15 Grand-Maître de l’Ordre de Malte



Prince adorable, despote implacable.

Alexandre SOUVOROV.

Les habitants de Russie considéraient ce monarque comme un dangereux météore, comptant les minutes et attendant impatiemment la dernière.

Nikolaï KARAMZINE.


Catherine II meurt subitement le 6 novembre 1796. Elle a soixante-six ans et demi. Comme on ne trouve aucune instruction formelle privant l’héritier légitime, le grand-duc Paul, de la couronne, le manifeste annonçant le décès de l’impératrice et l’avènement de l’empereur Paul Ier est rédigé le 7 novembre. Un mois plus tôt, le nouvel empereur fêtait son quarante-deuxième anniversaire.

L’origine de Paul Ier est incertaine. Un point, néanmoins, semble acquis : l’empereur Pierre III ne peut être son père. Catherine rapporte dans ses Mémoires que l’impératrice Élisabeth, furieuse que Pierre n’ait pas encore de descendance, avait déclaré tout de go à la grande-duchesse : « … Je vous propose de choisir entre Sergueï Saltykov et Lev Narychkine. Si je ne m’abuse, vous avez élu le second. – Sur quoi je m’exclamai : – Non, sûrement non. – Elle me dit alors : – Eh bien, si ce n’est pas le bon, l’autre le sera certainement1. » Catherine devait, semblait-il, savoir qui était le père de son enfant. Et pourtant le doute demeure. Pour commencer, Paul ne ressemble en rien ni à Saltykov ni à Narychkine, tous deux fort beaux ; son nez épaté, camus jusqu’à la provocation, en fait en revanche le digne héritier de Pierre III. Les allusions des contemporains à un oncle de Saltykov, au nez camus lui aussi, ne sont guère convaincantes. On prétend qu’une fois sur le trône, Paul Ier convoque l’amant de sa mère pour lui demander : « Es-tu mon père ? » À quoi Saltykov répond, gêné : « Nous avons été nombreux auprès de ta mère… » Le bruit court également que le premier-né de Catherine est mort à la naissance et qu’on lui a substitué un Finnois. Cela pourrait expliquer l’aspect extérieur du futur empereur.

Paul, cependant, fermement convaincu qu’il est le fils de Pierre III, supporte difficilement l’assassinat de l’empereur, qui survient lorsqu’il a sept ans. Élisabeth prend l’enfant avec elle dès sa naissance, privant ainsi Paul de sa mère qui, au demeurant, ne s’intéresse guère à son fils et ne l’aime pas. Si Paul Ier n’avait pas existé, Sigmund Freud aurait dû l’inventer.

En 1760, alors que Paul n’a pas encore six ans, on nomme auprès de lui, en qualité d’Oberhofmeister, autrement dit de principal éducateur, Nikita Panine qui, nous l’avons vu, à partir de 1763, dirigera pendant presque vingt ans la politique étrangère de la Russie. En 1773, Catherine libère le comte Panine de ses obligations de précepteur de l’héritier, « pour couper court à l’influence politique » qu’il exerce sur son pupille. Fort instruit, Nikita Panine a conçu pour le grand-duc un vaste programme d’études, comprenant : histoire, géographie, mathématiques, russe, allemand, français et un peu de latin. Au nombre des maîtres de Paul se trouvent également Semion Porochine, l’un des hommes les plus éclairés de son temps, auteur de souvenirs fameux sur l’enfance de son élève, l’académicien physicien Frantz Epinus, l’archimandrite – et futur métropolite – Platon. Paul lit beaucoup : les poètes russes – Soumarokov, Lomonossov, Derjavine –, mais aussi des écrivains occidentaux, tels que Racine, Corneille, Molière, Voltaire, Cervantes ; ce dernier étant traduit pour la première fois en russe en 1769, Paul lit manifestement le Don Quichotte en français.

Un biographe contemporain de Paul Ier résume les observations de Porochine : « Paul a onze ans, mais ses mœurs et son esprit sont clairement dessinés… De nombreuses circonstances de sa vie future se profilent déjà ; par la suite, elles ne feront que se préciser, rien d’autre. Une vanité démesurée. De la susceptibilité. De brusques accès de colère. Une rancune vite éteinte. De la suspicion. De la confiance envers les délateurs. Des crises d’hystérie. Un esprit aigu, mais incapable de concentration. De la précipitation. Une inaptitude à s’attacher longtemps à quiconque. Le besoin d’un confident, d’une personne de confiance. La passion des jeux militaires… La conscience de sa mission d’homme d’État. Une soif d’attention et d’amour… L’envie de jouer les chevaliers de Malte. Une curiosité pour les secrets de la maçonnerie. Le rêve de concurrencer son arrière-grand-père, Pierre Ier2. »

En septembre 1772, Catherine décide de marier l’héritier, alors âgé de dix-huit ans. Les principautés allemandes sont une source inépuisable de fiancées : trois princesses de Darmstadt, trois du Wurtemberg, trois de Cobourg, deux de Bade, etc. L’impératrice choisit pour Paul Wilhelmine de Hesse-Darmstadt qui, après sa conversion à l’orthodoxie, devient Natalia Alexeïevna. Paul aime son épouse, mais elle meurt en 1776. Après son décès, il apprend que la grande-duchesse le trompait avec son meilleur ami, le comte Razoumovski. Catherine montre à son fils des lettres des amants de sa femme, qui se trouvent en sa possession. Elle veut ainsi le consoler, atténuer sa peine. Aucun deuil n’est observé et Paul n’assiste pas aux funérailles. Cinq mois plus tard, l’impératrice choisit une nouvelle épouse à l’héritier, la princesse Sophie-Dorothée de Wurtemberg, qui devient Maria Fiodorovna.

Ne reste plus qu’à attendre l’accession au trône. Sous le nom de comte et comtesse Severny, Paul et son épouse voyagent à travers l’Europe : Autriche, Italie, France. À Paris, ils sont reçus par Louis XVI et Marie-Antoinette. Partout où l’héritier passe, il produit une excellente impression, bien qu’on décèle en lui une certaine mélancolie. Mozart qui se trouve à Vienne au moment où Paul y séjourne, rapporte une anecdote dans une lettre à son père : « En l’honneur de l’hôte étranger, on voulut représenter la tragédie de Shakespeare Hamlet, mais l’acteur qui devait tenir le rôle, déclara qu’il jugeait déplacé de la jouer en présence du Hamlet russe. Joseph II donna pour cela à l’acteur cinquante ducats3. »

Frédéric II, qui rencontre Paul à Berlin où l’héritier est venu faire la connaissance de la princesse de Wurtemberg, écrit à propos du fils de Catherine : « Il se montra altier, haut et violent, ce qui fit craindre à ceux qui connaissaient la Russie qu’il ne lui fût difficile de se maintenir sur le trône où, appelé à gouverner un peuple dur et féroce, gâté en outre par le gouvernement trop doux de plusieurs impératrices, il risquait de subir un sort semblable à celui de son malheureux père4. » On ne peut dénier au roi de Prusse une certaine perspicacité.

Dans ses pomiestiés – Kamenny ostrov, Pavlovskoïé, Gattchina –, Paul se crée une Cour et un détachement militaire composé de soldats et d’officiers de sa garde. Fiodor Rostoptchine, qui jouit de la très grande confiance de Paul, écrit à Semion Vorontsov, ambassadeur russe à Londres : « Le grand-duc se trouve à Pavlovsk, l’humeur constamment maussade, la tête pleine de fantômes, et entouré d’hommes dont le plus honnête mérite d’être roué sans jugement. »

Parmi les « incontournables » du détachement militaire de l’héritier, il est un lieutenant d’artillerie de vingt-trois ans, Alexis Araktcheïev (1769-1834). Venu à Gattchina s’initier au tir d’artillerie, Araktcheïev séduit à ce point Paul qu’il est maintenu dans la garnison du lieu. « En toute chose, rapporte un contemporain, il montrait une méthode et un ordre stricts qu’il s’efforçait de maintenir avec une rigueur confinant à la tyrannie… Par son apparence extérieure, Araktcheïev évoquait un grand singe en uniforme… Il avait des yeux caves et gris, et toute sa physionomie présentait un effroyable mélange d’intelligence et de hargne5. » L’essentiel de l’action menée par Araktcheïev se déploiera sous le règne d’Alexandre Ier. Il inscrira alors son nom dans l’histoire russe, à travers la période dite de l’araktcheïevchtchina. Le nom du favori de Paul Ier et d’Alexandre Ier deviendra si odieux que Staline, dénonçant les erreurs des linguistes soviétiques, les expliquera par « le régime araktcheïevien » instauré dans ce domaine de la science6.

À la petite Cour de Paul, Araktcheïev organise un système à la prussienne. En 1784, le prince Potemkine impose à l’armée russe un nouvel uniforme, plus commode : les soldats ont désormais les cheveux coupés au bol, on remplace les vêtements aux longs pans par des vestes. Au même moment, le détachement de Paul est, lui, revêtu de l’uniforme prussien. L’intention n’est pas seulement, ici, de piquer Potemkine. À l’instar de Pierre III, son père, Paul aime passionnément la Prusse. Alors que la Russie s’apprête à s’engager dans un conflit avec ce pays, Paul écrit à Frédéric-Guillaume II : « Mon attachement au système qui me lie au roi de Prusse est inchangé et… de tout mon cœur, je me rallierai à ses intentions7. »

L’héritier a ses propres opinions. Il s’intéresse vivement à la franc-maçonnerie dont ses favoris, le prince Alexandre Kourakine et Sergueï Plechtcheïev qui l’accompagnent dans sa tournée européenne, sont membres. Rien n’atteste vraiment que Paul soit initié, qu’il compte parmi les « frères », mais de nombreux témoignages font état de sa popularité parmi les francs-maçons.

Quand Paul est âgé de douze ans, Semion Porochine lui fait la lecture de l’Histoire de l’Ordre des Chevaliers de Malte. L’héritier voue dès lors aux Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem un intérêt qui ne se démentira pas jusqu’à la fin de ses jours.

L’héritier ne s’intéresse pourtant pas qu’aux grandes idées. En 1788, à l’âge de trente-quatre ans, Paul se prépare à guerroyer contre les Turcs et élabore un projet d’organisation de l’État. Ce projet s’ouvre sur une déclaration, bien dans l’esprit de l’absolutisme éclairé : « L’objet de toute société est le bien-être de tous et de chacun. Une société ne peut exister, si la volonté de chacun n’est pas tendue vers un but commun. » Le projet affirme qu’il « n’est pas de meilleur modèle que l’autocratie », car « elle concilie la force des lois et la promptitude du pouvoir d’un seul ». Le système étatique prussien semble à l’héritier du trône russe un idéal d’harmonie. Avant son avènement, Paul se prononce contre l’extension des frontières russes, jugeant indispensable de mettre d’abord de l’ordre sur le territoire dont dispose déjà la Russie. Il est en particulier opposé aux partages de la Pologne.

Savant allemand, spécialiste du magnétisme et de l’électricité, et l’un des précepteurs de Paul, Frantz Epinus dit de son élève : « C’est une tête intelligente, mais elle renferme je ne sais quel mécanisme qui ne tient qu’à un fil. Si ce fil vient à se rompre, la machine s’emballe, et c’en est fini de l’intelligence et du bon sens. » Le professeur Epinus quitte Pétersbourg en 1798. Il a eu le temps de voir le couronnement de son ancien pupille et de se convaincre de la justesse de ses observations, faites au temps de l’enfance de l’empereur.

Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1796, l’impératrice Catherine II s’éteint et les régiments de la garde prêtent serment à l’empereur Paul Ier, premier souverain légitime depuis de longues années. Le nouvel empereur déploie aussitôt une activité frénétique. Sages changements, justes châtiments, grâces méritées, note un témoin, sont proclamés à chaque heure, à chaque instant. Le 7 novembre, Nikolaï Novikov est libéré de la forteresse de Schlusselburg et les « martinistes » exilés sont autorisés à regagner les capitales. Le 19 novembre voit la libération de Tadeusz Kosciuszko, puis des autres Polonais impliqués dans l’insurrection de 1794 contre la Russie. Paul rend visite au prince Ignace Potocki et lui explique : « J’ai toujours été opposé aux partages de la Pologne, ce fut une démarche honteuse et non-politique. Mais la chose est faite. Peut-on imaginer que l’Autriche et la Prusse acceptent de reformer la Pologne ? Or, je ne peux céder ma partie, pour les renforcer tandis que je m’affaiblirais. Je ne vais pas non plus guerroyer contre elles ? Notre État a mené tant de guerres qu’il est temps pour lui de souffler. Aussi, résignez-vous à l’inéluctable et vivez en paix. Et pour apaiser sa conscience, Paul offre à Kosciuszko et à Potocki mille âmes serves chacun. Kosciuszko répond qu’il préfère des espèces sonnantes et trébuchantes, et on lui remet des lettres de change pour une banque anglaise : mille âmes équivalent à soixante mille roubles8. Le 23 novembre, l’empereur signe l’oukaze libérant Radichtchev du bagne d’Ilimsk.

Pour les contemporains, tout est clair : les premiers actes du nouvel empereur sont principalement dictés par le désir de corriger tout ce qui a été accompli par sa mère. Cela n’implique pas seulement la libération des prisonniers de Catherine. Pierre III a été tué, sans avoir le temps de se faire couronner. Paul ordonne d’exhumer le corps de son père (on ne retrouve que son chapeau, ses gants et ses hautes bottes) et pose la couronne sur son crâne. Le cercueil de Pierre III est placé durant quelques jours au Palais d’Hiver, à côté de celui de Catherine. Un oukaze ordonne le port exclusif du costume russe : l’habit français est interdit. Toute l’armée se voit revêtue de l’uniforme prussien. Le détachement de Gattchina qui, en 1769, compte cent vingt-huit officiers et deux mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf soldats, devient un régiment de la garde. Araktcheïev est nommé commandant de Pétersbourg et promu au grade de général. Il a pour mission d’instaurer un ordre nouveau.

En mille cinq cent quatre-vingt-six jours de règne – du 7 novembre 1796 au 11 mars 1801 –, l’empereur Paul promulgue deux mille cent soixante-dix-neuf manifestes, oukazes, ordres et autres actes législatifs. Catherine II en a promulgué deux fois plus, mais en trente-quatre ans9.

Recherchant le dénominateur commun des actions et décisions de Paul Ier, Vassili Klioutchevski qualifie l’empereur de « premier tsar antinobles » et voit dans le « sens de l’ordre, de la discipline et de l’égalité » qui l’anime et dans sa lutte contre les privilèges des différents ordres, sa principale mission10.

L’égalité selon Paul est l’égalité des esclaves. Dans son empire, toutes les couches de la société sont égales, dans la mesure où aucune ne détient le moindre privilège. Parmi les déclarations les plus célèbres de l’histoire russe, on trouve ce commentaire de Paul Ier à l’émissaire de Suède : « N’est grand en Russie que celui à qui je parle, et pendant que je lui parle. »

Paul restreint en effet sévèrement les privilèges de la noblesse. Il instaure en particulier les châtiments corporels pour les nobles qui en avaient été exemptés par une loi de Catherine. Il limite également l’autogestion noble. Parallèlement – nouveau coup porté contre la noblesse –, il stoppe le renforcement du servage et fait même quelques gestes en faveur de son allégement. La corvée est limitée à trois jours. Il est interdit de vendre des domestiques et des paysans aux enchères (comme des objets). Les paysans prêtent désormais serment à l’empereur, ce qui ne s’est jamais vu. D’autre part, au moment de son accession au trône, Paul distribue à ses favoris cent mille âmes serves.

Paul ceint la couronne, avec une seule idée en tête : rectifier toutes les erreurs commises par sa mère. Comme toujours, l’empire a besoin de réformes. Le futur Alexandre Ier, petit-fils préféré de Catherine II, écrivait à un ami, en mai 1765 : « … Il règne dans nos affaires un effarant désordre ; on pille de tous côtés ; les domaines sont plus mal tenus les uns que les autres ; l’ordre semble banni de partout, et cependant l’empire ne vise qu’à élargir ses frontières11. » Effrayé par les difficultés du gouvernement et sachant que sa grand-mère avait l’intention de lui céder le trône, en écartant son père, Alexandre informait son ami de son intention de se « couper de ce sol si ardu… », de s’installer avec sa femme « sur les bords du Rhin » et d’y vivre, heureux, dans la société de ses amis et l’étude de la nature.

Paul Ier, lui, ne craint pas les difficultés. Il entreprend d’emblée d’améliorer les affaires de l’empire. Il se montre impitoyable, dès qu’il apprend quelque abus de pouvoir. Afin de tout savoir, il ordonne de percer dans le palais un guichet spécial, où chacun peut déposer une supplique au nom de l’empereur. Les paysans eux-mêmes sont autorisés à se plaindre de leurs seigneurs. Chaque jour, à sept heures du matin, le souverain relève les billets et les lit. Pour reprendre l’expression d’un mémorialiste, la peur insuffle aux fonctionnaires l’amour de l’humanité. L’empereur, en outre, établit lui-même le budget et ordonne de brûler devant le palais pour cinq millions trois cent seize mille six cent cinquante-cinq roubles de billets de banque, afin de relever le cours de la devise.

Pour Vassili Klioutchevski, l’action de Paul est moins politique que pathologique12. Mû par l’affect ou par de raisonnables impulsions, par la peur qui ne le quitte pas un instant, Paul Ier modifie ses décisions à la vitesse de l’éclair ; il donne des ordres contradictoires, est pris d’accès de colère durant lesquels il perd complètement la tête. Un gros volume d’anecdotes composé en 1901 donne une idée de l’atmosphère au temps de Paul Ier, sous le règne duquel tout peut arriver. Dans un récit intitulé Le Lieutenant Kijé, Iouri Tynianov reprend deux anecdotes qui, selon toute vraisemblance, reposent sur des faits réels. La première raconte comment une erreur commise par un clerc transforme un nom incorrectement transcrit en individu en chair et en os. Remarqué par l’empereur, ce nom fait une fulgurante carrière. Et quand Paul émet le vœu de rencontrer cet officier qu’il vient de nommer général, on l’informe que le général Kijé est décédé. Et l’empereur de commenter tristement : je perds le meilleur de mes hommes. La seconde anecdote évoque un officier, porté par erreur sur la liste des défunts. Lorsque le « mort » demande à être réintégré dans les effectifs de l’armée, l’empereur rédige la résolution suivante : « La demande de l’ancien lieutenant Sinioukhaïev, rayé des effectifs pour décès, est rejetée pour la même raison. »

L’empereur Paul Ier est capable de tout : de faire vivre un homme qui n’a jamais existé, ou de considérer comme mort un vivant. Paul Ier est un tyran. Les souverains autocrates russes ont toujours joui d’un énorme pouvoir. Mais ce dernier a toujours été limité par les lois, les us, les mœurs, par ces forces, enfin, sur lesquelles l’autocrate s’appuyait. Paul Ier, lui, n’est limité par rien.

Recherchant « un grain de raison » dans l’action du fils de Catherine, un historien contemporain écrit que Paul Ier « visait une “utopie conservatrice” ; il voulait, un siècle plus tard, en revenir aux formes et aux méthodes de Pierre Ier13 ». Contemporain de Paul, Nikolaï Karamzine estime que l’empereur « voulait être Ivan IV ». Un historien du XIXe siècle qualifie l’époque de Paul Ier de « règne de l’horreur ». Idéologue et chantre du principe monarchique, Karamzine reproche à Paul de porter tort à l’idée même de l’autocratie : « Il conduit à haïr l’abus de celle-ci. » Et de comparer l’empereur de Russie aux jacobins qui, par le mauvais usage qu’ils en firent, souillèrent le principe républicain14.

On ne saurait comparer les « abus » de Paul Ier aux cruautés d’Ivan le Terrible. Les caprices du fils de Pierre III ne touchent que le cercle étroit des seigneurs de la Cour et des officiers de la garde. Ils ne s’étendent que rarement aux simples soldats. La noblesse supporte d’autant plus difficilement les foudres du courroux impérial, qu’elle s’est habituée aux privilèges du règne de Catherine. Ce que l’impératrice pouvait se permettre, suscite le plus profond mécontentement, dès que Paul entend l’imiter. Catherine, on le sait, voulait priver son fils du trône, au profit de son petit-fils. Il est clair que, sans son décès, elle n’eût rencontré aucune opposition dans la mise à exécution de son projet. Peu après son avènement, Paul instaure, par décret spécial, un ordre de succession au trône, inconnu en Russie jusqu’alors : une sorte d’accord passé avec l’héritier du trône et son épouse. Mais l’empereur a à peine noté sur le projet : « Accepté. Paul », qu’il envisage de laisser la couronne au jeune prince Eugène de Wurtemberg, neveu de la tsarine Maria Fiodorovna.

Parmi les actes les moins acceptables de Paul, qui soulèvent d’indignation les cercles de la noblesse, on trouve l’introduction de l’uniforme et de nombreux usages prussiens, ainsi que des gestes de bienveillance en faveur de l’Église catholique.

Après l’interdiction de leur Ordre par le pape, les jésuites avaient trouvé refuge dans la Pologne prussienne et en Russie, où Catherine les avait accueillis. En sa qualité d’autocrate, Paul se juge au-dessus des conciles et des évêques, et il s’adjuge le titre de chef de l’Église, se donnant lui-même la communion, lors de son couronnement. Sous Catherine II, des liens se sont noués avec l’Ordre de Malte, chassé de France par la Révolution. Paul va plus loin : il ceint la couronne et reprend les attributs du grand-maître de l’Ordre, en 1798, sans se soucier du fait que les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem reconnaissent le pape pour chef de l’Église. La lutte contre la Révolution française conduit Paul, mû par de chevaleresques sentiments, à apporter son soutien aux catholiques, auxquels les jacobins ont déclaré la guerre. L’empereur approuve la création d’une paroisse catholique à Pétersbourg. Les jésuites sont autorisés à ouvrir un séminaire à Vilnius. Gabriel Gruber (1740-1805) était arrivé en Russie avec d’autres jésuites, quand Catherine leur avait donné asile. Sous le règne de Paul, il s’installe à Pétersbourg et devient l’homme de confiance de l’empereur : le père Gruber est seul autorisé à se présenter devant l’empereur sans être annoncé. Au matin du 11 mars 1801, il apporte au souverain la dernière mouture d’un projet de réunion des Églises, que Paul doit approuver. Pris par d’autres soucis, l’empereur repousse son rendez-vous avec le jésuite. La nuit suivante, Paul Ier sera assassiné.

L’engouement pour le catholicisme restera vif à la Cour, sous le règne du fils de Paul, Alexandre Ier. Mais le jeune monarque libéral pourra se permettre ce qui était refusé au tyran, au « tsar anti-nobles ».

Загрузка...