov. À la différence de « l’affaire Radichtchev » à laquelle fut donné un caractère public, « l’affaire Novikov » reste secrète : son arrestation n’est pas annoncée, l’oukaze n’est pas publié. Aucun des chefs d’accusation n’ayant été confirmé, on peut voir dans la condamnation des activités de Novikov l’expression des sentiments personnels de l’impératrice.
Le contrôle effectué par des membres du clergé ne révèle pas le moindre ouvrage anti-orthodoxe, parmi les livres dont Novikov assure la publication. Mais il en édite des quantités. L’histoire russe compte de remarquables chefs d’État, chefs d’armée, écrivains. Nikolaï Novikov est peut-être l’éditeur le plus éminent. Paul Milioukov a dressé un tableau de l’édition de livres au XVIIIe siècle. 69 % de la production (hors les journaux, revues et livres sacrés) s’effectuent dans le dernier quart de siècle – entre 1776 et 1800 – et le mérite en revient principalement à Novikov. La plupart des ouvrages répondent à des nécessités professionnelles, aux besoins des établissements d’enseignement, ainsi qu’au goût très ancien du public pour la littérature d’édification, aidant au salut de l’âme. Mais 40 % s’adressent à un nouveau type de lecteur, en quête d’ouvrages faciles, distrayants : romans, récits, poèmes, pièces. Ils mettent au jour le monde des sentiments humains, de l’amour, du bonheur, de la tendresse, de la reconnaissance. Passionné de romans, Andreï Bolotov se refuse à admettre qu’ils « corrompent l’esprit ou gâtent le cœur ». « Quant à mon cœur, écrit-il, mes nombreuses lectures l’ont si bien empli de tant de sentiments tendres et particuliers, que j’ai nettement perçu en moi un grand changement et que je me suis senti en quelque sorte renaître5. »
Dans les revues, le nouveau lecteur cherche aussi à nourrir son esprit, et pas seulement ses sentiments. En 1769, Catherine entreprend la publication – non officielle – d’une revue intitulée Bric-à-brac, en prenant pour modèle le Spectator anglais. D’autres revues naissent, parmi lesquelles Le Faux Bourdon (1769-1770) et Le Peintre (1772-1773) dont Nikolaï Novikov assume la rédaction, occupent une place à part. Le désir d’éclairer ses sujets taraude l’impératrice. Mais elle veut absolument s’en charger elle-même, à tout le moins jouer un rôle dirigeant. Après avoir donné l’impulsion au journalisme, Catherine s’aperçoit que les journalistes n’écrivent pas toujours ce qu’elle souhaiterait et elle ferme les revues. En 1782, la souveraine autorise les imprimeries privées, mais en 1791, Nikolaï Novikov est arrêté, nous l’avons vu, et son imprimerie fermée, alors qu’elle avait, en son temps, publié les travaux historiques de l’impératrice. Catherine signe l’oukaze d’interdiction des imprimeries privées, instaurant une censure sévère : le décret entrera en vigueur après sa mort.
L’arrestation de Radichtchev, puis de Novikov, l’autodafé d’une pièce de Iakov Kniajnine (1742-1791) mettant en scène la lutte du républicain Vadim de Novgorod contre le monarque Rurik, l’accusation portée contre Gavriil Derjavine, selon laquelle il écrirait des « poèmes jacobins » sous prétexte qu’il traduit le Psaume 81 de David où l’on trouve cette adresse à Dieu : « Lève-toi, ô Dieu, juge la terre, car tu domines sur toutes nations6 » – autant de mesures dictées par la peur des événements survenus en France. Le fait n’est pas douteux, même si les craintes de Catherine ont aussi d’autres motifs.
En 1786, trois ans avant la Révolution française, les loges maçonniques sont fermées à Moscou, sur ordre de l’impératrice. En 1913, Paul Milioukov écrira : « À notre époque, la maçonnerie semble une chose lointaine, étrangère, un peu curieuse et risible7. » À la fin du XXe siècle, l’idée la plus répandue en Russie à propos de la maçonnerie est qu’il s’agit d’une organisation secrète, à l’origine d’un complot ayant apporté en Russie la révolution, le communisme, et voulant mener le pays à sa perte. La langue reflète le point de vue sur les « francs-maçons » : ce mot français est devenu en russe farmason, et le Dictionnaire raisonné de Dahl, paru dans la seconde moitié du XIXe siècle, définit le farmason comme un « libre-penseur, un sans-Dieu ». Dans le langage des voleurs, le farmason est un voleur professionnel, qui vend de faux diamants pour des vrais.
Introduite en Russie, selon la légende, par Pierre le Grand, la franc-maçonnerie connaît un essor considérable au temps de Catherine II :
« À compter des années 1774-1775, des représentants de tous les ordres, de tous les grades et de toutes les professions, jusqu’aux marchands et artisans, entrèrent dans les loges. Alors, le grand-maître, en Russie, cessa d’être un étranger : un Russe, I. Ielaguine occupa cette place éminente8. »
Durant le premier quart du XIXe siècle, les maçons de Russie se consacreront aux problèmes politiques. Au temps de Catherine, la maçonnerie est « la seule école de philosophie morale », une forme d’éducation éthique9. Expliquant ce qui l’a « poussé dans la société des maçons », Nikolaï Novikov déclare : « Me trouvant au carrefour du voltairianisme et de la religion, il me manquait « le point d’appui, ou la pierre d’angle sur laquelle pût reposer la tranquillité de mon âme10 ». Novikov traduit parfaitement le choix auquel sont confrontés les Russes éclairés qui ne trouvent pas dans la religion toutes les réponses à leurs questions, mais qui n’acceptent pas les réponses du « voltairianisme », promu par Catherine.
La grande particularité de la maçonnerie russe est sa proximité du christianisme. À une interrogation des maçons allemands, les « frères » moscovites répondent, péremptoires, que les rites de l’Église gréco-russe sont si proches des rites maçons qu’on ne peut douter qu’ils soient de même source. Et lorsque Catherine exige du métropolite de Moscou, Platon, une note sur l’orthodoxie de Novikov, elle reçoit une réponse inattendue. Ayant pris connaissance des livres imprimés chez Novikov, le métropolite n’y découvre rien qui sape le sentiment religieux ou corrompe les mœurs. Les « frères » russes voient dans la maçonnerie une foi, illuminée par la Raison. Aux idées des philosophes français sur la renaissance de l’homme au travers d’une législation rationnelle, ils opposent la « renaissance morale ». Au lieu de la lutte pour les réformes, les maçons russes assignent à l’homme la tâche de se connaître lui-même, de s’auto-perfectionner, et de prôner l’amour de l’humanité, car tous sont frères. Paul Milioukov fait de la maçonnerie au temps de Catherine, le « tolstoïsme de l’époque ».
La cause commune gomme les différences entre les partisans des innombrables « systèmes » de l’Ordre. « Les trois piliers de la maçonnerie, à la fin du XVIIIe siècle – Novikov, Schwartz et N. Troubetskoï –, se rattachaient à diverses “nuances”, ce qui ne les empêchait pas d’œuvrer ensemble11. » Il est pourtant une divergence fondamentale : les points de vue des maçons de Pétersbourg et de Moscou ne concordent pas toujours. La nouvelle capitale incline vers l’ouest, l’ancienne vers les traditions moscovites. Le grand débat d’idées du XIXe siècle – qui renaîtra au XXe – entre « occidentalistes » et « slavophiles » trouve sa première expression dans les différences entre maçons moscovites et pétersbourgeois. Membre de l’Ordre de Pétersbourg, Novikov passe, en 1779, à celui de Moscou où il rencontre Ivan (Johann) Schwartz (1751-1784), un Allemand venu enseigner sa langue et nommé, à compter de 1780, professeur de philosophie à l’université de Moscou.
L’impact de Schwartz est également très important dans la propagation des idées maçonnes civilisatrices et dans le remplacement de l’influence culturelle française par l’influence allemande. Le penseur français le plus populaire dans les milieux maçonniques de Moscou est Louis-Claude de Saint-Martin, adversaire acharné de Voltaire. Son livre, Des erreurs et de la vérité, qualifié par un historien américain de « Bible de la contre-offensive mystique contre les Lumières françaises12 » et publié en 1775, est aussitôt traduit en russe et largement diffusé dans les cercles maçonniques dirigeants. C’est manifestement en se référant à lui qu’on fabrique le mot « martiniste », dont Catherine stigmatise Novikov et ses amis.
Fidèle à elle-même et convaincue de la force de sa plume, Catherine entreprend de combattre la maçonnerie, en publiant, en 1780, une brochure raillant les francs-maçons : Le Secret de la société anti-absurde dévoilé par quelqu’un qui n’en est pas. La brochure paraît anonymement, mais tout laisse penser que l’impératrice en est l’auteur. La satire est la première arme choisie par Catherine. Déjà, dans Bric-à-brac, elle parlait du rire comme d’un instrument permettant d’agir sur l’opinion. La maçonnerie est donc tournée en dérision, « bavardage et jouet puéril, charlatanisme et jeu de rituels ». En janvier, février et juillet 1786, le théâtre de la Cour représente trois comédies écrites par Catherine qui se moque des martychki (en fait, des martinistes13) et du filou Cagliostro, en visite à Pétersbourg au cours de l’année 1779. Dans une lettre à Grimm, l’auteur des comédies explique : « Il fallait caresser les côtes de tous ces extra-lucides qui s’étaient mis à drôlement relever le nez. »
Les comédies sont écrites quand la maçonnerie commence à faire peur. En 1784, on découvre en Bavière la société secrète des « illuminés » qui veut remplacer le christianisme par le déisme, et la monarchie par la république. Les « illuminés » ne sont pas maçons, même s’ils empruntent à l’Ordre certains rituels. Mais Catherine, à l’instar de tous les non-initiés, ne fait aucune différence entre les francs-maçons, les « martinistes », les Roses-Croix et les « illuminés ». Disciple de Voltaire, elle ne comprend ni ne veut comprendre le mysticisme maçon, y voyant une injure à la philosophie et au bon sens.
L’impératrice passe de la critique « par le rire » aux répressions. Dans sa monumentale biographie de Catherine, Isabel de Madariaga s’oppose au traditionnel point de vue des historiens russes et soviétiques, pour lesquels l’impératrice réactionnaire persécute Novikov dès le début de son action d’éditeur et de publiciste, soit dès 1769. L’historienne anglaise considère que les premiers heurts avec les autorités sont suscités, non par l’action maçonnique ou réformatrice de Novikov, mais par la légèreté dont il fait montre à l’égard des droits d’auteur. En 1784, il est accusé de publier deux manuels scolaires dont un autre éditeur détenait les droits14. Isabel de Madariaga a raison de dire que l’État réglementé, dont rêve Catherine, est encore en chantier. Nikolaï Novikov veut gagner de l’argent en publiant des manuels scolaires, puis des livres religieux dont le monopole est détenu par le Très-Saint-Synode. Mais Catherine a suffisamment de griefs à l’encontre des activités de Novikov, pour se saisir du premier prétexte venu.
Les raisons de mécontentement ne manquent pas, en effet. En 1787, tandis que Catherine effectue sa tournée triomphale dans la Nouvelle-Russie conquise, la famine frappe subitement les régions centrales du pays. Le cercle maçonnique de Novikov réunit alors des fonds privés, afin d’aider les affamés. L’action des francs-maçons devient de plus en plus suspecte aux yeux de l’impératrice, qui commence à l’associer à la révolution. La police finit par découvrir, du moins l’affirme-t-elle, des liens entre la maçonnerie et l’héritier Paul Petrovitch. Après l’arrestation de Novikov, le juge d’instruction auquel est confié le dossier, est chargé d’éclaircir la nature de ces relations. On manque toutefois de preuves. On trouve, il est vrai, une lettre de l’architecte Vassili Bajenov qui, à la demande de Catherine, construit le Versailles russe aux environs de Moscou (Tsaritsyno) et qui est pressenti pour effectuer une transformation radicale du Kremlin. Franc-maçon lui-même, l’architecte adresse à l’héritier les ouvrages religieux édités par Novikov, dans le but – selon les magistrats instructeurs – d’« instaurer des liens ».
À la fin des années 1780, tout ce qui est hostile à Catherine prend le visage de la maçonnerie. Au début de la seconde guerre contre la Turquie, la Prusse et la Suède se retrouvent dans le camp de ses adversaires : or, les monarques de ces deux pays sont étroitement liés aux francs-maçons, et les maçons russes entretiennent une correspondance avec leurs « frères » prussiens et suédois. En Russie même, la franc-maçonnerie apparaît comme une force d’opposition, dans la mesure où elle n’est pas contrôlée par l’impératrice. On accuse Novikov et ses complices d’« organiser des assemblées secrètes », d’entretenir des contacts clandestins avec l’ennemi, « et cela au moment où la Cour de Berlin montre toute sa malveillance à notre endroit », de nourrir le secret dessein d’embrigader dans leur secte le grand-duc et de bien d’autres crimes. Nikolaï Novikov, nous l’avons dit, est condamné à mort, mais dans son oukaze du 1er août 1792, Catherine le gracie et le fait enfermer pour quinze ans à la forteresse de Schlusselburg. Quant à ses complices – le prince Nikolaï Troubetskoï, les commandants de brigade en retraite Ivan Lopoukhine et Ivan Tourgueniev –, ils sont exilés dans leurs villages, loin de la capitale.
Dans son journal intime, le secrétaire de Catherine rapporte une conversation entre deux paysans – un serf du prince Troubetskoï et un paysan appartenant à la Couronne : « Pourquoi a-t-on exilé votre barine ? » demande le second. « On dit qu’il cherchait un autre Dieu », répond le serf de Troubetskoï. « C’est donc qu’il était coupable », conclut son interlocuteur. « Y a-t-il mieux que le Dieu russe15 ? »
Parmi les innombrables projets auxquels l’impératrice est particulièrement attachée, on trouve sa volonté de transmettre le trône, non pas à l’héritier légitime, le grand-duc Paul, mais au fils aîné de ce dernier, Alexandre, petit-fils préféré de Catherine. Elle entreprend donc de redéfinir l’ordre de succession au trône. En août 1792, l’impératrice annonce à son fidèle Grimm le prochain mariage d’Alexandre, quinze ans, avec la princesse de Bade, Louise-Marie-Augusta, âgée de treize ans : « Mon Alexandre se marie, puis il sera couronné, avec tout le cérémonial, dans la plus grande solennité. »
L’Empire change de nature : la conception idéologique de la « Troisième Rome » devient conception politique, voire géopolitique. L’acquisition des provinces polonaises échues à la Russie au cours des partages, marque un premier pas vers une union des Slaves, sous la conduite de la Russie. Dans une ode intitulée La Prise de Varsovie. 20 mars 1795, Vassili Petrov fait de Catherine la « Grande Triomphatrice » qui, même dans le courroux, demeure « la plus douce des mères », envoyée pour « garder le monde dans une impérissable intégrité16 ».
Le poète chante la prise de Varsovie par Souvorov. Laconique, le général, lui, adresse à l’impératrice un bref message annonçant la victoire : « Hourra ! Varsovie est à nous ! » Et il reçoit en réponse un message de félicitations plus laconique encore : « Hourra, feld-maréchal ! » Le glorieux héros de la guerre contre la Turquie obtient la plus haute distinction de l’armée russe pour s’être emparé de la capitale polonaise. Le colonel Lev Engelhardt, qui participe à l’assaut de Praga, faubourg de Varsovie, déclarera, à la fin de sa vie : « Pour se représenter l’horreur de l’assaut, une fois celui-ci achevé, il faut en avoir été le témoin. Jusqu’à la Vistule elle-même, on voyait à chaque pas des morts de tous grades, et sur la rive s’entassaient des monceaux de tués et de mourants : guerriers, habitants de la ville, juifs, moines, femmes, enfants. À ce spectacle, le cœur humain se glace, le regard s’offense d’une aussi gigantesque honte17. » En 1943, l’historien soviétique E. Tarlé juge qu’il était nécessaire de prendre Praga et présente l’assaut comme « un exploit militaire de Souvorov, l’un des faits historiques les plus difficiles et les plus brillants18 ».
L’écrasement de l’insurrection, qui éclate en Pologne sous la conduite de Tadeusz Kosciuszko, et le partage définitif des restes du royaume font pleuvoir sur les vainqueurs un véritable déluge de récompenses. Soulignant par là même l’importance de l’événement, Catherine distribue aux plus méritants cent vingt mille âmes paysannes. Le mieux servi est Platon Zoubov – treize mille –, le feld-maréchal Souvorov et Roumiantsev ont droit chacun à sept mille, les autres à moins.
L’élargissement des frontières à l’ouest s’accompagne de l’acquisition de territoires voisins dans l’espace eurasien. Le « projet grec », dont la paternité, nous l’avons dit, revient à Grigori Potemkine, voit plus loin et l’inlassable Vassili Petrov exalte, dans une ode à Potemkine, les « sentiments maternels » de l’impératrice : « Moldave, Arménien, Indien, Hellène, ou bien noir éthopien, sous quelque ciel qu’ils viennent au monde, tous ont pour mère Catherine, tous bénéficient de ses grâces. »
Dans la liste des peuples qui, selon le poète, ont « Catherine pour mère », l’« Indien » retient particulièrement l’attention. En 1795, Platon Zoubov propose un document intitulé : Considérations de politique générale, que les historiens qualifieront de « projet indien ». Les Considérations se composent de deux parties. La première, politique, redessine la carte du monde, faisant disparaître au passage la Suède, la Prusse, l’Autriche, le Danemark et la Turquie. L’Empire russe y dispose de six capitales : Pétersbourg, Moscou, Astrakhan, Vienne, Constantinople et Berlin. Chaque capitale a sa Cour. Mais il n’y a qu’une direction suprême de l’Empire. La seconde partie des Considérations, militaire, prévoit l’expédition d’une armée de vingt mille hommes en Perse, sous le commandement de Valerian Zoubov, le plus jeune frère de Platon. Puis, les troupes russes s’empareront de l’Anatolie et couperont Constantinople de l’Asie. Souvorov, alors, franchissant les Balkans, effectuera sa jonction avec l’armée de Zoubov devant Istanbul, où les rejoindra Catherine qui dirigera personnellement la flotte.
Inventé par Platon Zoubov qui rêve d’une gloire militaire au moins égale à celle de Potemkine, le « projet indien » est souvent qualifié d’absolument fantastique. On a quelque peine à imaginer que l’ultime favori de Catherine, qui n’a pas la moindre notion de l’art militaire et ne se distingue pas par des talents politiques particuliers, soit l’auteur des Considérations. On y sent en effet la patte d’un diplomate, d’un politicien. Les rêves des poètes du temps de Catherine montrent que le « projet indien » ne naît pas de rien. Il développe, en fait, le « projet grec ». En 1782, dans son ode célèbre, Félitsa, adressée à l’impératrice, Derjavine écrit : « Mais où voit-on étinceler ton trône ? À Bagdad, Smyrne, au Cachemire ? » Un siècle plus tard, l’excellent poète Fiodor Tiouttchev, qui prétendra au rôle de penseur politique, en reviendra aux rêves de Platon Zoubov et de Derjavine : « … Sept mers intérieures et sept grands fleuves… Du Nil à la Neva, de l’Elbe à la Chine, de la Volga à l’Euphrate, du Gange au Danube… Tel est le royaume russe… »
Les fantaisies poétiques engendrent des plans politiques qui, à leur tour, stimulent les rêves des politiciens. En avril 1792, indique Khrapovitski, Catherine rédige elle-même son testament, expliquant en détail où il convient de l’inhumer, vêtue de quelle robe (une couronne d’or sur la tête). Elle conclut : j’ai le projet de donner à Constantin le trône de l’empire grec. En avril 1796, le général comte Valerian Zoubov reçoit l’ordre, « avec l’armée qui lui a été confiée, de franchir les frontières de la Perse ». Le prétexte est la demande du khan déchu Murtaza Kuli, venu à Pétersbourg implorer l’aide de l’impératrice dans la lutte qu’il mène contre l’usurpateur de son trône, Agha Muhammad. L’impératrice décide que sans mesures militaires, il est « impossible d’arracher la Perse aux mains de son pillard, d’y rétablir le calme, de restaurer notre négoce et de préserver des injures ceux de Nos sujets qui s’y livrent19… ». Mais il est un autre motif : la nécessité de défendre les tsarats géorgiens qui se sont placés sous la protection de la Russie. Catherine expose ses véritables raisons au général Bennigsen, chef d’état-major de l’armée de Zoubov : le désir de créer une base commerciale sur le littoral méridional de la Caspienne, « afin de détourner vers Pétersbourg une partie du négoce indien, orienté vers Londres20 ».
Le « projet grec » demeurera dans les rêves qui hanteront les diplomates russes du XXe siècle. La première étape vers sa réalisation apporte à la Russie, nous l’avons vu, la Crimée et la région du Kouban, et permet d’entreprendre la colonisation intensive de la Nouvelle-Russie. La mort de Catherine interrompt la campagne perse du général Zoubov. L’armée russe regagne ses pénates, mais elle a eu le temps de rattacher à l’empire Bakou et Derbent, deux bases importantes pour une percée dans le Caucase et au-delà.