12 Sur les traces du père


La Khodynka devient un nom funeste, le signe maléfique du règne qui commence. Les amateurs de coïncidences irrationnelles tiennent le compte : 17 octobre (1888), Nicolas manque périr, avec son père et d’autres membres de sa famille, suite au déraillement du train impérial ; 17 mai (1894), la foule se presse à la Khodynka pour saluer le couronnement du jeune tsar ; 17 octobre (1905), signature du manifeste restreignant l’autocratie ; 17 décembre (1916), assassinat de Raspoutine ; année 1917, fin de l’empire ; enfin, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, assassinat de la famille impériale.

Aucun règne n’a connu autant de signes, prophéties et prédictions, aucun n’a été enveloppé d’un voile aussi opaque de mysticisme, jamais on n’a tenté aussi désespérément de percer l’avenir. En 1897, a lieu le premier (et dernier) recensement général de la population de l’empire. À la question : « activité exercée », Nicolas II répond : « Maître de la terre russe ». Le fils d’Alexandre III n’a aucun doute sur ce point. Pas plus qu’il n’en a sur le fait qu’il faut poursuivre la politique paternelle. Remplaçant la plupart des anciens ministres – le jeune tsar n’apprécie guère leurs airs de mentors –, Nicolas II maintient toutefois à son poste le ministre des Finances, Sergueï Witte. Le ton cassant de ce dernier, ses jugements sans ambiguïté, son assurance ne plaisent pas à l’empereur, mais il approuve sa politique de développement économique intensif de la Russie. Witte veut achever la réforme financière qu’il a commencée sous le règne d’Alexandre III et assurer la parité de la monnaie. Il rapporte dans ses Mémoires que « toute la Russie pensante, ou presque, était opposée à cette réforme : d’abord, par ignorance en la matière, ensuite par habitude, enfin, en raison des intérêts particuliers présumés de certaines classes de la population1 ». Witte n’a qu’une force de son côté, mais « la plus forte de toutes : la confiance de l’empereur ». Et le ministre de conclure : « La Russie doit la parité de la monnaie au seul Nicolas II2. »

Le 3 janvier 1897, le rouble-or est instauré. La principale pièce d’or est l’impérial (quinze roubles) ; on frappe aussi un demi-impérial (sept roubles cinquante kopecks). Les billets de crédit s’échangent librement contre de l’or. Les assignats s’ornent de cette inscription : « La Banque d’État change en pièces d’or les billets de crédit, sans limitation de sommes. Le change des billets de crédit officiels est garanti par tout l’avoir de l’État. »

La remise en ordre du système financier donne une nouvelle impulsion au développement de l’industrie. Le ministre des Finances place au tout premier plan la croissance de l’industrie lourde, y voyant le gage de l’indépendance de l’État. À Pétersbourg et dans ses environs, poussent les géants de la métallurgie, les usines Poutilov, Oboukhov, et les chantiers navals de la Neva. Les gouvernements de Moscou et de Vladimir deviennent les principaux centres de l’industrie textile. On ne cesse, en outre, d’accroître le réseau des chemins de fer.

Les progrès réalisés dans le domaine du développement économique entraînent des mouvements sociaux, ainsi qu’un essor de la culture russe qui connaît, dans la première décennie du XXe siècle, son « Âge d’argent ». Refusant de voir les conséquences d’une politique économique qu’il soutient par ailleurs, Nicolas II fait tout pour que les fondements du pouvoir absolu demeurent intangibles.

Les cibles ne changent pas : les zemstvos qui souhaitent un élargissement de leurs droits et de leur participation à la gestion des affaires locales, et rêvent d’être représentés au sein des organes centraux de pouvoir ; les marches, où les minorités nationales commencent à parler de leurs droits ; l’Université, de plus en plus contrôlée. Après une longue accalmie, des troubles éclatent dans les campagnes. Des ouvriers font grève au sud de la Russie.

La politique de contre-réforme d’Alexandre III avait pu être menée sans rencontrer de résistance : toutes les couches de la société étaient sous le choc de l’assassinat d’Alexandre II et l’anéantissement de la « Volonté du Peuple » avait porté un coup sérieux au mouvement révolutionnaire. La société russe commence à reprendre ses esprits en 1891. La terrible famine qui sévit dans le gouvernement de Samara – elle touche près d’un million de personnes – suscite une vague de sympathie : le gouvernement alloue des moyens considérables aux secours, qui restent malgré tout insuffisants. On décide alors d’organiser, financés par l’opinion, des lieux de ravitaillement et de soins. Léon Tolstoï se rend lui-même à Samara pour y instaurer des points de ravitaillement. Les institutions du Zemstvo participent aux opérations d’aide aux affamés. L’opinion découvre ainsi qu’il est possible de mener des actions concertées, hors des structures gouvernementales. Un jeune avocat stagiaire, qui vit à Samara en 1891 et répond au nom de Vladimir Oulianov (le futur Lénine), perçoit tout le danger de ce mouvement de l’opinion. Il est contre l’aide aux affamés, car « la faim, en détruisant les économies paysannes, détruit aussi la foi, non seulement dans le tsar, mais encore en Dieu et, avec le temps, elle poussera inévitablement les paysans sur la voie de la révolution, favorisant sa victoire3 ». Cette vision des choses n’a guère de succès, à l’époque, où la satisfaction devant les résultats positifs de l’action menée par la société, l’emporte.

La première déclaration publique de Nicolas II avait anéanti d’un coup l’espoir (le « rêve insensé ») d’un élargissement du rôle joué par les institutions du Zemstvo. Accusés de libéralisme, les représentants des zemstvos sont en butte aux persécutions. La politique se fait plus agressive encore aux marches de l’empire. La Finlande en est, depuis toujours, la composante la plus paisible. Alexandre III disait : « La Constitution finlandaise ne me plaît guère. Je ne permettrai pas qu’elle s’étende, mais ce qui a été donné à la Finlande par mes ancêtres est pour moi une obligation, autant que si je l’avais accordé moi-même4. »

En 1898, Nicolas II nomme gouverneur-général de Finlande Nikolaï Bobrikov qui, non seulement viole la Constitution accordée, mais entreprend de russifier la population : « Imposer la langue russe, inonder la Finlande d’agents russes, renvoyer les sénateurs et les remplacer par des hommes n’ayant rien à voir avec la Finlande, et puis expulser du territoire finlandais ceux qui, d’une façon ou d’une autre, s’élevaient contre pareil arbitraire5. » La Finlande entre en ébullition. Witte tente de persuader Nicolas II qu’il est « au plus haut point dangereux de créer une seconde Pologne aux portes de Pétersbourg…6 ». L’assassinat du gouverneur-général Bobrikov par un nationaliste finlandais en 1904, montre l’échec de la politique de russification.

En 1897, le général G. Golitsyne est nommé commandant en chef du Caucase. Il « partit en guerre contre toutes les nationalités vivant dans le Caucase, car il voulait russifier tout le monde7 ». Le commandant en chef se montre particulièrement hostile aux Arméniens – une politique qui jouit du soutien absolu de Pétersbourg. En juin 1903, le gouvernement promulgue un décret, confisquant tous les biens mobiliers et immobiliers de l’Église arménienne. Un coup est par là même porté à la culture arménienne, l’Église employant une partie des moyens dont elle dispose à des fins d’instruction et de bienfaisance. Dans une série de villes – dont Etchmiadzine, résidence du catholikos –, les biens de l’Église sont confisqués avec l’aide des forces armées. Les autorités locales encouragent les heurts entre populations musulmane et arménienne. Witte écrit, laconique : « La lutte des autorités contre les Arméniens se mua en lutte des Arméniens contre les musulmans. »

Suivant, là encore, les traces de son père, Nicolas II intensifie considérablement la politique antijuive. Sergueï Witte relève cette particularité de la législation antijuive sous le règne de Nicolas II : toutes les lois limitant les droits des juifs passent, non par le système législatif en vigueur et le Conseil d’État, mais par le Cabinet des ministres, comme autant de dispositions d’exception. Cela vient de ce que la volonté de transformer les juifs en citoyens de troisième ordre rencontre de sérieux adversaires. Comme l’écrit Witte : « Ces lois sont fondamentalement nuisibles aux Russes et à la Russie ; or j’ai toujours considéré – et je continue de considérer – la question juive, non du point de vue agréable aux juifs, mais du point de vue de ce qui est utile à nous autres, Russes, et à l’Empire de Russie. »

Homme d’État le plus éminent de Russie – avec Stolypine – au temps du dernier empereur, Sergueï Witte est un monarchiste fervent ; il estime que des réformes urgentes s’imposent en Russie et que, pour cela, un pouvoir autocratique est nécessaire. Il est aussi un partisan convaincu de l’empire. Un empire qu’il appréhende pourtant autrement que les « vrais Russes », comme il aime à dire ironiquement. Witte critique la politique menée depuis de nombreuses années envers les nationalités. Son erreur fondamentale, estime-t-il, est que « nous n’avons pas encore pris conscience de ce que, depuis le temps de Pierre le Grand et de Catherine la Grande, il n’y a pas la Russie, mais l’Empire russe. Quand des étrangers forment près de 35 % de la population et que les Russes se divisent en Grands-Russes, Petits-Russes et Biélorusses, il est impossible, aux XIXe et XXe siècles, de mener une politique qui ignore ce fait d’une importance historique capitale, qui ignore les particularités des autres nationalités entrant dans la composition de l’Empire russe – leur religion, leur langue, etc. La devise d’un tel empire ne saurait être : « Je ferai de tous des Russes8. »

La clairvoyance de Sergueï Witte ne tarde pas à se confirmer : la question nationale est une des deux grandes causes – avec la question agraire – de la chute de l’empire.

À la veille du XXe siècle, rares sont les hommes politiques russes qui voient le passé – et l’avenir – de l’Empire russe aussi lucidement que le voyait le ministre des Finances d’Alexandre III et de Nicolas II. Mais les inégalités dont sont victimes les « étrangers » de l’empire ne constituent qu’une partie des problèmes. Plus grave est l’absence de droits civiques pour les paysans qui forment l’écrasante majorité de la population. Au début du XXe siècle, ayant épuisé toutes les possibilités offertes par la réforme de 1861, la paysannerie commence à s’agiter ; elle est aussitôt en butte à une répression au moins aussi dure que celle appliquée aux « étrangers ». Lorsque, en 1902, des troubles paysans éclatent dans les gouvernements de Poltava et de Kharkov, embrasant un territoire qui abrite près de cent cinquante mille personnes, plus de dix mille soldats et officiers sont envoyés pour mater la révolte. Les meneurs ont droit aux verges, comme des enfants. Rappelons que les châtiments corporels n’existent plus, alors, en Russie que pour les paysans.

La résistance à la politique héritée d’Alexandre III ne fait que croître. Toute la société se radicalise. Le 14 février 1901, le premier coup de feu retentit à Pétersbourg, après une longue accalmie. Piotr Karpovitch, ancien étudiant de l’université de Moscou, se rend à l’audience du ministre de l’Instruction publique Bogoliepov et le tue ; il entend protester ainsi contre les châtiments infligés à des étudiants coupables d’avoir pris part à une manifestation. Ex-ministre de la Guerre, Vannovski, connu pour ses positions conservatrices à l’extrême, est nommé à l’Instruction publique. Un an plus tard, le 2 avril 1902, le ministre de l’Intérieur, Dmitri Sipiaguine, est assassiné à son tour, par un ancien étudiant, Stepan Balmachev.

Nicolas II nomme à l’Intérieur Viatcheslav von Plehwe (1846-1904) et lui confie la tâche de remettre de l’ordre au sein de l’empire. Directeur du département de la police au temps de Loris-Melikov, Plehwe a de la sympathie pour les idées constitutionnelles. Mais, devenu par la suite un proche collaborateur du comte Ignatiev, il mène une politique des plus conservatrices. Il y demeure fidèle, tandis qu’il sert sous les ordres de Dmitri Tolstoï. Sergueï Witte, qui estime que le souverain doit s’appuyer sur le peuple (sur la noblesse, selon Plehwe), voit un défaut majeur au nouveau ministre de l’Intérieur, nommé, pour un bref laps de temps, dictateur de Russie : c’est un « renégat ». Witte est convaincu que Plehwe, Polonais d’origine, catholique, s’est converti à l’orthodoxie « pour des avantages matériels ».

Witte explique la politique de Plehwe par le fait que, « renégat et non russe, il était prêt, bien sûr, afin de se montrer un Russe et un orthodoxe authentiques, aux mesures les plus contraignantes envers tous les sujets non-orthodoxes de Sa Majesté ». Peu avant sa mort, Lénine parviendra à la même conclusion, considérant que les « étrangers » – il songera alors à Staline – ont souvent tendance à « en rajouter » sur le plan du patriotisme russe.

Paul Milioukov dit à propos de la première décennie du règne de Nicolas II : il y a deux Russie, celle de Léon Tolstoï et celle de Plehwe. On peut ajouter qu’il y a aussi deux lignes gouvernementales : celle de Witte et celle de Plehwe. Nicolas II donne à Witte la possibilité de « danser sur une jambe », en prenant des mesures pour favoriser le développement économique du pays. Plehwe, cependant, « danse sur l’autre jambe », prenant les mesures les plus radicales pour remettre de l’ordre dans l’Empire en ébullition.

Après la mort de Nicolas Ier, Alexis Khomiakov, nous l’avons dit, persuadait ses amis que le prochain tsar serait meilleur. Le poète et philosophe avait découvert ce qu’il tenait pour une loi : l’alternance des bons et mauvais souverains. Alexandre II devait confirmer la théorie de Khomiakov. Il en fut de même pour Alexandre III, contre-réformateur, succédant à un réformateur. Nicolas II rompt d’emblée la tradition, respectée par tous les souverains russes et sans doute à la base du « système » de Khomiakov. Chacun (ou chacune) abolit ce qu’a fait son prédécesseur, le corrigeant, l’améliorant. Nicolas II, lui, ouvre son règne par cette déclaration : « Que tous sachent que, consacrant toutes mes forces au bien de mon peuple, je maintiendrai les principes de l’autocratie de façon aussi ferme et inébranlable que les maintenait feu mon inoubliable père. » Dans le même discours – le jeune tsar s’adresse aux représentants de la noblesse, des zemstvos, des villes et des troupes cosaques, venus le féliciter pour son couronnement –, on trouve ces paroles qui se répercutent à travers toute la Russie : « Je sais que, ces derniers temps, ont retenti, dans certaines assemblées de zemstvos, les voix d’hommes engoués du rêve insensé d’une participation du Zemstvo à la conduite des affaires intérieures… » Le texte préparé à l’intention de l’empereur comporte les mots : « le rêve sans fondement » ; mais Nicolas II, qui n’a pas l’habitude de parler en public, lit à la place : « le rêve insensé », renforçant ainsi considérablement sa décision de suivre les traces de son père et de demeurer un monarque absolu.

Dans la bonne tradition russe, l’avènement de Nicolas II est inattendu. Nicolas est l’héritier en titre. Sur ce plan, aucun doute possible. Mais Alexandre III est encore jeune et plein de forces. Nul ne s’attend à ce qu’il meure, et encore moins Nicolas, mal préparé à assumer le fardeau de la conduite de l’empire.

Nicolas II reçoit une remarquable formation ; son instruction dure treize ans. Les langues anciennes, les rudiments de gymnastique y sont remplacés par des rudiments de sciences naturelles, et au français et à l’allemand vient s’ajouter l’anglais. Ses trois dernières années d’études sont consacrées à l’apprentissage de l’art militaire ainsi que des grands principes des sciences juridiques et économiques. Ses maîtres comptent parmi les meilleurs spécialistes de Russie. Le savoir, toutefois, n’intéresse que modérément l’héritier. Sergueï Witte qui, de nombreuses années durant, sera le ministre de Nicolas II, dit de lui : « Incontestablement, c’est un homme à l’esprit vif et aux capacités rapides : il saisit et comprend tout très vite9. » En même temps, se souvient l’ancien ministre des Finances, « l’empereur Nicolas II a, pour notre temps, l’instruction moyenne d’un colonel de la garde de bonne famille »10. Le problème n’est évidemment pas celui de l’instruction. Sergueï Witte reconnaît que, pour les capacités, Nicolas II « dépasse largement son auguste père. Mais Alexandre III avait d’autres facultés, qui faisaient de lui un grand empereur11 ».

Nicolas II a une constitution d’athlète, mais il n’est pas très grand et ne ressemble en rien aux magnifiques géants qui se sont succédé sur le trône russe depuis Alexandre Ier. Le nouvel empereur tient beaucoup de sa mère. Ce qui permet à Vassili Klioutchevski cette terrible prédiction : « Les Varègues ont fondé notre première dynastie, une Varègue a gâté la dernière. Cette dynastie ne tiendra pas jusqu’à sa mort politique, elle s’étiolera avant de cesser d’être utile et sera chassée12. » L’auteur du Précis d’histoire russe songe ici aux origines de la mère de Nicolas II, la princesse Dagmar de Danemark.

Les discussions sur la personnalité du dernier empereur n’ont pas cessé à ce jour. Pour les contemporains, il ne fait aucun doute que Nicolas II est un homme faible, sans volonté, subissant constamment l’influence de l’un ou de l’autre, en particulier celle de son épouse à laquelle il voue un amour ardent et sans faille. L’historien américain Marc Raeff, qui analyse sans la moindre idée préconçue le passé russe, adopte le point de vue des contemporains des événements et parle d’un « Nicolas II, d’une faiblesse et d’une absence de volonté presque pathologiques13 ». Le biographe le plus récent du dernier empereur estime, quant à lui, que le grand trait de caractère de Nicolas II est l’entêtement. « Ce fut sa tragédie : entêté, il ne savait lancer un “non” clair au visage de ses solliciteurs. Il était trop délicat et bien élevé pour se déterminer grossièrement. Plutôt que de refuser, il préférait se taire et, en règle générale, ses solliciteurs prenaient son silence pour un assentiment. Nicolas attendait alors le visiteur suivant, celui qui partagerait son point de vue. Et il imposait aussitôt sa décision14. »

La personnalité de l’empereur, son caractère jouent un rôle capital, car il est un monarque absolu. Manque de volonté ou délicatesse, l’incapacité de Nicolas II à « se déterminer grossièrement » crée une impression de faiblesse ou de perfidie. Au bout du compte, ce qui importe, ce n’est pas l’homme qu’est Nicolas II dans la réalité, mais la façon dont il est perçu et se présente. Ses relations avec l’impératrice illustrent bien cet écart entre la réalité et l’idée qu’on s’en fait. Tout jeune, Nicolas s’éprend d’Alice de Hesse et l’épouse, après une longue attente. Le célèbre faux testament de Pierre le Grand, que nous avons évoqué, était intéressant par le conseil matrimonial que le premier empereur russe y donnait prétendument à ses descendants : « Prenez toujours pour femmes des princesses allemandes. » C’est ce que font tous les empereurs russes, à l’exception d’Alexandre III. Nicolas II est lui aussi fidèle à la tradition. Alice, toutefois, devenue Alexandra Fiodorovna après sa conversion à l’orthodoxie, est au moins autant anglaise qu’allemande. Sa mère est fille de la reine Victoria, à la Cour de laquelle la princesse de Hesse a passé toute son enfance.

Répondant au constat des historiens selon lequel, au terme d’une série de mariages dynastiques, les Romanov n’ont pratiquement plus de sang russe dans les veines, le biographe de Nicolas II déclare : « “Tsar russe” – c’est en soi une nationalité15. » On peut tomber d’accord avec lui. Après tout, c’est ce que pensèrent les boïars moscovites, en plaçant sur le trône russe, au début du XVIIe siècle, l’héritier de Pologne. Et Catherine II fut bien une tsarine russe. Mais la chose vaut pour le tsar, pas pour son épouse. L’impératrice est perçue comme allemande, et peu importe quel pourcentage de quel sang coule dans ses veines. L’essentiel est ailleurs : Nicolas II ne pourra rien changer à l’image d’Alexandra Fiodorovna qui domine à la Cour et gagne bientôt la totalité de la société russe.

La première épreuve, pour le nouveau tsar, advient lors des cérémonies de couronnement. Par une négligence des pouvoirs publics, à la Khodynka, grand terrain vague servant de lieu d’entraînement à la garnison de Moscou, des trous, des tranchées, des fossés ont été laissés béants. Quand le peuple assemblé – plusieurs centaines de milliers de personnes – s’élance pour recevoir les présents du couronnement, la bousculade est telle que des gens tombent dans les fossés. Selon les chiffres officiels, mille trois cent quatre-vingt-neuf personnes meurent écrasées, et mille trois cent une sont blessées. L’empereur note dans son journal : « 18 mai 1896. Tout allait jusqu’à présent comme dans du beurre, mais aujourd’hui un grand péché a été commis… quelque mille trois cents personnes ont été piétinées. Je l’ai appris à neuf heures et demie. Cette nouvelle m’a laissé une impression effroyable… Avons déjeuné chez maman. Sommes allés au bal chez Montebello16. » Le bal de l’ambassadeur français Montebello entre dans le programme des fêtes du couronnement. Beaucoup, toutefois, conseillent à Nicolas II de prier le comte d’annuler ce bal ou, à tout le moins, de ne pas y paraître. « Le souverain n’était absolument pas d’accord », rapporte le grand-duc Sergueï Alexandrovitch, gouverneur-général de Moscou, à Sergueï Witte. Pour lui, « cette catastrophe était un immense malheur qui ne devait pas assombrir les fêtes du couronnement ; il convenait, de ce point de vue, d’ignorer la catastrophe de la Khodynka17 ».

La mère de Nicolas II, qui sait comment gouvernait Alexandre III, recommande à son fils un châtiment exemplaire pour les responsables du drames, et en premier lieu le gouverneur-général de Moscou. Mais la jeune tsarine intercède résolument en faveur de ce dernier : le grand-duc Sergueï a épousé sa sœur préférée. Le nouveau tsar obéit à sa femme.

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