Le mot Smouta (généralement traduit par « troubles »), indique le Dictionnaire raisonné de Vladimir Dahl, désigne la confusion, la révolte, la rébellion, la sédition, l’insoumission généralisée, la discorde entre le peuple et le pouvoir. Dans l’histoire russe, le terme englobe la période située entre l’extinction de la dynastie des Rurik et l’avènement des Romanov. On reparle toutefois de « Temps des Troubles » (Smoutnoïé vremia) après la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, au moment où le dernier Romanov est tué. Le terme réapparaît également dans le lexique politique durant la seconde moitié des années quatre-vingt, quand s’amorce l’effondrement de l’empire soviétique.

Si ces trois périodes présentent bien des différences, elles ont pourtant un trait commun, que Kostomarov résume ainsi : « Le trône demeura vide. » En 1917, Nicolas II abdique, en son nom et celui de son fils. Au milieu des années quatre-vingt, la mort successive de trois secrétaires généraux ébranle les fondements de la légitimité soviétique. La formule trouvée par l’auteur de la Chronique universelle, écrite dans la première moitié du XVIIe siècle : « Sans tsar, la terre est veuve », se révèle donc juste en ce qui concerne l’histoire de l’État russe et met en évidence une de ses caractéristiques essentielles.

Les historiens russes ne parviennent pas à s’accorder sur le début des Troubles. Pour N. Kostomarov, « les temps malins adviennent le 15 mai 15911 », jour marqué par la mort d’un enfant de sept ans, le tsarévitch Dmitri, dernier fils d’Ivan IV le Terrible. V. Klioutchevski, lui, voit dans le décès de Fiodor Ivanovitch, en 1598, l’instant où tout commence2. Certains chercheurs estiment que le malheur vint lorsque Ivan tua son fils aîné. Enfin, rien n’interdit – bien au contraire – de situer le point de départ des Troubles à la mort d’Ivan IV le Terrible, le 19 mars 1584. La mort d’un monarque déstabilise bien souvent la vie d’un État. En Pologne, la disparition du roi entraîna, comme il fallait s’y attendre, de grands bouleversements. La France elle-même, bien que le trône passât systématiquement à l’héritier légitime, connut un « temps des troubles » au XVIe siècle, qui ne prit fin qu’après le couronnement d’Henri IV, en 1589.

En Russie, les difficultés naturelles de la transmission du pouvoir sont encore renforcées par le caractère particulier de l’État moscovite et du tsar défunt. La monarchie absolue exige un monarque absolu, surtout quand l’État est confronté à une crise. Le monarchiste Vassili Choulguine déterminera la cause de la crise traversée par la Russie à la veille de la révolution de Février 1917 : la Russie était alors une « autocratie sans autocrate ».

Après la mort de cet autocrate modèle que fut Ivan IV le Terrible, ses héritiers – Fiodor, faible d’esprit, et Dmitri, en bas âge – sont effrayants d’incapacité à remplir leurs fonctions de tsar, annonçant par là même une période d’arbitraire effréné des boïars, qui semble plus pénible et plus effroyable que la toute-puissance légitime du tsar.

Tous s’accordent, en revanche, sur l’année où s’achève le « Temps des Troubles », 1613, date à laquelle le premier Romanov, Michel, est élu tsar. Il en ressort que, selon les spécialistes, le « Temps des Troubles » s’étend sur deux ou trois décennies.

La durée et le caractère dramatique des événements qui bouleversent toutes les couches de la population russe, font la preuve que les racines de la crise plongent au plus profond de l’organisme étatique et de son passé. L’histoire de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles est relativement bien connue, malgré des « taches blanches », mais la signification des troubles, elle, reste obscure. Il ne s’agit pas d’une révolution politique, aucun des acteurs ne proposant de nouveau programme sur ce plan, même si des éléments de nature politique sont indiscutablement présents (surtout en ce qui concerne l’étranger). Ce n’est pas un bouleversement social, nul ne revendiquant un changement radical de la société, même si, là encore, les motifs sociaux ont incontestablement leur part.

Chacune des explications avancées – et elles sont légion, car les historiens se sont passionnés pour cette époque tragique, semée d’orages et de tempêtes – met en lumière une des facettes du problème et contient une parcelle de vérité. Et si l’on réunit tous les motifs, toutes les impulsions plus ou moins évidentes, il apparaît que le grand moteur du « Temps des Troubles » fut la recherche d’un tsar.

Ivan IV le Terrible laisse, à sa mort, trois contradictions fondamentales, surgies au cours du processus d’édification de l’État moscovite centralisé. La première est politique. Il convient ici de rendre à Ivan ce qui lui appartient : cette contradiction – entre le pouvoir autocratique du souverain et l’administration aristocratique (boïare) –, il a tenté de la résoudre, à l’aide, entre autres, de l’opritchnina. Mais son action manquait de cohérence (selon les historiens), de décision et d’énergie (selon Staline) et, après sa mort, les « petits princes » (descendants des princes patrimoniaux) ont bien l’intention de prendre leur revanche.

La seconde contradiction, d’ordre social, découle du programme de politique étrangère élaboré par le tsar moscovite : l’effort de guerre, pour la défense et l’expansion, impliquait une exploitation toujours plus lourde de la population taillable, entraînant une fuite des habitants vers les marches, et le dépeuplement des régions centrales. La terre étant la principale source de revenus du tsar, le mouvement vers le sud eut pour effet d’augmenter la superficie des terres fertiles laissées à l’abandon, les paysans fuyant les impôts et l’oppression. Le second grand moteur du « Temps des Troubles » fut donc la recherche de main-d’œuvre et le processus d’asservissement des paysans.

La troisième contradiction est d’ordre moral. Dans un poème intitulé Tacite, évoquant la Rome antique qui apparaît, sous la plume de l’historien, comme une cité entièrement peuplée d’assassins et de victimes, Nikolaï Karamzine a ce verdict sans appel : « Sur elle on ne doit point pleurer : elle a bien mérité ses malheurs infernaux, supportant ce que, sans bassesse, on ne saurait subir3 ! » L’historien russe, qui condamne Ivan IV le Terrible, le compare aux tyrans romains. Cinquante ans après Karamzine, Nikolaï Kostomarov écrit : « Le respect de la vérité et de la morale disparut après que le tsar, qui, selon l’idéal populaire, devait être le gardien de l’une et de l’autre, eut organisé au vu et au su de ses sujets des spectacles consistant à livrer aux ours d’innocentes victimes, ou des jeunes filles dénudées à la vindicte publique, tout en observant les règles les plus strictes de la piété. » En conséquence, conclut l’historien, « une génération d’égoïstes cupides et cruels devait se développer, dont tous les desseins, toutes les aspirations n’avaient pour visée que sa propre sauvegarde, une génération pour laquelle, en dépit du respect extérieur des formes ordinaires de la piété, de la légalité et de la morale, il n’existait plus aucune vérité »4. Cette génération va fournir les acteurs du « Temps des Troubles » : des gens, qui ont grandi sous Ivan IV le Terrible, se cherchent un tsar, tentent d’asservir les paysans ou combattent pour la liberté. Les horreurs du « Temps des Troubles », résume Nikolaï Kostomarov, « furent un jaillissement de toute la sève malsaine, accumulée durant l’effroyable époque de tourments que fut le règne d’Ivan5 ».

La grande particularité des « Troubles » réside dans le lien indissoluble unissant problèmes intérieurs et extérieurs. En trois décennies – depuis la mort d’Ivan IV le Terrible jusqu’à l’élection de Michel Romanov –, cinq tsars se succèdent sur le trône moscovite. C’est en soi un fait inhabituel, les longs règnes ayant été une des raisons de l’ascension de Moscou. Les querelles dynastiques – à l’origine du kaléïdoscope du Kremlin – entraînent les puissances étrangères dans la politique moscovite, dans des proportions jamais vues jusqu’alors. Il suffit, pour le comprendre, de préciser que parmi les cinq tsars mentionnés, se trouve l’héritier de Pologne, Ladislas. Le chapitre inévitablement consacré, par les manuels soviétiques d’histoire de Russie, à « la lutte du peuple russe contre l’intervention polono-suédoise », évite généralement de rappeler que les étrangers franchirent les limites de la Rus à la demande des Russes eux-mêmes, déchirés par la guerre civile.

Les mouvements sociaux – fuite des paysans et des citadins vers le sud et les terres fertiles au-delà de l’Oka – étaient eux aussi gros de conflits avec l’extérieur. Les territoires non peuplés – le dikoïé polié (« champ sauvage ») –, si séduisants par leur abondance de terres et la liberté qui y régnait, n’appartenaient, de fait, à personne, bien qu’ils fussent formellement rattachés à la Lituanie ; en outre, après la signature de l’Union de Lublin, en 1569, une part considérable de l’ancienne Russie kiévienne était devenue polonaise.

Pour la première fois, se pose donc la question de l’Ukraine qui jouera un rôle essentiel dans l’histoire de l’Empire russe. Dans l’esprit des Russes, les steppes méridionales qui s’étendent jusqu’à la mer Noire forment les « marches » (d’où, nous l’avons vu, l’apparition du mot « Ukraine »), ce que les Polonais ne contestent pas. La population de l’Ukraine est orthodoxe et, à cette époque où la religion – et non la nationalité, notion obscure – détermine la place de l’homme dans l’espace, elle se sent liée aux Russes, en raison même de leur orthodoxie commune.

Les historiens ukrainiens voient dans la Russie kiévienne un embryon de leur État. La chute de Kiev et l’invasion tatare mettent un terme à l’autonomie de ce peuple, son territoire devient une composante de l’empire mongol, du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Ce sont les Cosaques qui inscrivent l’Ukraine sur la carte de l’histoire. Comme dans une infinité d’autres cas, les historiens ne parviennent pas à s’entendre sur leur origine, ni sur celle du mot lui-même. Au XVIIe siècle, d’ingénieux philologues établissent un rapprochement entre les mots Kozak et Koza (« la chèvre ») et expliquent qu’on appelle « Cosaques » des hommes qui, sur leurs chevaux, sont rapides et légers comme des chèvres. D’autres voient dans les Cosaques un résidu des Polovtsiens. Dans son Histoire de Charles XII, Voltaire en fait les descendants des Tatars ; Nikolaï Karamzine, Soloviev et d’autres historiens les considèrent comme les héritiers de la tribu türke des « Toques noires », alliée des princes de Kiev.

Les premières informations sur les Cosaques apparaissent à la fin du XVe siècle. Le chroniqueur polonais Marcin Bielski, dont un oncle sera le premier starchina (équivalent de colonel) de l’armée cosaque au XVIe siècle, note que la « Cosaquerie » (kazatchestvo) est issue des populations locales. C’est également l’opinion des historiens ukrainiens, qui expliquent l’apparition des Cosaques par les conditions de vie de l’époque, contraignant les hommes à s’armer pour défendre leur vie et leurs biens, et à mener un mode de vie militaire.

Au début du XVIe siècle, le nombre des Cosaques s’est considérablement accru. Ils ne se contentent plus de se protéger des incursions tatares, ils attaquent désormais les possessions du khan de Crimée et même du sultan turc. Au milieu du XVIe siècle, Dimitr Wisniewiecki crée sur les îles du Dniepr, à l’abri d’infranchissables rapides, la célèbre « Sietch » (ville fortifiée en bois) des Zaporogues (« ceux d’au-delà des Rapides »). La Sietch est à la fois une citadelle et une compagnie de libres guerriers, vivant du pillage des « infidèles ».

L’Union de Lublin est, nous l’avons dit, un moment important dans l’histoire de la Cosaquerie et de l’Ukraine. Si la Pologne n’a pas de population rurale libre, en Lituanie en revanche, les neuf dixièmes des paysans ignorent le servage. Quand l’ordre polonais s’instaure en Ukraine, commence l’asservissement des paysans. Cette atteinte à la liberté des Cosaques suscite une résistance. Étienne Bathory trouve alors une solution : n’ayant pas la possibilité d’anéantir la Cosaquerie, il la prend à son service. Un registre est établi, qui recense les « Cosaques du roi ». Bathory crée six régiments, comptant chacun mille cavaliers. Quant aux Cosaques non recensés, ils sont considérés comme des « hors-la-loi », des « brigands ». La Diète polonaise, toutefois, n’entérine pas le programme du roi. Mais l’idée d’utiliser les Cosaques pour servir militairement la couronne de Pologne, est adoptée.

Le nombre des Cosaques ne cesse de croître, particulièrement dans la seconde moitié du XVIe siècle. De tous côtés, on gagne la Sietch, fuyant la Russie, la Pologne et la Lituanie ; les amateurs européens d’aventures et de vie libre la rejoignent également. Si le Tarass Boulba de Gogol ne saurait être tenu pour une source historique fiable, la description de l’entrée dans la Sietch y est, en revanche, fort vraisemblable. « Le postulant, rapporte l’écrivain, ne paraît que devant le kochevoï (ataman, chef), qui lui dit d’ordinaire : “Bonjour ! Eh bien, crois-tu dans le Christ ? – J’y crois !”, répond le candidat. “Et dans la Sainte Trinité ? – J’y crois ! – Et tu vas à l’église ? – Oui ! – Signe-toi, pour voir !” Le nouveau venu se signe… Et c’est là toute la cérémonie6. » Seule la nécessité de se signer retient l’attention dans ce rituel d’une simplicité biblique : orthodoxes et catholiques, en effet, procèdent différemment. Des catholiques, toutefois, trouvent aussi refuge dans la Sietch. À la fin du siècle, on observe ainsi un mouvement croisé : les magnats ukrainiens, les officiers, attirés par la culture polonaise et les mœurs, se polonisent et partent vers l’ouest ; à l’inverse, la population paysanne de l’État moscovite, de Pologne et de Lituanie, séduite par la liberté du dikoïé polié, fuit en direction du sud-est.

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