1 « Les oisillons du nid de Pierre »



Derrière lui se pressaient en foule

Ces oisillons du nid de Pierre,

Ses compagnons et ses fils,

Pour changer le destin du monde

Pour faire la puissance et la guerre…

Alexandre POUCHKINE.

Dmitri imperator, 1591-1613.


Dans le poème Poltava, Alexandre Pouchkine énumère tous ceux qui accompagnent le tsar lors de sa bataille contre les Suédois : « Et le noble Cheremetiev, et Bruce, et Bour, et Repnine, et ce favori du destin sans naissance, Maître presque absolu… » La liste comprend deux compagnons de Pierre de haute lignée, le boïar Cheremetiev et le prince Repnine, deux étrangers, Bruce et Bour, enfin, l’éternel ami de Pierre, « favori du destin sans naissance », Alexandre Menchikov. Le poète décrit fidèlement la composition du « nid de Pierre », les principaux collaborateurs que le tsar a su rallier à la réalisation de ses projets, dont il avait besoin et qui lui plaisaient. Pierre ne redoutait pas les hommes intelligents, talentueux, il encourageait l’initiative et, lorsqu’il se persuadait qu’il avait tort ou se trompait, il était capable de changer d’opinion. Ni la nationalité ni l’origine sociale n’étaient pour lui des obstacles dans le choix de ses collaborateurs. Seuls, comptaient les capacités et le dévouement. Ces qualités permirent, en particulier, à Alexandre Menchikov qui, selon la légende, vendait des petits pâtés à Moscou et, à douze ans, fit la connaissance du tsar Pierre, son égal par l’âge, d’effectuer une carrière vertigineuse, de devenir feld-maréchal, amiral et « prince sérénissime de l’Empire ». Sous le règne de Pierre, une carrière politique conférait la gloire, des titres, la richesse, mais la menace demeurait d’une brusque et terrible chute. La colère du tsar, son mécontentement entraînaient la disgrâce, quand ce n’était l’exécution.

Dans les dernières années de sa vie, l’empereur s’irrite de plus en plus souvent contre ses « oisillons ». Cela s’explique d’abord par leur goût du lucre, leur soif de s’enrichir rapidement, en pillant le Trésor et en acceptant des pots-de-vin. La corruption atteint alors des proportions gigantesques. Les querelles qui opposent les compagnons de Pierre, les délations mutuelles des hauts dignitaires de l’État qui se refusent à partager leurs dividendes, mettent le tsar en fureur. Seule l’amitié indéfectible qu’il porte à Menchikov sauve le prince sérénissime de la disgrâce. Jugé – sur dénonciation de Menchikov et de ses partisans –, le vice-chancelier et sénateur Piotr Chafirov est condamné à mort pour prévarication et gracié au dernier instant, alors que sa tête repose déjà sur le billot.

Iouri Krijanitch, nous l’avons dit, avait été le premier à expliquer et à fonder la nécessité, pour l’État, d’une loi de succession sans ambiguïté. Le Croate amoureux de Moscou tirait les leçons du Temps des Troubles dont les effets étaient encore perceptibles sous le règne du tsar Alexis. Le « syndrome de Krijanitch » demeure une maladie russe après le décès de Pierre. Neuf souverains et tsarines vont alors se succéder sur le trône durant un siècle, et, chaque fois, le changement de tsar (ou de tsarine) sera conflictuel. En 1825, cent ans exactement après la mort du premier empereur de Russie, l’avènement d’un fils du tsar défunt déclenchera la Révolte des Décembristes. Seuls, les trois derniers empereurs – Alexandre II, Alexandre III et Nicolas II – hériteront de la couronne sans rencontrer de résistance. Rappelons néanmoins qu’Alexandre II sera assassiné par des terroristes, et Nicolas II par les bolcheviks.

Pierre Ier, nous l’avons vu, s’était soucié de sa succession. Mais après la mort, en 1719, du fils de quatre ans qu’il avait eu de Catherine, l’empereur songeait manifestement à sa femme pour le remplacer à la tête de l’Empire. L’histoire de Catherine Alexeïevna, qui accède au trône après la mort de Pierre le Grand, est l’une des plus étonnantes qui aient existé en Russie. Fille d’un paysan lituanien, Samuel Skavronski, la jeune Marthe (c’est ainsi qu’elle se prénomme alors), née le 5 avril 1684, vient s’établir avec sa mère en Liflandie où elle entre au service du pasteur Gluck. Après la prise de Marienbourg par les Russes, le feld-maréchal Cheremetiev l’emmène avec lui, au titre de prise de guerre. Menchikov la remarque et la prend comme servante. En 1705, Pierre l’aperçoit et, dès lors, ne s’en sépare plus. Les psychologues pourraient expliquer, sans doute, pourquoi Pierre reçut sa première maîtresse des mains de son favori Lefort, et son épouse des mains d’un autre favori : Menchikov. Toujours est-il qu’en 1712, Pierre épousa celle qui, ayant embrassé l’orthodoxie, se prénommait désormais Catherine. Le tsar lui fit office de parrain et lui donna son propre patronyme (Alexeïevna). Il reconnut en outre les deux filles qu’elle lui avait données : Anna (née en 1708) et Élisabeth (1709). En 1722, Catherine devint impératrice, au titre d’épouse de Pierre. En 1724, elle fut couronnée une seconde fois, pour ses mérites personnels ou, comme l’indique le manifeste conjoint du Sénat et du Synode : « Pour son courageux labeur en faveur de l’État russe. » La Russie n’avait rien connu de tel depuis le couronnement de Marina Mniszek.

Catherine, toutefois, n’a pas été mentionnée dans les dernières volontés de Pierre, et elle n’est pas la seule héritière potentielle. Il y a aussi les enfants du tsarévitch Alexis, Pierre et Natalia, et les filles du frère de Pierre, Ivan : Catherine, Anna et Prascovia. Le corps de l’empereur n’est pas encore inhumé que les dissenssions éclatent. Les représentants de l’ancienne aristocratie, des plus vieilles familles russes – les Golitsyne, Dolgorouki, Troubetskoï, Bariatinski – sont favorables au fils du tsarévitch exécuté, Pierre. Menchikov, le vice-chancelier Andreï Ostermann, le général Anton Devier, chef de la police à Pétersbourg et fils d’un juif portugais converti, ramené de Hollande par Pierre, se prononcent en faveur de Catherine. Un compromis est proposé par le prince Dmitri Golitsyne : on couronne le tout jeune Pierre et Catherine assume la régence ; mais cette proposition est rejetée. Le grand avocat de Catherine est le comte Pierre Tolstoï, qui a presque quatre-vingts ans. On comprendra que le vieux diplomate, qui a grandement contribué à la perte du tsarévitch Alexis, ne souhaite pas l’avènement de son fils. Évoquant les luttes de succession après la mort de Pierre le Grand, un lointain descendant du comte commentera : « Piotr Andreïevitch ne se fiait pas entièrement aux arguments rationnels et il prit des mesures diplomatiques de prévention1. » Une de ces « mesures diplomatiques » consiste à faire venir dans la petite salle du palais où se joue l’avenir du trône, des groupes d’officiers de la garde. Le son des tambours annonçant l’arrivée sur la place du palais de deux régiments de la garde, achève de convaincre les plus récalcitrants de la nécessité de proclamer Catherine impératrice et autocrate.

Les historiens s’accordent à reconnaître que l’histoire russe ignore les coups d’État militaires. La remarque est juste, dans la mesure où aucun général n’est jamais monté sur le trône de Russie. On peut à la rigueur faire une exception pour le Faux-Dmitri qui s’empara de Moscou par la force des armes. Toutefois, il ne devint tsar qu’au titre d’héritier « légitime » d’Ivan le Terrible. Si l’armée ne vise pas le pouvoir pour elle-même, elle n’en devient pas moins un facteur important, aidant à « faire les tsars ». Les streltsy commencent, en intervenant dans les luttes de succession, après la mort d’Alexis Mikhaïlovitch. Pierre, nous l’avons vu, ne l’oubliera pas et anéantira leur troupe. Les « régiments pour rire », créés par lui, l’aideront ensuite à arracher à sa sœur, la régente Sophie, l’héritage qui lui revient. Les « régiments pour rire » ne tarderont pas à se transformer en une garde qui fera merveille durant toutes les années de la Guerre du Nord. Profitant de ce que le Trésor, depuis la mort de l’empereur, se trouve sous le contrôle de Catherine, les partisans de cette dernière distribuent de l’argent aux troupes de la garde et à la garnison de la forteresse Pierre-et-Paul, assurant ainsi la victoire de leur camp. Au cours des cent années suivantes, la garde deviendra un élément déterminant des querelles dynastiques, compensant, en quelque sorte, l’absence de loi de succession.

La prestation de serment à l’impératrice Catherine Ire se déroule dans le calme. Il est vrai que les rares à refuser de lui jurer fidélité sont soumis à la torture par le knout et le feu. « Le peuple russe, écrit Kostomarov, avait, durant le long règne du souverain défunt, été si effrayé par la brutalité de ses mesures, qu’il était dans l’incapacité d’exprimer ses sentiments, s’ils contrecarraient les vues et injonctions du pouvoir suprême2. » Dans ses considérations sur la nature du pouvoir, Machiavel se demande s’il vaut mieux, pour le prince, inspirer l’amour ou la peur. Et il répond : il est bon de susciter les deux sentiments dans le cœur des sujets, mais si la chose se révèle trop ardue, alors la peur comporte bien moins de risques que l’amour. La politique de Pierre le Grand confirme la justesse des opinions exprimées par celui que Lénine appelait l’« intelligent Florentin ».

De fait, l’impératrice n’a le pouvoir que sur le papier, car Menchikov et l’ensemble de ceux qui l’ont portée au trône, gouvernent tout. Menchikov a pour adversaires farouches un groupe de partisans du fils du défunt tsarévitch. Ils représentent avant tout l’ancienne haute aristocratie, mais ils sont rejoints par ceux des « oisillons du nid de Pierre » qui ne supportent plus la morgue et l’autoritarisme du prince sérénissime. Complots, contre-complots, liquidation par Menchikov de ses anciens alliés, Pierre Tolstoï et le général Devier – privés de leurs titres de noblesse et de leurs domaines, ils seront exilés, l’un en Sibérie, l’autre aux Solovki –, n’atténuent pas la tension.

Institué en février 1726, le Haut-Conseil Secret, présidé par l’impératrice, est une tentative de compromis : Menchikov en est, ainsi que certains de ses partisans et adversaires. Le nouvel organe de pouvoir doit œuvrer conjointement avec ceux qui l’ont historiquement précédé, le Sénat et le Saint-Synode, mais ces derniers ne tardent pas à lui être soumis, en raison de l’entregent dont y bénéficie Menchikov. L’ancien favori de Pierre le Grand voit sa puissance considérablement augmentée, lorsqu’il obtient l’accord de Catherine pour marier sa fille Maria à l’héritier du trône, Pierre, âgé de onze ans. Toutefois, le pouvoir de Menchikov ne durera que quatre mois : son allié le plus proche, le vice-chancelier Ostermann, auquel est confiée la tâche d’éduquer le grand-duc Pierre, passe soudain dans le camp des ennemis du prince sérénissime. Menchikov est exilé dans la lointaine ville sibérienne de Beriozov. Le célèbre tableau de V. Sourikov, intitulé Menchikov à Beriozov, montre le favori de Pierre en disgrâce, plongé dans de mélancoliques pensées et entouré de ses deux filles et de sa belle-sœur. Le prince sérénissime a de quoi méditer tristement : on lui a confisqué ses quatre-vingt-dix mille paysans, ses six villes, ses treize millions de roubles (dont neuf déposés dans des banques étrangères), un million de roubles de biens mobiliers (plus de deux cents pouds de vaisselle d’or et d’argent, et de diamants).

La place de Menchikov est aussitôt prise par les princes Dolgorouki, qui marient l’héritier avec Catherine Dolgoroukaïa, âgé de dix-sept ans. La mort de Catherine Ire, en 1727, ouvre la voie du trône à Pierre II Alexeïevitch.

En 1728, Franz Lefort, ambassadeur de Saxe, compare la Russie postpétrovienne à un navire ballotté par les vents et menacé par la tempête, tandis que le capitaine et l’équipage dorment ou s’enivrent. « On se demande, écrit-il, comment un aussi vaste mécanisme peut fonctionner sans aide aucune ni efforts extérieurs. Chacun ne songe qu’à se libérer du fardeau, nul ne veut assumer la moindre responsabilité, tous rasent les murs… » L’observateur étranger résume ainsi la situation : « L’énorme machine est lancée au hasard ; nul ne se soucie de l’avenir ; l’équipage semble attendre le premier ouragan pour se partager le butin, après le naufrage. »

Paul Milioukov commente les constatations de Lefort. Pour lui, le diplomate européen, qui brosse un tableau brillant de la situation en Russie après la mort de Pierre le Grand, « a oublié un trait important : le même courant sous-marin avait dirigé le cours du navire de Pierre, et le bâtiment, abandonné par son capitaine, continuait de le suivre, malgré la panique qui s’était emparée de lui et le désir manifeste d’une partie de l’équipage de faire marche arrière3 ».

La signification des réformes de Pierre devient évidente, nous l’avons dit, après le décès de leur inspirateur, organisateur et réalisateur. En effet, bon gré mal gré, un point de non-retour a été atteint. Beaucoup, pourtant, souhaitent repartir en sens inverse. Cela apparaît d’abord dans la volonté exprimée par les adversaires des réformes de récupérer le pouvoir dont les ont privés les « hommes nouveaux », ceux qui, indépendamment de leur naissance, se sont hissés au sommet dans les années de guerre et de bouleversements. La courte lutte pour le pouvoir révèle en premier lieu l’incapacité des « oisillons », et avant tout de Menchikov, à conserver la haute main sur les affaires de l’Empire : les favoris de Pierre commencent par céder une part de leur pouvoir aux opposants, en les acceptant au sein du Haut-Conseil Secret, puis ils le perdent entièrement.

Sous le règne de Catherine Ire, le pouvoir reste un temps aux mains de Menchikov qui, durant le peu de loisirs que lui laisse sa lutte pour augmenter et renforcer son influence, ne prend qu’une mesure importante : il restaure la dignité d’hetman en Ukraine. Kostomarov note que le « Collège de Petite-Russie », qui gère les affaires ukrainiennes depuis Pétersbourg, suscite « la haine sur les terres des Petits-Russiens ». Soucieux de s’assurer la reconnaissance et les bonnes grâces des Ukrainiens, le prince sérénissime supprime cette institution, autorise l’élection d’un hetman et d’un starchina civil et militaire (toute la population est conviée à prendre part au vote, à l’exception des juifs) ; quant à la collecte des impôts, il est prescrit de l’effectuer selon les normes prévues par l’accord de Pereïaslavl (1654).

Sous le règne de Pierre II, le pouvoir passe aux mains des Dolgorouki qui s’occupent essentiellement de piller le Trésor (y compris, notent les contemporains, les biens du tsar). Un pas décisif est franchi en direction du passé, avec l’abandon de Pétersbourg et le retour dans l’ancienne capitale : Moscou. Les hommes qui entourent le trône mettent en application le programme de l’opposition, exclusivement négatif et littéralement rétrograde. L’un de ses points essentiels est l’arrêt de tout ce qui, dans le gouvernement de l’État, était primordial pour Pierre le Grand : l’armée, la flotte, la politique étrangère.

À seize ans, Pierre II meurt subitement de la petite vérole, à la veille de ses noces avec Catherine Dolgoroukaïa. La branche masculine de la dynastie Romanov s’éteint avec lui. Commence alors une de ces empoignades, fréquentes dans l’histoire russe, entre les grandes familles qui rivalisent pour le pouvoir, autrement dit qui soutiennent différents candidats au trône. Le Haut-Conseil Secret est dominé par deux d’entre elles : les Dolgorouki et les Golitsyne, qui y occupent six sièges sur huit. Le père de la fiancée de Pierre II exhibe un testament fabriqué de toutes pièces, qui aurait été rédigé par le jeune tsar avant sa mort et qui cède le trône à Catherine Dolgoroukaïa. Mais Ivan Dolgorouki n’est pas suffisamment fort et il ne compte pas assez de partisans pour parvenir à ses fins. En outre, tous voient au premier coup d’œil que le testament est un faux grossier. Dmitri Golitsyne fait alors une proposition inattendue, celle de choisir pour impératrice, Anna, fille cadette d’Ivan, le frère de Pierre le Grand. Les membres du Haut-Conseil – les hauts-conseillers comme on les appelle – acceptent, évinçant ainsi la fille de Pierre Ier, Élisabeth, et le petit-fils de l’empereur, âgé de douze ans, né de son autre fille morte en 1728.

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