CONCLUSION
De l’Empire à l’empire
De même que le christianisme avait différé la chute de l’Empire romain sans le sauver, de même la doctrine marxiste retarda la désagrégation de l’Empire russe – la Troisième Rome –, mais elle fut impuissante à l’empêcher.
Andreï AMALRIK.
En 1969, le jeune historien moscovite Andreï Amalrik écrit un court ouvrage intitulé : L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? Sa publication est, bien sûr, impossible en Union soviétique, et l’ouvrage paraît chez un éditeur hollandais. Andreï Amalrik choisit 1984 pour faire mourir l’URSS, en hommage à George Orwell. Les conjectures d’Orwell, puis d’Amalrik, se révèlent prophétiques. L’Union soviétique cessera d’exister en 1991. C’est la chute de l’empire soviétique.
L’Empire de Russie, lui, ne s’effondre pas dès la proclamation de la République. Le Gouvernement provisoire accorde la liberté à la Pologne, mais toutes les autres « marches » accueillent avec joie la disparition du tsar, attendant de la Russie révolutionnaire et républicaine une complète autonomie, l’égalité des droits, le bonheur.
Les sentiments nationaux, la radicalisation des revendications se renforcent et s’accentuent au fur et à mesure que s’affaiblit le pouvoir central. Après la disparition de l’Union soviétique, une expression fera son apparition dans le lexique politique : on parlera d’une « euphorie de souveraineté », pour traduire le désir fébrile de toutes les Républiques, des régions, des districts, parfois des villes, de se transformer en États souverains. La désagrégation de l’Empire de Russie est plus lente, car les idées nationales et républicaines sont plus nouvelles, moins familières. Le processus s’accélère cependant après le début de la guerre civile.
Le Gouvernement provisoire qui fait de la Russie le « pays le plus libre du monde » – ainsi que le souligne Lénine, grand adversaire de la liberté –, se révèle dans l’incapacité de gouverner le pays. Le précepteur de l’héritier, le Suisse Giliard, rapporte que lorsqu’il annonça au tsarévitch Alexis l’abdication de Nicolas II, puis le renoncement de Mikhaïl Alexandrovitch, l’enfant demanda : « S’il n’y a plus de tsar, qui va diriger la Russie ? »
Les volontaires ne manquent pas. Mais il apparaît bien vite qu’il ne suffit pas de vouloir. Le Gouvernement provisoire, qui vire de plus en plus à gauche, est incapable de résoudre le problème majeur : la guerre continue, bien que la « grande récompense » – Tsargrad – ait depuis longtemps cessé d’intéresser l’armée. Libéraux et démocrates se retrouvent prisonniers de « préjugés bourgeois ». Ils sont empêchés de mettre un terme au conflit par la parole donnée aux Alliés, empêchés de régler la question paysanne par la conviction que seule une Assemblée constituante serait susceptible de le faire. Dans le contexte de la guerre, les élections sont longues et difficiles. Quand, enfin, l’Assemblée constituante tient sa première séance, le 5 janvier 1918, il est trop tard. Le 25 octobre 1917 (7 novembre, selon le nouveau calendrier, adopté le 1er janvier 1918), le Parti bolchevik a pris le pouvoir. Au sein de la Constituante, il a 24 % des députés. Mais cela n’a aucune importance, car le parti au pouvoir dissout l’Assemblée dès le premier jour1.
Peu nombreux lors de la prise du pouvoir, jouant un rôle négligeable dans la vie révolutionnaire de la Russie, les bolcheviks disposent cependant d’un atout qui leur permet de l’emporter. Leur parti est dirigé par Vladimir Lénine, qui sait parfaitement ce qu’il veut et est fermement convaincu qu’il peut, à la tête de « la dernière classe à apparaître sur la scène de l’histoire », le prolétariat, construire le paradis sur terre : le socialisme. Cette absolue certitude d’avoir raison, fondée sur la conviction d’incarner l’enseignement de Marx, donc, de détenir la clef de l’avenir, libère le « Guide d’Octobre » de tout « préjugé ».
Les slogans de l’époque – « Pillez les pillards » (Lénine), « Passons d’un bond du règne de la nécessité à celui de la liberté » (Engels) –, ajoutés au bref programme politique des bolcheviks – la paix aux peuples, la terre aux paysans, les fabriques aux ouvriers – anéantissent l’empire. La décision prise par Lénine d’assassiner le tsar et toute sa famille vise à augmenter le chaos, à priver la contre-révolution d’un pôle d’attraction.
Des mots d’ordre démagogiques, un système de terreur rapidement mis en place sont un des aspects du pouvoir bolchevique. L’autre est constitué par les idées explosives de la révolution socialiste, qui visent à réaliser le rêve utopique de justice universelle. Ces idées assurent à la Russie soviétique le soutien de l’humanité souffrante.
Après la révolution de Février et l’arrestation de l’empereur, on songe tout naturellement à transférer Nicolas II et sa famille en Angleterre, pays allié sur le trône duquel se trouve un proche parent du souverain déchu. Au premier télégramme de l’ambassadeur britannique à Petrograd, Londres donne une réponse que l’on peut considérer comme tout simplement « humaine » : qui va financer le séjour du tsar russe en Angleterre ? Les inquiétudes du gouvernement de Grande-Bretagne sont vite apaisées : le tsar russe a des comptes dans les banques anglaises. Vient alors la réponse politique. La venue de Nicolas II n’est pas souhaitable, « radicaux et socialistes étant, en Angleterre, catégoriquement opposés au séjour de la famille impériale… ». Telle est la réponse, résolue, définitive, du ministre des Affaires étrangères, Lord Hardinge, à l’ambassadeur Buchanan2.
La popularité de Lénine grandit encore, au niveau international, lorsqu’il se déclare partisan du droit des peuples à l’autodétermination, jusques et y compris l’indépendance. C’est la condamnation de l’Empire de Russie. Rappelons toutefois que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est inclus dans les quatorze points du programme de paix du président américain Wilson.
La guerre civile qui se déchaîne dans l’immensité russe, de l’été 1918 à la fin de 1921, achève de détruire l’empire mais crée aussi les conditions de sa reconstruction.
Le Parti communiste est à la fois le squelette, le système nerveux et sanguin du nouvel organisme qui, à compter de juillet 1918, prend le nom de RSFSR. Prônant le « droit des peuples à l’autodétermination, jusques et y compris l’indépendance », Lénine n’en précise pas moins que les membres du Parti communiste doivent s’opposer aux tendances nationalistes, au profit d’un État fort, centralisé.
Lénine n’a rien contre l’empire, il n’était l’ennemi que de l’empire tsariste au sein duquel il n’avait pas le pouvoir. Car pour mettre en application les « idées socialistes », pour réaliser l’utopie, il faut le pouvoir. Et plus un État est fort, plus puissant est celui qui le dirige, quel que soit le nom de ce dernier.
Durant la guerre civile, on détruit les anciennes institutions, on dénonce bien des convictions du passé. De nouvelles idées leur succèdent (souvent puisées dans les anciennes, mais portant de nouveaux noms) : il y a d’abord le Parti communiste, puis la police politique qui dépend directement du chef du Parti, enfin l’armée, les transports, le système monétaire. Ces institutions garantissent l’unité de l’organisme qui se constitue peu à peu, au terme de la guerre civile, sur le territoire de l’ex-Empire de Russie. Le territoire de l’État qui, en 1924, prend le nom d’URSS, est réduit, par rapport à 1913. La Pologne, la Finlande, la Bessarabie n’en font plus partie.
Staline hérite les grandes idées et les méthodes de Lénine. Les années 1924-1941 peuvent être considérées comme la première période d’édification de l’empire soviétique. Le « socialisme en un seul pays », qui se met en place sous la direction de Staline, revient à construire une grande puissance industrielle, ayant pour mission historique de concrétiser les idées communistes dans le monde. En 1920, Lénine testait, pour la première fois, la possibilité de concilier idéologies nationaliste et internationaliste. La marche de l’Armée rouge sur Varsovie (l’étape suivante était Berlin) s’effectuait au nom de la révolution « mondiale » et de la guerre contre « l’ennemi russe de toujours » : les pans polonais.
Staline améliore considérablement ce cocktail magique : il bâtit une Russie puissante – la première parmi les « égales », en URSS –, afin qu’elle convertisse toute la planète au communisme. Dotée, tel Janus, de deux visages – l’un tourné vers l’intérieur du pays, l’autre vers l’extérieur –, l’idéologie national-communiste de l’Union soviétique est ce qui distingue avant tout l’empire soviétique de l’Empire russe. L’Empire russe, nous l’avons vu, ne disposait pas d’une idée universelle, qui lui eût attiré des fidèles. La Russie avait des alliés politiques, militaires, des partenaires économiques, elle n’avait pas de partisans idéologiques prêts à lui apporter un soutien sans faille.
À la différence de la Russie, l’Union soviétique est la Patrie et le rempart du mouvement communiste mondial, puis ceux de toute l’humanité progressiste. La Russie impériale n’eût pas osé rêver de jouer un tel rôle.
La victoire remportée sur l’Allemagne nazie permet à l’Union soviétique de restaurer les frontières de l’Empire russe en 1913 et, çà et là, de les élargir. Bien plus, l’Union soviétique crée un « bloc des pays socialistes », sorte de deuxième cercle de l’empire. Le « bloc » protège les frontières de l’URSS et représente une place d’armes permettant de poursuivre l’élargissement de la zone communiste.
Au milieu des années 1970, les régimes communistes, liés par de nombreux fils à Moscou, se montrent très actifs sur tous les continents, hormis l’Antarctique.
En 1975, les chefs d’État de trente-deux pays européens, des États-Unis et du Canada se réunissent à Helsinki pour signer l’Acte final du Conseil de Sécurité et de Coopération en Europe. En 1648, après la guerre de Trente Ans, le traité de Westphalie entérinait ce principe : « Celui qui détient le pouvoir, impose sa religion. » En 1975, trente-deux États reconnaissent les frontières de l’empire soviétique – le premier comme le second cercles.
En décembre 1979, le petit cénacle des dirigeants soviétiques – Leonid Brejnev, Iouri Andropov, Andreï Gromyko, Dmitri Oustinov – parvient à la conclusion que l’empire soviétique doit effectuer un nouveau bond en avant. Les troupes soviétiques entrent en Afghanistan, violant, en particulier, l’accord signé par le gouvernement du tsar, en 1907.
Certains y voient un premier pas vers la chute de l’empire soviétique. Il est difficile de partager ce point de vue, car l’ensemble du monde, au bout du compte, accepte cette agression. Rares sont les pays à refuser de prendre part aux Jeux Olympiques de Moscou, en 1980. Les États-Unis entreprennent d’armer les Afghans qui luttent contre l’envahisseur, mais les relations entre les deux États restent normales.
La guerre d’Afghanistan crée une certaine tension, sans rien de comparable, bien sûr, à celle de la Première Guerre mondiale. On justifie l’agression par la nécessité, pour Moscou, de répondre à Ronald Reagan et à sa « guerre des étoiles ». Il y a là une part de vérité, mais cela n’explique pas la chute de l’empire soviétique. À la fin de 1995, les Américains découvrent qu’un agent soviétique de la CIA livre des informations sur les armements de l’URSS, soigneusement préparées par les désinformateurs de Moscou. Il apparaît, au bout du compte, que les services secrets soviétiques contrôlent le programme américain de « guerre des étoiles ».
En août 1990, j’achevais mon livre Le Septième Secrétaire. Splendeur et misère de Mikhaïl Gorbatchev, en affirmant que l’empire soviétique reposait « tout entier sur une base malsaine » et qu’il ne pouvait pas ne pas s’effondrer. Restait simplement à savoir quand et comment3. Il semblait néanmoins impensable qu’il n’ait guère qu’un an à vivre.
L’empire soviétique s’effondre encore plus facilement que l’Empire russe, parce que son chef a décidé de remédier à quelques défauts mineurs du système communiste, tout en le préservant. Comme en 1917, les ambitions personnelles, les conflits entre individus jouent, en 1991, un rôle fatal. Comme en 1917, il semble absolument indispensable, en 1991, de se défaire, non plus du tsar, mais du président en place. Comme Nicolas II, Mikhaïl Gorbatchev a atteint le fond de l’impopularité. L’atmosphère dans laquelle se déroule la chute de l’empire soviétique aide à mieux comprendre les sentiments qui l’emportent aux jours où tombe la maison Romanov.
Pour se débarrasser du président Gorbatchev, ses adversaires liquident l’URSS. Il n’est sans doute pas d’autre cas dans l’histoire, où une nation impériale sorte de l’Empire, avec, en l’oocurrence, l’accord des deux Républiques-sœurs slaves. La « première parmi les égales » part avec la seconde et la troisième, les autres restent seules.
Étant la plus grande et la plus puissante, la Russie se décrète l’héritière de l’Union soviétique. Toutefois, la Russie, ou la « Fédération de Russie », ainsi que se nomme ce nouvel État, ne veut pas se qualifier de « Seconde République » de l’histoire russe. Les huit mois d’existence de la République de Russie créée en 1917 – un laps de temps bien trop court pour instaurer un État démocratique – sont vécus comme un échec, voire la préparation consciente et volontaire de la prise du pouvoir par Lénine. Les arguments en faveur de cette affirmation sont toutefois peu nombreux. Il est clair que le Gouvernement provisoire péchait surtout par excès de faiblesse et d’indécision. La Russie nouvelle ne veut pas de cet héritage.
Mais que veut la Russie nouvelle ? Ses frontières, à l’exception de la Sibérie conquise plus tardivement, rappellent celles de l’État moscovite au XVIe siècle. À l’ouest, la frontière passe non loin de Smolensk. Les rives de la Baltique et de la mer Noire ont été perdues – hormis, dans les deux cas, une minuscule bande –, la Crimée aussi, pour laquelle la Russie s’était battue durant plus de deux siècles. D’un autre côté, les lignes de chemin de fer, le réseau des gazoducs et des oléoducs, les liens économiques reliant des régions lointaines ont été préservés, comme autant de vaisseaux sanguins d’un même organisme. L’héritage de l’empire reste bien vivant, alors même que ses formes politiques ont été anéanties.
L’avenir devrait fournir des réponses à plusieurs questions essentielles : la Russie instaurera-t-elle le capitalisme et quel rôle y jouera l’État ? En d’autres termes, quel degré de démocratie le pays atteindra-t-il ? Autre question majeure : la Russie peut-elle exister dans ses frontières actuelles ou devra-t-elle immanquablement, pour des motifs géopolitiques et psychologiques, les élargir ? L’histoire connaît de nombreux exemples d’empires déchus. Elle a vu aussi renaître des puissances. Qui eût pu prévoir, en 1945, que l’Allemagne et le Japon deviendraient des grandes puissances ? De la même façon, il y a tout lieu de penser qu’au XXIe siècle, la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, jouera un rôle considérable.
Au seuil du XXIe siècle, la Russie se cherche une visée nationale. Par deux fois, au cours du XXe siècle, elle aura perdu son empire. Quelles leçons tirera-t-elle du passé ? Quelle réponse donnera-t-elle au défi de l’Histoire ?
Paris, mars 1992-novembre 1995.