13 La politique extérieure de Catherine II
Pierre étonna par ses victoires. Catherine en fit une habitude.
Nikolaï KARAMZINE.
On a calculé que, durant les trois cents ans d’existence de la dynastie Romanov, l’Empire de Russie s’agrandit à la vitesse de cent quarante kilomètres carrés par jour. Par leurs dimensions, les conquêtes territoriales de Catherine II surpassent celles de Pierre le Grand. L’accroissement de la population est plus important encore. En 1762, la Russie compte dix-neuf millions d’habitants ; en 1796, elle en abritera trente-six millions.
Historiens, politologues, psychologues donnent les réponses les plus diverses à la question de savoir pourquoi l’État moscovite, puis l’Empire de Russie n’ont cessé de s’élargir, d’acquérir encore et encore de nouveaux territoires. La première réponse, fournie par de nombreux historiens russes du XIXe siècle, est la nécessité de rassembler toutes les terres russes, tous les territoires ayant, à un moment ou à un autre, été inclus dans les limites de la Russie kiévienne et de la Moscovie. La deuxième réponse est le besoin d’assurer la sécurité des frontières étatiques, d’accéder à des frontières naturelles qui protégeraient la Russie contre ses ennemis. Le marxisme, lui, vulgarise une explication de type économique : le développement de l’industrie et du commerce exigeaient de nouveaux territoires. Aucune de ces interprétations n’est cependant satisfaisante. La Russie, en effet, continue de s’agrandir lorsque toutes les terres russes ont été englobées dans l’État. La menace aux frontières perd de sa valeur après l’acquisition de nouveaux territoires, au voisinage desquels apparaissent de nouveaux ennemis. L’industrie et le commerce, enfin – même au XVIIIe siècle – ne sont pas développés au point de susciter le besoin de nouvelles terres.
On a également donné des explications idéologiques : la Russie, « Troisième Rome », héritière de Byzance, a pour mission de restaurer un grand tsarat orthodoxe. Dans les années 1920, les Eurasiens choisiront un autre modèle pour expliquer l’irrépressible progression de l’Empire russe, du Pacifique à la Caspienne : l’Empire de Gengis Khan. Pour eux, la gigantesque plaine du « continent-océan » eurasien implique un unique et puissant État.
L’explication politique part de l’idée qu’un vaste territoire rend nécessaire un État fort ; mais, à l’inverse, un État fort élargit son territoire.
Tout en fournissant des réponses, les théories universelles laissent dans l’ombre de nombreux aspects du problème ; la clef universelle n’ouvre pas toutes les portes. On recourt alors à des explications qui ne prétendent pas créer un système achevé, logique. Une série d’historiens évoque ainsi le rôle des intérêts privés, déterminant, à tel ou tel moment, la politique extérieure et poussant à la conquête de nouvelles terres. Il y a des tenants de la théorie des « circonstances favorables » : chaque fois que l’occasion s’en présentait, la Russie allait de l’avant, toujours plus loin, vers de nouvelles frontières.
La première guerre contre la Turquie, qui dure de 1762 à 1774 et vaut à la Russie de brillantes victoires et de considérables territoires, permet d’utiliser, pour expliquer ses causes, toutes les réponses à la question des raisons de l’expansion russe. Parmi les explications officielles, on trouve le désir de réunir les terres russes, d’apporter la liberté aux peuples slaves subissant le joug turc, de garantir les frontières au sud et à l’ouest. La guerre commence quand la « politique internationale se présenta sous un jour favorable pour la Russie, et Catherine sut au maximum tirer profit de ce contexte diplomatique1 ». Enfin, le rôle des intérêts privés est immense : chaque partage de la Pologne apporte aux favoris de l’impératrice de gigantesques domaines et des milliers d’âmes serves.
Platon Zoubov, que les historiens polonais considèrent comme l’un des principaux initiateurs du second et du troisième partages, reçoit, après ce dernier, des terres sur lesquelles travaillent treize mille âmes paysannes (ceci ne faisant que s’ajouter aux cadeaux obtenus précédemment). Après le premier partage, les Orlov sont largement récompensés. Grigori Potemkine qui rêve, à la fin de sa vie, d’avoir son propre royaume, a bien l’intention d’y inclure les provinces du sud-est de la Pologne. Après le deuxième partage, Catherine, si l’on en croit Alexandre Bezborodko (1746-1815), secrétaire personnel de l’impératrice, distribue en un jour cent dix mille âmes paysannes des provinces rattachées, soit, compte tenu du prix de l’âme à l’époque – dix roubles –, une somme globale de onze millions de roubles.
Catherine soigne aussi, manifestement, ses propres intérêts. Elle a besoin de gloire, « besoin d’actions d’éclat, de victoires importantes, évidentes pour tous, afin de justifier son accession au trône et de mériter l’amour de ses sujets ; pour cela, de son aveu même, elle ne négligeait rien2 ». Auteur d’une Histoire de la Russie depuis les origines en vingt-neuf volumes, Sergueï Soloviev évoque la coïncidence d’intérêts entre le souverain et l’État, particulière dans le cas de l’autocratie. Le tsar russe ne peut être qu’un autocrate, car les dimensions de l’État imposent ce mode de gouvernement. La propagation des idées de liberté – au sens ouest-européen du terme – dans la société russe rend indispensable, selon l’historien, une définition de la notion de liberté dans un État autocratique. Le raisonnement de Sergueï Soloviev est logique : la gloire des citoyens, de l’État et du souverain est le but et l’objet de l’État autocratique ; l’orgueil national crée dans le peuple gouverné autocratiquement un sentiment de liberté qui incite aux grandes choses et au bien des sujets, au moins autant que la liberté elle-même3.
L’orgueil national, capable de remplacer la liberté, est particulièrement fort au moment des guerres, il se nourrit abondamment de la conquête de terres étrangères. Mais on peut ajouter aux réflexions de l’historien russe, qui écrit son grand œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle, que la guerre permet de jeter un pont par-dessus le « Schisme », de réunir les soldats serfs et les officiers propriétaires en une même armée poursuivant un même but : la gloire de la Russie.
« La politique extérieure, résume Vassili Klioutchevski, est l’aspect le plus éclatant de l’œuvre politique de Catherine. Lorsqu’on veut exprimer le meilleur qui se puisse dire à propos de son règne, on parle de son action au-dehors4… » Un avis partagé par tous les historiens, et une évidence pour les contemporains de l’impératrice. Après la victoire remportée sur l’Allemagne en 1945, les historiens soviétiques, l’académicien Evgueni Tarlé en tête, entreprendront de présenter la politique extérieure de Catherine II comme un modèle pour la politique étrangère stalinienne, et l’impératrice elle-même comme l’ancêtre du « Guide des Peuples ». Le titre militaire que s’adjugera Staline – celui de généralissime – sera, expliqueront les historiens soviétiques, une référence aux grands capitaines du temps de Catherine, Roumiantsev et Souvorov.
Pour Vassili Klioutchevski, après les cinq premières années de règne, consacrées avant tout à consolider la position de l’impératrice sur le trône, Catherine entreprend de résoudre « les deux grandes questions en suspens dans le domaine de la politique étrangère, questions anciennes et difficiles… ». L’une concerne « la nécessité de prolonger la frontière méridionale de la Russie jusqu’à la mer Noire, l’autre le rattachement de la Rus occidentale5 ». Cent ans après Klioutchevski, une historienne soviétique approuve entièrement ses propos : « Les tâches centrales de la politique extérieure du pays sous le règne de Catherine étaient : garantir l’accès à la mer Noire ; rattacher à la Russie les terres ukrainiennes et biélorusses se trouvant sous l’autorité de la Pologne ; renforcer les positions dans les régions de la Baltique6. »
On est frappé par le caractère agressif des « questions » et des « tâches » auxquelles la politique étrangère russe se trouve confrontée. Leur solution se trouve hors des frontières de l’État, elle nécessite de les repousser encore. Ces « tâches » et « questions » ne sont pas nouvelles : elles sont déterminées par des facteurs intangibles, d’ordre géopolitique. Une fois assuré l’accès à la Baltique où il ne reste qu’à « consolider les positions », vient le tour de la mer Noire. L’adversaire méridional de la Russie est l’Empire ottoman. Il constitue aussi un important obstacle à l’ouest. Le « rattachement de la Rus occidentale » signifie un conflit avec la Pologne qui a une frontière commune avec la Turquie, détentrice d’une partie des terres ukrainiennes. Istanbul se sent directement menacé par les prétentions russes aux territoires inclus dans la Rzeczpospolita. Les « questions » turque et polonaise sont étroitement imbriquées. Hostile à la Russie et soutenant activement la Turquie, la France apparaît ici comme un élément supplémentaire.
L’amour passionné de Pierre III pour le roi de Prusse avait mis un terme inattendu à la guerre de Sept Ans. Après la fin du conflit, les alliances se sont renversées : jusqu’alors alliée de la Prusse et adversaire de la Russie, l’Angleterre s’est rapprochée de Pétersbourg ; à l’inverse, l’Autriche, alliée de la Russie contre Frédéric II, se montre hostile à la politique de Catherine ; quant à la France, qui a combattu la Prusse avec les Russes, elle est désormais leur principale ennemie.
La fragilité des alliances souligne la permanence des intérêts. Les plus éminents diplomates russes de la seconde moitié du XVIIIe siècle bâtissent la politique extérieure de l’empire sur des combinaisons diplomatiques contradictoires. Le comte Alexis Bestoujev-Rioumine, qui dirige la politique étrangère de l’État à partir de 1744, juge nécessaire de renforcer l’union avec l’Angleterre, la Hollande et l’Autriche, contre la France, la Prusse et la Turquie. Le revirement de la politique anglaise, qui s’oriente vers une union avec la Prusse (au milieu des années 1750), entraîne l’arrestation du chancelier, en février 1758. Libéré par Catherine après son accession au trône, il cesse d’avoir une influence sur la politique. Mikhaïl Vorontsov (1714-1767), partisan d’une alliance avec la France, lui succède au poste de chancelier. Vorontsov sera victime de sa proximité avec Pierre III. Elle entraînera sa chute.
Nikita Panine (1718-1783) prend alors la direction de la politique extérieure. « C’était un bel homme, un courtisan qui avait fière allure ; à vingt-trois ans, il fut fait gentilhomme de la chambre, à vingt-neuf chambellan7. » Remarqué par l’impératrice Élisabeth, il est convoqué par elle mais s’endort, en attendant qu’elle l’appelle dans sa chambre. Cela ne l’empêche pas d’effectuer une impressionnante carrière diplomatique, puis d’être nommé précepteur du grand-duc Paul Petrovitch. Il soutient les plans d’accession de Catherine au trône. D’abord conseiller officieux de l’impératrice, il prend, en 1763, la tête du « Collège étranger », dirigeant ainsi pendant presque vingt ans la politique étrangère de la Russie.
Son nom reste lié au programme de politique extérieure connu sous le nom d’« Accord du Nord » ou de « Système du Nord ». L’idée de l’« Accord du Nord » consiste à sceller l’union de l’Angleterre, de la Prusse et de la Russie, à laquelle le Danemark serait également convié. L’alliance de la Russie avec les pays protestants est dirigée contre l’« Union des Bourbons », autrement dit de la France, de l’Espagne et de l’Autriche catholique. À la différence de la plupart des historiens, Evgueni Tarlé tient pour véritable auteur du plan William Pitt (dit le Premier Pitt), comte de Chatham, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne. Pitt avait eu l’idée d’une alliance russo-prusso-anglaise, avant même l’accession de Catherine au trône. Le projet d’une union du Nord suscite un vif intérêt au Danemark, elle séduit le baron Korff, ambassadeur russe, qui la propose en son nom à Pétersbourg, où Panine en assume la « paternité ».
En publiant l’article dans lequel il fait du comte de Chatham l’auteur du projet d’« Accord du Nord », l’académicien Tarlé veut prouver une fois encore, en 1945, la « perfidie anglaise », redevenue d’actualité après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les divergences éclatent entre les alliés d’hier. Pour l’historien, la politique étrangère anglaise visait, au XVIIIe siècle, à « précipiter la Russie dans une guerre contre la France8 ».
K. Waliszewski, biographe de Catherine II, voit, lui, dans le « Système du Nord, l’affaire personnelle de l’impératrice9 ». Écartant le débat sur l’auteur de l’idée elle-même (Pierre le Grand s’appuyait sur les pays protestants, de sorte que le projet n’était pas nouveau), il convient d’en souligner la portée, telle que la comprend le comte Panine : « Nous transformerons notre système de dépendance à leur égard (les Cours autrichienne et française) et, à sa place, nous en instaurerons un autre, qui ne fasse pas obstacle à notre action. » De son point de vue, le « Système du Nord » donne à la Russie la possibilité de mener une politique étrangère indépendante. Une opinion entièrement partagée par Catherine qui déclare, au début de son règne : « Le temps montrera que nous ne sommes à la traîne de personne10. »
Rêve des diplomates, une politique extérieure autonome n’est en réalité possible que sur le papier. Vassili Klioutchevski qualifie Nikita Panine de « diplomate idyllique11 », autrement dit de grand « imaginatif », construisant des plans sans lien avec la réalité. Les défauts de l’« Accord du Nord » ne sont ni les différences entre les systèmes étatiques des pays composant l’union – cela n’a jamais empêché les alliances –, ni les intérêts divergents. Le principal d’entre eux est la rupture avec l’Autriche qui a des frontières communes à la fois avec la Pologne et l’Empire ottoman, deux objectifs de la politique étrangère russe.
Les événements de Pologne marquent, pour Catherine, la fin de sept années de règne pacifique. Le 5 octobre 1763, meurt Auguste III, roi de la Rzeczpospolita. Comme chaque fois, l’élection d’un nouveau souverain excite les appétits d’innombrables prétendants, à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La Pologne se présente comme un conglomérat de domaines féodaux, détenus par de puissantes familles seigneuriales qui poursuivent des buts personnels et se cherchent des alliés à Paris, Vienne, Berlin, Istanbul. Le pouvoir central a perdu toute possibilité de gouverner l’État. La Diète est paralysée par la nécessité de ne prendre que des décisions unanimes. Le Liberum veto, qui autorise tout membre de la szlachta à se prononcer contre n’importe quel projet de loi, offre de fantastiques occasions d’acheter des voix et achève de détruire l’État.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Rzeczpospolita abrite onze millions d’habitants ; elle occupe un territoire plus vaste que ceux de la France et de l’Espagne, mais les armées royales ne comptent que douze mille hommes. Nombreux sont les seigneurs qui ont à leur disposition des détachements plus importants.
Depuis Pierre le Grand, la Russie joue un grand rôle dans la politique polonaise, s’appuyant sur de puissants groupuscules pro-russes. Frédéric II, de son côté, lui porte l’intérêt le plus vif : la Prusse se compose de territoires dispersés, séparés par les terres polonaises. L’Autriche, enfin, troisième voisine de la Rzeczpospolita, se soucie également des affaires polonaises.
On propose, pour le trône vacant, la candidature de Stanislas Poniatowski, soutenue par Catherine II et le roi de Prusse. L’impératrice connaît bien ce candidat. Dans les années 1755-1758, alors que Catherine n’était que grande-duchesse, épouse infortunée de Pierre III, Stanislas Poniatowski, jeune et séduisant seigneur venu en Russie dans la suite de l’ambassadeur anglais et connaisseur des salons parisiens, s’était chargé de la consoler. Par la suite, Poniatowski avait quitté Pétersbourg, mais une correspondance s’était instaurée entre l’impératrice et son ancien favori. Un historien polonais note à ce propos : « Il fallait qu’à tous nos malheurs s’ajoutât l’amour de Poniatowski pour Catherine12. »
Quand vient le temps de choisir un nouveau roi de Pologne, la candidature de Stanislas Poniatowski semble la plus appropriée à Catherine, non pas en souvenir des tendres sentiments que lui portait l’impératrice à l’âge de vingt-six ans, mais parce que son ancien favori est apparenté au puissant clan Czartoryski, détenteur d’immenses territoires en Lituanie et, depuis longtemps, d’orientation pro-russe. Les troupes russes sont entrées en Pologne et en Lituanie en 1763, avant même la mort d’Auguste III ; lorsque commence la « campagne électorale », elles font route vers Varsovie. Le 6 septembre 1764, cinq mille cinq cent quatre-vingt-quatre membres de la szlachta élisent Stanislas Poniatowski roi de la Rzeczpospolita, sous le nom de Stanislas-Auguste. Par délicatesse pure, les armées russes s’éloignent de quelque trois milles de la prairie où se sont réunis les électeurs. Le respect de l’ordre est assuré par la milice des Czartoryski.
En mars 1764, la Russie signe un accord avec la Prusse. Nombreux sont les historiens qui rejettent sur Frédéric II la responsabilité de la politique de pression renforcée sur la Pologne, y compris après l’élection au trône du candidat de Catherine. Les puissants voisins de la Rzeczpospolita visent principalement à maintenir la vieille « république anarchique » : toutes les mesures sont prises pour empêcher que soient effectuées des réformes. Stanislas-Auguste et les Czartoryski sont pourtant prêts à en faire, afin de renforcer le pouvoir central, tout en se plaçant sous protectorat russe. On débat en particulier (depuis longtemps, d’ailleurs) de l’éventualité de restreindre ou de supprimer le Liberum veto. Les États voisins préfèrent, eux, un État polonais faible. La Russie et la Prusse deviennent les défenseurs de la liberté et des droits de la szlachta, qui n’a pas l’intention de renoncer au Liberum veto. Pétersbourg et Berlin apparaissent donc comme les protecteurs des droits des « dissidents ». Ce terme qui acquerra une renommée mondiale dans les années 1970, pour désigner les « ennemis du pouvoir soviétique », caractérise, dans les années 1770, les protestants et les orthodoxes, bref les citoyens non catholiques de la Rzeczpospolita. Ces derniers jouissent de tous les droits civiques et de la liberté de confession, mais Catherine et Frédéric II exigent qu’on leur accorde aussi tous les droits politiques, à l’égal des catholiques, ce qui n’est bien sûr pas le cas ni en Russie, ni en Prusse, ni, au demeurant, en Angleterre, en France ou en Espagne.
Nikita Panine explique à Nikolaï Repnine, ambassadeur de Russie à Varsovie, que la question des dissidents ne doit aucunement être un prétexte à répandre en Pologne la foi orthodoxe ou celle des protestants, mais un moyen, pour la Russie, de trouver des partisans… La chose est évidente pour Catherine. Le nombre des transfuges russes en Pologne ne cesse de croître, au fur et à mesure que le servage se durcit. L’élargissement des libertés pour les orthodoxes de Pologne ne peut qu’attirer d’autres fuyards. La question des dissidents renforce les désaccords entre les clans des seigneurs polonais et affaiblit le pays. En outre, Catherine adore son rôle de « championne de la liberté », d’autant que les maîtres des esprits du XVIIIe siècle, les philosophes français, ne lui ménagent pas leurs louanges à ce sujet. Ainsi, en 1768, Voltaire félicite-t-il Stanislas-Auguste de l’arrivée des troupes russes en Pologne : « L’impératrice de Russie n’a pas seulement instauré la tolérance universelle dans la vaste immensité de son État, elle a envoyé son armée en Pologne, première armée de paix dans l’histoire de l’humanité, appelée à ne servir que la défense des droits des citoyens et à faire trembler leurs ennemis13. » L’enthousiasme de Voltaire pour la mission de l’« armée de paix » n’est pas, les Maximes de Chamfort en témoignent, complètement désintéressé : en réponse aux reproches du médecin rentré d’une Russie qui ne ressemble guère à celle, idyllique, décrite par Voltaire, le sage de Ferney déclare qu’on lui a envoyé de magnifiques fourrures, et que cela tombe à merveille parce qu’il a très froid.
L’historien russe Gueorgui Vernadski, adepte de l’eurasisme, rappelle, en 1927, de la façon la plus concise et la moins ambiguë, les événements qui suivent l’élection de Stanislas Poniatowski : « La Diète polonaise rejeta la pétition concernant les droits des dissidents… On fit entrer les troupes russes dans Varsovie et les chefs du parti latin extrémiste (autrement dit, antirusse) furent arrêtés. Alors, la Diète accepta de promulguer une loi accordant aux dissidents les mêmes droits qu’aux catholiques (1767). En réponse, on vit se former à Bar une confédération du parti latin extrémiste14. » En 1801, Semion Vorontsov, important diplomate russe qui sera, de longues années durant, ambassadeur à Londres, expliquera dans une lettre à Alexandre Ier ce qui s’est passé en Pologne : « … Ce fut la Prusse… qui poussa le comte Panine à réduire à néant les bienfaisantes réformes de la Constitution de Pologne, afin qu’il fût plus aisé de s’emparer du pays. Ce fut elle qui persuada le même ministre d’exiger que fût accordé aux dissidents le droit d’occuper toutes les fonctions étatiques qui pouvaient l’être, sans user à l’encontre des Polonais de mesures d’extrême contrainte. Ces mesures furent pourtant prises, en conséquence de quoi se formèrent des confédérations dont on dissimula soigneusement le nombre à l’impératrice. Évêques et sénateurs étaient arrêtés à la Diète même et exilés en Russie. Nos troupes entrèrent en Pologne, pillèrent tout sur leur passage, poursuivirent les confédérés jusque dans les possessions turques, et cette violation du droit international fut à l’origine de la guerre que les Turcs nous déclarèrent15… »
La « Confédération du Bar » déclenche la guerre avec la Russie. Pour les Cosaques et les paysans, c’est le signal de la révolte contre les seigneurs polonais et les juifs. Le bruit court que la tsarine Catherine a envoyé une « charte d’or », appelant les Haïdamaks à égorger les catholiques et les juifs. Le soulèvement est conduit par le Zaporogue Maxime Jelezniak. Ivan Gonta, qui commande les Cosaques fidèles au roi de Pologne dans la ville d’Ouman, ouvre les portes de la cité aux Haïdamaks. Le massacre d’Ouman, au cours duquel près de vingt mille personnes trouvent la mort, fait date dans l’histoire des pogroms. Aux prises avec les Confédérés, les troupes russes mettent à profit le soutien des Haïdamaks, dressant les orthodoxes contre les catholiques.
Mais Catherine ne veut à aucun prix soulever les paysans contre les propriétaires, même si les premiers sont ukrainiens, et les seconds polonais. L’alliance tacite des Haïdamaks et des armées russes ne dure guère : par les efforts conjugués des troupes de la tsarine et du roi, la révolte est impitoyablement écrasée. Auparavant toutefois, les Haïdamaks attaquent la ville de Balta et anéantissent la population. Balta se trouve en Moldavie, donc en territoire turc. Le sultan Abdül-Hamid Ier lance à la Russie un ultimatum : elle doit retirer ses troupes de Pologne et renoncer à protéger les orthodoxes (les dissidents). La Russie refuse et la Turquie lui déclare la guerre. La France a poussé de toutes ses forces les Turcs à cette décision. Un manuel d’histoire français très populaire est sans ambiguïté sur ce point : « S’efforçant de venir en aide aux patriotes polonais, le ministre français Choiseul lança les Turcs contre la Russie16. » On peut se demander si l’action du duc de Choiseul, qui dirige la politique extérieure de la France à partir de 1766, s’explique vraiment par le noble désir d’aider les patriotes polonais, ou plutôt par la défense des intérêts français tels qu’il les comprend. Quoi qu’il en soit, le rôle de la diplomatie française dans la politique turque est incontestable, et Catherine ne l’ignore pas : Alexandre Obrezkov est, depuis des années, son ambassadeur à Istanbul, il connaît magnifiquement la situation dans l’Empire ottoman et l’impératrice lit personnellement ses dépêches, avec la plus grande attention.
Les instructions envoyées par Catherine à Obrezkov, le 26 mars 1768, ne laissent pas de place au doute : l’impératrice est résolue à poursuivre sa politique en Pologne, fût-ce au prix d’une guerre contre la Turquie. Placée devant le choix de continuer la lutte contre la « Confédération du Bar » ou d’y renoncer sous la menace d’un conflit avec les Turcs, Catherine opte pour le « moindre mal », tout en soulignant qu’elle ne veut pas la guerre. Mais « nous préférons, écrit-elle à son ambassadeur, le heurt à l’anéantissement de notre œuvre… Car il y va de l’honneur, de la gloire et de la dignité de Sa Majesté Impériale, ainsi que des authentiques et intangibles principes de notre système politique17 ».
Une nouvelle guerre commence avec la Turquie – il y en aura quatre au XVIIIe siècle, et quatorze jusqu’à la fin du XIXe. 1768 marque le début du premier conflit du règne de Catherine. La guerre se déroule sur deux fronts : contre les « confédérés du Bar » qui ont réuni une forte armée, et contre les troupes turques qui comptent, en théorie, six cent mille combattants, moins les détachements tatars auxiliaires. L’armée russe, elle, se compose, en 1767, de cent quatre-vingt-sept mille hommes, dont cent cinquante mille fantassins. Elle dispose aussi de détachements cosaques non réguliers. La mobilisation qui fait suite à la déclaration de guerre fournit cinquante mille soldats.
Les objectifs des opérations militaires en Pologne changent progressivement : le désir initial de renforcer l’influence russe dans l’État polonais se transforme en participation à la liquidation de la Rzeczpospolita par le biais de trois partages. Les visées de la guerre contre la Turquie sont définies par le Conseil que Catherine forme avec son entourage le plus proche, afin qu’il assume avec elle la responsabilité de la conduite des opérations : conforter les positions russes sur la mer Noire et garantir la liberté de circulation de la flotte russe. Peu à peu, encouragée par les succès de ses armées, Catherine se fait nettement plus gourmande.
Trois États s’affrontent, qui, des siècles durant, se sont combattus pour la suprématie dans la partie du monde que leur a dévolue la géographie. L’issue de la guerre, confirmée par un second conflit avec la Turquie et les partages de la Pologne, marquera, pour l’Empire ottoman, une décadence d’un siècle et, pour l’État polonais, une disparition de cent cinquante ans. La première guerre turque de Catherine ne manque ni de prétextes ni de motifs, mais les plus importants sont l’affaiblissement de la Turquie et de la Rzeczpospolita, et le renforcement simultané de la Russie. La Russie devient plus forte parce que ses voisins s’affaiblissent, et leur faiblesse croissante est l’une des raisons de la montée en puissance de l’empire pétersbourgeois.
La Sublime Porte est entrée dans le XVIIIe siècle en perdant, aux termes du traité de Karlowitz (1699), une partie de ses possessions en Europe. L’heure du déclin a sonné. Les causes en sont multiples : dimensions gigantesques de l’Empire, affaiblissement du pouvoir central, mais aussi refus catégorique de recourir à l’expérience occidentale. Hongrois converti à l’islam, Ibrahim Muteferrika écrit, dans un traité politique intitulé Fondement rationnel de l’ordre indispensable aux peuples : « La raison de notre faiblesse n’est pas le caractère imparfait de nos lois et règlements traditionnels, ou de notre système politique, mais notre ignorance des nouvelles méthodes européennes18. » L’ouvrage d’Ibrahim Muteferrika est publié par la première imprimerie turque, en 1731.
Le système politique de la Rzeczpospolita, qui permet aux étrangers occupant le trône de défendre leurs intérêts personnels et aux magnats les leurs, a entraîné le déclin de l’État. À la différence de la Turquie ou de la Russie, la Pologne est ouverte aux influences occidentales, elle se sent, et est à de nombreux titres, partie intégrante de l’Europe, sa culture a connu, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une période de brillant essor. Mais cela ne sauve pas le pays.
La Russie, qui s’est développée dans un contexte de schisme profond de la société, se tourne vers l’Occident après Pierre le Grand et entre dans le concert des puissances européennes, en se fondant entièrement sur le principe du pouvoir autocratique et indivisible du souverain. Les timides tentatives effectuées pour le restreindre ont été repoussées. C’est à Catherine que revient le mérite d’une observation qui se confirmera dans les siècles suivants. Répondant à Chappe d’Auteroche qui critique le despotisme régnant en Russie, elle entreprend de lui démontrer que le pouvoir y est le moteur du progrès. L’impératrice affirme à juste titre que les révolutions conduisent, dans le pays qu’elle dirige, à un renforcement du pouvoir, et non à son affaiblissement, et qu’elles éclatent lorsque le peuple redoute le vide de pouvoir, et non lorsqu’il souffre du despotisme.
Le pouvoir autocratique confère au souverain la possibilité de mobiliser tous les moyens du pays, sans se soucier des victimes ou des dépenses, pour atteindre aux buts qu’il s’est fixés. La guerre contre la Turquie démontre la capacité de Catherine à diriger le lourd carrosse de la Russie là où elle le désire. Après avoir lancé des opérations militaires contre la Turquie, envoyé des troupes, selon la tradition, vers Azov, en Crimée, mais aussi en Moldavie et en Valachie, ordonné à Souvorov, général prometteur de quarante ans, d’écraser le « soulèvement polonais », Catherine ouvre un troisième front. L’idée en revient aux frères Orlov, Alexis et Grigori, ce dernier étant favori de l’impératrice et membre du Conseil : attaquer la Turquie par terre et par mer, au sud de l’Empire ottoman.
Le projet implique de soulever les peuples orthodoxes des Balkans (Grecs, Monténégrins) et d’envoyer des bâtiments russes en Méditerranée – dans les eaux de l’Archipel –, afin de soutenir la révolte et d’effectuer des opérations contre la flotte turque. La flotte russe – trois escadres commandées par les amiraux Spiridov, Elfinston (un Anglais) et Harff (un Danois) – doit partir de la Baltique pour, à travers Skagerrak, Kattegatt, la mer du Nord, l’Atlantique, Gibraltar, la Méditerranée, gagner les rivages de la Morée (le Péloponnèse) et les îles de l’Archipel. Le voyage prend une demi-année. Une fois au terme de leur périple, les escadres sont placées sous le commandement du chef de toutes les forces maritimes et terrestres de la Russie en Méditerranée, le comte Alexis Orlov, qui vit en Italie et, dans ses lettres à Catherine, esquisse des projets fantastiques de soulèvement des chrétiens contre les Turcs. Géant défiguré par un coup de sabre dont la cicatrice lui barre tout le visage, cet homme est l’un des personnages les plus étonnants de l’histoire russe. Rien ne l’arrête : sans hésiter, il a assassiné Pierre III après sa déchéance. Il remporte une brillante victoire maritime sans rien connaître dans ce domaine, et séduit l’impératrice par ses projets parce qu’elle a envie d’y croire.
Petite princesse allemande, originaire d’une principauté grande comme un mouchoir de poche, Catherine coiffe la « chapka du Monomaque » et reprend à son compte tous les rêves et les fantaisies des tsars de Russie. Parmi eux, celui de Constantinople. En engageant le combat contre la Turquie en 1711, Pierre le Grand avait entrepris de mettre à exécution le projet de la « Troisième Rome », de transformer Moscou, comme le voulait Iouri Krijanitch au XVIIe siècle, en capitale d’un empire slave qui engloberait les possessions byzantines de l’Empire ottoman. L’échec de Pierre, la catastrophe du Prouth n’avaient fait que retarder la réalisation du rêve.
En 1762, le feld-maréchal Munich écrit à Catherine qui vient d’accéder au trône : « Je peux vous démontrer, avec des arguments solides, que lorsque Pierre le Grand assiégea pour la première fois Azov en 1695, son grand vœu et son grand dessein furent, trente ans durant, de conquérir Constantinople, de chasser d’Europe les infidèles, Turcs et Tatars, et de restaurer ainsi la monarchie grecque19. » Le vieux feld-maréchal espère que la jeune impératrice lui confiera une nouvelle expédition. Rejetant les offres de service de Munich, Catherine n’en garde pas moins les projets de Pierre. Parfaitement fantastiques à l’instant de leur conception, ces plans, qui semblent irréalisables, jouent néanmoins un rôle constant et non négligeable dans la politique étrangère russe.
La guerre se déroule de la meilleure façon possible. Les troupes russes prennent Azov, définitivement cette fois. Puis, elles entrent en Crimée. Ce sont là, pour elles, de vieux champs de bataille. De remarquables victoires sont remportées en Moldavie et Valachie, principautés chrétiennes assujetties à l’Empire ottoman. En 1769, les Russes prennent Iassy, capitale de la Moldavie, puis Bucarest, capitale de la Valachie. L’année 1770 apporte de nouvelles victoires sur l’armée turque, au bord de la Larga et de la Kalka, où les généraux Alexandre Roumiantsev et Piotr Panine se couvrent de gloire. La même année voit la défaite complète de la flotte turque, livrée aux flammes dans la baie de Tchesmé. Les navires russes s’assurent ainsi la suprématie en Méditerranée. En 1772, Catherine envoie vers les îles grecques une quatrième escadre, commandée par l’amiral Tchitchagov, et une cinquième en 1774, sous la conduite du Hollandais Samuel Greig, héros de la bataille de Tchesmé.
Les brillants succès remportés sur tous les fronts permettent de ne pas accorder trop d’attention aux difficultés intérieures. En 1770, la peste frappe la Russie. Au printemps 1771, elle sévit à Moscou. Au début de l’été, il meurt quatre cents personnes par jour. La population, qui se sent condamnée, se soulève. En septembre, Catherine envoie Grigori Orlov remettre de l’ordre dans l’ancienne capitale. Mais l’épidémie faiblit et s’arrête en octobre. Cent trente mille morts sont dénombrés, rien qu’à Moscou.
L’épidémie à peine terminée, éclate la révolte de Pougatchev, qui ébranle l’Empire. S’ajoutant aux trois fronts extérieurs, la guerre contre les insurgés nécessite des moyens colossaux. En accédant au trône, Catherine a trouvé les caisses vides. Elle note dans son journal : « J’ai trouvé en Prusse une infanterie qui n’avait pas touché les deux tiers de sa solde. Au Bureau d’État, des oukazes nominatifs pour une somme de dix-sept millions de roubles, qui n’avaient pas été mis à exécution… Presque toutes les branches du commerce avaient été cédées en monopole à des personnes privées. Les douanes de l’empire tout entier avaient été données à bail par le Sénat pour deux millions… Pendant la guerre de Sept Ans, Élisabeth Petrovna avait cherché à emprunter deux millions de roubles en Hollande, mais il ne s’était pas trouvé d’amateur pour ce prêt ; il n’y avait donc ni crédit, ni confiance pour la Russie20… »
Les premières réformes, purement cosmétiques, n’améliorent en rien la situation. Le revenu n’excède pas dix-sept millions de roubles. Le budget de la France est alors d’un demi-milliard de francs, celui de l’Angleterre de douze millions de livres sterling. Catherine, non seulement ne veut pas moins, mais elle vise plus. Et elle y parvient. En 1796, le budget de la Russie atteint les quatre-vingts millions de roubles. En 1787, l’empereur d’Autriche Joseph II déclare : « L’impératrice est le seul monarque véritablement riche en Europe. Elle dépense beaucoup et partout, et ne doit rien à quiconque ; sa monnaie papier vaut ce qu’elle décide21. »
Les sources de revenus sont la capitation, les innombrables impôts (y compris sur le port de la barbe), l’affermage des boissons alcoolisées. Ces dernières, qui représentent à peine plus de quatre millions de roubles en 1765, en rapportent dix millions en 1786. Au milieu du XVIIIe siècle, dans les gouvernements grands-russes, la vodka fait son apparition ; on ne buvait jusqu’alors que de la bière et de la braga22. « C’est le début d’une effroyable ivrognerie », constate l’auteur de l’Histoire des estaminets en Russie23. V. Klioutchevski estime que les impôts directs sont multipliés par 1,3 sous le règne de Catherine, et que les dépenses par personne pour la boisson font plus que tripler24. Mais les sources traditionnelles de revenus de l’État ne suffisent pas.
La richesse de Catherine qui paie pour tout et à tout le monde, réside, pour reprendre l’expression de Joseph II, dans la « monnaie papier ». En montant sur le trône, Pierre III promulguait un oukaze relatif à la fabrication de papier monnaie. Après son renversement, son épouse se montre indifférente à cette idée, mais elle y revient en 1768. On supprime la Banque de Commerce et celle de la Noblesse, mais on crée une Banque d’assignats qui imprime en immenses quantités, donnant ainsi à l’impératrice les moyens de sa politique. Les assignats ne sont l’invention ni de Pierre III ni de Catherine. De nombreux pays en usent pour remplir les caisses. Partout, cependant, ils doivent être garantis par quelque caution. Si la caution vient à s’effondrer, la monnaie perd sa valeur et redevient du papier.
La Russie est toutefois un cas à part. Paysan, fermier général pour le vin, auteur, nous l’avons vu, du premier traité d’économie russe, intitulé De la pauvreté et de la richesse, Ivan Possochkov (vers 1652-1726) écrit à propos de l’argent : « Nous ne sommes pas des étrangers, nous ne calculons pas le prix du cuivre, nous glorifions le nom de notre Tsar… Si puissante est, chez nous, la parole de Son Altesse Sérénissime, que si elle ordonnait de frapper un rouble sur un zolotnik de cuivre, ce rouble aurait aussitôt cours dans le négoce et garderait cette valeur à jamais. »
Ivan Possochkov dissertait ainsi sur les finances au temps de Pierre le Grand. En 1786, sous le règne de Catherine II, le comte de Ségur, ambassadeur de France, note : « En arrivant ici, il faut oublier l’idée qu’on s’est faite des opérations financières dans les autres pays. Dans les États d’Europe, le monarque ne gouverne que les affaires, et non l’opinion publique ; ici, en revanche, l’opinion est soumise à l’impératrice ; la masse des billets de banque, l’impossibilité manifeste de les garantir par un quelconque capital, les falsifications au terme desquelles les monnaies d’or et d’argent ont perdu la moitié de leur valeur, bref, tout ce qui, dans un autre État, eût immanquablement entraîné la banqueroute et la plus funeste des révolutions, ne suscite pas même l’alarme ni ne sape la confiance, et je suis sûr que l’impératrice pourrait imposer, en guise de monnaies, des bouts d’os, si elle en donnait l’ordre25. »
Le capital garantissant les assignats russes est la confiance envers la souveraine : plus longtemps elle reste sur le trône, plus retentissantes sont ses victoires et ses conquêtes, et plus grande est la valeur attachée à son nom. Ce moyen magique de trouver de l’argent en imprimant du papier a un revers : le déficit croissant de l’État. L’impératrice laissera à son fils et héritier des dettes représentant plus de trois fois et demie le revenu des trois dernières années de son règne.
Les victoires russes commencent à inquiéter les pays européens. L’Angleterre, ici, n’est pas concernée : elle a neutralisé la France hostile à la Russie et permis aux escadres russes de faire la loi, pendant plus de quatre ans, en Méditerranée. Il faudra attendre quelques décennies pour que les relations anglo-russes prennent un caractère conflictuel. Frédéric II, en revanche, allié de Catherine, et l’Autriche qui soutient la Turquie, s’alarment pour de bon. On assiste à un rapprochement des ennemis d’hier, la Prusse et l’Autriche, qui proposent avec insistance leur médiation pour la conclusion d’un traité de paix entre la Russie et la Turquie. Simultanément, apparaît le problème des compensations. Pour l’Autriche et la Prusse, c’est une question d’équilibre : elles doivent obtenir des compensations pour les victoires et les conquêtes russes.
L’idée d’un partage de la Pologne n’est pas neuve. Déjà, après la mort de Sigismond II, en 1572, la chose avait été évoquée dans les Cours européennes. L’affaiblissement progressif de la Rzeczpospolita laisse la question à l’ordre du jour. L’élection de Stanislas-Auguste, soutenu par la Russie et la Prusse, la révolte de la « Confédération du Bar » contre ce choix, soutenue par l’Autriche, confèrent à l’idée de diviser l’État malade une brûlante actualité. Les victoires russes deviennent le prétexte, elles offrent un étrange alibi : les trois voisins de la Pologne décident de chercher des compensations sur le territoire de la Rzeczpospolita. La question se pose, aujourd’hui encore, de l’initiative elle-même, de qui a déclaré le premier : « Partageons la Pologne ! »
Les historiens déplorent souvent l’absence de documents et l’impossibilité d’accéder aux archives. Une fois n’est pas coutume, la politique étrangère des puissances européennes, y compris des acteurs des partages de la Pologne, est remarquablement documentée. Si bien, même, que chacun des points de vue peut être étayé par des documents officiels, des correspondances, des Mémoires. De nombreux historiens attribuent la paternité du premier partage au roi de Prusse, Frédéric II. Ils ont toutes les raisons pour cela : ses propres déclarations et l’intérêt de la Prusse à acquérir un territoire lui permettant de réunir en un tout les possessions disséminées du prince. Vassili Klioutchevski est affirmatif : « Ainsi naquit et essaima, depuis Berlin, l’idée des partages de la Pologne. » On peut en effet se référer aux Mémoires de Frédéric II, dans lesquels il rapporte qu’en 1769, il avait envoyé à Pétersbourg une note contenant un projet de partage. Catherine rejeta la proposition : la Russie avait suffisamment de terres, elle n’avait aucun besoin de songer à de nouveaux territoires.
Pour K. Waliszewski, la chose n’est pas douteuse : le troisième rapace – l’Autriche – « fit le premier pas et, le premier, porta la main sur des possessions étrangères ». Le fait est indiscutable. L’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse est opposée à l’idée, mais son fils, l’empereur Joseph II, qui gouverne avec elle, y est entièrement favorable. Leur influent ministre des Affaires étrangères, Kaunitz, prône une politique plus agressive encore. En 1770, l’Autriche déplace, sans raison valable, les bornes-frontières et s’empare d’une partie de la Warmie. Au début de 1771, Pétersbourg accueille le prince Heinrich, frère du roi de Prusse. Catherine, qui a appris que l’Autriche avait fait « le premier pas », lui déclare : « Si eux se servent, pourquoi pas les autres ? »
Les événements se bousculent : la Russie transmet à l’Autriche ses conditions pour signer la paix avec la Turquie ; des pourparlers s’engagent, concernant le partage de la Rzeczpospolita. La Russie et la Prusse s’entendent d’abord et concluent un accord à Pétersbourg, le 17 février 1772. Le 5 août de la même année, toujours à Pétersbourg, un autre traité est signé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. La Russie obtient les terres biélorusses (Polotsk, Vitebsk, Orel, Moghilev), soit un territoire de quatre-vingt-douze mille kilomètres carrés, abritant un million huit cent mille personnes qui deviennent autant de nouveaux sujets russes. L’Autriche s’empare de quatre-vingt-trois mille kilomètres carrés, avec une population de deux millions six cent cinquante mille personnes (Polonais et Ukrainiens). La Prusse a droit à trente-six mille kilomètres carrés « seulement » et à cinq cent quatre-vingt mille Polonais. Mais, de cette façon, la Prusse-Orientale est réunie au Brandebourg.
La Rzeczpospolita perd 30 % de son territoire et 35 % de sa population. La mort de l’État n’est plus qu’une question de temps. Le second partage est effectué en 1793. La Russie s’adjuge Minsk, une partie de la Volhynie et de la Podolie. La Prusse s’empare de Poznan. Après le troisième partage (1796), l’État polonais disparaît. C’est, dans l’histoire moderne, le premier cas de liquidation complète d’un État important, doté d’un passé ancien et de traditions européennes chrétiennes. La Russie obtient la Courlande (un vieux protectorat), la Lituanie, la Volhynie occidentale ; elle englobe ainsi dans l’empire toutes les terres russes du sud-ouest, à l’exception de Kholm, Galitch, la Rus ougrienne (région transcarpatique) et la Bucovine. La Prusse récupère la Mazovie (avec Varsovie), l’Autriche la Petite-Pologne (avec Cracovie).
Durant les dernières années de son règne, Catherine déploie tous ses efforts pour régler définitivement la question polonaise. Les troupes russes pénètrent dans le pays et occupent Varsovie en 1791, après l’adoption par la Diète, le 3 mai, d’une Constitution qui transforme la Rzeczpospolita en État centralisé, abolit le Liberum veto et accorde de larges droits démocratiques aux citoyens. Soutenant le parti pro-russe des opposants aux réformes, réunis en « Confédération de Targowica », la Russie et la Prusse contraignent la Diète à abolir la Constitution et s’emparent de nouvelles provinces polonaises. En 1794, une révolte éclate contre les envahisseurs, à Varsovie et Cracovie, sous la conduite de Tadeusz Kosciuszko. Catherine envoie contre les Polonais ses troupes d’élite, commandées par Souvorov. Le glorieux chef d’armée russe entre dans l’histoire de la Pologne par le sanglant massacre des habitants de Praga, un faubourg de Varsovie, pris d’assaut. Suit le troisième partage du pays, qui met fin à l’existence de la Pologne jusqu’en 1918. La Russie obtient le reste de la Lituanie et de la Courlande (plus de cent vingt mille kilomètres carrés).
Vassili Klioutchevski critique violemment la politique polonaise de Catherine, non d’un point de vue moral et humaniste abstrait, mais en se fondant sur l’intérêt de la Russie. Convaincu que toutes les « terres russes », autrement dit les territoires peuplés d’orthodoxes, doivent entrer dans la composition de l’empire, l’historien énumère les aspects négatifs des partages : disparition de l’État-tampon entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, d’où aggravation des tensions entre ces pays ; disparition d’un État slave, dont le territoire et la population viennent désormais renforcer deux États allemands. Et V. Klioutchevski ajoute que « l’anéantissement de l’État polonais indépendant ne nous sauva pas de la lutte contre son peuple : au XIXe siècle, nous dûmes, par trois fois, combattre les Polonais26 ». Vassili Klioutchevski ne pouvait savoir que « la lutte contre le peuple polonais » se poursuivrait encore au XXe siècle.
L’historien reproche surtout à Catherine d’avoir livré la Pologne à la « germanisation », se trouvant ainsi confrontée, non plus à un voisin faible que l’on pouvait tenir en main, mais à deux rapaces pillards, ennemis traditionnels du monde slave.
Ces considérations ne prennent pas en compte le fait que le premier partage de la Pologne, qui enclenche le mécanisme entraînant la liquidation de la Rzeczpospolita, est le prix à payer pour que l’Autriche et la Prusse acceptent la victoire de la Russie dans le conflit contre les Turcs. Apprenant la signature – au terme de longs pourparlers –, le 10 juillet 1774, dans le minuscule village de Koutchouk-Kaïnardji (sur les bords du Danube), du traité de paix avec la Turquie, Catherine adresse ses félicitations au général Roumiantsev : « Jamais à ce jour, la Russie n’a obtenu un tel accord. » L’impératrice a raison. Bien plus, la Russie n’obtiendra plus de traité récompensant autant l’empire de ses efforts militaires, avant 1945. À Yalta, Staline arrachera à ses alliés anglo-saxons des conditions meilleures encore que Catherine à Koutchouk-Kaïnardji.
Aux termes du traité, la Russie reçoit Azov, Kertch, Kinbourn, soit l’embouchure du Don, du Boug, du Dniepr et le détroit de Kertch. Le littoral de la mer Noire est déclaré indépendant du sultan. La flotte russe a désormais le droit de circuler librement dans les eaux de la mer Noire. Les steppes situées entre le Dniepr et le Boug deviennent territoire russe. Les Tatars de Crimée, du Kouban et d’ailleurs sont décrétés « libres et complètement indépendants ». En d’autres termes, la Crimée cesse d’être le vassal de l’Empire ottoman : la Russie a les mains libres.
L’accord d’Istanbul sur « l’indépendance » de la Crimée permet de mesurer la défaite des armées turques. La Crimée est en effet peuplée de musulmans : or, le sultan, le calife, glaives de l’islam, ont le devoir d’apporter aide et assistance aux musulmans. La perte de la Crimée est vécue plus péniblement par l’Empire ottoman que toutes les pertes européennes ; elle signifie que la Sublime Porte est gravement malade. La Russie, elle, obtient le droit de protéger et de défendre les populations orthodoxes des provinces turques : Moldavie, Valachie, Péninsule balkanique.
Enfin, la Turquie reconnaît que les deux Kabarda, la Grande et la Petite, terres situées dans la plaine du Nord-Caucase et dans la principale chaîne du Caucase, peuplées de tribus montagnardes indépendantes, appartiennent à l’Empire de Russie. Ces montagnards musulmans bénéficiaient de la protection de la Turquie et des khans de Crimée. Le traité de Koutchouk-Kaïnardji accepte ainsi de très anciennes revendications territoriales de la Russie et cède à cette dernière toute la région comprise entre le Terek et la chaîne du Caucase. Une base est créée pour la progression en Transcaucasie. L’ampleur des victoires russes dans cette zone saute aux yeux, dès lors qu’on compare avec les conditions du traité de Belgrade (1739), qui stipulait que « les deux Kabarda demeuraient libres, qu’elles n’étaient soumises à aucun des deux empires et servaient de barrière entre eux ».
Catherine n’obtient pourtant pas tout ce qu’elle désirait. Elle manque de forces pour cela. Elle doit payer pour la neutralité des puissances européennes. Au bout du compte, les résultats sont malgré tout remarquables. La Russie devient l’un des plus forts États d’Europe. Elle élargit considérablement ses frontières à l’ouest, au sud et à l’est. La décennie suivante sera consacrée à consolider les acquis.
L’époque d’« assimilation du butin » est très étroitement liée au nom de Grigori Potemkine (1736-1791). Négligeant d’achever ses études à l’université de Moscou, Potemkine devient l’ordonnance du prince Georges de Holstein à Pétersbourg, et participe au coup de force qui porte Catherine sur le trône. Il sert ensuite pendant dix ans au Synode, au sein de la Commission chargée d’élaborer le projet d’Oulojénié (1767), combat les Turcs avec le grade de général-lieutenant, sans manifester, d’ailleurs, de talents militaires particuliers. La rupture de Catherine avec Orlov ouvre la voie à Potemkine. Le 20 mars 1774, Fonvizine annonce à Obrezkov, ambassadeur à Istanbul : « … Le général-lieutenant Potemkine est nommé général-aide de camp et colonel du régiment Preobrajenski. Sapienti sat27. »
Pour les « initiés » tout est clair. Une ère nouvelle commence dans le règne de Catherine : l’ère Potemkine. Elle se divise en deux périodes. La première – 1774-1776 – n’est qu’intimitié, engouement passionné de Catherine pour son chevalier borgne, qui se révèle un conseiller intelligent, sûr et dévoué. Et quand la romance s’achève, comme dans le cas d’Orlov, sans que l’impératrice y soit pour quelque chose, la faveur de Potemkine reste intacte. La seconde période dure treize ans, de 1776 à 1789. Durant toutes ces années, Grigori Potemkine, honoré du titre de prince sérénissime, demeure le plus proche ami de l’impératrice, son principal conseiller, le deuxième personnage de l’État. En 1789, toutefois, un nouveau favori de Catherine, le juvénile Platon Zoubov, éclipse Potemkine. Rentré à Pétersbourg en 1791, ce dernier comprend bientôt que le passé ne reviendra plus ; il retourne dans le sud où il ne tarde pas à mourir.
L’ère Potemkine peut être qualifiée de période de consolidation des acquis de Koutchouk-Kaïnardji, principalement dans le sud. Les steppes situées entre le Boug et le Dniepr, auxquelles la Turquie a renoncé, sont le territoire de la Sietch zaporogue. Tant que les Zaporogues ont été utiles pour lutter contre les khans de Crimée, Catherine les a tolérés. La guerre à peine terminée, l’impératrice décide de s’en débarrasser. À la demande de Nikita Panine, Gerhard Friedrich Miller, membre de l’Académie des sciences de Russie, rédige une note démontrant que les Zaporogues n’ont pas de statut politique particulier et n’en ont jamais eu. La Sietch zaporogue, elle, affirme le contraire, se fondant généralement sur les chartes qu’elle tient d’Étienne Bathory et de Bogdan Khmelnitski. Miller démontre que ces chartes sont des faux, que les Zaporogues sont une composante des Cosaques ukrainiens et qu’en conséquence, leurs prétentions à des droits politiques spéciaux sont nulles et non avenues.
Catherine, en l’occurrence, ne se soucie guère des précédents historiques. Elle estime simplement que la Sietch zaporogue empêche la consolidation du pouvoir central en Nouvelle-Russie, territoire gigantesque, situé entre la mer Noire et celle d’Azov, encore agrandi par les récentes conquêtes. Le manifeste signé le 5 août 1775 déclare : « Nous voulons par le présent manifeste annoncer aux fidèles sujets de notre Empire que la Sietch zaporogue est définitivement démantelée et qu’à l’avenir, le nom même de Cosaque zaporogue sera interdit, car l’outrecuidance de ces Cosaques, qui ont enfreint Nos ordres Suprêmes, a offensé Notre Majesté Impériale28. » L’interdit mis sur le nom est une trouvaille de Catherine. Après l’écrasement de la révolte de Pougatchev, le Iaïk devient le fleuve Oural, car les Cosaques du Iaïk ont été les premiers à répondre à l’appel du Faux-Pierre III.
Grigori Potemkine obtient des pleins pouvoirs élargis pour transformer les steppes désertiques en Nouvelle-Russie, mettre en œuvre les plans fantastiques d’agrandissement de l’empire en direction du sud. Il bâtit des villes, des ports, conclut des accords au nom de l’impératrice. On juge d’ordinaire l’action de Potemkine, tantôt sur ses projets, tantôt sur ses résultats. Le gouverneur-général d’Astrakhan et de Saratov prévoit ainsi de construire dans la steppe une ville baptisée Iekaterinoslav (dont il deviendra aussi gouverneur) où il a l’intention d’édifier des églises semblables à Saint-Pierre de Rome, de fonder une Académie de musique, une université dotée d’un observatoire, douze manufactures de laine, de soie et autres. Ces rêves resteront sur le papier, mais la ville, elle, est construite, de même que celles de Nikolaïev et de Kherson. En 1783, la Crimée devient russe. L’annexion de la presqu’île est, là encore, effectuée à l’initiative de Potemkine, soutenu par Alexandre Bezborodko (1746-1815), secrétaire particulier de Catherine à partir de 1775 et son principal conseiller pour les questions de politique étrangère, après la mort de Nikita Panine. Le 8 avril 1783, l’impératrice signe un acte proclamant la « soumission à la puissance russe de la presqu’île de Crimée, de Taman et de toute la rive du Kouban ». Potemkine entreprend aussitôt de bâtir Sébastopol et de créer la flotte militaire de la mer Noire.
Sous la haute surveillance de Potemkine, des pourparlers sont engagés avec Irakli II, tsar de Kartli et de Kakhétie, régions de Géorgie orientale. Le 5 août 1783, le traité de Saint-Georges est conclu, qui reconnaît « ad vitam aeternam » le protectorat et l’autorité suprême de la Russie dans cette zone. Un oukaze spécial de Catherine exprime sa satisfaction à Grigori Potemkine : « Après la nouvelle de la prise de la Crimée et de toutes les terres tatares sous notre puissance, effectuée par vous afin de nous complaire, vos rapports nous sont parvenus… sur la conclusion, sous votre direction, d’un traité avec le tsar de Kartli et de Kakhétie… Le plaisir que nous tirons de l’accomplissement de cette œuvre est égal à la gloire qui nous en échoit et au profit que nous en attendons sûrement ; c’est pourquoi nous sommes fondés à vous témoigner, en tant qu’initiateur et responsable de cette affaire, notre souveraine reconnaissance29. »
Les adversaires de Potemkine à la Cour tentent de persuader Catherine que l’empire n’a besoin ni de la Crimée ni de la Nouvelle-Russie et que les dépenses qu’elles engendrent sont insensées. Au cours de l’été 1787, l’impératrice se rend dans le sud pour y contempler de ses yeux les fruits de l’action de son favori. À Kaniev, elle est accueillie par Stanislas-Auguste, puis l’empereur d’Autriche, Joseph II, se joint au cortège. Von Helbig, diplomate de Saxe, nous brosse le tableau du voyage de Catherine à travers une contrée fabriquée de toutes pièces par Potemkine, où l’on montre à l’impératrice des villages peints sur du carton. Le récit de von Helbig donnera naissance à la fameuse expression : « villages de Potemkine ». Certes, sa relation ne reflète pas vraiment la réalité, mais elle est si ingénieuse qu’elle s’impose plus que la vérité. De fait, on ne pouvait duper Catherine que si elle le voulait bien.
L’action de Potemkine dans le sud est importante pour l’impératrice, qui y voit un pas de plus dans la réalisation de son « projet grec ». En 1779, quand un second fils naît à Paul, on le baptise – par hasard, affirme Catherine – Constantin. En 1781, l’impératrice ordonne de graver une médaille où le petit Constantin est représenté sur les rives du Bosphore, avec les trois vertus chrétiennes, l’Espérance lui désignant de surcroît une étoile dans la partie orientale du firmament. Catherine passe une nuit à Bakhtchisaraï, l’ancienne capitale des khans tatars, et calcule qu’il ne faut pas plus de quarante-huit heures pour gagner Constantinople par la mer. Elle en informe aussitôt son petit-fils Constantin, dans une lettre.
L’annexion de la Crimée est une violation manifeste du traité passé avec l’Empire ottoman. Istanbul prend le voyage de Catherine dans le sud pour une provocation.
La Turquie déclare la guerre à la Russie. Aussitôt, le traité russo-autrichien d’aide mutuelle entre en vigueur. Joseph II, qui s’était empressé de rallier le cortège de Catherine, partie visiter les nouvelles provinces de l’empire, ne cachait pas ses craintes. L’empereur devait confier au comte de Ségur que l’Autriche ne soutiendrait pas la poursuite de l’expansion russe, en particulier l’occupation de Constantinople. Au demeurant, l’Autriche jugeait « le voisinage des turbans moins dangereux que celui des chapkas ».
L’alliance avec la Russie est cependant nécessaire à l’Autriche, avant tout pour affronter la Prusse qui s’intéresse de près à la Bavière. La menace pointe d’un rapprochement entre la Prusse et l’Angleterre. Cette dernière, alliée traditionnelle de la Russie – sauf pendant la guerre de Sept Ans –, met un point final à son conflit avec la France au Canada ; soucieuse de la situation du Hanovre et alarmée par l’irrépressible progression de Pétersbourg en direction de Constantinople, elle fait quelques tentatives d’approche du côté de la Prusse.
La deuxième guerre turque de Catherine commence dans un contexte international très différent de la première. L’été 1787 est une catastrophe agricole pour les gouvernements centraux de Russie ; c’est le début de la famine. Catherine prend des mesures pour assurer le transport du blé depuis le sud de la Russie et consolide ses plans pour la conduite de la guerre. Elle veut concentrer le gros de ses forces sur la prise de la forteresse d’Otchakov, qui contrôle l’embouchure du Dniepr, et sur une offensive dans les territoires compris entre le Boug et le Dniestr. Le plan prévoit de tenter, une nouvelle fois, de soulever les populations orthodoxes des possessions turques et de renvoyer les escadres russes dans la Méditerranée. Des émissaires vont appeler à la révolte en Moldavie, en Valachie, en Grèce et dans les Balkans. L’Angleterre, toutefois, refuse d’apporter son aide à la flotte russe ; or, sans elle, l’expédition dans l’Archipel devient d’une immense difficulté. Catherine, pourtant, ne veut pas renoncer. Mais, en mai 1788, la Suède entame une guerre contre la Russie.
Une fois de plus, Catherine est contrainte de se battre sur deux fronts. De plus, l’absence des troupes dirigées vers le sud, met en danger la capitale de l’Empire. Secrétaire de Catherine, Alexandre Khrapovitski tient un journal détaillé des événements, dans lequel il consigne, le 10 juillet 1788, cette remarque de l’impératrice : « À dire vrai, Pierre Ier a fait sa capitale bien près… »
En supprimant, en 1772, l’ancienne Constitution qui donnait tout le pouvoir aux magnats, pour en promulguer une nouvelle accordant au monarque le pouvoir absolu, le roi de Suède Gustave III s’était heurté à la résistance de la Russie, qui défendait les « libertés » des seigneurs contre le souverain. Dans un ultimatum à la Russie, il exige l’abolition des traités de Nystadt et de Koutchouk-Kaïnardji. La lenteur des Suédois, les victoires de la flotte russe dans la Baltique, l’opposition à Gustave III et une révolte antimonarchique contraignent cependant la Suède à conclure la paix avec la Russie, en août 1790. Les frontières restent inchangées, mais Catherine reconnaît la nouvelle Constitution de Gustave III.
En 1790, meurt Joseph II. Son plus jeune frère, Léopold II, lui succède. Il s’entend avec la Prusse et sort du conflit contre la Turquie. La première année de guerre antiturque n’apporte pas de grandes victoires à la Russie. Le commandant suprême, Grigori Potemkine, perd à plusieurs reprises tout espoir de succès et suggère à Catherine de quitter la Crimée, autrement dit de la rendre aux Turcs pour la reconquérir ensuite, avec plus de forces. L’impératrice refuse catégoriquement. Elle entreprend de convaincre, de réconforter, de rassurer son principal conseiller.
En 1788, Otchakov est enfin prise. Commandées par Alexandre Souvorov, les troupes russes franchissent le Prouth et mettent en pièces les armées turques à Fokchany et Rymnik (1790). La flotte de la mer Noire, placée sous le commandement de l’amiral Fiodor Ouchakov, défait une escadre turque entre Hadjibey et l’île de Tendra, éliminant la menace d’un débarquement ennemi à Kertch. Le 23 novembre 1790, l’armée de Souvorov assiège Izmaïl, la plus puissante forteresse turque sur le Danube, et l’une des plus importantes d’Europe. Le 7 décembre, Souvorov adresse au commandant de la forteresse un ultimatum rédigé dans un style à la César : « Vingt-quatre heures de réflexion pour la reddition, et c’est la liberté ; au premier de mes tirs, c’est la captivité et, dès l’assaut, la mort. » Le commandant choisit le combat et la forteresse est prise d’assaut. Vainqueur, le général russe laisse la ville trois jours entiers à ses soldats.
Le 9 janvier 1792, un traité de paix est signé à Iassy. La Turquie confirme les pertes enregistrées par le traité de Koutchouk-Kaïnardji ; elle renonce définitivement à la Crimée, accepte la présence russe dans le bassin de la mer Noire. Catherine, de son côté, renonce à son projet d’obtenir l’indépendance des principautés du Danube. La Russie agrandit ses possessions sur le littoral de la mer Noire et celui de la mer d’Azov (embouchure du Dniestr et du Boug), elle acquiert une vaste région comprise entre la mer d’Azov et le Kouban (les Cosaques zaporogues y sont déportés).
À l’emplacement de la petite forteresse turque de Hadjibey, commence, sur proposition du vice-amiral de Ribas, Espagnol au service de la Russie, l’édification d’un port. Par la suite, des colons grecs s’y installent et Catherine lui trouve un nouveau nom (en prenant conseil de l’Académie des sciences) qui, pour elle, sonne grec : Odessa. L’impératrice, on le voit, ne renonce pas à son « projet grec ». Un grand avenir attend la ville. Ce port que jamais les glaces n’emprisonnent, favorisera le développement du commerce russe et l’essor agricole de la Nouvelle-Russie.